Couverture de ETHN_161

Article de revue

Les villages ont‑ils des mentalités ?Une approche comparative dans les Hautes‑Corbières viticoles

Pages 153 à 164

Notes

  • [1]
    Pour un aperçu de cette discussion fébrile, voir Georges Guille‑Escuret [1994].
  • [2]
    Lettre du préfet : Archives départementales 2M 274 ; les autres informations archivistiques proviennent des registres de délibération et d’état civil.
  • [3]
    Outre la précédente référence, voir Roger Dion [1977].

1 Les sciences sociales conservent, bon gré mal gré, un lot de notions indéfinissables dont les perversités potentielles sont reconnues, mais dont chaque réfutation, si pertinente soit‑elle, laisse en arrière‑plan une friche dont nul ne sait quoi faire et qu’il n’est guère facile de contourner. Parmi ces idées flottantes, citons en vrac « culture », « idéologie », « société », « ethnie », « comportement » et celle sur laquelle nous nous concentrerons ici par l’entremise d’une étude de cas : « mentalité ». Deux traits imprègnent cette série d’un bout à l’autre qui y expliquent à la fois l’inconsistance théorique et la persistance de l’usage.

2 D’abord, il s’agit de concepts gigognes qui glissent librement à travers les étages du réel, de l’étriqué vers l’immense, et du momentané vers l’immuable. Ainsi la société s’étend‑elle tranquillement d’un lignage local à une civilisation continentale, ou du hameau à la nation. Le « comportement », quant à lui, s’identifie dans la réaction d’un organisme à un rayon de lumière mais également dans les relations mâles/femelles chez les primates. Et la référence à l’idéologie stigmatisera parfois un sophisme aveuglant dans une proposition et, ailleurs, l’ensemble des croyances caractéristiques d’une classe sociale.

3 Ensuite, tous ces termes recouvrent une ambiguïté dont les manifestations varient à l’infini, mais sur un axe figé : ils enveloppent l’opacité du rapport entre sociologie et psychologie « sociale », dissimulant du même coup une résignation chronique devant l’impuissance à discerner méthodiquement ces deux champs. Les oscillations remarquables du succès obtenu par la théorie du « bouc émissaire » de René Girard [1982] au cours des dernières décennies en témoignent, selon que l’ambiance mettait l’accent sur la créativité ou, à l’inverse, sur les faiblesses d’une argumentation caractérisée par un rapport psychique/social insaisissable. Toutes ces équivoques ne datent certes pas d’hier : Emile Durkheim, chantre de la sociologie autonome, consacra en pratique ses recherches à une psychologie sociale, ce que son éminent adversaire, Gabriel Tarde, ne se priva pas de souligner, demandant en quoi la discipline nouvellement intronisée s’écartait, en pratique, de son « interpsychologie » à lui. [1]

4 Suggérons une formulation de la difficulté cruciale n’impliquant aucune pré‑orientation théorique : à chaque niveau de la réalité, identifié à la fois par l’aire et la durée prises en compte, correspond une modalité particulière des interactions entre faits psychiques et sociaux. L’affirmation visera conjointement les solidarités et les contradictions, logiquement interdépendantes. À terme, il conviendra de s’intéresser à l’éventualité d’un corollaire, à savoir la déduction d’une amplitude spatiale et temporelle pertinente à partir d’une disposition établie de ces connexions. Sur le fil de la spirale qui mène de l’individu à l’Histoire, les dissensions théoriques et interdisciplinaires réapparaîtront ensuite devant une répartition maîtrisée des trajets : au moins gagnera‑t‑on déjà beaucoup à ne plus fantasmer sur des miracles intellectuels – modèle livré clefs en mains, ou loi immuable – qui avaleraient toute la spirale d’une seule bouchée.

Revenir aux mentalités : le défi en suspens de Geoffrey Lloyd

5 En 1990, Geoffrey Lloyd, helléniste et historien de la philosophie, publia un essai désormais classique : Pour en finir avec les mentalités. Il y développait une contestation très argumentée des évocations de la mentalité, à travers son utilisation sur la civilisation grecque au moment de l’émergence de la science : cela suppose un cadre de référence nécessairement assez vaste, puisqu’il s’étend sur une société globale dans une époque de l’Antiquité. Mais, contrairement à une attitude qui domina les deux décennies suivantes, Lloyd ne se contenta pas d’une « déconstruction » : la dernière page s’achève sur une contre‑proposition visant à aborder les phénomènes réels, jusqu’ici maltraités par le concept bancal :

6

On ne peut répondre aux questions relatives aux systèmes de croyance ou aux modes de raisonnement dans leur ensemble que si on s’attache aux types d’interaction sociale et aux attentes que les participants peuvent entretenir sur leur nature et la manière de les conduire. Prendre en considération la différence et l’utilisation des catégories secondes explicites, c’est faire le premier pas essentiel vers la construction d’un cadre possible pour ces études cas par cas [1996 : 219].

7 Il y a là un défi méthodologique important, mais à qui revient‑il de relever le gant ? Tout au long du livre de Lloyd, l’évocation de la mentalité fait surgir des inconsistances qui résultent de supports flous et qui réclament le renfort ruineux de l’intuition. Nous gardons ici à l’esprit les trois remèdes préconisés par sa conclusion :

8 a) distinguer des types d’interactions ;

9 b) reconnaître les catégories secondes sous l’égide des catégories premières ;

10 c) procéder à des études cas par cas.

11 Logiquement, il échoit à une sociologie comparative de prendre en charge le classement des interactions et les pondérations sur les catégories. Le choix de l’échelle s’ensuit : les « mentalités » flottent dans l’éther, faute de points de repère dans des ensembles sociaux de petite taille. L’observation des microcosmes n’a pas fourni de critères saisissables aux réflexions sur les macrocosmes : il manque la spirale. Par exemple, l’« attitude » des hommes envers les femmes, qui apparaîtra seconde par rapport à la religion si on la considère dans l’aire d’extension du dogme, imposera sa priorité à un étage inférieur où des questions écologiques s’accorderont à des pratiques sociales particulières. Et de tels renversements ne s’éclairent qu’en abordant le général à l’aide d’un corpus de cas réduits.

12 Or, nul n’ignore que la notion de « mentalité villageoise » appartient elle aussi au sens commun et, sans l’approuver explicitement, les sciences sociales l’entérinent tacitement. Une typologie des modes d’existence du collectif sur un terroir ne va certes pas de soi, non plus que le repérage des relations quotidiennes privilégiées au sein de chacun. Ainsi, telle ou telle ethnographie conviendra‑t‑elle volontiers de l’âpreté particulière des conflits aperçus dans la montagne, en contraste avec une zone en aval, mais ne s’autorisera pas pour autant à en faire un objet de recherche, tant la voie paraît glissante. Si l’on s’aventure plus loin, une hypothèse apparemment scabreuse suggérera que, au niveau du village même, la collectivité développerait parfois une « mentalité » propre et l’ethnologie se méfiera évidemment d’une pareille intuition. Cependant, à bien y regarder, la résolution de cette énigme‑là n’assainirait‑elle pas la précédente ? Elle offirait un point de départ satisfaisant à un cheminement « centrifuge » sur la spirale des cadres de référence.

13 Nous nous proposons ici d’en éprouver les promesses sur trois communes voisines du Languedoc fréquentées en 1980, à un moment où une crise mettait en relief les traits relatifs à notre thème. L’observation directe fut complétée par une enquête sur archives remontant jusqu’au début du xixe siècle. Ces localités seront désignées sous leur véritable nom, tous les faits mentionnés datant d’au moins trente ans. En outre, la forme des confrontations que nous commenterons apparaît maintenant périmée, car aucune des questions soulevées ne se pose plus en ces termes de nos jours et nous verrons pourquoi.

Trois villages des Hautes‑Corbières et leur réputation

14 Au sein des Hautes‑Corbières audoises, le canton de Tuchan contient huit communes : cinq sont traditionnellement rangées dans le sous‑ensemble caricatural dit de la « montagne », les autres – Tuchan, Paziols et Padern – constituant le « bas‑canton », avec toutefois une ambiguïté croissante quant à la position du troisième. Bien que l’étagement ne soit certes pas aussi tranché que l’expression le suggère (les altitudes minimales s’inscrivant dans une fourchette d’à peine 200 mètres, et plutôt moins sur les sommets), la différence socio‑écologique importe et elle s’est accrue avec l’avènement de la monoculture viticole. Vers le milieu du xxe siècle, Tuchan et Paziols obtinrent successivement deux aoc, en incorporant les vins doux naturels des « Côtes d’Agly », puis en obtenant la création du vin rouge « Fitou ». Le décalage économique avec Padern, depuis lors « hors course », se creusa ensuite de manière irréversible.

15 La présence de tous ces sites est attestée depuis le Moyen Âge et certains existaient à l’époque romaine. La concentration maximale des habitations après le développement de la monoculture et la faible mobilité des lignées se révèle dans un critère qui apparaît en différentes zones du Languedoc : on y réserve le titre de « vieille famille » aux noms avérés avant la Révolution et l’on reste un « Espagnol » si le porteur du nom s’est présenté comme ouvrier agricole après 1880 (c’est‑à‑dire, au plus fort de la production viticole qui demandait beaucoup de bras). De semblables dispositions participent évidemment pour une large part à la consistance des identités communales les unes par rapport aux autres.

16 En 1979, une élection cantonale déclencha les passions, revigora de vieilles oppositions et réveilla un certain nombre de jugements en demi‑sommeil. Les deux principaux candidats appartenaient initialement au même parti : l’un d’eux, secrétaire de mairie à Tuchan, avait été officiellement adoubé par sa fédération, alors que l’autre, maire de Paziols en même temps que président de sa coopérative vinicole, fut sanctionné par une exclusion en raison de son maintien. Le second fut finalement élu. À la rivalité classique Tuchan/Paziols s’ajoutait le contraste entre l’image d’un bureaucrate et celle d’un vigneron, à un moment où les Tuchanais étaient accusés de déléguer trop promptement leurs responsabilités à des techniciens « extérieurs ». Une éloquente mobilisation des électeurs, pour un scrutin de cette catégorie, confirma la fièvre : 85 % de votants au premier tour, près de 91 % au second !

17 Dans un tel contexte, le passé ne manque pas de resurgir, avec une récapitulation spontanée des épisodes précédents. Cependant, un phénomène sous‑jacent se dégagea derrière les récits factuels et les positions conjoncturelles : les discours affublaient Tuchan, Paziols et Padern de « personnalités » typées. Unanimement reconnues, elles imprégnaient de la même manière les paroles des plus farouches adversaires, en tant qu’incontestables « données de base » :

18 • À Tuchan, dominait une ambiance chahuteuse mais bon enfant. Avec des accès de colère retombant aussi vite qu’ils s’enflammaient, à la façon du « feu de paille ». Après un délai assez court, la solidarité redonnait toujours le ton, car l’esprit d’ « entraide » s’imposait. Une image d’Épinal appuyait souvent ce constat : « au café, le notaire tapait le carton avec l’ouvrier ».

19 • À Paziols, en revanche, les rancunes se montraient coriaces. Enfouie sous une couche de cendres refroidies, leur braise restait menaçante. De surcroît, les rapports sociaux y subissaient une nette domination des réactions hiérarchiques, avec des tensions chroniques patrons/ouvriers. Le salariat étouffait donc l’entraide, mais ce que la collectivité y perdait en quiétude, elle le regagnait en efficacité technique dans la viticulture : de l’avis général, le terroir pouvait s’enorgueillir de contenir les parcelles les mieux cultivées du canton.

20 • À Padern, le salariat occultait aussi l’entraide, mais l’âpreté de la rivalité entre propriétaires éblouissait la vie sociale au détriment de tout autre aspect. Un paramètre supplémentaire se présente avec une hostilité singulièrement marquée à l’égard des personnes extérieures : « ils se sont toujours comportés comme s’ils gardaient un trésor caché ».

21 Le couple Tuchan/Paziols s’aligne donc sur le contraste cigale/fourmi : sympathiques et désordonnés, d’un côté, antipathiques mais compétents, de l’autre. Vers Padern, on privilégie le désir de « faire bande à part ». Chaque village entérine alors en bloc les critères positifs et négatifs qui cernent sa personnalité supposée : aucun décalage ne s’insinue entre la vision extérieure et l’image intériorisée. Toutefois, cela ne suffit évidemment pas pour risquer l’idée de « mentalités » différentes, car il pourrait s’agir de représentations illusoires et purement artificielles.

22 Or, un phénomène d’autant plus troublant qu’insistant se dégage du corpus des informations : non seulement ces communautés se sont conformées globalement à la logique du triptyque pendant l’observation directe, mais des confirmations diverses, émaillant les archives, renforcent la sensation de tendances stables sur plus d’un siècle. Mentionnons‑en brièvement quelques‑unes.

23 Dès 1851, le préfet de l’Aude écrit au ministre de l’Intérieur pour dénoncer déjà les « anarchistes » du conseil municipal de Tuchan dont il demande la complète dissolution [2]. Et, si la coopérative traversa des phases de vifs désaccords, ils se résorbèrent en deux ou trois ans ne laissant pas de marques durables. Mais, surtout, ces affaires ne déclenchèrent pas d’entreprises de reconquête ni des désirs de revanche propres à annihiler les décisions prises (au contraire de certaines communes des environs où toute élection induit leur remise en cause). Le chef‑lieu fut divisé en quartiers au xixe siècle qui se livraient à quelques joutes sans qu’une préséance ne soit établie. Au xxe siècle, il n’en subsistait d’ailleurs qu’un très vague souvenir.

24 Pendant la crise du phylloxera, seule Paziols testa le remède présumé du sulfure de carbone sur ses vignes : les autres mairies se référèrent toutes explicitement à l’échec de la tentative quand, ultérieurement, elles réclamèrent l’importation des plants américains. À l’issue de la Première Guerre mondiale, le village fut profondément meurtri par un fameux antagonisme qui avait scindé la commune en deux clans ennemis entre 1919 et 1927 : « la rose » contre « la violette ». Officiellement, le second parti défendait les pauvres mais employeurs et employés se dispersaient dans les deux factions. Les maisons cossues occupaient plutôt le bas de l’agglomération, près de la balance communale : « la clique de la bassecule », écrivait en 1923 un mécontent sur un carnet. Lors de l’élection de 1979, beaucoup d’individus d’un certain âge crurent reconnaître dans les clivages nouveaux un prolongement de « la rose et la violette », moyennant une réactivation des aversions d’antan.

25 Quant à Padern, des signes de violences variées surgissent dans les registres : un maire se livre à une enquête policière effarante à propos d’une habitante, des incendies de granges se répètent, etc. Le pic se situe au milieu du xxe siècle avec une accusation portée contre l’instituteur quant à des comportements sexuels odieux vis‑à‑vis de ses élèves. Il fut innocenté après plusieurs années et le réalisateur André Cayatte en tira l’argument de son film Les risques du métier, en oblitérant toutefois un aspect symptomatique : l’enseignant, gendre du juge de paix, était pressenti pour représenter les Radicaux lors de la cantonale à suivre. Le fiel terrible, distillé localement par ce scandale, semble avoir fortement accéléré l’exode rural. Autre indice, moins conjoncturel : bien qu’avec 531 habitants en 1881, sa population fût située à moins du tiers de l’effectif tuchanais et aux alentours de la moitié face à Paziols, ce village a détenu un taux d’endogamie inégalé : sur 203 mariages enregistrés entre 1801 et 1880, 155 unissent des personnes résidant dans la commune (76 %), dont 135 où les futurs conjoints en sont tous deux natifs (soit plus de 66 %).

26 Si l’on reconnaît un degré significatif de véracité aux « profils » esquissés plus haut, une aporie se dresse aussitôt devant nous : à terme, une complaisance des principaux intéressés à l’égard du modèle affiché ne favorise‑t‑elle pas peu ou prou sa persistance ? Le consensus des trois lieux sur leur propre cas relève‑t‑il du résultat ou de l’outil ? Les Paziolais qui se désolent tous du climat social qui règne chez eux s’y résignent volontiers. N’oublions pas que la netteté de ces distinctions fut accentuée par une élection houleuse où, mises à contribution en moult occasions, elles quadrillaient la scène : comment trier alors l’objectif du subjectif, ou l’emic de l’etic [Olivier de Sardan, 2008] si leur imbrication s’offre à diverses transformations ? Une mentalité regardée au départ avec un étonnement lointain devient à l’occasion l’enjeu d’une appropriation sociale, ou un instrument, ce qui entraîne une forme d’absorption.

L’enracinement des mentalités jusqu’au milieu du xxe siècle

27 C’est ici qu’une sociologie travaillant sur un support restreint dispose de la capacité discriminante espérée par Lloyd, grâce à des connexions accessibles avec les paramètres pratiques et matériels. Relevons quelques « ingrédients » essentiels de la vie économique avant de voir pourquoi nos trois collectivités les ont traités différemment. Tuchan et Paziols sont ainsi séparés par une zone de plat alluvial, nettement plus fertile que les coteaux environnants : les « vieilles familles » des deux communes s’en partagent la possession, tandis qu’une partie des pentes fut cédée aux ouvriers agricoles, afin de les convaincre de se « fixer » sur le terroir. Or, au milieu du xxe siècle, les appellations contrôlées bénéficièrent aux parcelles escarpées et schisteuses, ce qui changea considérablement la donne. Pour sa part, Padern, dans une vallée étroite, a une dichotomie aussi nette, mais ses terres riches sont devant les maisons, sous sa garde exclusive (ce à quoi le mariage intra­communal contribue largement).

28 D’autre part, cette partie des Hautes‑Corbières, fortement excentrée par rapport aux principales voies de communication, subissait les manœuvres des négociants de la plaine : ils la visitaient en dernier et jouaient ainsi sur la crainte des vignerons de se retrouver avec une récolte invendue, afin de tirer les prix vers le bas. Le premier viticulteur qui cédait scellait le tarif auquel les autres devraient se plier : jeu d’autant plus sournois que, de cette façon, la qualité supérieure de la production locale ne se voyait pas rétribuée, surtout en phase de mévente. Ce fait explique la précocité des coopératives dans les Hautes‑Corbières, à commencer par Tuchan et Paziols (respectivement, 1913 et 1914). Padern les rejoignit en 1922. Très vite, ces associations reçurent les vendanges du village entier, lequel s’identifia dès lors à sa coopérative aussi fermement qu’à sa mairie.

29 Auparavant, le vin de l’ouvrier, issu d’une vigne travaillée à la houe avec de maigres rendements, rejoignait la cuve de son patron dont il améliorait le contenu par son haut degré d’alcool, sans que ce surcroît de qualité ne soit payé. Dans les coopératives, peu à peu, il fallut « payer le degré » malgré les résistances des mieux pourvus, puis séparer les vendanges destinées au « Fitou » de celles du simple « Corbières ». Les rapports de force se modifièrent et des stratégies s’opposèrent au sein des assemblées générales, les variables agro‑écologiques recoupant des hiérarchies sociales.

30 Au long du xxe siècle, une tension chronique a prévalu autour de laquelle tournaient toutes les affaires : la compétition irréductible des cultivateurs quant à l’appropriation des terres face à l’indispensable solidarité des vignerons à la cave. Car le partage des héritages impliquait un effort de réorganisation renouvelé à chaque génération, en partie par l’intermédiaire des alliances matrimoniales : selon une expression courante, on « mariait des vignes ». Et, malgré ces concurrences exacerbées, on devait à tout prix s’entendre sur la vinification et la commercialisation.

31 Le diagnostic local sur la mentalité d’une commune reposait beaucoup sur des tendances aperçues dans la gestion de ces contradictions : face à des difficultés similaires, Tuchan, Paziols et Padern réagissaient différemment, donnant l’impression de « styles » comportementaux divergents. La notion interrogée suppose alors une tradition enfouie, diffusée inconsciemment : en amont de la situation viticole elle‑même, elle orienterait la communauté à son insu. Or, à l’examen, on trouve bien un facteur social susceptible d’assumer ce rôle, sauf qu’il organiserait un des villages avant de concerner les deux autres. Comparons maintenant les villages au niveau des contraintes et des stratégies consécutives.

32 À Padern, la forte croissance démographique de la première moitié du xixe siècle a induit une accentuation concomitante de la compétition vis‑à‑vis des terres cultivables. Une dizaine de familles occupent le premier rang, sans qu’une fraction ne parvienne à subjuguer l’ensemble par un ascendant durable : aucune coalition stable ne s’installe et la faible proportion de terres réellement avantageuses ne permet pas de départager les ambitions. En outre, un recours maximum au salariat se montre indispensable dans cette course à la productivité et il faut donc concéder quelques parcelles aux ouvriers sous peine de les voir s’en aller. Cela explique une agressivité plus marquée qu’ailleurs – mémorable à l’occasion de la fête du village – à l’égard des étrangers enclins à courtiser les demoiselles du lieu. Les mariages entre jeunes gens de communes voisines aboutissent à un résultat redouté : le mari ne conserve sur la propriété de son épouse qu’un noyau de terres assez rentables pour justifier un travail à distance, que les registres désignent comme « exploitation foraine » : des sols enviables sont ainsi retirés pour longtemps à la convoitise des villageois. La forte endogamie, l’hostilité à l’égard des voisins, les mésententes internes et le morcellement exceptionnel des surfaces cultivées (scindées en deux ou trois, malgré la perte de rentabilité consécutive, faute d’entente entre héritiers) constituent les rouages solidaires d’une machine infernale qui écorne toujours davantage les enjeux et dont on ne se délivre qu’en partant au loin.

33 Paziols possède de meilleurs atouts et l’arrivée des aoc accentue son avantage : les compétitions garantissent donc mieux une rationalité économique. Dans les années 1930, on commenta abondamment le partage d’une exploitation que le père avait négocié avec ses deux fils : de l’avis général, l’un d’eux avait été nettement désavantagé, ayant reçu une proportion supérieure de coteaux et moins de « plat ». Lors du bilan affiché des vendanges suivantes, tous se hâtèrent de consulter les résultats obtenus par les deux nouvelles propriétés : 622 et 632 hectolitres ! Partage équitable, donc, et néanmoins porteur de stratégies divergentes : le fils qui privilégia les vignes escarpées et rocailleuses paria judicieusement sur un accroissement à moyen terme de la prime accordée aux vins à haut degré. Le fait que des ouvriers se soient retrouvés avec des superficies non négligeables en « Fitou » ou en « Vin Doux Naturel » rebrassa aussi les cartes, Paziols échappant pour un temps à l’étouffement progressif que subissait Padern.

34 La différence des ambiances ressenties dans ces deux collectivités relève bien d’une variation simple sur fond d’obéissance à des priorités partagées : une logique commune s’adapte à des situations matérielles divergentes, induisant des orientations qui divergent secondairement. Dès lors, une hypothèse en termes de mentalités dépend obligatoirement de la rupture provoquée par l’« anarchisme » supposé du climat social tuchanais. Deux facteurs importants concourent à lui accorder un certain crédit en renforçant constamment la solidarité des habitants de l’agglomération :

35 D’abord, le terroir de la commune jouit d’une superficie enviable (plus de 6 000 hectares), à cette réserve près qu’une proportion importante est accaparée par plusieurs grandes propriétés excentrées. De l’une d’elles, on se souvint ainsi longtemps que, vers 1930, il ne lui avait « manqué que deux enfants pour avoir son école ». De la Révolution jusqu’à l’aube du xxe siècle (où surgit la crise de mévente qui mena aux émeutes de 1907), une hostilité régulière unit fermement les villageois contre ces entités étrangères, car celles‑ci s’opposent, au nom de la sauvegarde des troupeaux ovins, au libre défrichement des zones de landes ardemment désirées par les agriculteurs et, en attendant, exploitées clandestinement par les charbonniers.

36 Ensuite, le chef‑lieu du canton concentre une multitude de commerces et d’artisanats. Avant la Seconde Guerre mondiale, on compte habituellement plus d’une soixantaine d’hommes adultes dont l’activité principale s’exerce hors de la viticulture. Moyennant quoi, presque tous possèdent ça et là quelques lopins qui requièrent une certaine dépense d’énergie sans, pour autant, justifier l’emploi régulier d’un travailleur, encore moins d’un animal de trait : aux terrains détenus par les ouvriers agricoles, s’ajoute donc un nombre important de parcelles éparpillées qui échappent à la tutelle des propriétés autosuffisantes. Le résultat dépasse une stimulation platement quantitative de l’entraide en tant que rapport de production concurrent du salariat : en raison de l’hétéro­généité des positions sociales impliquées, les formes de l’entraide sont elles‑mêmes conduites à se diversifier en une gamme élargie d’échanges de services.

37 La « mentalité tuchanaise » se révèle donc directement entretenue par la singularité des dispositions foncières de la commune et par une hétérogénéité finalement unificatrice de ses situations sociales. Les mieux lotis des propriétaires de l’agglomération n’échappent nullement au jeu chronique des compétitions attisées par l’acquisition des terres enviables (ne serait‑ce qu’en raison des fréquents mariages de leur descendance avec les rejetons de leurs homologues paziolais), mais les conflits attenants se détachent plus aisément qu’à Paziols, ou Padern, de l’organisation collective dans son ensemble. Des obstacles se dressent devant la contagion des jalousies et rancunes, lesquelles demeurent plus compartimentées. L’illustration mentionnée plus haut du notaire jouant aux cartes avec l’ouvrier n’a sûrement pas été privilégiée par hasard : elle met en scène deux acteurs concernés par les tractations entre viticulteurs, et néanmoins extérieurs à leur contenu.

La mentalité proclamée, à la fin du xxe siècle

38 Jusque‑là, l’examen ethnographique confirme le jugement traditionnellement émis par le sens commun local en lui trouvant des correspondances au niveau économique. Sauf que les influences invoquées se dissipent une à une après la Deuxième Guerre mondiale : en 1979‑1980, moment de l’enquête, les tracteurs ont remplacé toutes les bêtes de trait et les désherbants s’épendent sur les coteaux trop pentus pour autoriser un charruage. La viticulture demande soudain beaucoup moins de bras et la plupart des ouvriers agricoles à plein temps ont quitté ces terroirs. À Tuchan, un seul des cinq cafés de jadis demeure ouvert, signe éloquent de la réduction du nombre de commerces et artisanats divers. Par ailleurs, une unique « campagne » a survécu : elle produit un vin Fitou haut de gamme, qui fait de ce « château » la référence éminente du cru, et elle suscite donc peu d’animosité. À tous égards, les trois communes ont en somme rapproché leurs positions pratiques, et la persistance d’une mentalité tuchanaise distincte pose en conséquence un problème nouveau : s’il s’agit d’une rémanence passive dans la mémoire collective, comment expliquer l’omniprésence de l’argument dans le cadre de l’élection cantonale fébrile ?

39 En vérité, le phénomène a subi un avatar sociologiquement essentiel, induit par un changement structurel déterminant : le moyen de repère s’est transformé en signe de ralliement. Dans nos trois villages, les coopératives vinicoles ont rapidement rassemblé tous les viticulteurs de l’agglomération, cristallisant par là une bipartition primordiale de la vie économique : à la production du raisin, source de compétitions entre les exploitations, succède la production du vin qui, pour sa part, implique une solidarité du groupe contre les pressions exercées de l’extérieur par le négoce. Techniquement complémentaires, les deux procès, viticole et vinicole, se révèlent socialement contradictoires, et l’image de la collectivité dépend désormais de sa capacité à les concilier. à propos de localités ravagées par des mésententes chroniques, une formule revient : « Ils ont eu dix présidents de coopérative en dix ans ! » Paziols et Tuchan privilégient à cet égard des tendances divergentes, car la première entend protéger le droit de regard des viticulteurs sur la vinification, tandis que la seconde accepte que la « cave » s’empare de l’autorité et fixe des orientations plus durables.

40 Nous avons détaillé ailleurs les variables qui ont creusé l’écart [Guille‑Escuret, 1988 : chap. V]. Retenons ici qu’un rouage central de l’affaire se situe dans l’attribution, ou non, d’une « part de cave » prélevée sur les recettes. Paziols refuse l’éventualité et chaque année, l’assemblée générale ravive toutes les rancœurs : les viticulteurs gardent le contrôle, mais au prix de remous et de revirements peu compatibles avec le maintien d’une planification à long terme (indispensable à l’ascension d’un vin « prisé »). Les Tuchanais, eux, ont accepté la création de ce compte supplémentaire. De plus, ils ont développé précocement un embouteillage local et ont accepté une alliance économique avec une puissante firme agro‑alimentaire : la coopérative y disposa dès lors d’une réalité distincte, de compétences augmentées et d’une capacité d’initiative tacitement reconduite, offrant une autorité croissante à des experts extérieurs, à commencer par les œnologues et les responsables commerciaux. Les deux populations tombèrent une nouvelle fois d’accord sur le diagnostic : à Paziols, le véritable « patron » de la cave serait le président (viticulteur), tandis qu’à Tuchan, le rôle éminent irait au directeur (technicien).

41 À mieux y réfléchir, cependant, aucun lien logique ne supporte la conviction selon laquelle cette délégation des responsabilités découle d’une tradition de solidarité et d’entraide propre au chef‑lieu. Sous couvert de fraternité, les Tuchanais ont adopté un comportement d’actionnaires rationnels au sein d’une entreprise capitaliste moderne qui réclamait l’infiltration de « spécialistes » et, en fin de compte, la revendication accrue de la mentalité permit à la tradition de protéger le changement, et de masquer le fait que la cohésion se perpétuait en modifiant les règles du jeu. Ici, la donnée enregistrée par la mémoire collective se transforme effectivement en instrument politique et l’on voit que la force à laquelle il revient d’engendrer la mentalité discernée n’est pas nécessairement celle qui la reconduit et ladite reconduction peut inclure des paramètres ignorés, délibérément ou non.

42 En vérité, les Paziolais bataillaient eux aussi au nom d’une volonté d’unité, quoique sur un autre plan puisqu’elle se situait dans la cohésion d’une communauté vigneronne résolue à assumer conjointement le double contrôle du raisin et du vin. La mission initiale de leur coopérative ne consistait‑elle pas à coordonner ces deux responsabilités, à l’encontre des remous conjoncturels entretenus et accentués par les négociants ? La virulence des zizanies y reflétait, d’une certaine façon, la reconnaissance constante de leurs effets ruineux, avec une conscience partagée que l’accès à des stratégies œnologiques persistantes dépendait d’une aptitude à surmonter cet obstacle.

43 La vision des débonnaires chaleureux contre les rancuniers sournois s’effrite encore davantage quand les discussions se hissent au niveau des relations intercommunales. Durant les années 1970, l’État insinua ainsi une cause de désordre supplémentaire en prônant – sans égard pour les variables locales, hélas – les unions de caves coopératives, avec des aides financières suffisamment importantes pour dissuader l’immobilité. Les Tuchanais ont alors penché vers une alliance de l’élite, animée par les aoc, pendant que les Paziolais plaidaient en faveur d’une union territoriale du canton, où chaque village pourrait apporter sa contribution : la divergence mina, bien entendu, les humeurs de l’élection de 1979.

Le ressort des enjeux

44 Gageons qu’un enquêteur découvrant ces lieux 35 ans plus tard ne discernera pas facilement ces problèmes. Au mieux entendra‑t‑il parler des vieilles attitudes et de leurs éventuelles rémanences, mais pourquoi s’y attarderait‑il ? Padern est un hameau qui perdit son ultime atout dans les années 1980, quand les primes à l’arrachage (censées améliorer l’état du vignoble) eurent ravagé les parcelles de grenache blanc sur des coteaux difficilement accessibles : ces sols rocailleux produisaient en petite quantité un étonnant « Corbières blanc » dont la renommée très flatteuse s’étendait lentement mais sûrement. Il a disparu. Quant à la cave coopérative de Paziols, elle a été pratiquement absorbée par sa rivale de Tuchan. Quelques caves particulières ont germé dans les deux communes. Mais, surtout, les aspirations du Fitou à devenir un vin remarquable ont sensiblement décliné, faute d’une résistance des viticulteurs devant les œnologues, résolus à « assouplir » le produit. La stratégie des Tuchanais l’a emporté, mais l’issue rend morose. Au temps des choix décisifs qui viennent d’être évoqués, le désir d’affirmer une identité singulière fut souligné par la création d’une bouteille au profil original, la « tuccitane », qui permettait d’échapper à l’alternative habituelle entre les formes « bordelaise » et « bourguignonne » : l’emblème, destiné à représenter les Hautes‑Corbières, ne revêt plus guère cet attrait symbolique.

45 Une publicité montrait à l’époque un sanglier grappillant des raisins au bord d’une vigne, sous un ciel menaçant, avec un slogan proclamant le « caractère de cochon » du Fitou (allusion à sa richesse en tanins). Or, les techniciens recrutés à l’extérieur, porteurs de préférences standardisées, s’employèrent dans un élan général à estomper cette rudesse organoleptique afin de rapprocher la boisson d’un modèle « central », affiné en référence à des prestiges lointains. L’encépagement incorpora par conséquent une proportion considérable de deux cépages associés aux Côtes‑du‑Rhône, le Mourvèdre et la Syrah, afin de réintégrer la course vers un goût préconçu. L’aberration saute aux yeux de cette tradition agronomique appliquée à un aliment dont, précisément, la valeur augmente en fonction de préférences culturelles particulières : on ne garantit pas une personnalité en l’obligeant à perdre tous ses traits dans l’espoir de se fondre dans une conformité que l’on intégrera nécessairement par le bas. Le Fitou a perdu son panache en renonçant aux « qualités de ses défauts », et le soutien de ses admirateurs s’est effiloché. C’était pourtant de cette minorité, s’identifiant elle‑même à travers une approbation chaleureuse du « caractère de cochon », que dépendait en dernière instance l’ascension du cru.

46 Le « style social » tuchanais répondait initialement à une distribution désordonnée des moyens de production dans la collectivité et il a été ensuite prorogé au nom des avantages stratégiques d’une entente durable entre les viticulteurs. Cependant, les facteurs constitutifs et les motifs de réactivation ont cessé d’exister, et l’éventualité d’un retour de flamme diminue donc au rythme de l’évaporation de la mémoire collective : difficile à évaluer, certes. Quant à l’ambiance du village rival, elle demeure sans doute sensible à une tradition de la dissension, dont le souvenir est sûrement entretenu de façon plus régulière. Néanmoins, ce que l’on peut en dire s’appliquerait aussi bien maintenant à une demi‑douzaine d’autres localités environnantes. A posteriori, il apparaît que l’ambition d’aboutir à une communauté vigneronne, défendue par les Paziolais, impliquait la permanence des conflits en tant que mode normal de fonctionnement, tandis que l’invocation de la solidarité par les Tuchanais s’associait intimement à une abdication. L’instauration des crus prestigieux en France n’a jamais requis un consensus entre les producteurs, ni un amenuisement de leurs animosités : elle a toujours dépendu de la continuité d’une autorité supérieure (seigneuriale ou cléricale, par exemple) fixant le cap [3]. Les humeurs capricieuses de l’État contemporain vont en sens contraire, et la responsabilité de l’échec lui incombe, indubitablement.

47 Bref, un voile terne est tombé sur les disputes et les levées de bouclier se sont calmées. Du coup, le thème des « mentalités » paraît désormais privé de support sociologique. Un visiteur actuel pourra, au mieux, y entrevoir une vague réminiscence, sous‑ tendue par une sensation incontrôlable. À l’inverse, pour le témoin des querelles chamarrées d’antan, le ressort essentiel de l’énigme transparaît en négatif : les contradictions assuraient la trame de la cohésion sociale et la mentalité se construisait face à un adversaire : une attitude opposée à contester. Elle gérait d’une certaine manière les conflits internes en relation avec des défis qui se concrétisaient à l’extérieur, cette « manière » la rendant discernable, voire authentiquement « définissable », du dedans comme du dehors.

Enjeux internes et externes

48 Cette comparaison à échelle réduite espérait dégager un enseignement susceptible de revenir vers la problématique de Lloyd, en dépit du fait que les « mentalités » retenant son attention concernent en général des phénomènes historiques beaucoup plus vastes. La démarche demande une certaine prudence : le microcosme ne doit pas être fantasmé en un modèle réduit, même et surtout si les apparences encouragent la rêverie. Cette paresse si tentante de l’analogie éliminerait, en effet, les contrastes et les altérations pour ne sélectionner que des similitudes : les homologies prometteuses se noieraient alors au milieu d’approximations intuitives. Convenons donc sans réserve que Tuchan n’est pas à Paziols ce qu’Athènes est à Sparte : notre exercice vise une information située à l’étage des rapports, non à celui d’une conception de la structure. En d’autres termes, il ne s’agit pas ici de fixer une définition théorique de la mentalité, mais d’extraire des conditions d’utilité de la notion qui pourraient justifier son emploi dans une coopération interdisciplinaire.

49 Partons de l’écueil qu’il faut à tout prix éviter : une indécision sur les contours du cadre matériel. À l’instar de la notion de culture, nous l’avons dit, mais de façon plus flagrante, la mentalité se prête à une dilatation illimitée. Elle exerce, en conséquence, une vive séduction sur des argumentations désirant glisser intuitivement du particulier vers le général, du momentané vers le constant, ou du restreint vers l’étendu. Que ce soit par le biais d’une « épidémiologie des idées » ou une autre approche du « cognitif ». Néanmoins, sa compétence dépend de la solidité du lien établi avec un milieu social, physiquement identifié dans l’espace et le temps. En sciences sociales, la crédibilité d’une notion se mesure en fonction de sa capacité à garantir le substrat d’une comparaison rigoureuse : faute de quoi, plus le cadre de référence s’accroît, et plus il est aisé de verser tous les troubles du réel dans le registre des contingences (ce qui conduira inéluctablement à faire subir aux phénomènes sociaux la tutelle d’une causalité psychologique ou biologique).

50 Or, notre brève étude sur les Hautes‑Corbières livre un moyen d’accès à un support fiable : Lloyd le pressentait lui‑même quand il recommandait de se concentrer sur « les attentes que les participants peuvent entretenir » à propos des types d’interactions composant la supposée mentalité. Pour notre part nous préférons parler d’enjeux : à cause de l’entrelacement subtil des « attentes » et des répulsions, mais également parce que, sur ce point, la position du commentateur extérieur entre en ligne de compte, y compris lorsqu’il s’inscrit dans une perspective scientifique.

51 Tuchan passe pour un « village d’anarchistes » au cours de la seconde moitié du xixe siècle en raison de ses protestations à l’encontre des autorités départementales qui protègent les domaines entourant la commune. L’opposition avec l’État l’emporte alors sur la rivalité avec Paziols qui, au contraire, prévaut 100 ans plus tard, mais l’on a vu comment la mentalité modifiait sa consistance à l’occasion de ce changement. Il s’ensuit que les questions posées différemment par l’ethnographe et l’historien (enjeux externes) ne seront pas moins déterminantes, dans une représentation de la mentalité collective, que les désirs et aversions ressentis sur les lieux (enjeux internes). Si l’ethnographe, à proximité des faits, se trouve bien placé pour prévenir nombre de confusions élémentaires, l’historien, lui, doit veiller à séparer une mentalité déduite du dehors par son analyse de celle qui sera affirmée du dedans par les acteurs : la contestation de Lloyd ne s’insurge‑t‑elle pas surtout contre l’insouciance manifestée par certains de ses collègues sur ce plan ?

52 Revenons aux « remèdes » méthodologiques proposés par cet helléniste afin de sortir la notion incriminée d’un éther psychologique : les types d’interactions, les catégories primordiales/secondaires, et les études cas par cas. Ils nous ont conduits à un réseau de repères théoriques applicables par l’ensemble des sciences sociales concernées, sur la série entière de leurs objets, d’Athènes à Tuchan :

53 Ce qui éclaire le cadre de référence d’une mentalité (durée, étendue) émane toujours de son implication dans un monde concret. La notion ne devient contrôlable, donc utile, qu’à l’instant où elle se rapporte à des enjeux pratiques entre les hommes et leur milieu physique : son attache historique, en somme.

54 Ces enjeux peuvent être délimités au départ par une observation au loin, ou bien par les attentes et les craintes exprimées au sein de la mentalité elle‑même. La position choisie devra se protéger contre les confusions tout au long de l’analyse.

55 Un risque majeur de confusion, justement, vient de ce que la collectivité concernée peut elle‑même extérioriser son point de vue en transformant la mentalité ressentie en source de revendication : tout appel à une « union sacrée », par exemple, convertit la mentalité en enjeu nouveau et induit une hétérogénéité hautement significative pour l’observateur scientifique lointain. S’il la saisit. Sinon, elle sera ruineuse.

56 L’autre danger permanent résulte de ce qu’une mentalité ne saurait exister à l’état isolé. Elle se forme en confrontation avec une image contraire : voisine et concurrente, lointaine et ennemie, ou infiltrée et hérétique. Mais elle dispose souvent de plusieurs miroirs autour d’elle, et il lui arrive de glisser d’un adversaire privilégié à un autre, ce qui l’amène à moduler sa définition. Plus ou moins secrètement, selon la puissance légitimatrice qui accompagne l’archétype.

57 La puissance d’une mentalité n’est décelable qu’au moment où les faits contredisent la force qui l’a fait naître, et dans le processus consécutif de son altération. Ce sont toujours les limites de son expression qui permettent de mesurer l’efficacité de sa construction, à travers une résistance.

58 Tous ces paramètres étaient perceptibles dans le cas de nos villages en Hautes‑Corbières, et on les retrouvera aisément ailleurs sous une multitude d’aspects. Loin de rendre le concept de mentalité dérisoire, ils mettent en relief, par leur coexistence même, le besoin d’une réflexion spéciale à son endroit. Simultanément, ils révèlent qu’un tel outil de raisonnement demande davantage qu’un accord de principe entre l’ethno­graphie, la sociologie et l’histoire sur son mode d’emploi. Il ne peut s’affiner qu’à travers une coopération de ces disciplines, chacune apportant une surveillance particulière sur le mode d’analyse comparative qui détermine son identité. Autrement dit, nos sciences ne maîtriseront l’instrument qu’en apprenant à comparer leurs comparaisons. L’interdisciplinarité a elle aussi un problème de mentalité à résoudre, et cela n’est pas tout à fait une autre histoire. ■

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Dion Roger, 1977, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au xixe siècle, Paris, Flammarion.
  • Girard René, 1982, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset.
  • Guille‑Escuret Georges, 1988, La Souche, la cuve et la bouteille. Les Rencontres de l’histoire et de la nature dans un aliment : le vin, Paris Éditions de la msh.
  • Guille‑Escuret Georges, 1994, Le Décalage humain. Le Fait social dans l’évolution, Paris, Kimé.
  • Lloyd Geoffrey E.R., 1996 [1990], Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte.
  • Olivier de Sardan Jean‑Pierre, 2008, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio‑anthropologique, Louvain, Academia Bruylant.
  •  

Notes

  • [1]
    Pour un aperçu de cette discussion fébrile, voir Georges Guille‑Escuret [1994].
  • [2]
    Lettre du préfet : Archives départementales 2M 274 ; les autres informations archivistiques proviennent des registres de délibération et d’état civil.
  • [3]
    Outre la précédente référence, voir Roger Dion [1977].
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