Notes
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[1]
Furet et Ozouf [1977 : 352] ont là encore raison : « Entre le xviie siècle et la guerre de 14, les Français sont entrés dans la culture écrite. Mais cette histoire souterraine n’est pas celle d’une substitution radicale de l’écrit à l’oral. Car l’écrit préexistait à cette acculturation collective ; et l’oral, lui, survit, jusqu’au cœur du xxe siècle. » Sur l’intérêt romanesque et anthropologique des « petits » personnages, voir Barnes, 2005 : 371-387.
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[2]
La lettre se situe dans la deuxième partie du texte (chapitre 10), à un moment du récit où Emma se sent « malheureuse » d’avoir cédé aux illusions du mariage comme de l’amour (adultère).
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[3]
Au début du roman le père Rouault est un cultivateur cauchois qui possède « une ferme de bonne apparence » où « parmi les poules et les dindons », picorent « cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises ». Il excelle dans les marchés, se plait aux ruses du métier et tape dans la main pour conclure une affaire. Il « conte » volontiers des histoires. C’est aussi un bon vivant qui veut être « bien nourri, bien chauffé, bien couché » et qui aime plus que de raison « le gros cidre, les gigots saignants, les glorias longuement battus. » Il finira appauvri et « paralysé ».
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[4]
Flaubert avait fait entendre assez longuement et expressivement la parole rurale de solidarité dans le malheur et les conceptions paysannes du cycle du deuil à l’occasion d’une rencontre entre le fermier guéri et l’officier de santé qui venait de perdre sa première femme : « Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise : soixante et quinze francs en pièces de quarante sous et une dinde. Il avait appris son malheur, et l’en consola tant qu’il put. Je sais ce que c’est ! disait-il en lui frappant sur l’épaule […]. Quand j’ai eu perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être tout seul […] ; j’aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin […]. Eh bien, tout doucement, un jour chassant l’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s’en est allé, c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait… un poids, là, sur la poitrine. » [Flaubert, 1971 : 21-22]. Voir plus généralement Canu, 1933 : 167-208 et Privat, 1994 : 17-48.
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[5]
On ne sait si notre colporteur a le mal d’amour – Le mal de dents c’est le mal d’amour – mais il est assuré que dans les pratiques paysannes d’autrefois on pensait que chaque dent perdue ou arrachée c’est « une partie du corps qui disparaît, une petite mort ». On conservait d’autant plus volontiers ses dents sur soi ou en lieu sûr que « suivant une croyance assez répandue, au moment de la résurrection les morts seront obligés de rassembler toutes les parties, mêmes les petites, qui ont fait partie de leur corps » [Loux, 1981 : 57-59].
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[6]
Sur les manières populaires et paysannes d’être, de penser et donc d’écrire on se reportera avec profit aux analyses thématiques et anthropologiques que développe Vassort [1999] à partir d’un corpus de « papiers d’un laboureur » du xviiie siècle (énoncé d’observations concrètes plus que raisonnement logique, pensée cyclique et analogique plus qu’hypothético-déductive et formelle, attention aux signes du quotidien ordinaire ou extraordinaire, culture composite, rôle de la communauté et des rites sociaux, pratique de l’écriture en rupture avec les gestes du travail rural, articulation orale de la formulation écrite, etc.).
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[7]
Au bal à la Vaubyessard, Emma s’était déjà remémoré avec une émotion aussi forte que fugace son enfance rustique : « L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. » [Flaubert, 1971 : 53]
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[8]
Nous appelons polylogie cette conjonction anthropologique et sémiotique d’oralité et de scripturalité qui se configure selon des combinaisons et des situations variables, labiles et évolutives [Privat, 2006 : 125-130 et 2007 : 14]. Sur « la nostalgie de la parole vive », sur « l’écriture de l’oralité », sur les interactions entre formes sociales orales et formes sociales écrites et sur une approche des différences culturelles entre sociétés orales et lettrées, voir respectivement Zumthor, 1981 : 10-33 ; Garavini, 1990, 3 : 284-289, Lahire, 1990, 3 : 262-273 et Ong, 1972-1973/2 : 1-29, 1982 : 31-114 et 2002. Nos analyses s’inscrivent en rupture avec celle de Naomi Schor [1976 : 30-46] pour qui « le père Rouault semble échapper à la trahison du langage. Sa lettre annuelle jouit d’une harmonie à la fois métaphorique (lettre = scripteur) et métonymique (lettre = réalité contiguë au scripteur). L’hiatus entre le scripteur, les mots et les choses est ici réduit au minimum […] à la différence des autres personnages qui entretiennent avec le monde des rapports fortement médiatisés par le langage écrit aussi bien que parlé, telle Emma. »
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[9]
Les « secrétaires » (modèles de lettres) alimentent la libraire de colportage durant plusieurs siècles. Le Nouveau Secrétaire français publié par Le Prieur à Paris en 1804 propose pour des épistoliers populaires des modèles « utilisables pour toutes les principales circonstances où l’on se voit forcé d’écrire ». On trouve aussi dans la balle du colporteur La Nouvelle Science des gens de campagne (1823) qui comprend dix modèles de lettres [Chartier, 1991 : 199-201]. Sur le même sujet, voir aussi Weber, 1983 : 643-668.
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[10]
Ce colporteur quincaillier ou mercier (selon les brouillons) pouvait avoir Emma comme cliente : /elle avait acheté à une foire - tout un casier de livres à un colporteur moyennant 30 fr. – depuis des traités de Pharmacie jusqu’à la cuisinière bourgeoise, la Nouvelle Héloïse s’y trouvait par hasard / (vol. 1, folio 162v). Nous citons les avant-textes (esquisses, ébauches, plans préparatoires, scénarios d’ensemble, brouillons, ratures, etc.) d’après /flaubert.univ-rouen.fr/bovary/
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[11]
L’aubergiste de Madame Bovary est un bon témoin de la pénétration historique de la culture urbaine écrite dans les campagnes par le biais de l’imagerie, principalement : elle avait acheté « à un colporteur qui passait quatre lithographies encadrées représentant les principales scènes de la tour de Nesle avec explications au bas, en français & en espagnol » (vol.2, folio 58v).
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[12]
Flaubert a d’ailleurs biffé la plupart des menus traits descriptifs de la rusticité, par exemple à propos du dinde : « il pèse lourd et je ne lui ai permis de manger autre chose que du grain » (vol. 4, folio 39). Une micro-analyse montrerait comment le texte passe du monde réaliste de la basse-cour (dinde, coq, picot) au bestiaire des contes et à l’imagerie des récits enfantins (poule, poulain, abeilles).
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[13]
Dans une version non retenue, Emma se désintéressait de la rituelle lettre : « Elle ne la lit pas jusqu’au bout. »
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[14]
Le style indirect libre (que les ethnographes aiment à employer) rend la responsabilité du discours indécidable. Le romancier assume ainsi indirectement le « romantisme » d’une écriture populaire ; on se souvient des remarques de Gautier sur « les vieilles chansons populaires pleines de fautes » où l’on sent « les amers parfums de l’aubépine » et l’amour proclamé de Rimbaud (Alchimie du verbe) pour « la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ».
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[15]
Dans la maison d’Emma c’est une « haie d’épines » qui symboliquement sépare le jardin des champs et plus généralement fera frontière et barrière avec des espaces entrevus mais interdits ou contrôlés. Lors de l’enterrement, le texte compare implicitement le destin d’Emma à « des gouttelettes de rosée [qui] tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épines » [Flaubert, 1971 : 344].
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[16]
La même ironie est lisible dans la naïve conclusion du père Rouault –« je conclus que le métier roule » –alors que les chevaux qu’évoque le colporteur dans l’écurie des Bovary sont les chevaux des promenades adultères d’Emma avec son amant ; pareillement, le lecteur du roman entend aisément l’humour de la comparaison du dinde (un dinde…) un peu mollet et massif avec ce Charles qui n’est pas le « coq » que le beau-père attendait.
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[17]
Dans une variante, le grand-père demandait, entre manière de dire commune et verbalisation d’un habitus rural, si la petite Berthe « jacassait ».
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[18]
Lettre à Louise Colet, 26 août 1853 [Flaubert, 1980 : 417].
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[19]
« Le “je” de l’ensorcelé, c’est l’ensemble constitué par lui-même et ses possessions […]. Dans un tel ensemble, on ne saurait distinguer corps et biens parce que les biens font corps avec celui dont ils portent la marque du nom » [Favret-Saada, 1977 : 253].
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[20]
La première description de la ferme des Bertaux (la première rencontre, fortuite, entre Charles Bovary et Emma Rouault) est déjà prédictive en fait des malheurs à venir, quand on y repense comme dit : « Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. »
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[21]
Chaque invité au repas de noces peut apporter en écot une « prestation alimentaire » qui s’inscrit dans « le cycle perpétuel des dons et des contre-dons alimentaires » faits à l’occasion des fêtes calendaires, patronales ou familiales et qui tissent sans cesse « les réseaux d’obligations entre parents et non-parents ». Ces dons, alimentaires ou non, peuvent faire l’objet d’une sorte de « remise cérémonielle » plus ou moins symbolique des « souhaits propitiatoires » destinés aux nouveaux époux. Ces présents – une quasi obligation rituelle – peuvent l’objet d’une sorte de « quittance symbolique » donnée à ceux qui s’en sont acquittés [Segalen, 1981 : 111-131].
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[22]
Marcel Mauss [1991] rappelle que dans le folklore européen « il y a danger à ne pas inviter l’orphelin, l’abandonné, le pauvre qui survient » et à ne pas les traiter comme la logique sacrée de l’échange rituel l’impose. On se souvient aussi de la parabole christique des invités aux noces : « Il en va du Royaume des Cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils. Il envoya ses serviteurs convier les invités aux noces, mais eux ne voulaient pas venir […]. Il dit à ses serviteurs : “Allez donc aux départs des chemins, et conviez aux noces tous ceux que vous pourrez trouver.” Ces serviteurs s’en allèrent par les chemins, ramassèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, les mauvais comme les bons, et la salle de noces fut remplie de convives » Matthieu 22, 2-10.
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[23]
Le motif des invités au festin cérémoniel mal traités par leur hôte est un topo des contes de fées. Pensons à La Belle au bois dormant - « Il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un étui d’or massif où il y avait une cuiller, une fourchette et un couteau de fin or, garnis de diamants et de rubis. Mais, comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée, qu’on n’avait point priée […]. Le roi lui fit donner un couvert ; mais il n’y eut pas moyen de lui donner un étui d’or massif, comme aux autres, parce que l’on n’en avait fait faire que sept, pour les sept fées. La vieille crût qu’on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents […]. Elle dit, en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie. » L’intertexte des contes et la perturbation des échanges symboliques courent tout au long du roman de Flaubert : « Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil (c’était le cadeau de noces du père Rouault), en le priant d’aller immédiatement porter cela, pour elle, au mont-de- piété ; et Léon obéit, bien que cette démarche lui déplût. »
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[24]
Il n’y a pas de sorcier chez Flaubert. Sa prose laisse habilement entr’apercevoir le monde sorcellaire dans le propos symptomatique d’un curé de campagne : « Ce matin même, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait l’enfle ; ils croyaient que c’était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment… ». Et M. Homais, l’apothicaire positiviste, avait prévenu le nouveau médecin du village : « Ah ! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary ; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. » [Flaubert, 1971 : 116 ; Disegni, 1996].
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[25]
L’écriture « ponctuelle » est laborieuse (manque d’habileté manuelle dans le maniement de la plume, maladroit tracé des lettres, orthographe défectueuse). Il faut aussi trouver les mots pour dire les choses : « Traduire de l’oral en écrit mobilise toute l’énergie » [Chartier, 1991 : 72]. Sur l’alphabétisation des campagnes en Seine-Inférieure et dans l’Eure à l’époque où Rouault aurait pu fréquenter une école, voir Jeorger [1977 : 101-151].
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[26]
Paul Zumthor distingue une oralité mixte (l’influence de l’écrit y demeure comme « externe, partielle et tardive ») d’une oralité seconde qui elle se compose ou se recompose à partir de l’écriture dans un univers culturel qui valorise l’écrit dans « l’usage » et dans « l’imaginaire. » L’oralité mixte procède ainsi de l’existence d’une culture écrite (au sens anthropologique du terme), l’oralité seconde d’une culture lettrée (toute expression y est marquée par la légitimité de l’écrit et de ses pouvoirs). Oralité mixte et oralité seconde se démultiplient en une « infinité » de nuances historiques et sociologiques. C’est une combinaison originale d’oralité mixte (Rouault) et d’oralité seconde (le travail d’écriture de l’écrivain, ici), que nous essayons de cerner, Emma rêvant (y compris à travers ses lectures) d’une sorte d’oralité primaire, expérience du monde vierge d’écrit.
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[27]
Les brouillons insistaient sur l’idéal d’autarcie de ce monde des fermes et sur sa résistance aux mutations culturelles modernes : « Nous ne sommes pas au bout de nos peines, car on dit que nous allons avoir une route de grande vicinalité qui va passer par Varengeville - & que la commune veut faire aussi un chemin pour aller à la route – et qu’on paiera 75 cent de plus. Je voudrais qu’ils fussent au fin fond avec leurs routes – puisque on est dévoré d’impôts et de surmulots. » (vol. 4, folio 37). La ferme des Bertaux est en pays cauchois, pays à l’habitat dispersé en « masures » et hameaux innombrables. Le père Rouault s’était par exemple cassé la jambe en revenant de faire les Rois, chez un voisin [Flaubert, 1971 : 14]. Sur l’« entrée en communication » du monde paysan et ses sociabilités traditionnelles (la culture orale des veillées par exemple), voir aussi Agulhon [1976 : 286-328].
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[28]
Flaubert hésite dans ses brouillons entre la « poussière » (rustico-chrétienne), la « poudre » (rustico-chic) et les « cendres » (rustico-mythologiques).
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[29]
Il suffit de se déprendre des effets de réel produit par l’artefact épistolaire (les fautes d’orthographe ont disparu par exemple) pour constater que « ce que lit le lecteur n’est pas ce que le personnage fictif lit et tient entre ses mains […]. » La distance qui sépare la lettre originale manuscrite fictive de sa version imprimée redouble ainsi « la distance de la parole à la lettre, comme la perte de la graphie et de la singularité concrète de l’objet, abolie dans l’impersonnalité des caractères d’imprimerie – redouble la perte de la voix et de la présence » [Planté, 1997 : 354].
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[30]
Emma amoureuse est liée à la couleur « bleue » (« cachet de cire bleue », « robe de mérinos bleu », « stores de soie bleue », etc.). Dans des versions antérieures, «
Emma était dans la salle quand Hivert / sa chambre quand Félicité Hivert lui apportala bourriche -ellecoupa la corde qui la retenaità la paille*avec ses ciseau l’attach. au panier le fil de fouet* ». -
[31]
Lettre à Louise Colet, 26 août 1853 [Flaubert, 1980 : 420].
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[32]
Autre version, plus lisible (et moins ensauvagée) : « J’ai maintenant une espèce de Cayennes nouvelle, qui en six mois deviennent ont des cols de giraffe & gds & peuvent manger du pain sur la table. »
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[33]
On connaît la fameuse définition de Flaubert par lui-même (Lettre à Louise Colet, 1er février 1852) : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle […]. Je crèverai obscur ou illustre, manuscrit ou imprimé. » La critique a moins remarqué combien l’écrivain en son cabinet d’écriture tenait entre les doigts le destin polylogique de la culture moderne, entre technologie de l’écriture et ethnographie du proche, plume (d’oie) à la main et plume (volaillère), fût-ce en déléguant fictivement ladite plume d’épistolier à un fermier géomètre de l’espace rustique : « La cour allait en montant, plantée d’arbres symétriquement espacés, et le bruit gai d’un troupeau d’oies retentissait près de la mare. Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu’elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides séchaient dans l’intérieur de la cheminée »… [Flaubert, 1971 : 15].
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[34]
Dans une autre version biffée : «
comme les cercles d’osier qui entourent les futailles.»
1La littérature écrite a souvent la nostalgie de l’oralité perdue. C’est, par exemple, l’oralité lointaine des mondes exotiques, bientôt transformée en motif littéraire :
Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau.
3C’est encore l’oralité proche des mondes familiers de l’enfance villageoise, bientôt muée en mythologie personnelle :
Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement : cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de physiologie […]. Dans les beaux soirs d’été, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait […]. Qu’il devait faire bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hêtraie ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.
5Mais Flaubert ne se contente pas de mettre en tension des univers romanesques et d’ironiser sur la constitution de stéréotypes culturels. Madame Bovary c’est aussi, entre autres bien sûr, une forme d’ethnographie fictionnelle de la culture paysanne. Or, ce monde porte trace d’une « mutation » historique majeure où la moderne raison graphique et l’ancienne culture orale s’entremêlent. Nous faisons nôtre la conclusion des historiens de la culture pour qui « pendant des siècles de lent déracinement, le paysan français a été un métis culturel » [Furet et Ozouf, 1977 : 369]. Mais nous faisons aussi l’hypothèse que l’univers verbal imaginé par le romancier peut enrichir la saisie de ce bouleversement symbolique et de cette rupture anthropologique dans les cosmologies ordinaires de vies (presque) ordinaires.
Le cadeau arrivait toujours avec une lettre
6Si « la modernité c’est l’écriture » [Furet et Ozouf, 1977 : 358], alors en effet Madame Bovary est bien le roman de cette modernité. Son auteur n’a-t-il pas passé nuit et jour pendant plus de cinq ans à écrire, sur-écrire et dés-écrire son manuscrit ? L’héroïne ne passe-t-elle pas le plus clair ou le plus sombre de son temps à écrire des lettres lyriques ou désespérées ? Il arrive même que tel « petit » personnage prenne la plume, comme cette lettre que le père Rouault adresse rituellement à Emma et à sa famille. C’est cette prose « rustique » qui constituera ici notre « terrain » privilégié d’observation pour essayer d’entrer dans la compréhension ethnologique d’un imaginaire littéraire où l’hybridation culturelle et langagière est plus subtile (et peut-être plus actuelle) qu’il n’y paraît [1].
7Commençons par lire ou relire cette lettre d’un fermier normand du xixe siècle à sa fille. Il s’agit certes d’un artefact verbal de prose paysanne, à vrai dire fort rare dans la littérature des siècles passés, en tout cas unique sous la plume du narrateur flaubertien [2] :
C’était l’époque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes :
« Mes chers enfants,
J’espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plus mollet, si j’ose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots ; et renvoyez-moi la bourriche, s’il vous plaît, avec les deux anciennes. J’ai eu un malheur à ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort, s’est envolée dans les arbres. La récolte non plus n’a pas été très fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j’irai vous voir. Ça m’est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma ! »
Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.
« Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j’ai attrapé l’autre jour à la foire d’Yvetot, où j’étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces brigands-là ! Du reste, c’était aussi un malhonnête. J’ai appris d’un colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, s’est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m’étonne pas, et il m’a montré sa dent ; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s’il t’avait vue, il m’a dit que non, mais qu’il avait vu dans l’écurie deux animaux, d’où je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable. Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite-fille Berthe Bovary. J’ai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes d’avoine, et je ne veux pas qu’on y touche, si ce n’est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l’armoire, à son intention, quand elle viendra.
Adieu, mes chers enfants. Je t’embrasse, ma fille ; vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues.
Je suis, avec bien des compliments, votre tendre père,
Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes d’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie d’épines. On avait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l’âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprès de lui, sur l’escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout d’un bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient !… Elle se rappela des soirs d’été tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient… Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux comme des balles d’or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là ! quelle liberté ! quel espoir ! quelle abondance d’illusions ! »
Un intervalle entre les lignes
10On le constate sans peine, la culture graphique est bien présente, faute d’être toujours bien maîtrisée. Flaubert cite in extenso cette missive de la main d’un homme de la campagne qui possède sinon l’art du moins les compétences suffisantes pour pratiquer l’épistolaire, genre discursif bien spécifique de l’écrit.
11Le fermier applique (recopie ?) les formules conventionnelles de la correspondance privée, de son ouverture (« Mes chers enfants ») à sa clôture (« Je suis avec bien des compliments »). Il compose sa lettre selon une progression thématique conforme aux normes communes (la santé, les faits saillants de la vie quotidienne, les témoignages d’attachement familial, etc.). L’attention du lecteur est attirée avec une particulière insistance sur la matérialité de l’écrit (lignes, intervalle, plume, gros papier, écriture, cendres, poussière) et sur la pratique même du scripteur (« fautes d’orthographe », « sécher l’écriture »).
12C’est ainsi que Flaubert inscrit cette lettre à la fois dans une sociologie populaire et historique générale des pratiques de l’écriture (une écriture rare et familiale, inexperte et appliquée) et dans une logique plus intime où l’espace graphique est sémiotisé comme lieu et moment d’une rêverie solitaire dont nul ne saura rien : « Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps » [Flaubert, 1971 : 176].
Nous avons pris un café ensemble
13Le monde de l’oralité rurale pénètre toutefois largement ce texte [4]. Flaubert ne se prive pas de glisser ici et là quelques mots du dialecte normand (un dinde, picots) ni d’utiliser de nombreux marqueurs de l’expressivité orale et populaire (« tenir de préférence », « ça m’est tellement difficile », « ma pauvre Emma », « ces brigands-là », « Bovary travaille toujours dur », « ça ne m’étonne pas », « le métier roule », « il me fait deuil », etc.). De façon plus générale et plus subtilement endogène, les habitudes, les us et croyances de la ruralité traditionnelle constituent un fond « oral » (au sens anthropologique) à ce récit épistolaire plus ou moins ethnotypique : contre-don rituel et cyclique ; nouvelles sur la vie à la ferme et sur les récoltes ; fréquentation des foires, mœurs douteuses ou inquiétantes des bergers, passage du colporteur ; coutume de la dent arrachée et conservée [5] ; bons vœux et bon Dieu, plantation rituelle d’un arbre de naissance [6].
14Ces manières de croire, de dire et de faire du monde populaire et paysan, jusque dans sa sociabilité journalière et les petits plaisirs de l’entre soi (« nous avons pris un café ensemble »), sont redoublées par des topiques et des utopiques propres au monde de l’oralité romantique et lettrée. C’est par exemple la nostalgie d’un âge d’oralité heureuse et enfantine, un temps d’émotions simples et de bonheurs sensibles, concrets et charnels, au plus loin de l’ordre de l’écrit (un bâton qui brûlait dans la cheminée « à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient » ; des souvenirs de soirs d’été « tout pleins de soleil » ; des poulains qui hennissaient et galopaient et galopaient ; une ruche à miel sous la fenêtre et des abeilles tournoyant). Ces abeilles qui virevoltaient comme des « balles d’or » sont bien le signe d’un âge d’or, un âge d’oralité perdue (les verbes sont au passé) où tout n’était alors que « bonheur », « liberté », « espoir ». Ce « temps-là », ce temps mythifié se donne aussi à lire comme le temps mythique des contes de fées de la tradition. Le récit (et Emma) retrouve ici les motifs folkloriques typiques de Cendrillon (la jeune fille, les « cendres du foyer », la cheminée) :
Elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l’âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprès de lui, sur l’escabeau dans la cheminée […].
J’espère par la présente
16Jusqu’ici notre analyse a mis en évidence la présence dans le texte de certains traits caractéristiques de la culture écrite et de la culture orale. Mais ce serait évidemment simplifier le discours du roman que de le réduire à cette dimension documentaire, et plus encore à une forme de simple coexistence de deux régimes de communication ou même de deux univers culturels. Tout le travail de Flaubert consiste au contraire à signifier l’enchevêtrement des systèmes symboliques en présence et leur coalescence pratique et discursive [8]. La figure populaire et rurale du colporteur comme intermédiaire culturel qui colporte dans les campagnes les nouvelles de tout ordre et propose parmi sa petite marchandise des livres de colportage (et des modèles de lettres) [9], précisément, en serait la forme figurative et transitoire la plus concrète [10]. Tout comme, sur un autre plan, l’intertextualité des contes de Perrault où se mêlent tradition orale et tradition écrite et qui manifeste sur le plan littéraire ce composite culturel et langagier.
17Cette présence insistante d’un monde oral dans la fiction littéraire n’est pourtant pas une fiction (a fortiori un artifice stylistique, un simple effet de réel ou une quête facile de pittoresque ethnographique) [11]. C’est une représentation et un imaginaire verbal d’une mutation historique dans les modes de communication donnés à comprendre de l’intérieur (là est la posture ethnologique originale et rare de l’écrivain) et plus profondément dans les habitus langagiers et culturels progressivement et inexorablement bouleversés [Weber, 1983 : 689-704].
18La forme la plus élémentaire de cette hybridation est le ton conversationnel de la lettre, comme si le scripteur parlait en quelque façon à ses destinataires. Les exemples de cette conversation de papier sont si nombreux que l’on pourrait dire qu’ils sont au cœur du dispositif rédactionnel et même constitutif du propos. Cette quête d’interlocution produit des effets d’oral et d’oral presque spontané par l’enchaînement d’informations plus ou moins hétéroclites à l’intérieur d’une même phrase ou entre phrases. En voici quelques exemples : « J’espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres ; Je vous donnerai un coq […]. J’ai eu un malheur à ma charreterie ». Les enchaînements et emboîtements thématiques tendent ainsi à prendre le pas sur une construction scripturale planifiée qui obéirait à une logique plus analytique et serait ponctuée selon les normes classiques de l’écrit, loin du mimétisme du dialogue in vivo ou d’une conversation rapportée au style direct : « Je lui ai demandé s’il t’avait vue, il m’a dit que non, mais qu’il avait vu dans l’écurie deux animaux, d’où je conclus que le métier roule. »
19Plus généralement et plus profondément, c’est un double déni tendanciel de la spécificité de l’ordre de l’écrit que traduit ou exprime la lettre. En premier lieu, il y a constamment chez le père Rouault comme une propension à imaginer qu’il se trouve bel et bien en présence de ses interlocuteurs. Ainsi s’exprime-t-il voire argumente-t-il comme s’il était en situation de face à face interlocutif :
— Il me semble un peu plus mollet, si j’ose dire, et plus massif. Mais la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots, et renvoyez-moi la bourriche, s’il vous plaît, avec les deux anciennes ;
— Ça m’est tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma !
21Cette présence imaginaire de l’interlocuteur (indice même de son absence réelle ou pis de son éloignement) est marquée de multiples façons, des plus factuelles (les deux anciennes bourriches ne sont toujours pas renvoyées à la ferme paternelle) [12] aux manifestations à la fois les plus codées et les plus physiques des affects : « Je t’embrasse, ma fille, vous aussi mon gendre, et la petite, sur les deux joues. »
22En second lieu, la confusion ou mieux la continuité entre le référent extralinguistique et la logique grammaticale propre à la langue écrite signalent moins une maladresse rédactionnelle qu’une posture communicationnelle ou mieux ontologique qui a pour effet d’assurer une sorte de continuum entre l’oralité du monde de la ferme et la scripturalité de l’univers manuscrit : « C’était l’époque où le père Rouault envoyait son dinde […] » « J’espère que […] celui-là vaudra bien les autres. »
23Et quoi de plus expressif, au cœur de l’activité d’écriture et de l’espace graphique, que cet exemple de décrochage énonciatif (le narrateur reprend formellement la conduite du récit) et de suspension rédactionnelle au profit d’un commentaire sémiotique du narrateur sur la rêverie existentielle de son épistolier de personnage : « Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps. »
24Cet usage pragmatiquement inattendu du déictique « ici » (on attendrait « là » normalement en situation d’énonciation écrite) a pour effet de visualiser la matérialité de la page d’écriture (le « ici » montre du doigt en quelque sorte) et de suggérer noir sur blanc la vie intérieure, pensive et suspensive, de son personnage.
25Cet écrit est très lié à un rapport oral, affectif et cognitif, avec la vie à/de la ferme jusque dans l’imaginaire d’Emma. Le « gros papier » qu’elle tient un moment entre « ses doigts », ce papier « qui sentait l’odeur des sacs à grains » établit un lien physique et sensible avec le rustique univers paternel, fût-il disqualifié sur le plan du goût dominant et des usages légitimes.
26La polysémie du texte actualise d’autres formes d’hétérophonie narrative et culturelle (les modes et les mondes discursifs ne sont pas homogènes, même s’ils peuvent converger), par exemple quand se rencontrent les points de vue normatifs du narrateur et d’Emma sur la médiocre qualité de la performance écrite de Théodore Rouault (ses « fautes d’orthographe ») [13] et quand le travail de signifiance du roman ne peut échapper au lecteur coopératif (les « fautes » s’enlacent comme une jouissive déviance scripturale des sacro-saintes normes sociales) [14]. Ce dialogisme des points de vue sur la rédaction maladroite et sur le jeu des significations se continue dans une description étonnante de baroquisme stylistique. Emma y manifeste une affiliation langagière, une connivence poétique et une forme de solidarité anthropologique avec la culture ordinaire de la campagne : « et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie d’épines » [Flaubert, 1971 : 177] [15].
27Laissons ici de côté l’ironique comparaison de l’héroïne si romanesque avec une poule à l’humeur vagabonde… [16] La subjectivation, et presque l’incorporation, de l’écrit du père dans la pensée d’Emma est dynamisée par sa mémoire affective qui en quelque façon bruite la lettre de l’écrit, comme si la culture de la langue (les femmes coquettes caquettent) et l’expérience intériorisée de la vie rurale se motivaient l’une l’autre : la pensée écrite caquette [17]. Tout se passe comme si ces habitus fermiers et premiers se sur-imprimaient par une sorte de condensation figurale à la factualité linéaire de l’écrit épistolaire. Les « lisières dialogiques » des mots s’y entrecroisent comme dans toute pensée vivante et ces « micro-mondes » eux-mêmes composites résonnent à leur tour dans le monde imaginaire du lecteur [Bakhtine, 1984 : 330 et 338]. Ainsi les lignes sont-elles bien des haies de mots et le discours une basse-cour bruissante et buissonnière.
J’ai eu un malheur
28Ce fragment de prose animiste n’est pas unique dans Madame Bovary. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant quand on sait à quel point Flaubert était attentif au filage de son récit, jusque dans le détail (on n’ose dire ici le « grain ») du texte : « Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait le collier » [18]. De fait, l’intraculture du roman (sa construction narrative, sa structuration sémiotique, sa configuration symbolique) obéit bel et bien, localement, à de discrètes lignes de force qui appartiennent au monde magico-oral, en particulier à la croyance aux intersignes. Le lecteur diligent ne saurait en effet rester sourd aux divers indices qui, conjugués, dessinent et confirment le destin d’une maison vouée au(x) malheur(s). Qu’est-ce à dire ?
29Les petites et grandes misères de la vie courante (récolte médiocre, mauvais rhume, berger malhonnête, deuil et solitude) prennent en réalité un tour inquiétant, à la croisée du point de vue endogène du scripteur et de la dynamique du récit : « J’ai eu un malheur à ma charreterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort, s’est envolée dans les arbres. » [Flaubert, 1971 : 176]
30Cette violente destruction nocturne est pensée et mieux encore formulée par le fermier comme un malheur qui touche à sa personne, un malheur qui frappe une propriété qui littéralement fait corps avec son propriétaire [19]. Loin de l’anecdote ou du simple fait divers, ce faisceau de mauvais signes (malheur nocturne, vent mauvais, destruction spectaculaire) s’interprète donc comme le signe motivé d’un malheur annoncé - et de malheurs répétés qui sont en fait coextensifs du destin des Bovary et des Rouault [20]. On rappellera seulement ici deux moments clés dans la cosmologie du roman, la malédiction populaire d’abord, la mantique folklorique ensuite. Lors de la noce aux Bertaux,
la mariée avait supplié son père qu’on lui épargnât les plaisanteries d’usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (qui même avait apporté, comme présent de noces, une paire de soles)2 [21] commençait à souffler de l’eau avec sa bouche par le trou de la serrure, quand le père Rouault arriva juste à temps pour l’en empêcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, céda difficilement à ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa le père Rouault d’être fier, et il alla se joindre dans un coin à quatre ou cinq autres des invités qui, ayant eu par hasard plusieurs fois de suite à table les bas morceaux des viandes, trouvaient aussi qu’on les avait mal reçus, chuchotaient sur le compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts. »
32On comprend bien que, dans le contexte rituel du mariage de Charles et d’Emma, ce cousin mareyeur qui a offert comme il convient un présent de noces (« une paire de soles » normandes) est en droit de s’attendre à être traité selon les devoirs de l’hospitalité et les règles de l’échange cérémoniel. Il ne peut donc que chercher à se venger de cette violation des us et normes de la sociabilité rituelle, avec d’autres pauvres bougres plus ou moins proches de la famille qui tout comme lui ont été « mal reçus ». Le destin du récit était déjà écrit, quelques lignes plus haut : les plus humbles des invités – ceux qui portent de simples « blouses de cérémonie » – devaient « bien sûr […] dîner au bas bout de la table »… [22] Et bien sûr ce même cousin se voit interdire l’exercice d’une farce aux mariés [Van Gennep, 1946 : 570-583], ici à l’encontre d’un veuf qui se remarie avec une jeunesse (le jeu/jet d’eau dans le trou de la serrure). Le droit folklorique et l’obligation de rendre sont ainsi bafoués, publiquement. Or, dans le système symbolique du peuple des champs et des grèves, maudire reste une pratique langagière dont on ne saurait trop se méfier, en particulier en cas d’affront au code de l’honneur (« présent de noces » vs « bas morceaux de viande ») [23]. Ce dérèglement dans l’échange se retournera contre la maison Rouault et contre le mariage de la fille avec la forme et la force de la profération secrète d’une parole de malheur : ils « chuchotaient sur le compte de leur hôte » et ils « souhaitaient sa ruine à mots couverts ».
33Le « fil » que tire alors Flaubert n’est un fil ténu que pour une lecture qui ignorerait ou refoulerait les têtues et menues données textuelles (le contre-don anniversaire du picot, les bourriches non retournées, le berger délicat de bouche). L’indice le plus visible et le plus dramatiquement significatif (a posteriori) est apparemment insignifiant ou purement « réaliste » : « C’était sous le hangar de la charreterie que la table était dressée » [Flaubert, 1971 : 29]. Or, le toit des noces finira par s’envoler dans les arbres, comme balayé par un vent nocturne et fou, un vent du diable, et la malédiction se donnera à lire quasiment à découvert dans l’intersigne narratif qui relie la formule sorcellaire (« sa ruine à mots couverts ») et le méfait conséquent (« couverture envolée »). Cette pensée sauvage confère ainsi au récit l’arrière-plan initiatique d’un univers paysan où la magie performative de la parole rituelle n’est pas un vain mot, fût-ce chez les sans-voix [24]. Et Théodore a beau dire – « j’ai planté un prunier […] et je ne veux pas qu’on y touche » - il n’a pas les dieux avec lui. À quoi ou à qui songe le bonhomme d’ailleurs, entre les lignes ? À un au-delà ou à un en deçà de l’écriture ?
34Lors de la mort d’Emma, le lecteur retrouvera d’autres croyances e/ancrées dans la culture folklorique du roman. Cette fois c’est une mantique paysanne que le texte écrit incorpore. Le père Rouault a en effet reçu une lettre ambiguë du pharmacien qui semble l’informer de la mort de sa fille. Au petit matin, il passe sa blouse et enfourche son bidet ; tout le long de la route il se dévore d’angoisses et croit même « entendre des voix autour de lui ». Enfin, le jour se leva :
Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre ; il tressaillit, épouvanté de ce présage. Alors il promit à la sainte Vierge trois chasubles pour l’église, et qu’il irait pieds nus depuis le cimetière des Bertaux jusqu’à la chapelle de Vassonville. »
36Certes, lecteur et narrateur savent que l’interprétation du présage est erronée (c’est un intersigne tragique, pas seulement un présage de mort) et peuvent se désolidariser intellectuellement de cette superstition. Cette mésinterprétation, qui n’en est que plus pathétique, présuppose de fait la prise en charge par le texte d’une mantique traditionnelle à laquelle le fermier recourt spontanément, in situ. Aux Bertaux, on sait en effet que les poules noires sont messagères de malheur, surtout si elles sont trois (chiffre magique), plongées dans les ténèbres du sommeil et qu’on les croise au petit jour dans un lieu inhabituel… Cette « lecture » païenne (et ancienne) des signes de la nature n’est pas contradictoire dans la cosmologie du fermier avec une pratique populaire de la religion où les promesses pieuses se font dans la logique du contre-don somptueux et ostentatoire et où le rite comme épreuve physique est une preuve de (bonne) foi. Ce syncrétisme culturel et cultuel caractérise encore largement la culture orale et paysanne du premier xixe siècle.
Un peu de poussière grise
37Dans Madame Bovary comme dans les mœurs rurales et à des rythmes très différents, la France du xixe siècle entre donc « dans la culture écrite au prix de très longues résistances de la culture traditionnelle fondée sur l’échange des paroles » [Furet et Ozouf, 1977 : 356] et sur une vision encore en partie magico-symbolique du monde, loin des écrits savants et du scientisme des Lumières. Aussi conçoit-on que la coupure entre le monde oral (paysan et/ou enfantin) et le monde de la communication écrite et à distance puisse être vécue comme un échange douloureux entre deux solitudes. L’écrit n’est en effet qu’un pis aller [25] pour cette culture paysanne en situation d’oralité mixte [Zumthor, 1983 : 36] [26]. C’est la culture de petites communautés relativement homogènes et isolées qui valorisent une interconnaissance « authentique », directe et familière, « une appréhension concrète » du monde et « une expérience globale » des rapports entre individus [Lévi-Strauss, 1974 : 425-428 ; Poirier, 1968 : 532-547 ; Durkheim, 2007], une relation orale en somme : « Il m’a montré sa dent ; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé s’il t’avait vue, il m’a dit […] qu’il avait vu ». La forme la plus « authentique » de ce plaisir aux échanges interpersonnels directs et du goût pour la concrétude du (petit) monde sinon immobile du moins répétitif et cyclique clôt d’ailleurs la lettre : « J’ai planté pour elle [la petite Berthe], dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prune d’avoine, et je ne veux pas qu’on y touche, si ce n’est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l’armoire, à son intention, quand elle viendra. » [27] Ce vœu ne se réalisera pas (Berthe usera sa jeune vie dans « une filature de coton »), le cycle des échanges coutumiers (et le tabou sur l’arbre de vie cérémoniel) est rompu, la lettre restera lettre morte. Le père Rouault ne « connaîtra » jamais sa petite fille, puisque pour lui (et pour nous ?) connaître vraiment c’est voir de ses yeux vus, embrasser sur les deux joues, parler in praesentia. L’écrit c’est la solitude (moderne) et l’absence ontologique de « bonheur », ou pis l’image à peine subliminale de la mort : « Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite-fille Berthe Bovary. » Le père Rouault a du mal à faire son deuil du hic et nunc de la communauté (locale, voire autochtone et orale) et n’accepte que contraint et forcé la fatalité de l’éloignement (il bricole entre lettre et panier une « corde » aussi fonctionnelle que sémantiquement ambiguë).
38Emma, sa « pauvre » Emma à qui il écrit « Adieu » chaque année n’échappe pas à cette perception de l’échange écrit comme trompe-l’œil (« elle crut presque apercevoir son père ») et comme lieu marqué certes par la « pensée douce » qui s’anime entre les lignes (le bovarysme aidant), mais surtout irrémédiablement frappé par la distance avec l’autre : « On avait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa […] sur sa robe » [28]. Voilà encore un mauvais signe ou un présage de malheur (s) attaché à la lettre, à toute « lettre » peut-être [29].
L’homme-plume et les saltimbanques
39Le projet initial de l’auteur était très sobre. Il voulait rédiger la « Lettre du père R. » dans une tonalité « fort tendre & naïve », en incluant des « détails & explicat. de moissons ». La lecture d’une lettre par une jeune femme solitaire et méditative comme pastiche d’un motif fameux de la peinture de genre hollandaise (Johannes Vermeer, La Femme en bleu lisant une lettre 1663-1664) [30] et comme parodie de la pose féminine et romantique crée d’emblée un arrière-plan dissonant avec la perspective tendre et naïve, tout comme l’intertextualité ironique ou triste des mondes féériques.
40Il y a plus intéressant encore, dans les coulisses du texte. L’effet de présence existentielle du père Rouault, ses travaux, ses nuits et ses jours, existe bien comme effet de style et manifestation de la présence de/par la littérature. L’auteur semble toutefois redouter que les quelques traits d’ethnographie rurale qu’il se plaît pourtant à noter dans la solitude de son cabinet ne dessinent sous sa plume les horizons d’un roman rustique à la Georges Sand [voir aussi Ducange, 1823] ou pis d’une littérature paysanne. Bref, selon sa propre formule, Flaubert craint l’effet « galoches celtiques » [31]. Ce positionnement littéraire assumé ne saurait toutefois masquer d’autres censures plus discrètes qui travaillent une prose in progress. Son imaginaire scriptural le conduit par exemple vers des univers anthropomorphes dont la beauté onirique et le charme anthropologique risquent de passer outre son cahier des charges rédactionnel. Il biffe ainsi ses propres mots jusqu’à les rendre illisibles à lui-même ou force le trait jusqu’au grotesque, comme s’il s’exposait à une écriture qui s’aventurerait trop avant dans l’expérience primitiviste d’un monde à la fois proche et troublant. Il advient en effet que dans certains brouillons les picots soient « vraiment ht de taille & montés sur leurs pattes comme les saltimbanques sur leurs échasses. béquilles », ou encore que l’exotisme animal puisse presque subvertir les catégories anthropologiques ordinaires du monde familier : « j’ai maintenant une espèce de Cayennes nouvelles qui en six mois deviennent comme père et mère gds, ont des [illis.] cous de giraffe, & peuvent /pouvoir manger tant ils ont le cou long du pain sur la table [32] ». Ces ensauvagements scripturaux qui s’effaceront de l’horizon du roman publié rappellent la fascination longtemps exercée par les récits rapportés par les explorateurs de nouveaux mondes aux oralités fabuleuses et monstrueuses, altérités culturelles lointaines métissées d’oralité excentrique et fantaisiste de bateleurs de foire populaire ou de charlatans de place publique.
41Parallèlement les brouillons scénarisent des scripts rustiques qui peuvent être interprétés comme des palimpsestes de la pratique artisanale et exigeante de l’écriture flaubertienne : « Je crois qu’il [le dinde] sera bon en le laissant un peu mortifier, car il n’est tué que d’avant-hier et je l’ai nourri de grain. » Ces essais (dont on pourrait commenter chaque mot) peuvent enfin toucher au plus intime du geste scriptural, quand l’écrivain décrit les pratiques graphiques voire expressives de son épistolier de personnage (son double en quelque façon) et dans le même temps le(s) disqualifie ou le(s) rature, comme si cette fois c’était la subtile intuition d’une homologie structurelle entre l’habitus d’un paysan et la matérialité de sa performance scripturale qui était décidemment trop pittoresque ou trop risquée… Flaubert – « l’homme-plume [33] » – songeait ainsi à « une lettre, longue, réglée, écrite sur papier rouge, à main posée », avec ici et là une « épaisse écriture », des mots « illisibles » et des « lettres tordues aux jambages ambitieux ». Il était plus original quand il s’approchait d’un art calligraphique populaire, un art de compagnon tonnelier par exemple dont la signature – pratique spécifique de l’écrit s’il en est – déroulerait des « entrelacs » de vigne sur fond de papier coloré comme la vie, signature dont les lettres seraient « comme l’osier autour d’une futaille de cidre [34] ». La signature du roman s’imprimera en caractères majuscules définitivement standardisés pour marquer l’hégémonie de la culture écrite moderne au cœur des identités nouvelles. Même si, dans la culture du texte, la valorisation du face à face de la parole échangée qui suppose le voisinage proche des proches conduit à considérer que l’écrit relie moins les personnes qu’il ne « désagrège le rapport de l’individu au groupe restreint de la communication orale », publique et collective [Furet et Ozouf, 1977 : 359-360]. La poétique culturelle du roman dit encore cette scriptoralitude lors de l’ultime apparition du fermier des Bertaux, au retour de l’enterrement de sa fille, dans les dernières lignes du récit :
Ah ! c’est la fin pour moi, voyez-vous ! J’ai vu partir ma femme…, mon fils après…, et voilà ma fille, aujourd’hui […]. Le père Rouault repassa sa blouse bleue. Elle était neuve, et, comme il s’était, pendant la route, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur sa figure ; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussière qui la salissait. »
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Mots-clés éditeurs : ethnocritique, Madame Bovary, culture orale, communication écrite, lettre du père Rouault
Date de mise en ligne : 25/09/2014
https://doi.org/10.3917/ethn.144.0651Notes
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[1]
Furet et Ozouf [1977 : 352] ont là encore raison : « Entre le xviie siècle et la guerre de 14, les Français sont entrés dans la culture écrite. Mais cette histoire souterraine n’est pas celle d’une substitution radicale de l’écrit à l’oral. Car l’écrit préexistait à cette acculturation collective ; et l’oral, lui, survit, jusqu’au cœur du xxe siècle. » Sur l’intérêt romanesque et anthropologique des « petits » personnages, voir Barnes, 2005 : 371-387.
-
[2]
La lettre se situe dans la deuxième partie du texte (chapitre 10), à un moment du récit où Emma se sent « malheureuse » d’avoir cédé aux illusions du mariage comme de l’amour (adultère).
-
[3]
Au début du roman le père Rouault est un cultivateur cauchois qui possède « une ferme de bonne apparence » où « parmi les poules et les dindons », picorent « cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises ». Il excelle dans les marchés, se plait aux ruses du métier et tape dans la main pour conclure une affaire. Il « conte » volontiers des histoires. C’est aussi un bon vivant qui veut être « bien nourri, bien chauffé, bien couché » et qui aime plus que de raison « le gros cidre, les gigots saignants, les glorias longuement battus. » Il finira appauvri et « paralysé ».
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[4]
Flaubert avait fait entendre assez longuement et expressivement la parole rurale de solidarité dans le malheur et les conceptions paysannes du cycle du deuil à l’occasion d’une rencontre entre le fermier guéri et l’officier de santé qui venait de perdre sa première femme : « Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise : soixante et quinze francs en pièces de quarante sous et une dinde. Il avait appris son malheur, et l’en consola tant qu’il put. Je sais ce que c’est ! disait-il en lui frappant sur l’épaule […]. Quand j’ai eu perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être tout seul […] ; j’aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin […]. Eh bien, tout doucement, un jour chassant l’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s’en est allé, c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait… un poids, là, sur la poitrine. » [Flaubert, 1971 : 21-22]. Voir plus généralement Canu, 1933 : 167-208 et Privat, 1994 : 17-48.
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[5]
On ne sait si notre colporteur a le mal d’amour – Le mal de dents c’est le mal d’amour – mais il est assuré que dans les pratiques paysannes d’autrefois on pensait que chaque dent perdue ou arrachée c’est « une partie du corps qui disparaît, une petite mort ». On conservait d’autant plus volontiers ses dents sur soi ou en lieu sûr que « suivant une croyance assez répandue, au moment de la résurrection les morts seront obligés de rassembler toutes les parties, mêmes les petites, qui ont fait partie de leur corps » [Loux, 1981 : 57-59].
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[6]
Sur les manières populaires et paysannes d’être, de penser et donc d’écrire on se reportera avec profit aux analyses thématiques et anthropologiques que développe Vassort [1999] à partir d’un corpus de « papiers d’un laboureur » du xviiie siècle (énoncé d’observations concrètes plus que raisonnement logique, pensée cyclique et analogique plus qu’hypothético-déductive et formelle, attention aux signes du quotidien ordinaire ou extraordinaire, culture composite, rôle de la communauté et des rites sociaux, pratique de l’écriture en rupture avec les gestes du travail rural, articulation orale de la formulation écrite, etc.).
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[7]
Au bal à la Vaubyessard, Emma s’était déjà remémoré avec une émotion aussi forte que fugace son enfance rustique : « L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. » [Flaubert, 1971 : 53]
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[8]
Nous appelons polylogie cette conjonction anthropologique et sémiotique d’oralité et de scripturalité qui se configure selon des combinaisons et des situations variables, labiles et évolutives [Privat, 2006 : 125-130 et 2007 : 14]. Sur « la nostalgie de la parole vive », sur « l’écriture de l’oralité », sur les interactions entre formes sociales orales et formes sociales écrites et sur une approche des différences culturelles entre sociétés orales et lettrées, voir respectivement Zumthor, 1981 : 10-33 ; Garavini, 1990, 3 : 284-289, Lahire, 1990, 3 : 262-273 et Ong, 1972-1973/2 : 1-29, 1982 : 31-114 et 2002. Nos analyses s’inscrivent en rupture avec celle de Naomi Schor [1976 : 30-46] pour qui « le père Rouault semble échapper à la trahison du langage. Sa lettre annuelle jouit d’une harmonie à la fois métaphorique (lettre = scripteur) et métonymique (lettre = réalité contiguë au scripteur). L’hiatus entre le scripteur, les mots et les choses est ici réduit au minimum […] à la différence des autres personnages qui entretiennent avec le monde des rapports fortement médiatisés par le langage écrit aussi bien que parlé, telle Emma. »
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[9]
Les « secrétaires » (modèles de lettres) alimentent la libraire de colportage durant plusieurs siècles. Le Nouveau Secrétaire français publié par Le Prieur à Paris en 1804 propose pour des épistoliers populaires des modèles « utilisables pour toutes les principales circonstances où l’on se voit forcé d’écrire ». On trouve aussi dans la balle du colporteur La Nouvelle Science des gens de campagne (1823) qui comprend dix modèles de lettres [Chartier, 1991 : 199-201]. Sur le même sujet, voir aussi Weber, 1983 : 643-668.
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[10]
Ce colporteur quincaillier ou mercier (selon les brouillons) pouvait avoir Emma comme cliente : /elle avait acheté à une foire - tout un casier de livres à un colporteur moyennant 30 fr. – depuis des traités de Pharmacie jusqu’à la cuisinière bourgeoise, la Nouvelle Héloïse s’y trouvait par hasard / (vol. 1, folio 162v). Nous citons les avant-textes (esquisses, ébauches, plans préparatoires, scénarios d’ensemble, brouillons, ratures, etc.) d’après /flaubert.univ-rouen.fr/bovary/
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[11]
L’aubergiste de Madame Bovary est un bon témoin de la pénétration historique de la culture urbaine écrite dans les campagnes par le biais de l’imagerie, principalement : elle avait acheté « à un colporteur qui passait quatre lithographies encadrées représentant les principales scènes de la tour de Nesle avec explications au bas, en français & en espagnol » (vol.2, folio 58v).
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[12]
Flaubert a d’ailleurs biffé la plupart des menus traits descriptifs de la rusticité, par exemple à propos du dinde : « il pèse lourd et je ne lui ai permis de manger autre chose que du grain » (vol. 4, folio 39). Une micro-analyse montrerait comment le texte passe du monde réaliste de la basse-cour (dinde, coq, picot) au bestiaire des contes et à l’imagerie des récits enfantins (poule, poulain, abeilles).
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[13]
Dans une version non retenue, Emma se désintéressait de la rituelle lettre : « Elle ne la lit pas jusqu’au bout. »
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[14]
Le style indirect libre (que les ethnographes aiment à employer) rend la responsabilité du discours indécidable. Le romancier assume ainsi indirectement le « romantisme » d’une écriture populaire ; on se souvient des remarques de Gautier sur « les vieilles chansons populaires pleines de fautes » où l’on sent « les amers parfums de l’aubépine » et l’amour proclamé de Rimbaud (Alchimie du verbe) pour « la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ».
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[15]
Dans la maison d’Emma c’est une « haie d’épines » qui symboliquement sépare le jardin des champs et plus généralement fera frontière et barrière avec des espaces entrevus mais interdits ou contrôlés. Lors de l’enterrement, le texte compare implicitement le destin d’Emma à « des gouttelettes de rosée [qui] tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épines » [Flaubert, 1971 : 344].
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[16]
La même ironie est lisible dans la naïve conclusion du père Rouault –« je conclus que le métier roule » –alors que les chevaux qu’évoque le colporteur dans l’écurie des Bovary sont les chevaux des promenades adultères d’Emma avec son amant ; pareillement, le lecteur du roman entend aisément l’humour de la comparaison du dinde (un dinde…) un peu mollet et massif avec ce Charles qui n’est pas le « coq » que le beau-père attendait.
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[17]
Dans une variante, le grand-père demandait, entre manière de dire commune et verbalisation d’un habitus rural, si la petite Berthe « jacassait ».
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[18]
Lettre à Louise Colet, 26 août 1853 [Flaubert, 1980 : 417].
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[19]
« Le “je” de l’ensorcelé, c’est l’ensemble constitué par lui-même et ses possessions […]. Dans un tel ensemble, on ne saurait distinguer corps et biens parce que les biens font corps avec celui dont ils portent la marque du nom » [Favret-Saada, 1977 : 253].
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[20]
La première description de la ferme des Bertaux (la première rencontre, fortuite, entre Charles Bovary et Emma Rouault) est déjà prédictive en fait des malheurs à venir, quand on y repense comme dit : « Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. »
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[21]
Chaque invité au repas de noces peut apporter en écot une « prestation alimentaire » qui s’inscrit dans « le cycle perpétuel des dons et des contre-dons alimentaires » faits à l’occasion des fêtes calendaires, patronales ou familiales et qui tissent sans cesse « les réseaux d’obligations entre parents et non-parents ». Ces dons, alimentaires ou non, peuvent faire l’objet d’une sorte de « remise cérémonielle » plus ou moins symbolique des « souhaits propitiatoires » destinés aux nouveaux époux. Ces présents – une quasi obligation rituelle – peuvent l’objet d’une sorte de « quittance symbolique » donnée à ceux qui s’en sont acquittés [Segalen, 1981 : 111-131].
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[22]
Marcel Mauss [1991] rappelle que dans le folklore européen « il y a danger à ne pas inviter l’orphelin, l’abandonné, le pauvre qui survient » et à ne pas les traiter comme la logique sacrée de l’échange rituel l’impose. On se souvient aussi de la parabole christique des invités aux noces : « Il en va du Royaume des Cieux comme d’un roi qui fit un festin de noces pour son fils. Il envoya ses serviteurs convier les invités aux noces, mais eux ne voulaient pas venir […]. Il dit à ses serviteurs : “Allez donc aux départs des chemins, et conviez aux noces tous ceux que vous pourrez trouver.” Ces serviteurs s’en allèrent par les chemins, ramassèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, les mauvais comme les bons, et la salle de noces fut remplie de convives » Matthieu 22, 2-10.
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[23]
Le motif des invités au festin cérémoniel mal traités par leur hôte est un topo des contes de fées. Pensons à La Belle au bois dormant - « Il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un étui d’or massif où il y avait une cuiller, une fourchette et un couteau de fin or, garnis de diamants et de rubis. Mais, comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée, qu’on n’avait point priée […]. Le roi lui fit donner un couvert ; mais il n’y eut pas moyen de lui donner un étui d’or massif, comme aux autres, parce que l’on n’en avait fait faire que sept, pour les sept fées. La vieille crût qu’on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents […]. Elle dit, en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie. » L’intertexte des contes et la perturbation des échanges symboliques courent tout au long du roman de Flaubert : « Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil (c’était le cadeau de noces du père Rouault), en le priant d’aller immédiatement porter cela, pour elle, au mont-de- piété ; et Léon obéit, bien que cette démarche lui déplût. »
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[24]
Il n’y a pas de sorcier chez Flaubert. Sa prose laisse habilement entr’apercevoir le monde sorcellaire dans le propos symptomatique d’un curé de campagne : « Ce matin même, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait l’enfle ; ils croyaient que c’était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment… ». Et M. Homais, l’apothicaire positiviste, avait prévenu le nouveau médecin du village : « Ah ! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary ; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. » [Flaubert, 1971 : 116 ; Disegni, 1996].
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[25]
L’écriture « ponctuelle » est laborieuse (manque d’habileté manuelle dans le maniement de la plume, maladroit tracé des lettres, orthographe défectueuse). Il faut aussi trouver les mots pour dire les choses : « Traduire de l’oral en écrit mobilise toute l’énergie » [Chartier, 1991 : 72]. Sur l’alphabétisation des campagnes en Seine-Inférieure et dans l’Eure à l’époque où Rouault aurait pu fréquenter une école, voir Jeorger [1977 : 101-151].
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[26]
Paul Zumthor distingue une oralité mixte (l’influence de l’écrit y demeure comme « externe, partielle et tardive ») d’une oralité seconde qui elle se compose ou se recompose à partir de l’écriture dans un univers culturel qui valorise l’écrit dans « l’usage » et dans « l’imaginaire. » L’oralité mixte procède ainsi de l’existence d’une culture écrite (au sens anthropologique du terme), l’oralité seconde d’une culture lettrée (toute expression y est marquée par la légitimité de l’écrit et de ses pouvoirs). Oralité mixte et oralité seconde se démultiplient en une « infinité » de nuances historiques et sociologiques. C’est une combinaison originale d’oralité mixte (Rouault) et d’oralité seconde (le travail d’écriture de l’écrivain, ici), que nous essayons de cerner, Emma rêvant (y compris à travers ses lectures) d’une sorte d’oralité primaire, expérience du monde vierge d’écrit.
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[27]
Les brouillons insistaient sur l’idéal d’autarcie de ce monde des fermes et sur sa résistance aux mutations culturelles modernes : « Nous ne sommes pas au bout de nos peines, car on dit que nous allons avoir une route de grande vicinalité qui va passer par Varengeville - & que la commune veut faire aussi un chemin pour aller à la route – et qu’on paiera 75 cent de plus. Je voudrais qu’ils fussent au fin fond avec leurs routes – puisque on est dévoré d’impôts et de surmulots. » (vol. 4, folio 37). La ferme des Bertaux est en pays cauchois, pays à l’habitat dispersé en « masures » et hameaux innombrables. Le père Rouault s’était par exemple cassé la jambe en revenant de faire les Rois, chez un voisin [Flaubert, 1971 : 14]. Sur l’« entrée en communication » du monde paysan et ses sociabilités traditionnelles (la culture orale des veillées par exemple), voir aussi Agulhon [1976 : 286-328].
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[28]
Flaubert hésite dans ses brouillons entre la « poussière » (rustico-chrétienne), la « poudre » (rustico-chic) et les « cendres » (rustico-mythologiques).
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[29]
Il suffit de se déprendre des effets de réel produit par l’artefact épistolaire (les fautes d’orthographe ont disparu par exemple) pour constater que « ce que lit le lecteur n’est pas ce que le personnage fictif lit et tient entre ses mains […]. » La distance qui sépare la lettre originale manuscrite fictive de sa version imprimée redouble ainsi « la distance de la parole à la lettre, comme la perte de la graphie et de la singularité concrète de l’objet, abolie dans l’impersonnalité des caractères d’imprimerie – redouble la perte de la voix et de la présence » [Planté, 1997 : 354].
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[30]
Emma amoureuse est liée à la couleur « bleue » (« cachet de cire bleue », « robe de mérinos bleu », « stores de soie bleue », etc.). Dans des versions antérieures, «
Emma était dans la salle quand Hivert / sa chambre quand Félicité Hivert lui apportala bourriche -ellecoupa la corde qui la retenaità la paille*avec ses ciseau l’attach. au panier le fil de fouet* ». -
[31]
Lettre à Louise Colet, 26 août 1853 [Flaubert, 1980 : 420].
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[32]
Autre version, plus lisible (et moins ensauvagée) : « J’ai maintenant une espèce de Cayennes nouvelle, qui en six mois deviennent ont des cols de giraffe & gds & peuvent manger du pain sur la table. »
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[33]
On connaît la fameuse définition de Flaubert par lui-même (Lettre à Louise Colet, 1er février 1852) : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle […]. Je crèverai obscur ou illustre, manuscrit ou imprimé. » La critique a moins remarqué combien l’écrivain en son cabinet d’écriture tenait entre les doigts le destin polylogique de la culture moderne, entre technologie de l’écriture et ethnographie du proche, plume (d’oie) à la main et plume (volaillère), fût-ce en déléguant fictivement ladite plume d’épistolier à un fermier géomètre de l’espace rustique : « La cour allait en montant, plantée d’arbres symétriquement espacés, et le bruit gai d’un troupeau d’oies retentissait près de la mare. Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu’elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides séchaient dans l’intérieur de la cheminée »… [Flaubert, 1971 : 15].
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[34]
Dans une autre version biffée : «
comme les cercles d’osier qui entourent les futailles.»