Couverture de ETHN_173

Article de revue

Mettre à distance la maternité

La gestation pour autrui en Ukraine et aux États‑Unis

Pages 409 à 420

Notes

  • [1]
    Ces propos ont été recueillis lors de débats sur les gestations pour autrui ou de manifestations contre ou en faveur de cette pratique.
  • [2]
    Même si Teman précise qu’aucune des femmes rencontrées lors de sa recherche en Israël n’a présenté son corps dans des termes cartographiques.
  • [3]
    Groupe Facebook « Surrogate mothers » et site internet Surromomonline.
  • [4]
    берег/Beregen signifie berge, le terme « Berethi » signifiant d’ailleurs prendre soin.
  • [5]
    Bien que le terme « mère patrie » en ukrainien face référence au père батьківщина, le terme « nation » est souvent affilié au terme « mères ».
  • [6]
    Je remercie Maryan Rubchak de m’avoir permis d’utiliser cette image évoquée dans son article de 2009. Il est important de noter que cette statue fut érigée en 1986, période de pérétroïska, moment liminal entre une économie soviétique et capitaliste.
  • [7]
    En 2001, le titre de « mère héroïne » Мати‑героїня fut rétabli, accordant des aides aux « femmes » ayant plus de 5 enfants.
  • [8]
    Environ 50 % des gestations pour autrui réalisées dans les cliniques dans lesquelles je me suis rendue sont effectuées pour des couples ukrainiens.
  • [9]
    Sous l’investiture de Viktor Yuschenko, deux projets relatifs à la préoccupation démographique ont été mis en place : le National Adoption Programm (2009) qui encourageait l’adoption de pupilles de l’État et le programme “warm up a child with your love” dont la priorité était d’apporter des aides aux familles nombreuses [voir Zhurkhenko, 2012].
  • [10]
    Selon l’article 123 du code de la famille ukrainien, les parents d’intention sont désignés comme tels dès l’instant de la conception. En outre, la gpa n’est autorisée que sous certaines conditions médicales. Quant à la femme porteuse, et conformément aux directives sur les procédures d’utilisation des techniques de reproduction, elle doit avoir déjà eu un enfant qui soit mentalement et physiquement en bonne santé.
  • [11]
    Entre octobre 2012 et mai 2013 parmi 50 Ukrainiens de Lviv et Kiev.
  • [12]
    On retrouve d’ailleurs cette métaphore en Italien “una pagnotta nel forno”, mais pas en français où l’on dit : « avoir un polichinelle dans le tiroir ». La marionnette Polichinelle vient du personnage Pulcinella de la commedia dell’arte italienne.
    Pulcinella et pulcino (poussin) ont la même racine.
    Cette expression est donc une déformation de « avoir un “poussin” dans le ventre ». Source : http://www.expressio.fr/expressions/avoir‑un‑polichinelle‑dans‑le‑tiroir.php
  • [13]
    Au‑delà de 42 ans, les grossesses commencent à être catégorisées « à risques ».
  • [14]
    Je parle ici des femmes qui ont allaité leurs propres enfants et n’ont pas souhaité allaiter l’enfant né par gpa.
  • [15]
    Groupe Facebook « Surrogatemothers ».
  • [16]

1 Les formules telles que « Ni pma, ni gpa : une maman + un papa : un enfant, ça ne se trafique pas », « Tous les trois jours un bébé gpa est importé en France », « ivg, pma, gpa, nos corps, nos choix » [1] déployées lors des manifestations pro ou anti gpa, soulignent les fortes divergences en ce qui relève des « bons usages du corps ». Le rôle de l’anthropologue est alors de tenter de dépasser ces conflits idéologiques, tout en les envisageant comme des objets heuristiques, et d’étudier les représentations assignées aux corps et à ses éléments, créateurs de relations diverses. Il s’agira ici d’analyser l’émergence des nouvelles technologies de reproduction (ntr) comprises comme des moments de redéfinition identitaire au sein même de la parenté. Pour ce faire, je me saisirai du concept de body map (cartographie du corps) développée par Elly Teman [2010] [2]. Cette métaphore permet d’appréhender le corps comme un puzzle, composé de pièces découpées et agencées selon des modalités propres à chaque femme. Ce processus d’ordonnancement nécessaire et construit par les femmes leur permet d’établir des frontières corporelles qui délimitent ce qui fait partie d’elles ou non, ce qui transite par elles, et les définit dans un statut donné, à un moment donné. À partir de ces « frontières », on peut saisir la diversité des représentations assignées aux parties du corps, et, pour celles qui portent des enfants pour d’autres, les contours de ce qui fait parenté. Dans la continuité des travaux d’Elly Teman, j’analyserai les métaphores utilisées par les femmes pour se définir et justifier leur engagement dans la pratique de ce qu’on nomme « grossesse pour autrui » (gpa). L’analyse de leurs commentaires relatifs à la nature relationnelle des humeurs du corps, ces « liqueurs de vie » que sont le sang et le lait [Héritier et Xanthakou, 2004 : introduction] permettra d’appréhender leur capacité ou leur souhait de tisser des liens créateurs – ou non – de parenté.

2 Avant d’aborder les discours de ces femmes, je m’intéresserai d’abord à la régulation des corps par le droit et la morale, dans deux pays dont les contextes socio‑politico‑législatifs présentent de nombreuses différences ; ensuite, j’étudierai les frontières élaborées par ces femmes pour contrôler l’accès à leur intimité.

L’enquête

Cette réflexion repose sur quatre années de terrain. Tout d’abord, neuf mois passés en Ukraine (2012‑2013) au cours desquels j’ai eu l’occasion de réaliser une observation dans une clinique et agence de gpa de Lviv, puis une enquête dans 5 agences de gpa à Kiev. J’ai alors rencontré des directeurs d’agences, médecins, embryologistes, psychologues et pu observer leur pratique. J’ai également été l’interprète d’un couple en fin de procédure de gpa dans une clinique de Kharkov. Je me suis aussi entretenue avec 33 femmes porteuses en cours ou fin de procédure. Par ailleurs, j’ai eu l’opportunité de rencontrer des prêtres de confession gréco‑catholique et orthodoxe et des chercheurs spécialisés dans les recherches féministes ukrainiennes. Je me suis ensuite rendue 6 mois aux États‑Unis (2013‑2014) dans différents États où la gpa est pratiquée : Pennsylvanie, Wisconsin, Massachusetts, Texas, etc. J’ai alors observé la pratique des différents intervenants et j’ai servi d’interprète pour trois couples français ; je me suis entretenue avec 32 femmes porteuses. Par ailleurs, j’ai observé un suivi hebdomadaire de différents groupes de discussion Facebook de femmes porteuses nord‑américaines.
Cette enquête porte exclusivement sur les femmes qui portent un embryon qui ne leur est pas relié génétiquement.

Droit et normes face à la gestation pour autrui

Le patchwork états‑unien

3 Le paysage législatif états‑unien est plus proche du patchwork que de la monochromie [Merchant, 2011 : 224 ; ce numéro, cf. carte]. Malgré les quelques lois qui encadrent certaines procédures, il n’existe pas de loi fédérale relative à la seule question de l’Assistance médicale à la procréation [Merchant, 2005 ; Adamson, 2005]. Ainsi, l’hétérogénéité législative offre‑t‑elle un éventail assez large de modèles possibles de régulation. Dans les années 1980, certains législateurs ont tenté d’homogénéiser ces pratiques en déposant des projets de loi pour réaliser un encadrement national, mais, en raison du manque de consensus des législateurs sur ce qui définissait la « mère réelle », en regard de la place des liens biologiques (partage de sang et gènes) dans l’établissement de la filiation, ces propositions sont restées à l’état d’ébauche.

4 L’absence d’une législation fédérale n’a pas fait obstacle au développement de la pratique qui a été légalisée dans un certain nombre d’États et qui est globalement socialement bien acceptée aux États‑Unis [Ragoné, 1994]. Les protagonistes elles‑mêmes valorisent leur inscription dans ce processus en s’identifiant à des héroïnes telles que Wonder Woman. À l’instar des héros qui sauvent des vies, elles mettent en lumière le fait qu’elles en créent pour modifier positivement le cours de celles de certains couples. Le slogan « I make families, what is your superpower ? » [3] est devenu très populaire sur les forums rassemblant des femmes porteuses.

En Ukraine : la morale et la loi

5 L’icône de la femme forte se rencontre également en Ukraine, non sous la forme d’une superhéroïne de comics, mais dans la figure mythique de la Berehynia véritable héroïne de la nation :

6

La femme ukrainienne parfaite, l’esprit de la patrie ukrainienne, la mère idéale, qui a joué un rôle important dans l’histoire de l’Ukraine, la gardienne de la langue et de l’identité nationale.

7 (Député Lytvyn, président du Conseil suprême d’Ukraine [Parlement, Rada], 2009, journée de la femme).

8 La Berehynia[4] représente dans l’imaginaire ukrainien contemporain la figure protectrice de la patrie. Si l’on trouve une première évocation de cette icône dans le panthéon divin de la mythologie slave préchrétienne, c’est à partir des années 1980 que ressurgit cette incarnation du matriarcat. Invention mythologique, mélange de croyance païenne, d’imagerie chrétienne et de mythe matriarcal, elle répond directement à l’anxiété démographique qui traverse la « nouvelle Ukraine » depuis la fin des années 1980 [5]. La valorisation de la maternité, incarnée dans l’idéal de mère de la Berehynia, vise directement à augmenter le taux de fécondité ukrainien qui est l’un des plus bas d’Europe à l’époque (1,2 en 1992). Elle incarne l’idée d’une maternité sacrée qui sauverait l’Ukraine [Kis, 2005]. Cette combinaison est parfaitement représentée dans ce bas‑relief, exposé au musée local culturel de Cherkasy [6].

9 En Ukraine coexistent deux idéologies de la maternité : naturaliste et politique. Ainsi, une représentation communément répandue est celle d’un instinct maternel chez toutes les femmes qui les lient de manière intangible à l’enfant qu’elles portent [Gailey, 2000 ; Inhorn, 1994 ; Pashigian, 2002] ; elle est associée à une dimension nationale qui érige la femme‑mère au rang d’héroïne du renouveau ukrainien [7], de woman‑nation creator [Rubchak, 2009 : 147] [8]. La préoccupation nataliste se donne à voir dans l’élaboration même de projets valorisant la procréation par la légalisation des aides médicales à la procréation [9]. C’est dans ce contexte que le processus de gestation pour autrui fut légalisé en 2004.

Photo 1 La Berehynia. Photo de l’auteur.

Photo 1 – La Berehynia. Photo de l’auteur.

Photo 1 La Berehynia. Photo de l’auteur.

10 Cette pratique, ouverte aux couples hétérosexuels, étend alors le champ des possibles procréatifs [10] mais nécessite de repenser le rôle de la femme‑mère ukrainienne contrariée par cette « double maternité ». Ainsi se juxtaposent une idéologie nataliste qui encourage les femmes « infertiles » à remplir leur devoir de maternité en autorisant le recours à la gestation pour autrui et une idéologie plus naturaliste, selon laquelle la mère est celle qui accouche. Ici, la situation est proche de celle décrite par Elly Teman en Israël où se confrontent les deux mêmes idéologies contradictoires. Mais, contrairement à la tournure plutôt positive qu’a pris la position des femmes porteuses israéliennes dans le paysage national, perçues comme « héroïnes de la nation » [Teman, 2009], en Ukraine c’est une pratique qui reste déconsidérée ou, au mieux, méconnue. Sans prétention à généralisation, j’ai réalisé un sondage informel sur la gpa auprès de 50 Ukrainiens [11]. Il s’agissait de discuter de leur positionnement moral en répondant à la question « Que pensez‑vous du processus de gpa ? » La plupart des répondants ne savaient pas que la gpa se pratiquait dans leur pays. Seules 5 personnes sur 50 la considéraient comme positive et altruiste. La plupart d’entre elles l’assimilaient à un abandon « sur ordonnance », et considéraient la femme porteuse comme une mère irresponsable. De plus, la pratique était l’objet d’une condamnation morale liée au statut matrimonial et plus exactement à la nature des fluides corporels. Les propos de ce prêtre appartenant à l’Église gréco‑catholique d’Ukraine résument les raisons expliquant cette réticence, la gpa étant associée à un adultère : « Si on vous donne l’autorisation d’accepter un don de sperme d’un homme étranger, qu’est‑ce qui arrive ? Ce couple doit‑il accepter l’idée d’infidélité ? »

11 Au vu des différences de contexte entre États‑Unis et Ukraine, il apparait utile d’analyser la manière dont les femmes négocient avec les contraintes morales pesant sur leur acte. La mise en dialogue des diverses expériences montre l’intérêt d’élargir l’analyse au‑delà – et en deçà des cadres nationaux et d’appréhender les situations localisées comme des points de cristallisation des dynamiques sociales globales [Abelès, 2008] qui permettent de saisir le corps comme un lieu privilégié de l’activité de la manipulation symbolique [D’Onofrio, 2004].

De la mère à la femme porteuse

12 Si le terme « mère de substitution/porteuse » est critiqué/critiquable, il peut, dans un premier temps être appréhendé comme un outil de compréhension du changement face à un processus nouveau.

13 S’il fut le premier terme utilisé pour nommer les femmes qui acceptent de porter un enfant pour autrui, on observe aujourd’hui une évolution terminologique parmi les responsables d’agences comme, parmi les médecins nord‑américains au fil des années. Dans les contrats états‑uniens le terme gestational carrier a peu à peu remplacé celui de surrogate mother.

14 En effet, la démocratisation de la pratique aux États‑Unis et l’expérience même de la gestation pour autrui ont généré de nombreuses critiques à l’égard du terme « mère porteuse ». Ces critiques concernent la nature même de la relation de parenté imaginée entre les femmes et l’embryon, dans laquelle nombre d’entre elles ne se reconnaissent pas car elle renvoie à des attentes sociales qui ne correspondent pas aux représentations qu’elles se font de leur acte. C’est d’ailleurs l’utilisation de ce terme qui explique, en partie, les critiques formulées à l’égard des femmes porteuses et mères d’intention, qui, pour les unes, en « abandonnant », ou pour les autres, en « achetant » leur enfant, sont en contradiction avec les manières d’agir attendues d’une mère.

15 C’est pourquoi, dans cet article, j’utiliserai le terme « femme porteuse » qui me semble plus proche de la réalité vécue par celles qui portent un enfant pour autrui.

16 Si l’on veut saisir son caractère heuristique, il est nécessaire de préciser le sens que je lui donne et les bénéfices qui en découlent. Le concept de femme s’inscrit ici dans la logique conceptuelle maussienne de « division par sexe ». Ce principe de lecture du social rappelle qu’« être une femme n’est en rien réductible à être une épouse ou une mère » [Théry, 2007 : 127]. Analyser l’agencement du monde selon une règle sociale de « division par sexe » et non de « division des sexes » permet ainsi de rompre avec les catégories universalisantes qui empêchent toute compréhension du social.

17 Il s’agit donc de ne pas assigner ces femmes à une fonction dans laquelle certaines ne se reconnaissent pas. C’est notamment le cas de Teej (deux fois femme porteuse, Philadelphie) qui refuse catégoriquement qu’on associe son acte à celui d’une mère :

18

Je n’aime pas du tout le terme « mère porteuse » que certaines personnes utilisent. Je suis vraiment contre cette expression car, pour moi, une mère, c’est celle qui élève l’enfant, lui apprend des choses, le guide, c’est tout ce qui se passe après la naissance. On devient mère après la naissance de l’enfant.

19 Cette posture, qui dissocie gestation et maternité en faisant de la première une condition principalement biologique – principalement, mais pas exclusivement, car il s’agit aussi d’un don – et de la seconde une qualité éminemment sociale – éminemment, mais pas totalement, puisqu’elle peut être génétique aussi – nous incite à nous distancier de l’usage du terme « mère porteuse », qui nie la pluralité des discours et des expériences vécues par ces femmes, et à y préférer le terme générique « femme ».

20 Par ailleurs, même si une femme porteuse peut, à un moment donné, se penser mère de l’enfant qu’elle porte, restreindre la femme porteuse à la condition de mère porteuse exclut de fait l’analyse des changements ontologiques des statuts [Thompson, 2005 : 182]. Les propos de Taylor (femme porteuse une fois, États‑Unis) confirment cette idée. À la question « comment définirais‑tu la relation que tu as établie avec les jumeaux que tu as portés ? », celle‑ci me répond :

21

Étant donné la relation prolongée que je voulais avoir avec cette famille, avec ces enfants, le lien émotionnel que j’avais avec eux quand je les portais n’était absolument pas celui d’une mère. Comme je l’ai dit, je pensais que ça le serait, je le voulais, mais c’était différent. Ce n’était pas des inconnus, ce n’était pas les enfants de quelqu’un d’autre, totalement étrangers. C’est comme si c’était les miens, sans être les miens. Je pense que « tata » (auntie) serait le meilleur terme pour me décrire dans cette relation. Je ne sais pas si cela peut marcher dans une autre langue, c’est pertinent dans un contexte anglophone, mais peut‑être qu’il y a un mot plus adapté en français.

22 Le terme « mère » ne convient pas à Taylor malgré la volonté de se définir comme telle. ll ne reflète pas, selon elle, le type de relation qu’elle a établi. La nature des liens affectifs développés durant la grossesse est à l’origine de ce changement ontologique. Cette dénomination ne remet pas en question la qualité de l’attention portée à leur grossesse pour autrui ni même la constitution potentielle d’un lien de parenté imaginé. En effet, plusieurs femmes ont évoqué l’idée d’une relation de parenté qui les unissait à l’enfant né de gpa, sans pour autant le désigner comme son propre enfant. Megan (femme porteuse une fois ayant accouché de jumelles, États‑Unis) évoquera ainsi l’idée d’une famille élargie : « Pour moi, ce sont plutôt comme des nièces, des membres de la famille élargie. Je me sens plus proche d’elles que des enfants de mes amis, tout simplement parce qu’elles ont grandi en moi pendant neuf mois. » On le voit, l’expérience corporelle et le partage des affects constituent les termes de cette relation et attestent l’idée d’une personne relationnelle.

23 L’expérience corporelle de la gestation pour autrui confirme cette idée selon laquelle, loin de réduire le champ des relations de parenté, les ntr créent de la parenté en plus [Porqueres, 2014 : 247]. La question légitime est alors la suivante : « Si la parenté s’insère dans la corporéité, de quel corps parlons‑nous ? Ou plus exactement, de quels éléments du corps ou fonctions du corps parlons‑nous ? » [Porqueres and Wilgaux, 2009 : 1]

Le corps à l’épreuve de la technique

De l’usage des métaphores

24

J’ai demandé l’avis à mes enfants avant même de soumettre mon profil […] je leur ai expliqué qu’il y avait une maman qui ne pouvait pas avoir d’enfant et que je souhaitais l’aider en mettant, grâce au Docteur D., son bébé en moi et juste le faire grandir. Ils avaient des poussins en train d’éclore dans un incubateur dans leur classe donc je leur ai juste dit « souvenez‑vous quand les œufs ont éclos, la poule qui a pondu et couvé les œufs, c’était l’incubateur, elle les a fait grandir et rendus en bonne santé et ils ont éclos. » En gros, je leur ai dit que j’allais être comme un incubateur faisant grandir le bébé et ils se sont dit que ce n’était pas mon enfant […] (Liouba, première fois femme porteuse, Ukraine).

25 L’utilisation de métaphores empruntées au discours mécanique – incubateur, couveuses, four – est un moyen pour les femmes porteuses de contrôler leur investissement émotionnel en « morcelant » leur corps, présenté comme un puzzle, dans lequel l’esprit, l’utérus, le cœur, les ovocytes, la nature, le self peuvent être séparés et agencés de diverses manières. L’usage de ces termes peut surprendre, j’ai moi‑même été interloquée lorsque, pour la première fois, une femme porteuse ukrainienne m’expliqua qu’elle n’était qu’un « incubateur ». Cette analogie, qui induit l’idée d’un outil particulièrement froid, est d’ailleurs peu valorisée par les membres des agences de gpa, qui en refusent l’utilisation.

26 Cette réticence est liée au caractère flou et méconnu des mécanismes qui fondent le discours analogique. En effet, l’utilisation de la métaphore ne doit pas être interprétée comme l’identification totale du corps de la femme à la machine [Lakoff and Johnson, 1980]. Elle s’applique davantage à un jugement entre deux relations plutôt qu’à deux choses. Dans un contexte de gpa, il ne s’agit pas tant de comparer que de mettre à distance des attentes liées à la fonction gestante.

Photo 2 Their bun, my oven. Le four comme analogie, 23.11.2015, Lance Delphine (reconstitution de photo trouvée sur les forums de femmes porteuses).

Photo 2 – Their bun, my oven. Le four comme analogie, 23.11.2015, Lance Delphine (reconstitution de photo trouvée sur les forums de femmes porteuses).

Photo 2 Their bun, my oven. Le four comme analogie, 23.11.2015, Lance Delphine (reconstitution de photo trouvée sur les forums de femmes porteuses).

27 Appréhender l’analogie comme un signe de réification de la femme empêche de comprendre les nouvelles relations créées par le développement des ntr. C’est, en effet, la nature même de la relation qui est négociée ici. Ainsi, le concept d’« incubateur » est le socle à partir duquel est pensée la relation au fœtus et à l’embryon. Évidemment son emploi ne fait pas référence au fait qu’un embryon soit implanté dans une machine froide, mais est un artifice de langage permettant aux femmes de construire la relation qu’elles souhaitent avoir avec cet embryon. L’usage du terme « incubateur» ou celui de « four » dans les propos des mêmes femmes appuie cette idée.

28 De nombreux forums de discussion Internet montrent le cliché du ventre d’une femme enceinte sur lequel est inscrite, très éloquemment, l’expression suivante (portée également sur des t‑shirts) : « leur petit pain, mon four ».

29 L’utilisation de ces métaphores souligne l’importance accordée aux substances biogénétiques fournies par les pourvoyeurs de gamètes tout en insistant sur l’aspect artificiel du processus de gestation. L’image illustre la nécessité d’un décentrement culturel, tout en révélant la capacité d’agir des femmes, qui, en contexte nouveau, se saisissent des codes préexistants pour rendre intelligible un processus dans lequel elles s’inscrivent. En effet, aux États‑Unis, l’expression « bun in an oven » est utilisée en dehors du contexte de reproduction médicalement assistée, et se réfère au fœtus se développant dans le ventre [12]. La métaphore est classique et n’est donc pas imputable au développement de la gpa, elle s’inscrit dans un contexte culturel particulier qui ne renvoie pas à une femme‑machine totalisée. La métaphore prend un sens nouveau. Les vives réactions auxquelles j’ai été confrontée lorsque j’ai évoqué, auprès des femmes porteuses, la question de l’utérus artificiel ont renforcé cette idée. Elles refusaient l’idée qu’une gestation puisse s’effectuer en dehors d’un corps, valorisant ainsi la dimension charnelle du processus de gestation. Pour reprendre les propos de Marcel Mauss, les femmes « s’identifient aux choses et identifient les choses à elles‑mêmes “en ayant à la fois le sens des différences et des ressemblances” qu’elles établissent » [197 : 130].

30 Les propos de Paula (une fois femme porteuse, Ukraine) montrent bien cette ambivalence qui oppose la machine froide au lieu accueillant du corps :

31

Quand il est né, il ressemblait déjà à sa mère et à son père. Je suis juste un incubateur pour l’enfant, un environnement accueillant/douillet jusqu’à sa naissance. Le matériel génétique a été pris de ses parents. Je l’ai juste porté pour un temps.

32 Par ailleurs, Paula affirme avoir accordé autant d’attention à cette grossesse qu’à celle de son propre enfant. L’utilisation de l’analogie ne signifie pas nécessairement une neutralisation des sentiments, mais renvoie plutôt à une reconfiguration des affects.

33 L’objectification permet de maîtriser et non d’oblitérer les sentiments pour laisser la place aux « vrais parents » – les pourvoyeurs de gamètes –, la vérité de la parenté étant ici renvoyée au domaine génétique. Mettre l’accent sur la ressemblance physique entre l’enfant et ses parents d’intention permet à Paula de se protéger. Aux États‑Unis, certaines femmes afro‑américaines vont d’ailleurs préférer porter pour des femmes de type caucasien afin de se distancier au mieux de l’enfant [Ragoné, 1994]. C’est le cas de Jasmine (une fois femme porteuse, États‑Unis) qui a porté un enfant pour une femme blanche juive :

34

— Jasmine : Si j’avais des critères par rapport aux parents tu veux dire ?
— D.L. : Oui, est‑ce que tu préférais porter par exemple pour des étrangers, des couples hétérosexuels ou hétérosexuels, etc. ?
— Jasmine : Et bien c’est vrai que j’ai dit à l’agence que je préférais un couple étranger et puis, même si je savais que ça n’était pas mes gènes, je préférais porter pour une blanche, pour la ressemblance tu vois… et quand ils m’ont appelée pour me matcher avec Justine c’était bingo car en plus elle est juive… et vu que je suis chrétienne pas de confusion possible.

35 Pour Jasmine, il semblait important qu’elle ne puisse pas s’identifier à l’enfant à la naissance. Ainsi, choisir une femme blanche comme mère d’intention était un critère important. Le fait qu’elle ne soit pas de la même confession religieuse l’a doublement incitée à accomplir son geste. Elle dira alors n’être qu’un « conteneur » pour cet enfant. L’usage de métaphores permet aux femmes de se positionner dans l’échiquier des ntr et de déterminer quelles relations elles souhaitent instaurer avec l’enfant et les parents.

Survalorisation technique

36 Étudiant les femmes porteuses israéliennes, Susanna Kahn, [2000] a montré l’importance que celles‑ci accordent à une bonne connaissance du processus médical, qui les renforce dans leurs convictions de l’aspect artificiel de la gestation. Lioudmila (femme porteuse en cours de processus, Ukraine) opposera dans ce sens une grossesse « naturelle » à une grossesse « sous hormones » :

37

Ce n’est pas une grossesse habituelle, ce n’est pas comme si c’était ta propre grossesse […] Pendant 3 à 4 mois, tu prends des hormones pour ne pas le perdre.

38 L’implantation d’un embryon conçu avec les gamètes d’autres personnes est alors parfois assimilée à une « greffe ». Ainsi, la prise de médicaments assoit l’idée d’un embryon (corps) étranger qui n’est pas relié directement à la femme. À titre d’exemple, les propos suivants de Nastya (en cours de processus, Ukraine) témoignent d’une survalorisation de cette artificialité. À la question : « Considères‑tu l’embryon que tu portes comme ton enfant », elle répond de manière virulente :

39

De quoi parles‑tu ? C’est écrit sur mon profil : insémination artificielle […]. Je ne pourrais pas donner le bébé si je sentais que c’était le mien. Dans le cas présent, je sais que ça n’est pas mon enfant, qu’il a une mère et un père [...]. Je n’aurais pas donné mes ovocytes. Je n’aurais pas été d’accord pour une insémination naturelle.

40 Ce disant, Nastya réduit l’importance des liens créés par la gestation et valorise celle des substances biogénétiques dans l’établissement d’un lien de parenté.

41 Certaines féministes conçoivent l’hypermédicalisation de la maternité comme un moyen de déposséder les femmes de leur corps et de les transformer en mother machine [Corea, 1986]. Si, pour elles, la médicalisation est perçue comme nécessairement hostile aux femmes puisqu’elle les dépossède de leur self [Klassen, 2001], au contraire, pour certaines femmes, cette médicalisation est déterminante pour les décider à accepter l’enfant d’autrui.

(Re) Configurer les frontières

La construction des limites du corps

42 Lorsqu’à la demande de Lori, dont j’ai pu suivre le parcours pendant près de dix mois, j’exposai les différentes représentations de la gpa en France, dont celles proposées dans l’ouvrage au titre provocateur Abandon sur ordonnance [Busnel et al., 2010], celle‑ci me répondit :

43

Je rends le bébé, je ne l’abandonne pas, je le rends. Le bébé m’a été confié pour que je m’en occupe et que je le protège, et à la fin des 9 mois, je le rends. […] Ce n’était pas mon enfant. Je n’ai pas fait ça pour avoir un enfant. Si j’avais voulu avoir un enfant, mon mari et moi aurions pu en avoir un. Dès le départ, c’était le leur. J’ai vraiment fait en sorte de rassurer le couple, je les tenais au courant régulièrement, leur envoyais des photos de mon ventre qui s’arrondissait. Ce n’était pas mon bébé (Lori, femme porteuse 2 fois, États‑Unis).

44 Les propos de Lori font référence à sa première gestation pour autrui. Elle considère l’embryon comme un enfant, avant même que celui‑ci n’ait été implanté. Pour certaines femmes, humaniser l’embryon permet d’envisager leur rôle comme une activité de soin (care), se désignant comme de simples « baby‑sitters ». Ainsi, on retrouve ici l’idée de l’importance accordée aux liens génétiques et à l’intentionnalité au détriment de la gestation [Ragoné, 1994]. Pour Lori, le fœtus qu’elle nomme déjà « enfant » est comme une unité en transfert dans le corps, et non comme une entité définitivement liée à elle. Elle dira d’ailleurs :

45

L’accouchement et la grossesse, c’est facile pour moi. Élever les enfants, ça, c’est la partie la plus compliquée. Je fais le plus facile, en fait. Ce n’est que 9 mois de ma vie, et qu’est‑ce que 9 mois dans une vie entière ?

46 Lors de cette première grossesse pour autrui, Lori met en avant le fait que son rôle soit limité dans le temps. Son statut est clair puisqu’elle est déclarée dans son contrat « gestational carrier ». Elle présente son corps comme une « garderie ». Cependant, lors d’une seconde tentative de gpa, ce statut d’ « enfant », qu’elle avait accordé la première fois, dès la phase embryonnaire, pour soutenir son discours distancié à l’égard de la pratique, est pris en défaut. Pour conserver son activité de coiffeuse qu’elle affectionnait particulièrement, dans le nouveau contrat qu’elle a signé, Lori a précisé qu’elle ne souhaitait pas porter plus d’un embryon. Les difficultés physiques inhérentes à une grossesse gémellaire lui paraissaient incompatibles avec son emploi. Ce n’était donc pas en raison de son âge (42 ans) [13], mais de sa volonté de continuer son activité qu’elle présentait cette requête. Néanmoins, après deux échecs d’implantation, les médecins et Lori se sont accordés pour transférer, lors d’un essai suivant, deux embryons, pour optimiser les chances d’implantation. Lors de l’échographie à laquelle j’ai pu assister, l’écran a montré que la démarche était réussie. Le visage de Lori s’est alors décomposé. En général, les femmes porteuses que j’ai rencontrées étaient soulagées à l’annonce d’une grossesse. Lori, elle, a voulu savoir s’il était possible de procéder à une réduction embryonnaire, sans trop de risques de fausse couche. Lorsque nous sommes sorties de la salle d’échographie, elle était déterminée à l’idée de pratiquer cette réduction embryonnaire. La directrice de l’agence, également présente, lui demanda néanmoins d’y « réfléchir », ce à quoi elle répondit « c’est de mon corps dont on parle, c’est mon corps». L’un des deux embryons n’était alors plus pensé en termes d’enfant, mais de cellule en trop. La fonction « protectrice/garderie » du corps n’était plus mise en avant ; seul le corps envisagé comme « outil de travail » prévalait. En rappelant qu’elle était seule propriétaire de son corps, Lori réaffirma les limites qu’il ne fallait pas dépasser. La directrice de l’agence lui expliqua alors qu’il faudrait se rendre dans l’État voisin pour procéder à la réduction embryonnaire car, en raison du risque de fausse couche – pouvant faire baisser les taux de réussite d’une clinique – et du risque dit « limité » des grossesses gémellaires, beaucoup de médecins refusaient de réaliser une réduction lorsque « seuls » deux embryons s’étaient implantés. C’était le cas de la clinique qui suivait Lori. Cette information la désarçonna. Le contrôle de son propre corps était mis à mal par les considérations médicales. La question de son autonomie était soumise à un jugement moral et médical. Les parents d’intention, informés, s’accordèrent sur le fait que le choix lui revenait et qu’ils l’accompagneraient dans ses démarches, quelle que soit sa décision.

47 Lorsque je lui demandai, une fois seules, ce qu’elle comptait faire, Lori m’expliqua préférer la réduction embryonnaire, dans la mesure où celle‑ci n’aurait pas d’impact sur l’autre embryon. Or quelques jours après, son médecin lui expliqua qu’au regard de son âge les risques de fausse couche étaient importants.

48 Lori me raconta alors avoir pensé pour la première fois à la gestation pour autrui lorsque sa sœur malade et qui ne pouvait pas avoir d’enfant était morte. C’était comme un hommage qu’elle lui rendrait, de porter pour un couple hétérosexuel en mal d’enfant. L’idée de ne pas pouvoir honorer cette mission, sorte de devoir de mémoire, la troubla. Elle m’expliqua en effet qu’elle était déterminée à porter pour ce couple, et l’éventualité de devoir procéder à d’autres transferts l’accablait au cas où ceux‑ci ne réussiraient pas. Ainsi, l’idée de préserver son activité de coiffeuse était mise à mal par la potentialité de répétition des procédures. De plus, elle ne souhaitait aucunement priver « ses » parents d’intention d’une future grossesse.

49 Si l’un des embryons était bel et bien envisagé comme une masse « en plus » dont il fallait se débarrasser, l’humanisation de l’embryon « restant » ressurgit comme argument d’autorité pour refuser la réduction embryonnaire. Dans un même corps résidaient deux embryons au caractère ontologique différent. Finalement Lori mit au monde deux jumeaux après trente‑trois semaines de grossesse.

50 Les femmes porteuses délimitent ainsi des espaces dont elles sont seules détentrices afin de prévenir une quelconque aliénation de leur corps. Dans la situation de Lori, il ne s’agissait pas de fermer les frontières d’ingérence de la technique – la demande de réduction embryonnaire le montre –, mais d’affirmer son autonomie. C’est au nom de cette autonomie que l’attitude de Lori a changé. Tantôt l’embryon est humanisé, tantôt il n’est qu’un ensemble de cellules en trop.

De la fonction nourricière

51

Je sais que c’est l’enfant de quelqu’un d’autre. Comme une nanny, probablement… probablement comme ça. Je prendrai soin de lui pendant la grossesse et puis mon travail sera terminé… je veux dire après l’accouchement. (Ekaterina, en processus, Ukraine)

52 Le terme « nanny » renvoie à l’image d’une femme nourricière qui autrefois élevait les enfants d’autres femmes, celles qui accouchaient et étaient les mères. Dans le cadre de la gpa, la configuration est tout autre. La mère est principalement identifiée par les femmes porteuses à celle qui désire l’enfant, qui donne ses ovocytes et/ou qui l’éduquera. La fonction maternelle peut être octroyée à deux personnes différentes : la donneuse d’ovocytes et la mère d’intention. Cette représentation explique, en partie, l’aversion de certaines femmes porteuses à l’idée de donner leurs propres ovocytes dans la mesure où cela reviendrait à donner leur propre enfant.

53

Tu vois, donner mon enfant, je ne peux pas, pour être honnête. Je préfère vraiment la gpa. C’est important pour moi. (Marta, première fois femme porteuse, Ukraine)

54 À l’instar des familles recomposées, les liens entre les différents protagonistes de la gpa sont aussi complexes et divers qu’il existe de configurations possibles. Comme s’interroge Martine Segalen, dans le cas d’une gestation pour autrui, où trois femmes peuvent participer à l’engendrement, « La mère est‑elle celle qui a donné ses gamètes, celle qui a nourri l’enfant de son sang et de son imaginaire pendant neuf mois ? Et qu’en est‑il de parents qui ne sont que ceux qui élèvent l’enfant, comme les parents adoptifs ? » [2010 : 108] À la question de savoir si la mère est celle qui donne ses ovocytes, désire l’enfant, le porte, on peut en ajouter une quatrième : la mère est‑elle celle qui nourrit l’enfant de son lait ? Curieusement si les discussions autour de la gpa abordent la question de la maternité gestante, génétique et/ou intentionnelle, elles ne laissent que peu de place à celle de l’allaitement comme fondement de la maternité. Pourtant, parmi mes interlocutrices, cette fonction est souvent apparue comme « la limite à ne pas franchir ». En effet, certaines femmes m’ont expliqué refuser catégoriquement de donner le sein à l’enfant. « Tirer le lait d’accord, donner le sein non », explique par exemple Natalia (femme porteuse une fois, Ukraine). Le corps à corps de l’allaitement est perçu comme « trop intime ». Ce n’est pas le partage du lait qui est rejeté, mais la proximité physique. Quant à Katerina (femme porteuse, une fois, Ukraine) elle me dira : « Je ne voulais pas, c’était trop dur… je n’aurais pas pu le laisser partir. »

55 Pour de nombreuses femmes, donner le sein à un enfant n’est en rien comparable à la gestation. Nourrir l’enfant de son sang n’accorde pas le statut de mère, le nourrir de son lait ferait, en revanche, de la femme porteuse une mère. L’allaitement, par l’externalisation du lieu des échanges nourriciers, est susceptible de bouleverser les affects entre l’enfant et celle qui l’a mis au monde, comme si le « peau à peau » était créateur de liens de parenté. En revanche, la fonction nourricière du placenta, du sang, qui est aussi générateur d’un lien de parenté possible, en ce qu’elle est invisible, semble relativisée, presque oubliée. La conjonction du contact corporel et le don du lait rendent l’allaitement inconcevable pour certaines femmes. En contrôlant sélectivement l’accès à soi, la femme porteuse se construit elle‑même comme la propriétaire de son intimité [Agamben, 2015 : 142]. Cependant, au cours de mon enquête, j’ai observé que de nombreuses femmes ne désirant pas allaiter [14] souhaitaient tout de même donner leur lait, pour le bien‑être de l’enfant et le leur. Frederica (une fois femme porteuse, États‑Unis) écrit dans un groupe de conversation sur l’allaitement [15] :

56

J’ai prévu de tirer mon lait pour mes parents d’intention. Je veux le faire gratuitement aussi longtemps que je le pourrai parce que les avantages pour moi sont importants […] Je ne peux pas imaginer la douleur d’un engorgement si je ne le fais pas. J’ai toujours été une grande productrice de lait.

57 Ici, tirer son lait ne vise qu’à soulager l’accouchée des douleurs de la montée de lait.

58 Si les parents ne souhaitent pas nourrir l’enfant avec ce lait, celui‑ci sera donné ou vendu à une banque de lait.

59 Certaines mères d’intention souhaitent donner leur propre lait afin de s’impliquer directement dans le développement du nourrisson et d’affirmer leur statut maternel. Elles prennent pour ce faire un traitement médical afin de déclencher la lactation. Contrairement à la grossesse et à l’accouchement, l’allaitement autorise la substitution de la femme porteuse à la mère d’intention ; il est pensé comme producteur de relation de parenté, inscrit dans la chair [D’Onofrio, 2004]. Magdalen (une fois femme porteuse, États‑Unis) exprime cette idée du lien intime engendré par l’allaitement en évoquant le traitement suivi par la mère d’intention :

60

Elle a provoqué la lactation, elle m’a dit que c’était un processus de six mois pour provoquer la lactation, six mois à prendre des médicaments, tirer et commencer la lactation quand vous n’êtes pas enceinte. Elle a allaité son premier enfant pendant un an et elle a planifié de le faire encore. Je ne pense pas… j’imagine qu’allaiter ne me pose pas de problème quoique je sens comme si c’était un peu trop intime dans ce genre de situation.

Photo 3 – Placenta encapsulé par Tomi. Photo de l’auteur.

Photo 3 – Placenta encapsulé par Tomi. Photo de l’auteur.

Photo 3 – Placenta encapsulé par Tomi. Photo de l’auteur.

61 C’est ensuite aux parents que cette fonction nourricière reviendra. Le biberon rempli du lait de la femme porteuse fait ici office de cordon ombilical. Il agit comme un intermédiaire dans la création de liens de parenté grâce à l’orchestration d’une « chorégraphie ontologique » [Thompson, 2005] qui permet, par un jeu de déplacement symbolique, d’accorder à la fonction nourricière une valeur créatrice de parenté. La logique des humeurs se trouve alors corrélée à l’intentionnalité d’être mère.

Aux États‑Unis, le traitement du placenta

62 Quelle place donner au placenta, ce filtre nourricier d’où part le cordon ? Il n’est pas toujours considéré comme un déchet, une chair morte, dont il faudrait se débarrasser, mais au contraire comme un élément aux vertus curatives. L’investissement symbolique dont cette substance est l’objet en a fait un objet ethnographique de choix [Proust, 2010]. Dans certains cas, on repère des pratiques d’ingestion de ce « gâteau plat » sous forme de poudre séchée ou de mets cuisiné qui aurait deux fonctions principales : une fonction « physiologique » et une fonction thérapeutique.

Photo 4 – Baby A’s Tree of life, peinture réalisée par Tomi, doula qui encapsule le placenta, rencontrée en janvier 2014 ŕ San Francisco.

Photo 4 – Baby A’s Tree of life, peinture réalisée par Tomi, doula qui encapsule le placenta, rencontrée en janvier 2014 ŕ San Francisco.

Photo 4 – Baby A’s Tree of life, peinture réalisée par Tomi, doula qui encapsule le placenta, rencontrée en janvier 2014 ŕ San Francisco.

63 La fonction nourricière du placenta s’inscrirait dans une temporalité qui dépasse le moment de la délivrance. Sur les deux forums relatifs au placenta que j’ai analysés, certaines femmes expliquent que son ingestion influerait sur la qualité du lait, fermant alors la chaîne biologique liant la femme à l’enfant. D’autres femmes associent ingestion du placenta et « bien‑être ». Du fait de sa richesse en hormones, quelques femmes souhaitent ingérer le délivre après expulsion pour réduire les symptômes d’une dépression post‑partum.

64 Valeria écrit : « J’adore les placentas !! J’ai prévu de manger mon placenta afin d’aider à la convalescence. » Francesca (deux fois femme porteuse) : « Je l’ai fait pour ma dernière gpa et j’ai prévu de le faire pour celle‑ci également. Ça fait une énorme différence pour moi avec les hormones après la naissance. »

65 Considérer le placenta comme un remède naturel répond directement au besoin exprimé par certaines femmes, d’un « retour à la nature » : elles mélangent leur placenta à de la nourriture, le grillent comme un morceau de foie, ou le font sécher pour l’ingérer comme un médicament homéopathique. Aux États‑Unis se réunissent même des groupes nommés Surrogate Birthing Naturally pour valoriser l’aspect naturel de l’accouchement. Au‑delà de son utilisation thérapeutique, certaines femmes veulent honorer sa force nourricière, en réalisant ce qu’elles nomment un « arbre de vie », avec leur placenta. Ce « dessin » est souvent réalisé par une doula – personne qui accompagne la femme avant, durant et après la grossesse – qui se chargera de nettoyer le placenta, dont le sang recouvrira une feuille [16]. Les femmes garderont le dessin en souvenir ou l’offriront aux parents.

66 Le dessin présenté ici célèbre la vie et l’existence du lien de parenté, comme l’analogie à l’arbre le laisse deviner. Cette peinture peut être un moyen de rappeler le lien qui a uni la femme au fœtus pendant plusieurs mois. La relation est ainsi « immortalisée » dans l’œuvre devenue objet de mémoire.

67 Pour d’autres, l’ingestion du placenta est un moyen de gérer le passage entre le corps enceint et le corps post‑enceint sans enfant, d’en faire une substance curative. Kelly et Samantha (première fois femmes porteuses) discutent ensemble sur un forum :

68

— Kelly : Je veux absolument le faire. Je pense que ça va aider considérablement mon corps à récupérer sans avoir un bébé à câliner.
— Samantha : Kelly, je suis d’accord, cela va sûrement aider l’étrangeté de la situation du fait de ne pas avoir de bébé. Non pas que je veuille un bébé, mais nos corps et cerveau sont troublés après tout ça. 

69 Ainsi, afin de faire comprendre à leur cerveau et leur corps tout entier qu’elles n’ont pas eu d’enfant bien qu’elles aient été enceintes, l’ingestion du placenta, tel un rituel, sert de « garde‑fou ». Il s’agit d’un moment liminaire entre deux statuts – celui de gestatrice et de femme sans nourrisson – jamais expérimentés. Alors qu’elles n’avaient pas conservé leur placenta pour leur propre grossesse, ces femmes ont souhaité le faire dans le cadre de la gpa pour pallier l’absence de l’enfant à materner. Elly Teman [2003] signale aussi le cas de femmes israéliennes qui ingèrent des hormones afin de « tromper la nature ».

70 Par le biais de manipulations symboliques qui spatialisent le corps, les femmes négocient les relations qu’elles souhaitent entretenir avec le fœtus qu’elle porte. Elles sont amenées à se positionner, chacune à leur façon, et à reconfigurer les multiples relations de parenté induites par la gpa : mère, parents d’intention, nourrice, donneurs de gamètes, etc. C’est à partir des substances qui les traversent, lait, gamètes, sang, etc. et d’une séparation des fonctions corporelles, gestation, allaitement, etc. – qu’elles délimitent précisément leur place au cours du processus.

71 Si les frontières se construisent et se déconstruisent au fil du processus de gpa, elles ont ici en commun d’exprimer des ruptures, des déplacements sur ce qui, dans le corps, définit la parenté. Ainsi, la modélisation cartographique du corps est un outil heuristique utile dans la mesure où il met en avant des phénomènes peu visibles autrement. La similitude des discours des femmes porteuses ukrainiennes et états‑uniennes, en dépit de la différence des contextes sociopolitiques, moraux et législatifs, montre l’intérêt d’une analyse globale des processus d’aide médicale. En ce sens, le partage des mêmes métaphores chez les femmes ukrainiennes et états‑uniennes conduit à dépasser une analyse purement « nationale » de la gpa. Le statut de mère apparait si fragile et contingent, que l’idée d’un particularisme culturel semble empêcher de comprendre le processus de construction des relations de parenté. L’étude de la gestation pour autrui dans une démarche comparative invite à un décentrement utile. Il ne s’agit plus de percevoir la gpa comme simple point de cristallisation des tensions morales, mais comme terrain d’analyse des transformations de la parenté.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Abelès Marc, 2008, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot.
  • Adamson David, 2005, “Regulation of assisted Reproductive Technologies in the United States”, Family Law Quarterly, vol. xxxix, 3: 727‑744.
  • Agamben Giorgio, 2015, L’Usage des corps : Homo sacer IV 2, Paris, Le Seuil.
  • Busnel Marie‑Claire, René Frydman, Myriam Szejer et Jean‑ Pierre Winter, 2010, Abandon sur ordonnance, Paris, Bayard.
  • Corea Gena, 1986, “The Mother Machine: Reproductive Technologies from Artificial Insemination to Artificial Wombs”, mcn: The American Journal of Maternal/Child Nursing, vol. xi, 5: 357‑363.
  • D’Onofrio Salvatore, 2004, « L’épaule et le cœur : allaitement et symbolique du corps en Sicile », in Françoise Héritier et Margarita Xanthakou (dir.), Corps et Affects, Paris, Odile Jacob : 151‑68.
  • Gailey Christine Ward, 2000, “Ideologies of Motherhood and Kinship in US Adoption”, in Helena Ragoné (ed.), Ideologies and Technologies of Motherhood, New York, Routledge: 56‑78.
  • Héritier Françoise et Margarita Xanthakou, 2004, Corps et Affects, Paris, Odile Jacob.
  • Inhorn Marcia, 1994, Quest for Conception: Gender, Infertility and Egyptian Medical Traditions, Philadelphie, University of Pennsylvania Press.
  • Kahn Susan Marta, 2000, Reproducing Jews. A Cultural Account of Assisted Conception in Israel, Durham and London, Duke University Press.
  • Klassen Pamela, 2001, “Sacred Maternities and Postmedical Bodies: Religion and Nature in Contemporary Home Birth”, Sign 26 (3): 775‑809.
  • Kis Oksana, 2005, “Choosing without Choice: Dominant Models of Femininity in Contemporary Ukraine”, in Ildikó Asztalos Morell, Helene Carlbäck, Madeleine Hurd and Sara Rastbäck (eds.), Gender Transitions in Russia and Eastern Europe, Eslöv, Förlahs ab Gondolin: 105‑136.
  • Lakoff George and Mark Johnson, 1980, “The Metaphorical Structure of the Human Conceptual System”, Cognitive science, vol. iv, 2: 195‑208.
  • Mauss Marcel, 1974, Œuvres, t. 2, Paris, Les Éditions de Minuit.
  • Merchant Jennifer, 2005, Procréation et politique aux États‑Unis : (1965‑2005), Paris, Belin.
  • Merchant Jennifer, 2011, « Une gestation pour autrui “éthique” est possible », Travail, genre et sociétés, 28 : 183‑189.
  • Pashigian Melissa, 2002, “Conceiving the ‘Happy Family’: Infertility, Gender and Reproductive Experience in Northern Vietnam”, in Marcia Inhorn and Frank Van Balen (eds.), Infertility around the Globe: New Thinking on Childlessness, Gender and Reproductive Technologies, Berkeley, University of California Press: 134‑149.
  • Porqueres i Gené Enric, 2014, « Personne et parenté », L’Homme, 2 : 17‑42.
  • Porqueres i Gené Enric, 2015, Individu, personne et parenté en Europe, Éditions de la msh.
  • Porqueres i Gené Enric and Jérôme Wilgaux, 2009, “Incest, Embodiment, Genes and Kinship”, in Jeanette Edwards and Carles Salazar (eds.), European Kinship in the Age of Biotechnology, New York/Oxford, Berghahn Books: 112‑127.
  • Proust Christèle, 2010, L’« objet placentaire » et le mythe de l’enfant‑placenta, futur héros civilisateur, Le Coq‑héron, 4 : 108‑113.
  • Ragoné Helena, 1994, Surrogate Motherhood. Conception in the Heart, Boulder, CO, Westview.
  • Rubchak Marian, 2009, “Collective Memory as a Device for Constructing a New Gender Myth”, in Larissa M.L. Zaleska Onyshkevych and Maria G. Rewakowicz (eds.), Contemporary Ukraine on the Cultural Map of Europe, Oxford, Routledge: 139‑153.
  • Segalen Martine, 2010, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin.
  • Teman Elly, 2003, “The Medicalization of ’Nature’ in the ‘Artificial Body’: Surrogate Motherhood in Israel”, Medical Anthropology Quarterly, vol. xvii, 1: 78‑98.
  • Teman Elly, 2009, “Embodying Surrogate Motherhood: Pregnancy as a Dyadic Body‑Project”, Body & Society, vol. xv, 3: 47‑69.
  • Teman Elly, 2010, Birthing a Mother: The Surrogate Body and the Pregnant Self, Berkeley, University of California Press.
  • Théry Irène, 2007, La Distinction de sexe : une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob.
  • Thompson Charis, 2005, Making Parents: The Ontological Choreography of Reproductive Technologies, Cambridge, Mass., London, mit press.
  • Zhurzhenko Tatiana, 2012, “Gender, Nation and Reproduction: Demographic Discourses and Politics in Ukraine after the Orange Revolution”, in Olena Hankivsky and Anastasiya Salnykova (eds.), Gender, Politics and Society in Ukraine, Toronto, University of Toronto Press: 131‑151.

Notes

  • [1]
    Ces propos ont été recueillis lors de débats sur les gestations pour autrui ou de manifestations contre ou en faveur de cette pratique.
  • [2]
    Même si Teman précise qu’aucune des femmes rencontrées lors de sa recherche en Israël n’a présenté son corps dans des termes cartographiques.
  • [3]
    Groupe Facebook « Surrogate mothers » et site internet Surromomonline.
  • [4]
    берег/Beregen signifie berge, le terme « Berethi » signifiant d’ailleurs prendre soin.
  • [5]
    Bien que le terme « mère patrie » en ukrainien face référence au père батьківщина, le terme « nation » est souvent affilié au terme « mères ».
  • [6]
    Je remercie Maryan Rubchak de m’avoir permis d’utiliser cette image évoquée dans son article de 2009. Il est important de noter que cette statue fut érigée en 1986, période de pérétroïska, moment liminal entre une économie soviétique et capitaliste.
  • [7]
    En 2001, le titre de « mère héroïne » Мати‑героїня fut rétabli, accordant des aides aux « femmes » ayant plus de 5 enfants.
  • [8]
    Environ 50 % des gestations pour autrui réalisées dans les cliniques dans lesquelles je me suis rendue sont effectuées pour des couples ukrainiens.
  • [9]
    Sous l’investiture de Viktor Yuschenko, deux projets relatifs à la préoccupation démographique ont été mis en place : le National Adoption Programm (2009) qui encourageait l’adoption de pupilles de l’État et le programme “warm up a child with your love” dont la priorité était d’apporter des aides aux familles nombreuses [voir Zhurkhenko, 2012].
  • [10]
    Selon l’article 123 du code de la famille ukrainien, les parents d’intention sont désignés comme tels dès l’instant de la conception. En outre, la gpa n’est autorisée que sous certaines conditions médicales. Quant à la femme porteuse, et conformément aux directives sur les procédures d’utilisation des techniques de reproduction, elle doit avoir déjà eu un enfant qui soit mentalement et physiquement en bonne santé.
  • [11]
    Entre octobre 2012 et mai 2013 parmi 50 Ukrainiens de Lviv et Kiev.
  • [12]
    On retrouve d’ailleurs cette métaphore en Italien “una pagnotta nel forno”, mais pas en français où l’on dit : « avoir un polichinelle dans le tiroir ». La marionnette Polichinelle vient du personnage Pulcinella de la commedia dell’arte italienne.
    Pulcinella et pulcino (poussin) ont la même racine.
    Cette expression est donc une déformation de « avoir un “poussin” dans le ventre ». Source : http://www.expressio.fr/expressions/avoir‑un‑polichinelle‑dans‑le‑tiroir.php
  • [13]
    Au‑delà de 42 ans, les grossesses commencent à être catégorisées « à risques ».
  • [14]
    Je parle ici des femmes qui ont allaité leurs propres enfants et n’ont pas souhaité allaiter l’enfant né par gpa.
  • [15]
    Groupe Facebook « Surrogatemothers ».
  • [16]
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.88

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions