Couverture de ETHN_141

Article de revue

L'individu au menu : l'invention du restaurant à Paris au XVIIIe siècle

Pages 11 à 17

Notes

  • [1]
    Ouvert au public en 1793 sous le nom de Museum central, il est rebaptisé Musée Napoléon en 1798 et s’enrichit au fil des conquêtes de l’empereur [Ndt].
  • [2]
    Et l’auteur de préciser : « On vous donne là une soupe, un bouilli, ou une pièce de bœuf cuit, une prétenduë entrée de ragoût, une fricassée de veau, ou des Côtelétes, un peu de légumes, du rôti, & pour le dessert du lait, du fromage, de petits biscuits, & les fruits selon la saison, & cela va ainsi un an après l’autre » [Ndt].
  • [3]
    D’abord appelées « Community Feeding Centre » (feeding évoquant le ravitaillement mais aussi le nourrissage) avant d’être rebaptisées par Winston Churchill, ces cantines étaient ouvertes à tous. Pour un prix minime, elles servaient des repas chauds aux personnes ayant perdu leur logement dans les bombardements ou n’ayant plus de coupons de rationnement [Ndt].

1Lorsqu’en 1802 la paix d’Amiens met fin provisoirement aux guerres napoléoniennes, les Britanniques peuvent se rendre à Paris en toute sécurité, pour la première fois depuis près de dix ans, et assouvir leur curiosité. Les voyageurs d’outre‑Manche affluent, aussi impatients de voir par eux‑mêmes les effets de la Révolution française que désireux de livrer leurs découvertes dans une succession d’ouvrages, qui tous promettent de brosser le « tableau fidèle » d’un bouleversement sans précédent. Pour un grand nombre de ces visiteurs, la France connaît alors deux révolutions ; l’une transforme ses structures politiques et son régime de gouvernement, l’autre, dans le sillage de la première, ses habitudes alimentaires : les restaurants figurent en bonne place sur la liste des merveilles du Paris napoléonien, non loin du musée du Louvre qui vient juste d’ouvrir [1].

Petite introduction historique

2Les premiers établissements spécialisés dans la confection et la vente de restaurans ou « bouillons reconstituants » ouvrent dans les années 1760, puis leur nombre s’accroît au cours des années 1770 et 1780. Mais les commentateurs du XIXe siècle ignorent cette partie de leur histoire. Britanniques sceptiques ou Français contents d’eux, tous en effet ont de bonnes raisons d’attribuer l’émergence de cette institution socioculturelle très particulière aux changements politiques apportés par la Révolution de 1789. Pour les premiers, alliant fastes et variété, le restaurant parisien fournit la preuve que la France, terre des extrêmes, reste et demeure un pays où les impératifs de l’exhibition prodigue l’emportent sur les plaisirs simples du confort domestique. Comment expliquer autrement l’étrange spectacle de familles entières (y compris les femmes !) dînant en public ? Pour les écrivains français en revanche, à l’instar du cousin de Madame Récamier, l’avocat Jean Anthelme Brillat‑Savarin, le restaurant prouve que la Révolution a profondément modifié la France, en démocratisant considérablement au moins un domaine essentiel de l’existence [Brillat‑Savarin, 1826]. En 1798 déjà, Louis Sébastien Mercier proposait une explication convaincante dans Le Nouveau Paris, en faisait naître la culture du restaurant des ruines de l’aristocratie d’Ancien Régime : « Les cuisiniers des princes, des conseillers aux parlemens, des cardinaux, des chanoines et des fermiers‑généraux, n’ont pas resté long‑tems inactifs après l’émigration des imitateurs d’Apicius. Ils se sont fait restaurateurs, et ont annoncé qu’ils alloient professer et pratiquer pour tout payant, la science de la gueule, comme dit Montaigne » [Mercier, 1798 : IV, 197]. La grande cuisine française avait cessé d’être l’apanage d’un petit nombre d’aristocrates, grâce aux restaurants elle devenait accessible à tous.

3Au cours des décennies suivantes, les restaurants font partie des traits qui caractérisent le plus la capitale française pour les voyageurs anglo?américains. Les descriptions de Paris (et implicitement de la France, même si le phénomène se limite largement à la capitale au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle) leur accordent une place importante comme lieux de consommation sans production et de prodigalité sans bornes, un thème que les menus permettent sans doute mieux d’approfondir. Le client de la première moitié du XIXe siècle, auquel on remet une liste de plats interminable, est abasourdi par le choix, qualifié d’ « infini » dans les récits de voyage. Devant cette feuille entièrement couverte de caractères minuscules, le visiteur en est souvent réduit à bredouiller son désarroi. Certains commentateurs tentent de traduire cette réaction en chiffres et comptent le nombre de plats au choix, d’autres choisissent de reproduire dans leur ouvrage le texte entier d’un menu [Spang, 2000].

4Les restaurants utilisent un vocabulaire gastronomique de plus en plus codifié, qui plonge le voyageur, aussi éduqué et polyglotte soit?il, dans un abîme de perplexité. De nos jours, les menus qui détaillent les spécialités de la maison ressemblent à des livrets de cuisine, où les plats ne sont plus présentés par leur nom, mais par une liste d’ingrédients. On rencontre de plus en plus souvent ces cartes qui, au lieu de l’appellation « Porc à la normande » par exemple, nous proposent une minirecette : « Filet de porc bio élevé en plein air, nappé d’une sauce crémeuse à la moutarde, poivre et eau?de?vie de pomme [calvados], garni de purée de pommes de terre à l’ail et de baby betteraves ». Les titres de plats sont devenus moins allusifs, plus référentiels, et la distance entre la salle à manger et la cuisine s’est plutôt raccourcie. Mais dans le Paris du XIXe siècle naissant, ni les menus ni les serveurs n’étaient très diserts sur la préparation des mets. Il se peut également qu’aucune personne dînant dans le décor chargé d’un salon n’ait voulu savoir ce que contenait vraiment le « ragoût mêlé à la financière ». Un grand restaurant est alors un gage de sérieux. Le client n’a pas besoin de savoir ce qui se passe dans les cuisines, la réputation de l’établissement constitue en soi une garantie de qualité.

5Cette nouvelle institution obéit à des usages qu’il faut rappeler sans cesse. Jusque dans les années 1830, les guides continuent d’informer leurs lecteurs qu’ils peuvent facilement prévoir le coût de leur repas en consultant le menu (et qu’il n’est pas nécessaire de régler à l’avance, seulement après avoir consommé). Si utiles que soient ces conseils, ce n’est que la première étape de l’apprentissage. Car le menu – ainsi nommé parce qu’il ne propose qu’un « menu » aperçu de la prodigalité de l’établissement – ne se réduit pas, tant s’en faut, à une liste de mets et de prix. Spécificité du restaurant – qu’il permet de distinguer de l’auberge, de la taverne, de la gargote et du café –, le menu reste un objet dont l’utilisation est loin d’être évidente. Selon une légende urbaine très édifiante qui circule dans les années 1830, une personne sachant parfaitement lire et écrire peut néanmoins se révéler incapable de déchiffrer un menu. L’histoire raconte les mésaventures d’une famille de provinciaux allant dîner dans l’un des nombreux restaurants de la capitale. Débarquée de la campagne et ignorant tout de cette pratique socioculturelle, cosmopolite et encore relativement neuve, elle commanda tous les plats du menu, mais ne put en venir à bout, repue dès la septième soupe [De Kock, 1834]. Déroutés par son principe classificatoire, ces provinciaux avaient pris la carte pour un menu de banquet, et interprété le choix de plats rangés par catégories comme un parcours obligé. Au lieu de passer leur commande, ces analphabètes du menu se sont laissés commander par lui !

Le corps médicalisé et l’individu consommateur

6Le restaurant (et son menu, probablement son trait le plus distinctifs) repose sur une certaine idée du choix dont il est également l’instigateur. Aller au restaurant, lorsqu’on vit en Europe ou en Amérique du Nord, est devenu tellement banal qu’on ne remarque quasiment plus à quel point cette façon de manger en public est particulière. Car en privilégiant des unités discrètes – tables séparées, portions individuelles, menus variés –, le restaurant participe d’une vision du monde qui est manifestement individualiste. Le client quant à lui prend place à sa table pour manger son repas avec ses amis : il se rend dans un lieu social, mais en évitant soigneusement tout contact avec les autres personnes qui s’y trouvent en même temps que lui.

7Qu’elles privilégient une approche historique ou plutôt contemporaine, la plupart des études considèrent la structure extrêmement individualisée du repas de restaurant comme allant de soi. Aussi préfèrent?elles s’intéresser à la cuisine, transformant une étape historique de la commercialisation de l’hospitalité en phénomène « naturel ». C’est la faim qui pousse les gens vers ces établissements, dont l’apparition ne serait par conséquent qu’une réponse parfaitement normale et prévisible à un besoin physiologique. Un problème historique très particulier est ainsi ramené à un universel biologique. Dans cette perspective, le restaurant ne relevant plus de l’histoire mais de la nature humaine, la seule question qui subsiste à son sujet concerne en effet la nourriture qu’on y sert.

8Naturalisée, la culture du restaurant est également « nationalisée », et souvent abordée comme un produit dérivé de la cuisine française, supérieure ou supposée telle. Les touristes anglais et américains qui visitent Paris au XIXe siècle sont parmi les premiers à supposer que le « caractère national » se révèle dans les salles de restaurant. Mais, pour arriver à cette conclusion, ils ont dû investir une quantité considérable d’énergie émotionnelle dans la quête de ce qui rend le pays « de l’autre côté de la mer » différent du leur. Or, face au luxe ostentatoire du restaurant français, même le plus francophile et le plus enthousiaste de ces visiteurs finit par se languir de la sobriété de son home sweet home outre?Manche ; tandis que, comparé à l’élégance diaphane de Paris, New York lui apparaît d’autant plus « consistant » [Raffles, 1818 : 77 ; Smith, 1846]. Même si ces réactions ne sont guère surprenantes, ni d’ailleurs propres au XIXe siècle, on peut s’étonner que les historiens les aient acceptées sans réserve et rapportées avec autant de zèle. Plus étrange encore, peut?être, les intellectuels et les politiciens français du XXe siècle n’ont pas hésité à intégrer le restaurant à leur présentation de ce qui fait la France. Jean?Robert Pitte, par exemple, reprend l’argument de la « démocratisation » avancé par Brillat?Savarin et, prenant pour preuve les ventes du guide Michelin, conclut que « la haute cuisine est de moins en moins l’apanage des classes dirigeantes » [Pitte, 1991: 188 ; 2002 : 140]. En 2008, Nicolas Sarkozy s’inscrit dans la même ligne, lorsqu’il entreprend de faire inscrire le « repas gastronomique des Français » sur la liste du « patrimoine culturel immatériel de l’humanité » établie par l’unesco. Comme si les mets raffinés étaient, au même titre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un « don » de la France au reste du monde, et un modèle à suivre.

9Toutefois, à l’instar du discours gastronomique, les restaurants ont d’abord souligné non pas l’unité mais la différence culturelle, et ce, bien avant de devenir les indicateurs d’une quelconque « identité nationale ». Un réexamen des origines prérévolutionnaires de ces institutions montre comment, grâce à la commercialisation de la culture médicale du XVIIIe siècle, une institution socialement distinguée peut passer pour un prolongement de l’individualité biologique. (Autrement dit, pour reprendre la citation célèbre de Brillat? Savarin : « Dis?moi ce que tu manges et je te dirai ce que tu es ».) Car les restaurateurs des années 1760 et 1770 n’accueillent pas des hordes de touristes affamés. Ils se spécialisent dans la confection et la vente de bouillons restaurans (ou supposés tels), qu’ils préparent en faisant suer au bain?marie et à feu vif de grandes quantités de veau, de gibier ou de volaille. En insistant sur les vertus non seulement fortifiantes mais curatives et médicinales de leur menu, ces premiers restaurateurs tirent parti de la culture commerçante du XVIIIe siècle particulièrement sensible à l’argument médical [Jones, 1996]. Selon la formulation d’une publicité de 1767, les restaurans sont destinés à « ceux qui ont la poitrine faible et délicate ou par régime ne sont point dans l’usage de faire deux repas ni de souper » [L’Avantcoureur, 6 juillet 1767 : 422, mes italiques]. En d’autres termes, les premiers restaurants cherchent délibérément à attirer une clientèle qui « ne mange pas ».

10Les médecins du XVIIIe siècle donnent de nombreux noms aux affections diverses qui se manifestent par une « poitrine faible et délicate », mais tous se fondent sur les mêmes grands modèles physiologiques, qui soulignent l’importance de la digestion – et donc les dangers de « l’indigestion » – pour toutes les fonctions du corps. Associée à la circulation et à la respiration par des liens de causalité et d’analogie, la digestion influe également sur le système nerveux. Lorsqu’à la fin des années 1750 et 1760, la pensée médicale rencontre le culte naissant de la sensibilité, les propos sur la santé et le régime se mêlent de plus en plus à des jugements esthétiques et moraux. La sensibilité se manifeste par une réaction exacerbée à quasiment tous les stimuli, depuis les beaux paysages jusqu’aux mets épicés. Plus une personne a des nerfs sensibles, qui vibrent au contact du monde extérieur, plus elle est susceptible de pleurer devant une scène dramatique ou de tomber malade en mangeant un plat mal cuisiné. Dans cette logique, en déclarant qu’on a la « poitrine faible » et que l’on n’est « point dans l’usage de faire deux repas », on affirme également sa sensibilité morale, d’autant que le bon goût en cuisine se veut alors l’expression d’une réceptivité subtile aux stimuli de la nature. Les personnes physiquement faibles se voient ainsi dotées d’une sensibilité morale et artistique, et les maladies nerveuses et pulmonaires passent pour les signes certains d’une grande réceptivité émotionnelle.

11La faiblesse de poitrine étant à la fois tributaire de l’acuité nerveuse et facteur de son développement, tous les Français ne sont pas également vulnérables aux effets d’un air vicié ou d’un régime douteux. Tous les êtres humains possèdent des sens, mais certains sont plus sensibles que d’autres. Étroitement liés à certaines prédispositions et inclinations, la faiblesse de poitrine et ses symptômes comptent parmi les nombreux signes permettant de reconnaître l’élévation spirituelle. Empathie, passion, pathétisme ou douleur, tout submerge l’âme sensible. Couchers de soleil, orphelins courageux, amants malheureux ou ruines romaines éveillent en elle des sentiments extrêmes, qu’elle exprime de façon stéréotypée en pleurant abondamment ou, à l’occasion, en perdant connaissance, mais qui peuvent également la rendre « incapable de dîner ». Ce lien étroit supposé exister entre état moral et état physique permet de jouer sur les apparences. Si l’appétit délicat du poitrinaire révèle sa sensibilité d’esprit et sa conscience morale, alors assurément le chipotage alimentaire n’est?il pas le signe d’un cœur tendre et d’une âme généreuse ? Les nerfs et leurs maladies font l’objet d’un débat quasi obsessionnel, qui cherche en théorie à promouvoir la santé, mais qui, ce faisant, transforme les maux et les émotions en spectacle.

12En avalant leur consommé à petites gorgées, qu’ils aient ou non la « poitrine faible », les premiers clients de restaurant font montre (à leurs yeux et aux yeux de tous ceux susceptibles de les apercevoir) de l’appétit délicat qui signale une âme sensible et un esprit raffiné. À l’origine, le restaurateur ne s’emploie pas à nourrir des clients aussi affamés que pressés, mais plutôt à leur offrir un cadre où leur sensibilité pourra se donner à voir. S’ils se distinguent des auberges et des tavernes par leurs offres raffinées – bouillons et œufs mollet, crèmes de riz et semoule au lait –, la manière dont ils servent leur clientèle est plus innovante encore. Durant des siècles, la plupart des autres établissements ont placé leurs consommateurs autour d’une (ou plusieurs) grande table, sans leur laisser grand choix concernant les plats ou l’heure des repas. En proposant de petites tables privées (sur le modèle peut?être de ce qui se faisait dans les cafés), des repas sur commande (à l’intérieur d’une certaine tranche horaire) et un menu imprimé, les restaurants des années 1760 et 1770 se démarquent radicalement du service de table d’hôtes, qui a longtemps constitué la norme en Europe occidentale.

13Vingt ans après leur création, la spécialité des restaurants n’est plus de servir des soupes délicatement roboratives à une clientèle affichant une santé fragile, mais de satisfaire la diversité des goûts individuels. À la différence du traiteur qui cuisine pour des groupes, le restaurateur propose des portions individuelles servies à de petites tables séparées. Comme le note Diderot en 1767 dans une lettre à Sophie Volland, « On mange seul. Chacun a son petit cabinet où son attention [celle de la belle hôtesse] se promène : elle vient voir par elle?même s’il ne vous manque rien ; cela est à merveille, et il me semble que tout le monde s’en loue » [Diderot, 1962 : vol. VII, 172]. Le service de restaurans ne désigne pas un bol de bouillon, mais le repas individualisé auquel peut prétendre un consommateur unique à toute heure du jour. On trouvera dans l’établissement hybride ou intermédiaire d’un traiteur restaurateur, outre les cabinets et les salons particuliers, une ou deux salles de banquet ; mais ce qui fait la spécificité du service de restaurant est qu’il s’adresse à des individus à la création desquels il a peut?être même contribué. Le restaurateur invite son convive à prendre place à une table qui lui est réservée, avant de s’enquérir de ce qu’il désire et de se concentrer sur le sens le plus insaisissable et le plus difficile à universaliser : le goût.

14En alliant cadre raffiné, menus variés et horaires flexibles, le restaurateur offre à ses clients des services fort éloignés de la camaraderie qui règne dans la cantine ou l’auberge traditionnelle. Au lieu de se constituer une clientèle d’habitués en vivant au rythme d’un quartier, il privilégie ce qui est délicat, inattendu, individuel. Au lieu d’installer chaque nouveau venu à la même grande table, il innove en utilisant de petites tables et des espaces privés. La caricature représente le client à la table d’hôte occupant une position stratégique à proximité du rôti qu’il craint de quitter des yeux, alors qu’au restaurant elle le montre admirant tout à loisir l’élégance de son maintien dans un miroir mural, certain que son voisin de table n’en profitera pas pour chiper dans le plat un morceau de choix.

15Le restaurant donne également à sa clientèle au moins l’impression qu’elle peut choisir. Comparé aux table d’hôte des auberges où l’ « on ne mange pas trop bien […], soit que les viandes ne sont pas bien apprêtées, soit parce qu’on mange tous les jours la même chose, & qu’on a très rarement du changement » [2] [Nemeitz, 1727 : 58], il lui propose en effet un choix considérable même lorsque les entrées ne se comptent pas par dizaines, en affichant au menu bouillons, vermicelles, chapons, gaufres et riz au lait. En favorisant la diversité et en privilégiant l’individu, ce type d’établissement procède à la manière de la science médicale de l’époque, qui se démarque de l’ancienne sagesse théorique en suggérant la nécessité d’un remède légèrement différent pour chaque patient. À l’instar de l’esthétique relativiste de l’abbé Dubos, il reconnaît que les goûts sont individuels et inconciliables, sans que la société soit par là même condamnée à sombrer dans le non?sens et l’anarchie culturelle [Stafford, 1984: 42].

L’individualité au menu

16Lieu d’exposition et de traitement des faiblesses individuelles, le restaurant doit renouveler le rapport au menu : il crée une liste de plats disponibles, qui permet au consommateur de faire son choix au moment qui lui convient. Les caprices de la maladie exigent d’adopter pour chaque patient?client une approche diététique distincte ; aucune âme, aucun système nerveux ne sont « sensibles » de la même façon. Aussi, en passant sa commande, le client fait?il une déclaration extrêmement individualiste, qui le distingue (lui et ses maux) des autres consommateurs. Par la simple présence d’un menu, le service façon restaurant induit une définition de soi, une conscience des goûts personnels et de la possibilité de les cultiver, tout à fait déplacées dans une auberge ou une cantine. Pour la première fois, on peut prendre part à un repas en compagnie d’autres personnes sans pour autant partager leur nourriture. En 1794, un restaurateur en puissance, qui comprend que la préparation de parts individuelles relève d’un savoir?faire rare et nouveau, met une annonce pour trouver un cuisinier sachant découper les plats en portions et fixer leur prix pour un service à la carte [Affiches, 18 pluviôse II : 6029]. Le client novice n’étant pas toujours aussi averti des usages que le personnel, on lui rappelle pendant toutes les années 1790, en grands caractères gras sur le menu, que les prix indiqués sont ceux des portions individuelles [voir le menu du Beauvilliers reproduit dans Blagdon, 1803 : I, 444]. Ce changement de cuisine – mais aussi de format à l’origine de nouvelles mini?technologies – bouscule la routine des employés comme celle de la clientèle.

17Si, au XIXe siècle, l’évolution de la pensée médicale et la dévaluation de la sensibilité signent la fin des bouillons et autres restaurans, qui disparaissent des menus, le nouveau mode de service, lui, se maintient. La différence entre les restaurants de Paris (et, par la suite, d’autres capitales du monde) et les auberges de province, ou les étals de vendeurs ambulants, tient à la « façon » dont ils servent leurs clients, et non pas à ce qu’ils leur servent. Les décennies suivantes voient des tentatives délibérées d’emprunter ce format qui privilégie le choix individuel. Un rapport adressé en 1961 au ministère du Commerce des États?Unis soutient ainsi que si l’Indonésie et les Philippines comptaient plus de restaurants à la carte, proposant un menu et privilégiant l’individu (et les îles Fidji plus de jus de fruits), le tourisme américain se développerait dans le Pacifique (et la menace communiste reculerait d’autant) [Clement, 1961]. Sans pour autant toujours s’inscrire dans une stratégie aussi explicite et réfléchie, l’idée que la privatisation des repas en public a des effets bénéfiques sur la société – ou simplement la possibilité pour le consommateur de choisir – s’est largement répandue depuis 1945. Caractéristique de la restauration aux quatre coins de la planète, le menu l’est également de la technologie qui m’a servi à écrire cet article. (Souhaitant garder une copie de ma première version, j’ai déroulé le menu Fichier avant de sélectionner « Enregistrer sous… ».) Faut?il en conclure que, grâce à la démocratisation mondiale de la cuisine et de l’informatique, une possibilité autrefois réservée à une élite – choisir parmi quatorze façons de cuisiner le veau ou deux?cents polices de caractère – est à présent accessible au commun des mortels, pour leur plus grand bonheur ?

18C’est peut?être le cas, mais à condition d’en payer le prix. Littéralement d’abord. Comme le reconnaît Brillat?Savarin lui?même, le restaurant n’a jamais prévu d’étendre sa politique d’ouverture à ceux qui ne pourraient ou ne voudraient pas payer. À la différence des clubs privés londoniens de l’époque victorienne, réservés aux hommes, les restaurants parisiens célèbres du XIXe siècle se veulent des établissements publics. Toutefois, s’ils sont publics au sens où ils accueillent tout consommateur disposé à payer, ils ne le sont pas au sens d’un espace commun, réellement partagé. Lorsque par la suite, on appelle « restaurants » des établissements publics (au second sens du terme) – à l’instar des British Restaurants créés pendant la Seconde Guerre mondiale –, c’est dans l’espoir que l’aura du mot, évoquant un cadre intime et privilégié, rejaillisse sur ces cantines subventionnées [3].

19Un autre prix à payer, paradoxal celui?là, est une limitation et une homogénéisation accrues de l’offre. Tout en nous donnant la possibilité de choisir, le menu limite notre choix. La version de word que j’utilise actuellement ne me permet pas de modifier la taille de ma page depuis le menu Format, mais seulement depuis le menu Affichage. Si les décisions guidées par un menu multiplient les possibilités de choix, il nous faut d’abord sélectionner un menu. Ce qui réduit d’autant l’éventail des choix qui nous sont offerts. Le menu est un résumé des choix possibles. Aussi complet soit?il, qu’il se compose de soupes, de vins ou de tailles de police, un menu procède par exclusion. Il omet toute différence qui n’a pas été nommée, toute variation ou variabilité qui n’a pas été dotée d’une identité propre. Une longue pratique des menus entretient l’idée que notre choix s’exerce sur des entités discrètes et séparées : salade lyonnaise ou salade niçoise (voire les deux, si nous avons bel appétit). On nous conforte ainsi dans la croyance qu’il existe une essence, au sens platonicien du terme, de la salade lyonnaise, distincte de l’essence de la salade niçoise, et que chacune possède sa recette « authentique ». Dans le même temps, nous renonçons à envisager toutes les autres façons dont laitue, œufs, huile d’olive et vinaigre pourraient se combiner – et ont déjà été combinés.

20Même si tous les consommateurs utilisent le même menu, chacun se sent engagé dans une démarche plus personnelle que collective. Si nous sommes tous confrontés à des choix identiques (créer, ouvrir ou fermer un document ; commander un jus d’orange, de pomme ou de pamplemousse), nous ne les effectuons pas en général pour nous conformer mais pour nous individualiser. Il est rare que nous protestions contre les choix qui nous sont offerts, nous nous contentons de « personnaliser » nos « options ». Avec la montée du néolibéralisme au cours de ces dernières décennies, le principe du choix du consommateur est considéré comme un bien et appliqué dans de nombreux domaines de politique publique : l’éducation, la santé, les transports. Or rien n’est moins évident, et la propagation tous azimuts de la sélection par menu devrait pour le moins nous inciter à une certaine méfiance. Car la « liberté de choisir » est une offre qui implique une réduction préalable des choix possibles.

Remerciements

Certaines parties de cet article étant tirées d’un ouvrage paru en 2000, The Invention of the Restaurant, je remercie Harvard University Press pour leur aimable autorisation de traduction et de publication. D’autres parties proviennent d’un article, « On the Menu : Why More Choice isn’t Better », publié en 2002 sous licence Creative Commons dans Foodstuff, Demos Collection 18 (www.demos.co.uk).

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Affiches, annonces, et avis divers, ou journal général de France, 1783?1814, Paris.
  • Blagdon Francis, 1803, Paris as it Was and as it Is, Illustrative of the Effects of the Revolution, London, C. & R. Baldwin.
  • Brillat?Savarin Jean Anthelme, 1826, La Physiologie du goût, Paris, A. Sautelet.
  • Clement Harry, 1961, The Future of Tourism in the Pacific and Far East, Washington, United States Department of Commerce.
  • De Kock Paul, 1834, « Les Restaurans et les cartes des restaurateurs », in Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle, Paris, Charles Bechet : IV, 73?86.
  • Diderot Denis, 1962, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit.
  • Jones Colin, 1996, “”The Great Chain of Buying : Medical Advertisement, the Bourgeois Public Sphere, and the Origins of the French Revolution”, American Historical Review CI, 1 : 13?40.
  • Mercier Louis Sébastien, 1798, Le Nouveau Paris, Paris, Fuchs.
  • Nemeitz Joachim Christoph, 1727, Séjour de Paris, c’est à dire Instructions Fidèles pour les Voiageurs de Condition, Comment ils se doivent conduire, s’ils veulent faire un bon usage de leur tems et argent, Durant leur séjour à Paris (trad. de l’allemand), Leyde, Jean van Abcoude.
  • Pitte Jean?Robert, 2002, French Gastronomy : The History and Geography of a Passion, New York, Columbia. Unversity Press [1991, Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard].
  • Raffles Thomas, 1818, Letters During a Tour through Some Parts of France, Liverpool, Thomas Taylor.
  • Smith J. Jay, 1846, A Summer’s Jaunt Across the Water, Philadelphia, J. W. Moore.
  • Spang Rebecca, 2000, The Invention of the Restaurant : Paris and Modern Gastronomic Culture, Cambridge, Harvard University Press.
  • Stafford Barbara, 1984, Voyage into Substance, Cambridge, MIT Press.

Mots-clés éditeurs : menu, restaurant, individualisme, choix, histoire

Mise en ligne 26/02/2014

https://doi.org/10.3917/ethn.141.0011

Notes

  • [1]
    Ouvert au public en 1793 sous le nom de Museum central, il est rebaptisé Musée Napoléon en 1798 et s’enrichit au fil des conquêtes de l’empereur [Ndt].
  • [2]
    Et l’auteur de préciser : « On vous donne là une soupe, un bouilli, ou une pièce de bœuf cuit, une prétenduë entrée de ragoût, une fricassée de veau, ou des Côtelétes, un peu de légumes, du rôti, & pour le dessert du lait, du fromage, de petits biscuits, & les fruits selon la saison, & cela va ainsi un an après l’autre » [Ndt].
  • [3]
    D’abord appelées « Community Feeding Centre » (feeding évoquant le ravitaillement mais aussi le nourrissage) avant d’être rebaptisées par Winston Churchill, ces cantines étaient ouvertes à tous. Pour un prix minime, elles servaient des repas chauds aux personnes ayant perdu leur logement dans les bombardements ou n’ayant plus de coupons de rationnement [Ndt].
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