Notes
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[1]
La plupart des contributeurs faisant référence aux relations, plus ou moins étroites, qu’ils ont eues avec les trois maîtres qui sont le sujet de cet ouvrage, l’auteur de ces lignes les ayant connus tous les trois, s’estime en mesure, de modérer certains de leurs jugements.
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[2]
Même s’il reconnaissait ne pas avoir « d’aptitudes manuelles », Haudricourt n’en a pas moins été baigné dans tous les travaux d’agriculture et d’artisanat effectués par son père. [Voir « Un dialogue avec Mariel J. Brunhes Delamarre », La Pensée, 171, oct. 1973 : 10.]
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[3]
Sur la même partition : une petite anecdote vécue pendant la RCP Aubrac. Un matin, se rendant sur un de ses lieux d’enquête, Mariel Brunhes-Delamarre arrête sa voiture en apercevant un paysan qui étend du fumier. « – Bonjour, Monsieur. Vous étendez du fumier ? – Vous le voyez bien. – Et avec une fourche ? – Vous ne voulez quand même pas que je le fasse avec mes mains. »
-
[4]
« Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’homme, 1964, 1 : 40-50.
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[5]
« Nature et culture dans la civilisation de l’igname : l’origine de clones et des clans », L’Homme, 1964, 4 : 93-104.
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[6]
Note de la rédaction : alors qu’Édouard de Laubrie cite quelques auteurs des ouvrages-guides de différentes sections des galeries, il omet un nom, celui d’André Desvallées qui fut aux côtés de Georges Henri Rivière de 1969 à 1975 l’artisan de la mise en place des galeries, également le collecteur et l’auteur non seulement de la plupart des vitrines traitant de techniques dans la galerie culturelle, mais aussi l’auteur des vitrines des « Techniques de transformation » dans la galerie d’étude. Lors de l’inauguration de cette dernière, fin août 1971, Leroi-Gourhan, accompagné de Georges Henri Rivière, eut cette remarque carrée lorsqu’il eut fini de regarder les vitrines de la galerie d’étude : « C’est la première fois que je vois mon système illustré avec autant de rigueur et de richesse. » Il faut rendre à César…
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[7]
Pages oubliées sur le Japon, 2004 : 407, cité par Soulier [18-19].
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[8]
Pages oubliées…, op. cit., 2004 : 20, cité par Soulier [22].
-
[9]
En 1987, François Sigaut avait déjà bien résumé le déséquilibre que connaissait alors l’ethnologie : « N’y a-t-il aucun rapport entre la “crise” dans laquelle plusieurs sciences sociales reconnaissent se trouver, et le déséquilibre d’une pensée tronquée qui s’intéresse à tout, chez l’homme, sauf à ce qu’il fait de ses dix doigts ? » [« Préface. Haudricourt et la technologie », in André-Georges Haudricourt, La technologie, science humaine. Paris, éditions de la MSH, 1987 : 30].
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[10]
Peut-être a-t-il déjà planté un clou, comme il nous le laisse supposer, mais on pourrait se demander s’il a jamais retourné la terre avec une houe, fait sauter des éclats à une pierre pour la mettre en forme avec un têtu, une laie ou un ciseau, connu les problèmes de la fente du bois selon qu’il est attaqué dans le sens du fil ou de travers, ou s’il lui est arrivé de mettre en forme, sur des braises, ne serait-ce qu’un fer à cheval. Détour ou source, et quoi qu’en pense Simondon sur lequel il s’appuie, le geste technique est incontournable, quelle que soit sa place dans la chaîne sociale, et il n’a de sens que s’il est efficace pour la société.
-
[11]
Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 : 442-443.
-
[12]
Hospital [F. Wiseman, 1970, Zipporah film : BPI-Bibliothèque publique d’information, DVD 973.93 WIS], Les patients [C. Simon, 1989, DVD, Coll. Documentaire sur grand écran, 2012] et Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés [M.A. Roudil, S. Bruneau, 2006, DVD-ADR production et Alter Ego film].
- [13]
-
[14]
Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005 : 220.
-
[15]
John W. Cole and Eric R. Wolf, 1974, The Hidden Frontier. Ecology and Ethnicity in an Alpine Valley, New York, Academic Press ; Robert McC. Netting, 1981, Balancing on an Alp: Ecological Change and Continuity in a Swiss Mountain Community, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[16]
David W. Sabean, Simon S. Teuscher and Jon Mathieu (eds.), 2007, Kinship in Europe. Approaches to long-term development (1300-1900), New York/Oxford, Berghahn Books.
-
[17]
Gérard Delille, 2010, « Parenté et alliance en Europe occidentale. Un essai d’interprétation générale », L’Homme, 193 : 75-136.
-
[18]
André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), 1986. Histoire de la famille, Paris, Armand Colin.
-
[19]
Peter Laslett and Richard Wall (eds), 1972, Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[20]
Jack Goody, 2001, La famille en Europe, Paris, Le Seuil.
-
[21]
Georges Augustins, 1984, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’Ethnologie.
-
[22]
Gérard Delille, 1985, Famille et parenté dans le royaume de Naples (xve-xixe siècles), Rome, École française de Rome, Paris, éditions de l’EHESS
-
[23]
Martine Segalen, 1987, Historical Anthropology of the Family, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[24]
Jack Goody, 1990, The Oriental, the Ancient and the Primitive, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[25]
Charly Boyadjian, La nuit des machines, p.162
-
[26]
Christiane Peyre, Une société anonyme, p. 206.
Noël Barbe et Jean-François Bert (dir.), Penser le concret. André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt, Charles Parain, Paris, Créaphis-Editions, 2011, 288 p.
1par André Desvallées
2Conservateur général honoraire du Patrimoine
4Les livres traitant de technologie culturelle sont suffisamment rares pour que nous rendions compte ici d’un recueil de textes qui s’emploie à faire le point sur l’héritage des trois pionniers de cette branche française de l’ethnologie : Charles Parain, André-Georges Haudricourt et André Leroi-Gourhan. Dans quel contexte culturel ont-ils fondé un secteur de recherche qui pouvait aussi bien se rattacher à l’histoire (pour Parain), à l’agronomie (pour Haudricourt) qu’à l’archéologie (pour Leroi-Gourhan) ? Quelles furent sur eux les influences des courants dominant alors l’ethnologie et les disciplines connexes ? En quoi les uns et les autres sont-ils proches ou éloignés ? Outre les citations étayant les développements, les articles sont enrichis de textes inédits et d’un cahier d’illustrations.
5L’ouvrage se divise en trois parties : situation, outils, fortunes critiques. Il faut bien reconnaître que cette division peut paraître un peu arbitraire, qui renvoie par exemple le texte de François Sigaut aux outils, alors que, sous le titre « Le culte des ancêtres et la critique des héritages », tout en remettant en cause certaines théories de ses maîtres, cet auteur, récemment disparu, évoque des questions aussi fondamentales que celles de la transmission et du droit d’inventaire. C’est pourquoi, plutôt que de suivre le plan de l’ouvrage, nous avons choisi de rendre compte de chacun des textes en fonction du regard qu’ils portent sur le (ou les) maître(s) qui sont au centre de leurs analyses ou de leurs critiques. La somme de ces regards fait revivre ces trois fondateurs de l’ethnologie moderne [1].
6Charles Parain, le plus ancien, né en 1893, historien de l’Antiquité, est venu assez tard à l’ethnologie et, de là, à l’histoire des techniques et à la création de l’ethnohistoire, alors qu’André Leroi-Gourhan et André-Georges Haudricourt, nés en 1911, avec près de vingt ans de moins, ont plongé, dès leur vingtième année, dans ce qui ne s’appelait pas encore la technologie culturelle : l’étude de la technologie agraire et des techniques paysannes. Ce décalage d’âge explique que tous trois, au sein de cette discipline naissante, aient publié presque simultanément, entre 1935 et 1936.
7Dans son article « Fallait-il en passer par là ? Du grand silence des forces productives en anthropologie marxiste aux joies de la technologie culturelle rénovée », Pierre Lemonnier s’intéresse à la nouvelle orientation des historiens, à partir des années 1970, pour lesquels, dans la logique des Annales, « l’anthropologie qu’il s’agissait de construire devait mêler les données et les analyses de l’anthropologie et de l’histoire » [85], orientation qu’avaient anticipée nos trois penseurs dès les années 1930. Mais Lemonnier souligne aussi l’une de leurs principales difficultés : celle des divergences qui ont pu naître entre fidèles des Annales, selon l’importance qu’ils accordaient à la technique – « Comme on s’en doute, ceux qui revendiquaient une telle approche essayaient de mettre en lumière des rapports entre, d’une part, des développements de formes d’action sur la matière et, d’autre part, l’existence de diverses formes d’organisation sociale et de systèmes de pensée » [85] ou, dit autrement : « Pour analyser une société et essayer de comprendre son fonctionnement, il faut en priorité traiter les rapports qui existent entre les rapports sociaux et les forces productives » [Jean-François Bert : 68]. Le choix des termes n’est pas à négliger, qui permet à Lemonnier de mesurer l’importance donnée par les uns et les autres aux théories marxistes. Alors que Charles Parain en était toujours à éclairer la société par la théorie des « forces productives », les deux plus jeunes étaient plus appliqués à rechercher des explications inhérentes aux techniques elles-mêmes et à leur évolution, aux outils et aux gestes qui transforment pour nourrir et pour aider à mieux vivre. Ils n’en débouchaient pas moins tous trois sur l’analyse des relations dialectiques entre structures techno-économiques et structures sociales. Que le geste technique conduise ensuite à des rites, à des symboliques, et entraîne des révolutions technologiques, industrielles, économiques et sociales, Leroi-Gourhan n’était pas le dernier à l’affirmer, mais il insistait pour que l’on n’oublie pas de mettre, ou de remettre, tous les faits dans le bon ordre. Lemonnier a bien mis en lumière cette différence, entre celui qui était plus proche de la dialectique marxiste et ceux qui l’étaient moins, selon que les uns étaient plus intéressés par le domaine technique et les autres par le socio-économique – différence qui se retrouve d’ailleurs tout autant dans les travaux de nombre de leurs épigones que de ceux qui ont fait la critique des thèses de leurs premiers maîtres.
8Ne peut-on trouver une justification à ce décalage entre l’acte et la pensée ? Peut-être peut-on l’expliquer par l’origine sociale des uns et des autres ? Comme Georges Henri Rivière, André-Georges Haudricourt a passé son enfance dans une ferme de Picardie [2], alors que Charles Parain avait été élevé dans un milieu citadin. De ce fait l’un et l’autre n’avaient pas eu le même contact direct avec la matière, avec l’outil. Quant à André Leroi-Gourhan, il n’a eu de cesse de pratiquer le geste manuel, pour comprendre, pour montrer, pour enseigner. Alors que le plus ancien restait un intellectuel, les deux plus jeunes étaient aussi des manuels. Leroi-Gourhan et Haudricourt étaient dans le geste, dans l’outil, dans la matière. Et cette différence s’observe aussi parmi nombre d’autres universitaires, à commencer par Marc Bloch. Souvent issus d’un milieu que Pierre Bourdieu eût sans doute appelé « petit bourgeois », ils méconnaissaient, en vrai, les gestes de l’agriculteur, comme ceux de l’artisan. Une chose est d’imaginer une activité manuelle, voire de la théoriser, de l’analyser, autre chose est de savoir la pratiquer. Cela se sent dans les détails de raisonnement et dans le comportement des uns et des autres [3].
9À partir de documents d’archives, Noël Barbe analyse le regard que portait Charles Parain sur Fernand Braudel et son ouvrage sur la civilisation de la Méditerranée (La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 1949), paru treize ans après le sien (La Méditerranée. Les hommes et leurs travaux, 1936), traitant d’un sujet voisin. Parain se montre très dur dans ses jugements sur Braudel, et en même temps, cherche à le ménager, n’oubliant pas que, quoique de neuf ans son cadet, Braudel avait déjà un nom, dirigeant les Annales et entrant, cette même année 1949, au Collège de France alors que Parain restera toute sa vie professeur de lycée, sans même obtenir un poste à l’université ou au CNRS. Dans son argumentation, selon les bons codes marxistes, Parain ne cessait de mettre en avant le rôle des forces productives, lorsque Braudel se contentait souvent d’étudier les progrès techniques.
10Ce sont cependant nos deux autres penseurs qui occupent le plus de place dans ce recueil. Mais, auparavant, Christine Laurière dans « L’étude des civilisations matérielles au musée de l’Homme » fait un retour sur Paul Rivet afin de rappeler comment ses occupations administratives avaient occulté, au bénéfice de Marcel Mauss, son intérêt réel pour la culture matérielle et pour les techniques ; elle évoque ensuite comment les idées de Rivet sur les civilisations matérielles étaient appliquées au musée d’ethnographie du Trocadéro. Rivet s’appuyait évidemment sur ce qu’il savait des techniques des Amérindiens pour éclairer les contacts entre sociétés : « les preuves de ces contacts sont à rechercher du côté de la diffusion des objets, de la propagation des savoir-faire et des techniques » [72] et fondait ses recherches sur la culture matérielle, ce qui le conduisait tout naturellement à la mettre en valeur dans le musée qu’il dirigeait : « L’objet […] devient l’expression métonymique de la société qui l’a produit », comme le résume l’auteure [74]. La pensée d’André-Georges Haudricourt et d’André Leroi-Gourhan allant dans le même sens, l’un et l’autre furent même sollicités par Rivet, en 1935, pour une participation au volume 7 consacré à l’Espèce humaine, de l’Encyclopédie française, de Lucien Febvre, dont il avait la direction. Leroi-Gourhan acquiesça, profitant de l’aubaine pour jeter les bases de sa classification des outils et du geste. Haudricourt, qui aurait eu à traiter de « l’alimentation des primitifs », considéra que la tâche était trop ambitieuse à ce niveau d’avancement de ses propres travaux et déclina l’offre.
11De son côté, dans « Comment devient-on ethnologue ? Le cas Haudricourt », Jean-François Bert analyse les différents moments de la vie de ce dernier et les éclairages qu’ils jettent sur son œuvre, énumérant ses nombreux voyages – en Albanie en 1932, en Russie en 1934 et 1935, à Hanoï en 1948-49, ainsi qu’en Chine en 1955, en Nouvelle-Calédonie en 1959, avant de retourner en Nouvelle-Calédonie en 1973, et au Japon, en 1978. Jean-François Bert montre comment ces différents voyages à l’étranger suscitent chez Haudricourt de nouvelles hypothèses et lui permettent de perfectionner sa méthode. En annexe, est présenté un échange de correspondance inédite entre Parain et Haudricourt, alors en sanatorium entre octobre 1936 et septembre 1937, qui montre que le second, bien qu’encore plus ou moins étudiant, faisait déjà preuve d’une autorité certaine.
12« De l’araire à la charrue : une réponse à Haudricourt », l’article de Gaetano Forni, n’est pas en réalité une réponse, mais un approfondissement de quelques hypothèses avancées dans L’Homme et la charrue. L’auteur nous fait entrer dans l’histoire des techniques proprement dites. Une histoire dans laquelle les faits, même microscopiques, sont à l’origine de grands changements socio-économiques. Il s’agit de démontrer que les inventions de l’araire à une roue et de l’araire à avant-train ne sont pas médiévales, comme on le supposait avant Haudricourt, mais remontent respectivement au premier siècle avant et après le début de notre ère et qu’elles sont caractéristiques de la vallée du Pô et de la Vénétie. Forni développe sa thèse en s’appuyant sur de récentes découvertes archéologiques ainsi que sur une analyse plus approfondie, et notamment linguistique, des textes de Virgile et de Pline.
13Les travaux d’Haudricourt sont encore l’objet de l’article de Fabien Knittel « Histoire et agronomie. Une recherche pluridisciplinaire pour une histoire technologique de l’agronomie », mais par le biais de l’étude de l’invention de la charrue de Mathieu Dombasle. Knittel rappelle l’importance de la recherche pluridisciplinaire pour une histoire technologique de l’agronomie, en s’appuyant particulièrement sur les enseignements d’Haudricourt. Il illustre sa position en développant toutes les facettes de l’invention de Dombasle, tout en relativisant cette invention, qui avait déjà connu de nombreux essais depuis 1750, mais non finalisés sur la même machine.
14Dans « Approche des savoirs botaniques anciens ou du bon usage de l’ethnobiologie », Georges Métaillé tire parti de ses conversations avec Haudricourt pour rappeler les prémices de l’ethnobotanique et l’importance de son rôle dans les premiers développements de cette discipline : « à ses yeux, l’histoire de la botanique avant la période contemporaine tant en Europe que dans les cultures écrites des autres régions du monde devait être prise en considération selon une approche ethnobotanique » [227]. Métaillé illustre ce principe en se reportant à d’anciens recueils descriptifs de plantes, réalisés en Chine entre la fin du xvie siècle et le milieu du xixe, au moment où les Chinois sont aussi en train de basculer dans la culture d’une botanique vraiment scientifique. Avec Haudricourt, constate-t-il : « il ne s’agit pas du tout […] d’un travail de botanique scientifique ayant pour objet de cataloguer et d’analyser le vivant, mais certainement du témoignage d’une approche plus holistique des rapports que les hommes ont entretenus et entretiennent avec le végétal » [242]. Il peut alors conclure : « il me semble qu’Haudricourt signifiait que la science botanique moderne dans ses principes et sa démarche se différenciait radicalement de l’ethnobotanique tandis que les botaniques anciennes étaient une forme savante de cette dernière » [243].
15« André Haudricourt, un matérialiste conséquent », tel est le titre de l’article d’Alban Bensa qui se penche sur son « fonctionnalisme historique fondé sur l’érudition concrète, sur la défense des faits contre les effets de langage » [224], en rappelant que celui-ci « se montre méfiant à l’égard des conceptualisations abstraites » et tempête même « contre les notions de “modes de production”, de “forces productives” ou “d’appareil idéologique d’État” » [224]. Haudricourt fait « du retour au monde naturel et aux techniques un principe décapant qui permet de dénoncer nos errements dans la sphère supposée pure des idées et des sentiments » [210-211] – ce qui l’a « placé toute sa vie en porte-à-faux vis-à-vis du milieu intellectuel dominant » [224]. Alain Bensa rappelle aussi qu’Haudricourt s’affirmait comme « vrai ethnographe » [224], ce qui lui permettait de ne « jamais perdre de vue la continuité entre sciences naturelles et sciences humaines » [221], mais sans négliger le fait que « le lien entre les sciences de la vie et les sciences de l’homme et de la société tient dans leur commune inscription dans un ordre historique fondamental » [222]. Aussi, analysant le schéma général et les méthodes que développe Haudricourt, Bensa peut les résumer en opposant : « d’un côté les sociétés d’éleveurs de moutons, de chèvres et de bovins qui pratiquent aussi, dans le Proche-Orient néolithique, la culture des plantes à graines (blé, orge) et, de l’autre côté, les sociétés où, en Asie ancienne et en Océanie, dominent jardins de plantes à tubercules, rizières et élevage du porc » [214].
16Le texte d’Ingrid Hall, « Invitation à suivre les ignames et les moutons » tourne autour de l’analyse de deux articles d’Haudricourt, publiés dans L’Homme en 1962 [4] et 1965 [5], sur lesquels s’appuyait aussi Bensa. Ces articles célèbres assimilaient, à la fois par opposition et par rapprochement, l’étude comparée de la culture des ignames et celle de l’élevage des moutons à une analyse « des rapports que l’homme entretient avec la nature et la façon dont ces relations influencent la société » [197]. Ingrid Hall souligne le caractère non anthropocentré des conceptions d’Haudricourt et sa vision holiste de la société (influence de Mauss ?), selon lesquelles « l’homme est l’un des éléments du monde, au même titre que les plantes, les animaux ou les êtres surnaturels » [202]. Elle rappelle aussi qu’Haudricourt, comme Marcel Mauss, considérait les techniques comme « des faits sociaux totaux », mais place Haudricourt à distance de Leroi-Gourhan en précisant que, pour lui, « la typologie ne vise pas à décrire l’action technique le plus finement possible, mais à articuler deux registres : technologique et sociologique » [203]. Ingrid Hall tire enfin de l’œuvre d’Haudricourt une troisième leçon : la transposition dans le domaine politique des rapports hiérarchiques que la technique peut imprimer aux rapports sociaux. Et, anticipant sur la création d’une « anthropologie de la nature », de souligner que les conceptions d’Haudricourt sur le rapport nature/culture, et sur le rapport technique/politique ont influencé celles de Philippe Descola – conceptions qu’Ingrid Hall a appliquées sur son propre terrain de recherche, consacré à l’irrigation dans une communauté paysanne des Andes.
17Dans « Le culte des ancêtres et la critique des héritages », François Sigaut met en question certaines des thèses défendues par Haudricourt et Leroi-Gourhan. Il ne va certes pas jusqu’à une véritable mise en cause des « ancêtres », auxquels il conteste d’ailleurs le titre de « maîtres » – au moins pour Haudricourt : « Il était trop curieux, trop divers, trop fantaisiste pour cela. Les questions l’intéressaient plus que les réponses, et il avait trop d’idées de rechange dans son sac pour s’attacher à telle ou telle doctrine. » [104]. Sigaut considère comme « particulièrement discutables » [104] certaines de leurs thèses. Chez Haudricourt, sa méconnaissance de ce que, « dans les pays méditerranéens […] le berger conduit moins ses moutons qu’il n’est conduit par eux » [104] ; chez Leroi-Gourhan, outre sa plus grande distance au marxisme, qui a été évoquée ci-avant, et le fait que le concept de tendance doive être rapproché de l’élan vital de Bergson, Sigaut conteste le choix du terme de « chaîne opératoire » – concept de base dans les années 1960 et 1970 –, qui ne distingue pas suffisamment, à ses yeux, la chaîne qui s’applique aux étapes successives de transformation de la matière, et celle qui concerne les différentes opérations distinctes conduisant de la matière brute au produit fini. Quant au terme de percussion, il s’applique mal, d’après lui, à la pression et au frottement, auxquels s’appliquerait mieux le terme de « tangentiel ». Il regrette en outre la confusion faite par Leroi-Gourhan entre fonctionnement et fonction. Que ses classifications aient eu besoin de perfectionnements, ce ne pouvait être contesté par personne, y compris par Leroi-Gourhan lui-même. On ne saurait toutefois méconnaître l’importance qu’elles ont eu pour la technologie culturelle, au moins jusqu’au milieu des années 1970.
18On trouvait une bonne illustration des « chaînes opératoires » dans la muséographie des galeries du Musée national des arts et traditions populaires, auxquelles Édouard de Laubrie consacre un chapitre : « La muséographie des techniques dans l’ancien musée des Arts et Traditions Populaires ». Contrairement à ce qu’écrit l’auteur, c’est beaucoup moins l’influence de Claude Lévi-Strauss qui guida l’élaboration du programme scientifique que celle d’André Leroi-Gourhan dont les chaînes opératoires furent mises en scène dans les deux galeries. Dans la galerie culturelle, un certain nombre de vitrines traitaient tour à tour « du blé au pain », « de la vigne au vin », « de la toison à la vêture », « de l’arbre à l’établi », « de la terre au pot », etc. On sait aussi tout ce que les « unités écologiques » doivent à l’influence d’André Leroi-Gourhan, puisqu’elles étaient collectées selon les normes que ce dernier appliquait en tant qu’archéologue, les moindres clou ou esquille de bois étant recueillis aussi précieusement que les outils. Dans la galerie d’étude, la triple vitrine intitulée « Techniques de transformation » appliquait à la lettre la classification de Leroi-Gourhan en présentant les outils selon la façon dont ils entrent en contact avec la matière (percussion posée, lancée…, verticale, horizontale…) [6].
19Pourquoi donc Édouard de Laubrie, après cette présentation succincte, critique-t-il sans aucun recul ces vitrines, oubliant les conditions historiques de leur production ? « Les phénomènes d’évolution ou d’innovation techniques sont quasi absents des galeries du musée, les objectifs étant pour Georges Henri Rivière de montrer une certaine idée d’une France paysanne pré-mécanisée et donc devenue résiduelle après la Seconde Guerre mondiale » [171-172]. Aux yeux des jeunes qui liront ces pages, Rivière passera ainsi pour un folkloriste borné, exactement l’opposé de l’homme et du savant qu’il était, qui s’intéressa, on le sait, aux changements sociaux et à la mise en perspective socio-historique, notamment à travers le mouvement des écomusées dont il guidait ailleurs le développement. L’article offre ainsi un second enterrement au musée, en refusant de s’interroger sur ce qu’est la muséographie des faits sociaux ; pour sa part, Leroi-Gourhan n’en sort pas davantage grandi.
20C’est en soulignant la continuité des conceptions de Leroi-Gourhan, en analysant son parcours, que Philippe Soulier ouvre le recueil avec son article « Faits matériels et formalisation des concepts chez Leroi-Gourhan ». D’abord ses maîtres, Marcel Mauss évidemment, Paul Boyer, qui le mène en Russie et lui fait « étudier le chinois et le russe » et Marcel Granet « un sinologue pétri d’ethnologie » [17]. C’est ensuite un séjour d’étude de deux ans au Japon, entre 1937 et 1939. Puis, en 1944, une thèse intitulée Archéologie du Pacifique Nord, pensée dans une perspective anthropologique : « L’archéologie est pour moi le matériel ethnographique contenu dans la terre, dans les trésors des temples, et dans les peintures ou les ouvrages anciens. » écrivait-il [7]. En 1936, dans La civilisation du renne, sa proximité avec Haudricourt est certaine, en un moment où il sent : « peu à peu s’affirmer [son] orientation vers une ethno-archéologie consacrée aux rapports matériels et figuratifs (au sens artistique, littéraire ou religieux) entre l’homme et les animaux » [8]. Amorcée en 1926, sa classification des techniques fut mise au point et d’abord publiée la même année 1936, dans l’Encyclopédie française, avant que ne paraissent les deux volumes Évolution et techniques, en 1943 et 1945, et Le geste et la parole, en 1964 et 1965. Pour Leroi-Gourhan, recherche, publication et enseignement sont liés, notamment dans le cadre du cfre (Centre de formation à la recherche ethnologique mis en place au musée de l’Homme). Ses publications subséquentes vont surtout relever de la préhistoire, mais sa systématique est restée son fil conducteur, « un souci permanent de mise en cohérence globale » [26]. « Même s’il a pu sembler à certains que ses recherches se limitaient à un système technique, Leroi-Gourhan garde toujours l’homme au centre de ses analyses et “exprime sa volonté d’atteindre l’homme dans son ensemble, à travers le temps et l’espace” [27]. »
21D’ailleurs, Émilie Mariat-Roy rappelle dans « La mise à l’épreuve d’une pensée profonde » ce que nous lui devons : « Plus connu des préhistoriens que des anthropologues, il est devenu un auteur méconnu, au même titre que les techniques, dont l’étude est toujours passée pour un épiphénomène ou une activité accessoire de l’ethnologie et qu’il a, pourtant, hissées au rang de champ disciplinaire. » [245-246]. Tout est dit : son passage au purgatoire s’explique par la dématérialisation de l’objet des anthropologues (interprétation réductrice par nombre de ses disciples des leçons de Lévi-Strauss). Mais ses épigones ont souvent oublié de replacer son œuvre à l’époque de sa conception, ce qui les a parfois conduit à formuler des critiques infondées. Après le raz-de-marée lévi-straussien des années 1960, il ne restait que les musées d’ethnologie pour continuer à travailler sur la culture matérielle, et donc sur la technologie culturelle.
22Pour refermer l’ouvrage, dans un court entretien avec les deux directeurs de la publication, intitulé « D’un schéma, de Leroi-Gourhan et de quelques autres choses encore », Bruno Latour estime que le concept de chaîne opératoire « n’est pas très pertinent dans le genre de choses qui [l]’intéressent […], ces éléments qui sont très importants dans les techniques contemporaines » [266]. S’il concède que Leroi-Gourhan a écrit ses ouvrages avant l’explosion de l’informatique et, surtout, avant les découvertes sur la sociabilité des primates et autres anthropoïdes, il s’étonne toutefois de ce que Leroi-Gourhan se soit un peu plus intéressé à la technique qu’à la société : « Il y a clairement, dans Le Geste et la parole, une asymétrie des contraintes de la matière et des contraintes de l’organisation sociale » [266]. Mais Latour n’oublie-t-il pas que, pour survivre, l’homme avait encore plus besoin des techniques que de savoir vivre en société [9] ? Non seulement Latour semble avoir lu un autre livre que Le Geste et la parole, mais on peut se demander s’il a vraiment lu Évolution et techniques – sinon il ne manifesterait pas un désintérêt pour « la technique comme action efficace sur la matière » [267], tel qu’on est conduit à penser qu’il la considère comme n’ayant aucun rapport avec les autres activités humaines [10]. Leroi-Gourhan est accusé de « technicisme » ou de « positivisme » et tous les ethnologues sont mis dans le même sac. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas chercher à mesurer les artisans ou les agriculteurs à la même aune que l’ouvrier de Ford – et Leroi-Gourhan à celle de Taylor ! Lorsque Philippe Descola est invoqué, les prémisses de son raisonnement sont oubliées. En effet, quand ce dernier écrit : « le créateur, l’artisan, le producteur, possèdent en propre le plan de la chose à faire exister », il enchaîne directement « et se donnent les moyens techniques de réaliser leur intention en projetant leur volonté sur la matière qu’ils travaillent [11] ». Ce qui signifie que la finalité prêtée à l’homo faber, qu’elle soit mythologique, économique ou même seulement technique, n’exclut en rien le primat de la technique. La technique est fondatrice et, quelque soient les finalités transcendantes qui lui sont attribuées, selon les cultures, elle reste incontournable. Personne n’oserait affirmer que les peintres de Lascaux ne prétendaient qu’à représenter fidèlement des animaux ou les auteurs d’icones, des personnages auxquels ils attribuaient des noms de saints, sans avoir un autre objectif, qui les dépassait. Mais il fallait bien passer par la main pour atteindre le transcendant.
23Cet ouvrage fait ainsi sortir de l’ombre l’œuvre des fondateurs de la technologie culturelle. Avant eux, ce champ d’étude était embryonnaire ; il importait donc bien de remettre chacun d’entre eux à sa place, avec ses singularités, ses originalités, ses qualités, et aussi ses faiblesses. En deux décennies ils ont à la fois défriché et construit. Ils ont rendu concrète la discipline ethnologique, laquelle tendait à se développer en s’éloignant du matériel.
Arrêt sur images
24L’objet de cette rubrique est d’offrir divers regards critiques sur la mise en images de l’anthropologie. Sont publiés des comptes rendus de films documentaires et d’ouvrages concernant l’image (photographie, analyse de films).
25Sylvaine Conord, sylvaine.conord@u-paris10.fr
Hélène de Crécy, La consultation, Film documentaire, 2007, 94 min., 2007. Montage : Emmanuelle Baude, Frédéric_leibivitz Editeurs, Distribution DVD : Ad Vitam, MK2, 2008
26par Gilles Remillet
27Université Paris Ouest Nanterre la Défense
29La consultation, film documentaire d’Hélène de Crécy a le mérite de réussir à placer le spectateur au sein du cabinet du docteur Luc Périno, médecin généraliste en région lyonnaise, sans qu’il s’y trouve pour autant déplacé. Cette juste distance d’observation éprouvée au visionnage est pour partie liée à la qualité de l’insertion de la cinéaste dans le milieu enquêté. En effet, les relations de confiance nouées sur le « terrain du film » avec les protagonistes (médecin et patients) est le fruit d’un travail de repérage de longue durée, plus de six mois, avant le tournage final du documentaire. Il faut dire que la documentariste n’en est pas à son premier coup d’essai. Le thème délicat du handicap physique et de la sexualité était déjà traité dans Désirs d’amour (2003) tandis que Secrets des hommes, la vie ou la prostate (2004), abordait l’intimité du rapport au corps en lien avec le cancer, la mort et l’impuissance masculine.
30Dans son dernier film, les choix de réalisation, centrés sur la figure cinématographique du champ-contrechamp, faisant alterner tour à tour à l’image le médecin et les patients, répondent d’une part à la contrainte technique de restituer dans la continuité l’enregistrement sonore des interactions verbales, et contribue d’autre part à affirmer le point de vue de la cinéaste qui tente de saisir ce qui se joue dans « l’entre-deux » de la relation médecin/malade.
31Cette figure de style fonctionne d’autant mieux qu’elle donne à voir cette relation de soin comme une relation sociale à part entière à partir d’un montage d’une quinzaine de consultations très diverses. Lorsqu’une jeune femme venue consulter pour une toux récurrente tente d’imposer son propre diagnostic au médecin et se voit en retour recevoir « une leçon de morale » sur les méfaits de l’association entre « le tabac et pilule », c’est la permanente négociation de rôles et de statuts animée par des régimes d’autorité (revendiqués ou contestés) que la cinéaste dévoile. Plus loin, au contact d’un patient alcoolique cherchant à connaître l’origine de ses maux au-delà de ses symptômes corporels, c’est tout le champ d’action de la biomédecine, principalement centré sur l’interprétation organique des maux qui se fait jour et en creux, ses limites. Quand un jeune couple vient en grande détresse chercher conseil pour une IVG, ce sont les stratégies d’influences réciproques et les discours normatifs qui redéfinissent les contours toujours mouvants du normal et du pathologique, du privé et du public qui se mettent en scène. Aussi l’intérêt du film est-il double : il permet de faire apparaître la relation de soin ordinaire comme le lieu d’une théâtralité émotionnelle d’une infinie richesse sociologique, et donne à voir la complexité du travail de la relation thérapeutique, souvent difficile d’accès à l’observation directe, car codifiée par l’éthique du secret médical au sein d’un « colloque singulier ».
32Enfin, si l’objectif premier de la cinéaste est de rendre compte du quotidien du travail d’un médecin généraliste confronté aux multiples visages de la souffrance humaine, l’ethnologue y verra de son côté des situations cliniques structurées par l’étroite intrication du social et du biologique. Au-delà d’une dramaturgie de l’intime, motif narratif récurrent du film, ce documentaire rend compte avec force des caractéristiques profondément socio-anthropologiques et historiques de l’acte médical comme de la mise en récit des maux à la croisée de l’individuel et du collectif. Certes La consultation n’est pas le premier film à traiter de ce sujet, mais après Hospital [F. Wiseman, 1970], Les patients [C. Simon, 1989] et Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés [M. A. Roudil, S. Bruneau, 2006] [12], il vient enrichir un corpus filmique encore trop peu développé sur la relation entre corps, médecine et santé au sein de notre propre société.
Frédéric Piantoni, Migrants en Guyane, Arles, Actes Sud/Musée des cultures guyanaises, 2011, 175 p.
33par Marie-Luce Gélard
34Université Paris-Descartes
35marie-luce.gelard@parisdescartes.fr
36C’est dans une belle édition – photographies, cartes et schémas de grande qualité – que ce livre aborde la question migratoire en Guyane. L’ouvrage interroge les catégorisations sociales de l’étranger au travers d’une analyse de récits biographiques. Frédéric Piantoni nous propose de mieux comprendre les « mouvements humains » en Guyane, lesquels dépendent à la fois de facteurs économiques globaux et de contraintes locales. Les cadres géographique et démographique fournissent au lecteur les données chiffrées essentielles à la compréhension de la situation migratoire. « Les étrangers constituent près de 32 % de la population départementale. […] La population immigrée représente environ 37 % de la population totale » [16-17]. Cela, ajouté aux effets induits par le cadre législatif concernant la non-régularisation des immigrés – 63 % de la population étrangère –, engendre une marginalité économique pérenne puisqu’un ménage sur quatre vit au-dessous du seuil de pauvreté. La situation est encore alourdie par une politique foncière aux effets désastreux sur l’habitat : « Les installations non planifiées, souvent frappées du sceau de l’insalubrité, sans réseaux (adduction, évacuation, électricité), sont constituées de matériaux de récupération provenant du commerce des produits des déchetteries » [22]. La lenteur des régularisations foncières aboutit à des situations d’illégalité pour 18 à 21 % de la population.
37Après avoir dressé l’image contemporaine de la Guyane, l’auteur explique les raisons historiques, économiques ou culturelles des différentes migrations vers ce département français d’outre-mer (essentiellement à partir d’Haïti, du Brésil et du Suriname, communautés marronnes dans le Maroni, Libanais chrétiens, etc.). La perspective historique approfondie par l’auteur met en relief le rôle de l’État dans l’institutionnalisation de « minorités » (comme celle du Maroni), par la création de « communes monoethniques » [63]. Mais au final, l’extrême variabilité des situations et des contextes oriente l’auteur vers le constat de l’irréductibilité de la société guyanaise face à l’analyse strictement statistique. La juxtaposition de « groupes socioculturels » est préférable à l’énoncé d’une « mosaïque ethnique » pour définir la société. On peut regretter que cette remarque – une simple note infrapaginale – n’ait pas été plus développée, car dans le domaine de l’étude des migrations, ce thème, aujourd’hui très débattu, mérite un questionnement théorique approfondi. Ainsi, s’éclaire cette « idéologie de l’assimilation » face à la diversité des constructions identitaires.
38La conclusion ouvre sur l’expérience photographique de la seconde partie du livre dans laquelle l’auteur rassemble des photographies illustrant, écrit-il, « la portée émotionnelle et sensible de l’expérience migratoire » [85]. Les photographies en couleur et en noir et blanc des acteurs sont accompagnées de courtes notices biographiques. Frédéric Piantoni expose avec élégance le partage de son terrain d’étude et de ses rencontres, rencontres au fondement même de l’ethnographie. Parcours, quartiers, genres et frontières sont les quatre thèmes choisis pour présenter les 52 photographies. Prolongement d’une exposition, les images ainsi proposées par l’auteur permettent d’ethnographier le contemporain des parcours en donnant une alternative méthodologique aux seuls récits migratoires. C’est aussi le pari réussi d’une expérience originale, textes et photographies pouvant se dissocier totalement et offrir au lecteur deux ouvrages en un seul. Une belle expérience.
Vanessa Doutreleau et Hervé Jézéquel (photographies), Mémoires d’Islande, L’Atelier des Brisants, 2011, 140 p.
39par Aliénor Martaud
40Université Paris Ouest Nanterre La Défense
42Conçu comme un conte ethnographique, cet ouvrage traverse la Bretagne et l’Islande, et raconte à deux voix les vestiges de la grande pêche à la morue au xixe siècle. Il montre le rapport complexe entre ce commerce lucratif qui attire les hommes et les contraintes exercées sur ces pêcheurs face aux conditions climatiques, géographiques, et temporelles qui firent, dans le seul port de Paimpol, en près d’un siècle, sombrer une centaine de goélettes et périr deux mille hommes.
43Alliant l’ethnographie, avec les travaux de Vanessa Doutreleau à la photographie, grâce aux archives et au travail d’Hervé Jézéquel, l’originalité de cette œuvre réside dans sa capacité à réhabiliter une expérience maritime qui a marqué socialement, culturellement et économiquement ces deux régions, mais avec un terrain réalisé cette fois-ci en Islande. En effet, si en France la mémoire de cette grande pêche est souvent contée ou préservée dans de nombreux musées, les traces et les souvenirs de la présence française font partie également du patrimoine et de la mémoire collective islandaise.
44L’année 1935 marquant la fin des échanges maritimes entre la France et l’Islande, dans un premier temps, les auteurs reviennent sur l’histoire, l’organisation, les techniques et les conditions de la pêche à la morue. À cette fin, ils relatent les relations qu’entretenaient les pêcheurs entre eux. Dans un second temps, ils essaient de restituer le quotidien de ces hommes en retraçant la vie des objets qui les entourent. Il s’agit d’un travail axé sur la mémoire, celle de cette grande pêche, de ces hommes, et des objets échoués qui, loin d’être oubliés, retrouvent une place au cœur des foyers islandais et témoignent aujourd’hui de cette activité disparue. Les photographies accompagnent ici les mots et participent activement à la réflexion autour de cette thématique si difficilement appréhendable : comment rendre intelligible la trace sensible d’une activité passée. Pour Hervé Jézéquel, les images lui permettent de « tracer une carte où chaque mot désigne un itinéraire à suivre, celui d’une réalité géographique, d’une nuance, d’un état d’âme, d’un enchevêtrement de pensées » [13].
45Dans ce récit, les auteurs choisissent le terrain de la subjectivité, de l’affect, préférant le recours à l’anecdote et aux trajectoires personnelles. Ils reviennent sur l’étrange destin de ce cabinet de toilette d’un navire-hôpital du début du xxe siècle qu’ils retrouvent, après quelques modifications, dans un bar islandais. Ils nous présentent également certaines maisons islandaises bâties à partir de bois flottés provenant pour la plupart de navires échoués.
46On comprend alors comment le pont culturel est possible entre Français et Islandais, grâce à l’échange de gâteaux, de chaussettes et autres objets qui transitent des deux cotés de l’Atlantique, allant même jusqu’à créer un dialecte, le « pidgin », afin de faciliter leurs transactions.
47C’est à ce titre que cet ouvrage est novateur : en effet, plus qu’une simple expérience photographique ou un récit ethnographique, les auteurs nous proposent une expérience intelligible en mots et en images, rendant le voyage des plus attrayants.
48L’image d’archive, le travail de recherche et les photographies réalisées sur place permettent aux lecteurs de comprendre, sur l’axe de la sensibilité, cette réalité abstraite et passée. À l’instar de François Laplantine [14], qui propose une anthropologie modale fondée sur l’expérience du sensible, cet ouvrage comprend la photographie comme un outil scientifique capable de faire le lien entre l’objectivité et la subjectivité. Objective dans la première partie parce qu’elle est la trace, le punctum de Roland Barthes, la possibilité de lire un ensemble d’informations qui nous renseigne sur une époque et un lieu donnés. Subjective, parce que cette deuxième partie construite autour des objets oblige à réagir de manière plus intime sur l’usage, le troc, la trace, en somme l’identité de ces objets qui nous renvoie à l’identité de ces hommes.
49L’intérêt de l’ouvrage réside enfin dans le choix de ces axes. Plus qu’un retour sur l’histoire maritime entre ces deux régions, les auteurs proposent une réflexion sur les échanges culturels en prenant comme fil conducteur les objets et leur parcours. Détournés, reconsidérés, utiles, décoratifs, perdus ou retrouvés, les objets sont les témoins privilégiés et acteurs principaux de cette analyse ethnologique, éclairant la relation existante entre ces pêcheurs, entre les cultures bretonne et islandaise. Elle donne à voir, finalement, la dynamique des identités à l’épreuve du temps.
Laetitia Merli, La revanche des Chamanes, Documentaire, 52 min. Production : France. Réalisation : République de Tuva, Primé au festival Jean Rouch, 2011
50par Michel Tabet
51Institut Français du Proche-Orient
53Lauréat du prix Mario Ruspoli du festival Jean Rouch 2012, le dernier film de Laetitia Merli porte sur les mutations du chamanisme contemporain. Son titre évoque l’ambivalence d’un renouveau qui navigue entre la réinvention d’une tradition et son adaptation au contexte actuel : bureaucratisation et psychologisation des médecines dites traditionnelles, développement du tourisme culturel. Nous conduisant ainsi loin des clichés éculés sur la transe et la guérison symbolique, ce documentaire nous plonge dans le fonctionnement quotidien du centre chamanique Adyg Eren (l’Esprit de l’Ours), dirigé par Dopcthom-Ool Kara-Ool, Chamane Suprême de la république de Touva, située dans la fédération de Russie.
54Le chamane et son entourage prodiguent leurs soins et leurs conseils aux patients et aux curieux qui viennent à leur rencontre. Le film décrit cet univers et propose une galerie de personnages hauts en couleur. Kara-Ool, qui en est la figure centrale, orchestre ce monde avec une distance et un humour non dépourvus de conviction. Soucieux du bien-être de ses patients, il ambitionne de revitaliser le chamanisme et d’en transmettre les principes. Il se trouve ainsi engagé dans une série de démarches censées lui garantir la légitimité et la crédibilité nécessaires à la pérennisation de sa pratique. Si les curieux en quête d’authenticité viennent à lui pour renouer avec les forces de la nature, il fait tout son possible pour obtenir la reconnaissance et le soutien de l’administration locale. Le film s’ouvre de fait sur une scène d’anthologie au cours de laquelle le chamane nous présente le certificat administratif censé attester de sa fiabilité et de son sérieux. Il utilise ainsi toutes les armes disponibles pour parvenir à ses fins : lorsqu’il se rend chez le ministre de la Culture, c’est vêtu de ses habits flamboyants de chamane et accompagné de son compagnon norvégien Dima Markov. La présence de la caméra contribue elle aussi à renforcer son aura auprès de son interlocuteur qui refuse que l’on filme la réunion.
55L’une des qualités de ce travail réside dans sa capacité à nous introduire, avec humour et humanité, au cœur des contradictions et des compromissions des différents personnages. Il se construit à partir de situations et de propos qu’il met systématiquement en perspective. La réalisatrice pratique ainsi un décentrement permanent du regard. Une séquence est particulièrement parlante à cet égard. Elle se déroule sur la terrasse du centre. Après avoir accompagné deux jeunes Russes au cours d’une cérémonie dans la forêt et souligné l’engagement et le sérieux qu’elles investissent dans l’accomplissement des rituels, la narratrice demande au chamane son avis sur leur prestation. « C’est nul ! » lui répond-il, leur reprochant de ne pas savoir frapper le tambour.
56Cet exemple nous fait sentir les équivoques de la rencontre entre deux logiques. Les jeunes femmes en quête d’authenticité sont des clientes pour un chamane mû par sa volonté de construire un centre chamanique international. Il a donc besoin de fonds et de soutiens. Il y a un tarif pour tout qui ne se négocie pas. Il ne fait pas nécessairement preuve de cynisme tant il paraît évident qu’il se soucie de ses patients et de ses proches, mais sa sagesse est concrète et adaptée à l’époque : la survie du chamanisme, sa revanche, passent en partie par le tourisme. Kara-Ool l’assume avec force et vigueur.
57L’autre atout du film réside dans la qualité de l’insertion de la cinéaste et de la relation de confiance qu’elle parvient à nouer avec les différents protagonistes. Elle recueille leurs témoignages comme des confidences, ce qui lui permet de partager une certaine intimité. Le film nous montre aussi des détails qui révèlent un chamanisme bien ancré dans son temps : on offre des bonbons aux esprits des ancêtres, un téléphone portable interrompt une discussion, des touristes bombardent de photos le groupe de chamanes qui se produisent exclusivement pour eux. Ce film donne aussi un aperçu des différentes techniques de guérison employées par le chamane.
58Le bougé savamment mesuré de la caméra accentue l’impression de participation et de partage. Laetitia Merli filme caméra au poing et nous sommes toujours au plus près des visages et des gestes. Elle réussit toutefois à maintenir une juste distance par rapport aux protagonistes, sans jamais les dénigrer ou les ridiculiser. Cette narration croisée entre rapprochement et éloignement culmine vers la fin du film lorsque nous quittons le centre Adyg Eren pour en visiter un autre, celui du Tambour, présenté comme un établissement concurrent. Cet élargissement du champ filmique nous projette dans un contexte plus large et révèle en quelque sorte son véritable hors-champ. L’univers chamanique est traversé par des fractures internes qui opposent, entre autres, les hommes et les femmes. La boucle du film se clôt sur le témoignage d’une chamane qui a pris ses distances avec Kara-Ool, ce qui permet à Laetitia Merli de placer le héros de son film en abyme.
Ouvrages
Jean Jamin, Faulkner, le nom, le sol et le sang, Paris, CNRS Editions, 2011, 223 p.
59par Sylvie Sagnes
60CNRS – IIAC – LAHIC
62Comment l’œuvre de Faulkner peut-elle être lue anthropologiquement ? En quoi cette lecture peut-elle différer de celle à laquelle se prête toute œuvre littéraire, dès lors qu’elle atteint la « vraisemblance » et « nous touche » [19] ? La question mérite d’autant plus d’être posée que, comme aime à le rappeler Jean Jamin, l’écrivain américain ne s’est jamais considéré ethnographe, sociologue ou historien. Fort d’une fréquentation ancienne et réitérée des pages faulknériennes, notre guide dans les méandres du Comté de Yoknapatawpha donne d’emblée le ton : Faulkner est bien plus qu’un observateur consciencieux de sa société et de son temps. L’on ne saurait donc se contenter de le percevoir comme un pourvoyeur de matériaux ethnographiques quand lui-même, usant de la fiction pour atteindre les marges, dilater le minuscule et provoquer, dans les eaux faussement limpides du corps social, des précipités de représentations, fait véritablement œuvre d’anthropologue. C’est à révéler les lignes de force de cette « anthropologie apocryphe » [47] que s’emploie Jean Jamin, au long des cinq chapitres que comporte cet essai, à l’appui de nombreux exemples et extraits tirés des romans.
63Le langage est l’une des principales assises du questionnement à l’œuvre. Soumis à des mouvements, des rythmes aussi peu convenus que possible, il donne forme aux failles, à la distance que les personnages prennent avec eux-mêmes, et, pour tout dire, à l’autre dans le « je ». Jean Jamin montre comment cette langue altérée incarne le doute inscrit dans la fiction, à savoir, non pas une interrogation inquiète qui porterait sur le dénouement de chacune des histoires, tout étant écrit d’avance dans l’univers faulknérien, mais un doute à proprement parler anthropologique. De même, les intrigues, tout aussi embrouillées que les mots, apparaissent comme le lieu et le moyen de la mise en scène d’une « société obsédée par l’idée même de société » [52]. Transposé de la fiction à la réalité, cet état de doute est peut-être ce qui rend le mieux compte de l’écart a priori incompréhensible entre la portée antiraciste de l’œuvre et les préjugés de classe et de race dont a pu se prévaloir l’écrivain au long de son existence. Faulkner a-t-il jamais prétendu jouer d’autres rôles que celui de ses personnages et de ses lecteurs, à savoir celui du témoin, travaillé par la pensée sauvage qui l’habite et la travaillant ?
64Le chapitre médian de l’ouvrage de Jean Jamin s’attache à mettre en exergue quelques-uns des ressorts fondamentaux de la dramaturgie faulknérienne, à commencer par le nom, objet anthropologique s’il en est. Dans une société où il est dévolu aussi bien aux maîtres qu’aux esclaves, le nom apparaît on ne peut plus problématique et mérite bien, de fait, l’attention que lui accorde Faulkner. Ne signifiant rien, il ne peut être que le symptôme d’un nouvel écart à soi, voire un masque. Autant que le nom, la nature sous toutes ses déclinaisons tire la fiction vers la tragédie. Ainsi l’engendrement, forcément entaché par la faute, est-il plus affaire de mort que de vie. Pareillement sombre est la vision faulknérienne de la terre. La nature, outragée, définit un « déjà-lieu » [110], dont le spectacle de la corruption réfléchit la relation trouble de l’homme à son milieu. L’immense gâchis que cernent les tours et détours de la plume de Faulkner est celui de la ségrégation noire et de ses perversions, au premier rang desquelles l’intériorisation du stigmate. Cela étant, Faulkner ne s’en tient pas à cette double haine qui accable et dont s’accablent eux-mêmes les Noirs. Grâce à l’éclairage entendu de Jean Jamin, l’on peut en effet voir comment l’écrivain use de la figure du Noir pour révéler, en miroir et en négatif, outre les fantasmes, la mauvaise conscience des Blancs. Celle-ci s’origine non seulement dans l’exploitation odieusement abusive d’une main-d’œuvre déracinée, mais aussi dans le vol de la terre, prise aux Indiens.
65Quant aux fantasmes réfléchis par la présence noire, ceux de l’enracinement dans le sol conquis et de la reproduction à l’identique des « maisons », ils appellent chez Faulkner un traitement digne des plus récents acquis de l’anthropologie de la parenté. L’écrivain américain a particulièrement bien saisi l’incidence de la ligne de couleur sur le système à maison, ou plus exactement son incompatibilité avec un idéal qui ne peut être atteint qu’à condition qu’alliance vaille filiation. Contournant l’impasse à laquelle conduit l’interdit de métissage, les personnages faulknériens empruntent la seule issue possible afin de perpétuer la race : la culture de l’entre-soi jusqu’à l’inceste, au risque de la dégénérescence. La fiction déploie dès lors la gamme des possibles que décrivent les incestes de premier et second types. Dans les pas de Françoise Héritier, Jean Jamin se fait attentif à la circulation des humeurs mise en scène par les romans et relève, outre la dissymétrie des directions que suivent les Noires et les Blanches, la prévalence du sang sur le lait et le sperme. Le constat concorde avec cette inclinaison de Faulkner à réserver aux seules femmes le pouvoir de continuer la race. Et ce, quoi qu’il en soit des tares qui pourraient résulter d’une endogamie exagérée. Ainsi, à vouloir échapper au monstrueux péril de la bâtardise, autrement dit à se rêver trop pur, le sang court-il à sa perte. Au terme du dialogue original qu’il noue avec l’écrivain de Lafayette, Jean Jamin cerne plus précisément la perspective anthropologique au fondement de l’œuvre faulknérienne, à savoir les dérives mortifères d’une pensée de l’identité, qui, plutôt que de jouer avec, joue contre l’altérité, avant de s’enfoncer dans les délires funestes de l’extranéité.
Jean-Marc Moriceau, L’homme contre le loup. Une guerre de deux mille ans, Paris, Fayard, 2011, 479 p.
66par Jean-Marie Privat
67Université de Lorraine
68jean-marie.privat@univ-lorraine.fr
69L’auteur, professeur d’histoire moderne à l’université de Caen et directeur de la revue Histoire et sociétés rurales, interroge les relations entre l’homme et le loup, depuis le vie siècle avant J.-C. jusqu’à nos jours ; disons, de la fameuse Loi de Solon et des premières attestations écrites de primes à la destruction des loups jusqu’au mémorandum français de 2011 sur la cohabitation écolo-économique des bergers et des loups.
70Qui de nous, chasseurs, éleveurs, randonneurs, arpenteurs de l’histoire culturelle, etc. n’aurait rien à dire ou à redire sur les loups d’hier et d’aujourd’hui, ou même de demain, dans nos pays ? Aussi suggèrerait-on volontiers de commencer la lecture de l’ouvrage par la remarquable chronologie générale et par l’étonnante et riche bibliographie qui, l’une et l’autre, donnent une idée saisissante du « combat » inlassable que l’homme occidental mena contre la bête (conseils pratiques, prières ou exorcismes magico-religieuses, traités de vénerie, rapports d’expertise des Eaux et Forêts, archives médicales, fonds administratifs de police ou de justice, registres de sépultures, chroniques, édits royaux, enquêtes statistiques, écologie historique, etc.). Une vingtaine de tableaux (loups autour de Paris à la fin du xviie siècle, tarifs des primes à l’époque contemporaine, etc.) et une douzaine de cartes (répartition des loups abattus vers 1800, corps des lieutenants de louveterie en 1768, etc.) complètent utilement une recherche historique à la fois minutieuse et clairement rythmée en quinze chapitres passionnants. Une belle iconographie en couleur réunie dans un cahier central enrichit encore le propos de l’auteur. Et relance la réflexion voire la médiation du lecteur sur l’effroi de la pénétration du loup dans l’espace de la cité (les loups sont entrés dans la ville), la hantise de la dévoration à cru, l’utopie de la destruction (pis que la mort) de l’Ennemi.
71L’arc historique des positions est bien connu : le loup traqué (longtemps), le loup protégé (récemment). Bien sûr c’est la pratique et la métaphore guerrières qui dominent la longue histoire de notre lupus en butte aux battues. Mais si c’est surtout la technologie et la politique de cette lutte que l’auteur reconstruit, les imaginaires culturels qui l’ont rendue pitoyable et impitoyable affleurent constamment (la typographie majuscule du titre courant est – involontairement ? – significative de cette dimension épique voire allégorique du propos implicite : « L’Homme contre le Loup »). Les notices de dictionnaires (l’historien ne s’appuie pas dans cet ouvrage sur ce type de pièces) en témoigneraient si nécessaire : « Le regard d’un loup est dangereux de sorte que s’il choisit (regarde) l’homme le premier, il lui fera pour lors perdre la parole. » [M. de La Porte, « Loup », Les Épithètes, 1571] ou encore, « Les Seigneurs amassent leurs paysans pour aller à la chasse au loup, et font un triquetrac (piège) ou des battues […]. Il est difficile de forcer un vieux loup, car s’il trouve de l’eau il courra trois jours et trois nuits. » [A. Furetière, « Loup », Dictionnaire universel, 1690].
72Cette histoire est donc longue et ancienne : Pausanias, Aristote, Tite-Live, Dion Cassius, Pline l’Ancien, Apulée. La fine fleur des penseurs de l’Antiquité est présente à la barre des témoins ou des procureurs. On pourra poursuivre ce long duel à mort en découvrant la « Supplique » au Parlement d’une mère dont le fils a trouvé la mort « en luttant contre un horrible loup » ou en lisant les « Souvenirs » de tel vieux louvetier. On s’arrêtera peut-être sur la figure de Saint Mamert qui institue en 469 des rogations pour implorer la protection du ciel contre les « ravages de loups sauvages qui entrent dans les villes ». Ou l’on relira dans une perspective historique nouvelle Le Petit Chaperon rouge et Le Petit Poucet [94-98]. Dans tous les cas on retiendra cette irruption de la sauvagerie qui pouvait signifier parfois un désordre de l’ordre cosmologique, souvent un désastre humain ou la ruine économique. Les loups, prédateurs de troupeaux et dévoreurs de chair humaine, vive ou morte ? La diabolie même en somme.
73La guerre menée aux loups depuis deux mille ans fait donc de cette chasse au mal/mâle (à la femelle reproductrice aussi, à vrai dire) un fait social total, jusque dans les fictions. La chasse au loup est un sous-genre pictural, le loup lui-même un motif récurrent comme on sait des contes d’autrefois ou des récits médiévaux, les rites lupins une pratique folklorique qui en dit long sur les croyances dans les pouvoirs maléfiques que l’on accordait à l’animal en ses formes naturelles et plus encore en ses métamorphoses (Bête du Gévaudan, loup-garou, meneurs de leu, femme… louve, etc.). Sans oublier la présence du « loup » dans d’innombrables expressions figurées ou imagées comme dans nombre de proverbes et de dictons de toponymes et d’anthroponymes. Bref, le « loup » est partout, et pas seulement dans les estimations statistiques (20 000 environ dans la France du xviiie siècle ; la régression est continue à partir du xixe siècle jusqu’à leur quasi éradication dans les années 1920).
74Si le loup n’est pas bon à manger (sa viande est tenue pour « immonde »), il est en revanche bon à penser pour comprendre les rapports des sociétés humaines à la sauvagerie des bêtes en général, cette maudite bête en particulier. Lisons Jean-Marc Moriceau pour pister les louves fécondes, apprécier les tableaux de chasses aristocratiques ou populaires, autorisées et organisées ou improvisées, en forêt ou aux portes de Paris. Lisons pour traquer nos idées préconçues aussi. L’historien n’a garde en effet de se laisser abuser par l’imagerie du loup, entre bestiaires et écrits naturalistes. Le loup a une histoire (écrite), difficile à établir pour l’Antiquité, histoire religieuse à partir des seules sources disponibles pour le Haut Moyen Âge, histoire instituée et presque officielle à partir des xiiie et xive siècles (les sergents louvetiers), histoire violente entre la fin du xvie siècle et les années 1820. À cette réserve près que le loup des Encyclopédistes est certes « très-carnassier » mais que ces animaux sont comme instruits par l’expérience des dangers qu’ils encourent et qu’il devient dès lors très difficile de surprendre leur défiance : « Toutes ces chasses […] n’ont pas un grand succès pour la destruction des loups. » [« Loup », Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie…, 1780).
75Les littéraires s’interrogeront à nouveaux frais sur les liens pluriels entre l’univers réputé atemporel des contes et une époque d’agression réellement « paroxystique » des loups sur l’homme ; les historiens de la culture et de la santé suivront avec une particulière attention J.-M. Moriceau dans ses analyses cliniques de la montée en puissance de la rage lupine [98-104] ; les économistes interrogeront les données rassemblées dans cet ouvrage écrit avec science et clarté (et prudence) pour se faire une idée plus juste du fléau agricole et plus largement rural causé par les loups solitaires ou en meute (chapitre V). Les juristes seront comblés. Certes, l’irruption du loup pouvait constituer pour les petits bergers « un rite initiatique » [15] ; et très souvent la fermeté (et le courage) mettait l’agresseur en échec et constituait une victoire symbolique et économique (moutons, chèvres, cochons, vaches ou bœufs, chevaux et ânes, oies, tout est bon pour le loup). Bien sûr, la technologie pour se défendre des loups n’était pas en reste (colliers à dents pour les chiens). Mais la bête était bien trop nuisible pour ne relever que du seul droit seigneurial de chasse. Les lois tantôt interdisent, tantôt autorisent, tantôt incitent le paysan à détruire sur ses terres, armes à la main, ces animaux malfaisants, alors même que « courir le loup » était une activité distinctive où s’exprimaient l’ethos mâle et les privilèges aristocratiques [160-161].
76Les ethnologues s’attarderont plus volontiers encore sur les moyens de protection mis en œuvre pour se prémunir des attaques de loups (passim, chapitres VI, VII, VIII et IX), entre ingéniosité de la culture matérielle et solidarité communautaire : chiens, pâtres professionnels, sonnailles, feux, bruits violents et dissonants, clôtures, pièges divers, poisons, huées, battues enfin. La religion (parmi d’autres systèmes symboliques) constitua parfois l’ultime conjuration du danger, de la prière – la fameuse « patenôtre du loup » – aux processions publiques organisées avec la bénédiction de l’Église. L’arme de la foi, au temps où les âmes existaient, l’arme des louvetiers plus encore et plus longtemps.
77Jean-Marc Moriceau analyse en effet de très près le destin exceptionnel de la louvèterie, institution que nombre de sociétés occidentales se sont donnée depuis des temps immémoriaux (Charlemagne en serait l’instigateur) pour porter le fer contre ce seul animal sauvage (chapitres X à XII). Mais l’arme suprême fut au fond « la prime à la tête de loup » qui, de l’Antiquité au xviiie siècle, se généralisa (chapitre XIII), puis se « nationalisa » dans le cadre d’une politique générale d’éradication (chapitres XIII à XV). Tout cet arsenal de guerre contre le loup et ses méfaits (songeons au mythique vaccin contre la rage) faillit bien exterminer canis lupus. Son récent retour – programmé et sélectif – dans le paysage montagnard ravit l’écologisme urbain, excède les éleveurs. Mais cette belligérance entre pastoralisme économique et sauvegarde culturelle échappe au cadre de travail que l’auteur s’est fixé et ne fait l’objet que de quelques remarques d’une prudente sagesse, même si la référence à l’ethnologie comme science qui peut éclairer les citoyens et les décisions des politiques ne peut que nous séduire.
78Ajoutons qu’une anthropologie de la langue (« à pas de loup », « tenir le loup par les oreilles », « avoir vu le loup », « hurler avec les loups », « entre chien et loup », « tuiles aux loups », « faim de loup », « Saint Loup », etc.), montrerait aisément combien notre culture est traversée par la pensée sauvage, y compris en son régime moderne d’expression. Il suffirait par exemple de porter une attention flottante à ce portrait en pied (en contre-pied ?) d’un lieutenant de louvèterie, en tenue d’apparat, peint en 1845 par Emmanuel-Joseph Lauret et offert en illustration, pour être subtilement envahi par une sensation de familière étrangeté, une sorte d’inquiétant et fascinant punctus. Cet homme est en effet à la fois droit dans ses bottes noires et embarrassé, comme distant à lui-même, presque asexué et absent de l’Histoire ; surtout, son bras semble se prolonger en une main constituée par le trophée énigmatique d’une tête de loup tenue à (trop ?) bonne distance de son propre corps, tête au regard fixe et vide lui aussi, au museau, à la moustache et jusqu’aux poils foncés et argentés incoerciblement marqués par les traits d’humanité… d’un décapité. Un loup ? Trois loups à la vérité pour notre lieutenant, représenté comme il se doit en bon uniforme bleu nuit et bel équipement de louvetier : une tête de loup à la main droite donc, un loup sur pattes gravé sur un ceinturon en buffle jaune et culotte blanc cassé, au côté gauche enfin, un couteau de chasse en argent au manche sculpté… en forme de loup. Alors qu’en arrière-plan de cet homme aux loups, dans un lointain plus conventionnellement onirique et mièvre que franchement réaliste, un mâtin d’opérette course une bête loin d’être aux abois.
Bernard Formoso, L’identité reconsidérée. Des mécanismes de base de l’identité à ses formes d’expression les plus actuelles, Paris, L’Harmattan, 2011, 269 p.
79par Riccardo Ciavolella
80IIAC-LAIOS
81riccardo.ciavolella@ehess.fr
82Avec L’identité reconsidérée, Bernard Formoso offre un outil précieux pour la compréhension des dynamiques de construction et d’expression identitaires. L’anthropologue s’adresse aux lecteurs spécialisés, dont en particulier chercheurs et étudiants, tout en visant également un public plus large. En effet, l’intérêt principal de l’ouvrage réside dans la capacité de poursuivre de manière cohérente trois objectifs : un état de l’art sur les théories de l’ethnicité ; la contribution à ce débat par la proposition d’un appareil conceptuel novateur ; et l’engagement d’une réflexion sur l’utilité de l’analyse – et de la déconstruction – des identités pour les sociétés contemporaines. Cette mise à jour du débat sur l’identité est expliquée par le besoin de faire face à la résurgence d’idéologies xénophobes, ainsi qu’à la mise en place de dispositifs pour la reconnaissance formelle de catégories identitaires, comme le ministère de l’Identité Nationale français actif entre 2007 et 2010 [132 et ss.]. La raison de ces phénomènes est connue : ils constitueraient la réaction à la fragmentation des référents collectifs due à la globalisation et, en même temps, la réponse aux crises existentielles individuelles provoquées par la perte de repères identitaires et sociaux.
83L’ouvrage est organisé en deux parties, l’une s’intéressant aux mécanismes cognitifs, politiques et sociaux de construction de l’identité et de la différence ; l’autre se focalisant sur certaines catégories identitaires, comme la race, la nation et l’individu. La première partie s’ouvre sur une présentation de l’apport crucial de l’anthropologie à la déconstruction de certains « mythes » autour de l’identité, comme celui de l’insularité, de l’origine et de la permanence de la culture, ou celui du « primordialisme » de l’appartenance ethnique [27]. L’auteur y oppose ainsi plusieurs théories de l’ethnicité formulées par l’anthropologie depuis quelques décennies. Il s’agit de l’interactionnisme de Barth, de l’instrumentalisme de Cohen et de l’« approche symboliste », catégorie que l’auteur définit en faisant appel à l’herméneutique de Geertz et à certaines études soulignant l’importance de mythes et symboles en tant que « vecteurs essentiels de l’unité et de la continuité identitaire des groupes » [49]. Désormais consolidées dans la littérature et les cours universitaires, ces théories apparaissent toutefois insuffisantes à l’auteur, puisqu’elles auraient le commun défaut de « sous-évaluer le poids des conditionnements culturels » [16].
84Pour combler ces lacunes, l’ouvrage propose un appareil conceptuel novateur, théorisant des nouveaux mécanismes identitaires : la projection et le binôme sériation/novation. Par « projection », l’auteur entend expliquer la dialectique identification-différenciation comme un mécanisme dont les logiques psychologiques et symboliques résident dans le besoin de « projeter » sur autrui – ou sur des objets chargés symboliquement tel qu’un drapeau – des émotions et des significations qui prennent sens collectivement. Ces logiques projectives, productrices de symboles et mémoire collective (la « projection empathique » [68]), se consolident grâce à un deuxième mécanisme, celui de « sériation », c’est-à-dire la répétition dans le temps et la diffusion dans la société de certains référents culturels. Proposé comme le développement et en même temps le dépassement de la notion bourdieusienne d’habitus, la notion de sériation vise à identifier le mécanisme par lequel se met en place un certain degré de stabilité et d’homologie des référents culturels, des conduites et des manières de penser par l’existence « sériale » de biens, comme les objets de consommation et de mode ; d’informations, diffusées par les médias ou les manuels scolaires ; ou de « moyens rituels », comme les événements sportifs et d’autres rituels collectifs. Tous participent à la production d’une culture standardisée, à laquelle individus et groupes sont tenus d’adhérer, ainsi qu’un ensemble de référents symboliques communs qui donnent sens à la cohésion identitaire de la collectivité. Appliqué à la catégorie de « nation », ce mécanisme apparaît clairement dans les célèbres analyses d’Anderson et Gellner [113 et 119]. Ce versant normatif de la culture est cependant nuancé par un troisième mécanisme, celui de la « novation », qui consiste dans l’introduction d’une nouveauté dans l’univers des référents culturels standardisés du groupe.
85Ce cadre théorique – quoiqu’il puisse sembler parfois excessivement abstrait – fait montre de toute son utilité dans l’analyse des catégories de l’identité, traitées dans la deuxième partie de l’ouvrage. Le triptyque race-nation-individu (où l’absence étonnante de la catégorie d’ethnie s’explique peut-être par son traitement dans la première partie) permet de comprendre comment les mécanismes de l’identité se mettent à l’œuvre concrètement. Pour les notions de race et nation, l’ouvrage trace un bilan des analyses théoriques et des débats critiques, en mettant en exergue l’intérêt que l’on aurait à diffuser la déconstruction anthropologique de ces référents identitaires dans un débat public profondément marqué par le langage raciste et par les discours sur les appartenances nationales.
86La partie conclusive sur l’individu est riche en réflexions sur les sociétés contemporaines. Certes, la focalisation sur la dimension personnelle de l’identité demande au lecteur de revenir à nouveau de manière quelque peu redondante sur les « mécanismes de l’identité » [147], en les appliquant à la dimension individuelle dans le rapport à l’Autre et à un ensemble un peu hétéroclite d’« assignations identitaires » [160] comme la sexualité, la parenté ou encore l’ethnie et la nation. Cependant, cette redondance s’explique par la nécessité d’en venir à une analyse de l’identité au temps de la « révolution individualiste » [197], avec les recherches d’affirmation de soi par le corps et ses modifications ou mises en scène, par les pratiques de consommation et par l’utilisation des médias, jusqu’à la création d’identités virtuelles dans un contexte de relations sociales instantanées mais médiées, avec par exemple Facebook.
87L’ouvrage aurait peut-être bénéficié d’une confrontation plus intense avec la littérature plus récente sur des thèmes tels que la diaspora, le trans-nationalisme et le « glocalisme », et sur la racialisation du discours public en relation étroite avec les études du phénomène migratoire en France, mais il montre avec efficacité l’« actualité » du discours anthropologique sur l’identité à l’époque de la résurgence de discours xénophobes et de la fragmentation des référents collectifs. Riche en références et élaborations théoriques ouvrant souvent à la sociologie et à la psychologie cognitive, l’ouvrage de Bernard Formoso se pose dans le débat contemporain comme un instrument précieux à la fois pour rendre compte des avancées des théories anthropologiques sur l’identité des quatre dernières décennies et pour solliciter et renouveler le regard critique du lecteur sur les identités du monde actuel.
Dionigi Albera, Au fil des générations. Terre, pouvoir et parenté dans l’Europe alpine (xive-xxe siècles), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011, 544 p.
88par Maria Couroucli
89LESC-MAE
90Université Paris Ouest Nanterre La Défense
92Ce volume imposant est le fruit d’un travail étalé au long de plusieurs années sur un sujet jadis central en ethnologie. Avec conviction, Dionigi Albera procède à l’état des lieux des recherches conduites sur la famille et la parenté en France et en Europe rurales depuis 1960, période pendant laquelle les hypothèses et les démarches analytiques en histoire, en anthropologie et en ethnologie étaient en pleine mutation. En effet, les études sur la famille et la parenté sont marquées par le passage de l’histoire « anonyme, profonde et silencieuse » de l’École des Annales à la micro-histoire, privilégiant la dimension locale et le récit, ce qui a généré une « hypertrophie monographique » [6]. L’auteur souhaite dépasser d’une part « la cartographie fixiste » des structuralistes et de leurs épigones et d’autre part la « déconstruction et le repli sur l’individu acteur et le contexte local » en proposant une nouvelle anthropologie historique de la parenté qui insiste sur l’étude de l’organisation domestique, définie comme « une dimension intermédiaire entre les liens de parenté et les structures familiales » [7].
93Il s’agit d’aller au-delà de l’analyse des structures permanentes à variation régionale, qui s’accommodent mal des différentes échelles temporelles et sociales, et d’opter pour une approche dynamique prenant en compte une plus grande diversité de facteurs. Comment ? En identifiant d’une part les milieux sociaux et d’autre part les périodes de transition d’un modèle à un autre ; autrement dit, en incorporant la richesse du contexte ethnographique et historique. L’auteur explique qu’il s’est donné comme tâche de saisir les « dynamiques d’ensemble » à travers une « appréhension des processus régionaux, saisis dans la longue durée » : une démarche comparative « intermédiaire », entre micro et macro, qualifiée de méso. Nous ne sommes plus ici en face de structures familiales ni de systèmes de dévolution, mais d’organisation domestique, terme qui désigne « un ensemble de relations mobilisé dans les activités concernant la résidence, la production, la distribution, la transmission et la reproduction » [47].
94L’originalité de cette recherche réside dans sa démarche : articuler l’analyse des microlocalités à celle des grandes régions, afin de proposer une nouvelle typologie. À partir d’un examen minutieux et comparatif de trois « chantiers » anthropologiques concernant la région des Alpes (notamment les travaux de John Cole et Éric Wolf dans deux villages du Tyrol, ceux de Robert McC. Netting dans le Valais et ceux de l’auteur lui-même dans les Alpes occidentales italiennes [15]), Dionigi Albera distingue trois types d’organisation domestique : bauer, bourgeois et agnatique alpin. Le type « bauer », inspiré du Tyrol, correspond à un système de relations qui repose sur la ferme, domaine indivis transmis à un seul héritier. Le type « bourgeois » est fondé sur une égalité bilatérale, où la famille conjugale est le principal acteur au sein de la communauté villageoise. Le troisième type, proposé à partir d’un travail ethno-historique dans les Alpes occidentales italiennes, est caractérisé par des règles de résidence patrilocale, une organisation agnatique des villages et hameaux, et une préférence masculine quant aux règles de la dévolution du patrimoine (les hommes héritent et les femmes sont dotées). Le système est ouvert à la fois au marché et aux institutions de l’État à travers des réseaux clientélistes.
95Mener ce travail comparatif des systèmes de résidence et de dévolution du patrimoine dans les Alpes françaises, suisses, italiennes et autrichiennes implique une mise à plat des analyses et des schémas explicatifs proposés depuis les années 1960, tout en tenant compte des synthèses d’histoire et d’ethno-histoire effectués depuis lors et proposant de nouvelles analyses comparatives, notamment celles de David Sabean, Simon Teuscher et Jon Mathieu [16] et de Gérard Delille [17]. L’auteur puise aussi très largement dans les grands chantiers comparatifs sur l’histoire de la famille des années 1980, comme par exemple le collectif Histoire de la famille [18] ou encore les travaux de l’école de démographie historique de Cambridge [19] et les œuvres de Jack Goody concernant la famille européenne [20].
96Dionigi Albera cherche à établir, pour chaque région examinée, les tendances et changements dans les différents types de communautés et dans le temps long. Voici un exemple caractéristique de cette démarche : « Dans les chapitres précédents – écrit-il – nous avions repéré la dissolution, dans les Alpes du Sud, d’un système à claire orientation agnatique, dans le cadre d’une transition vers l’unicité successorale se situant aux xviie et xviiie siècles. Ce changement d’orientation des pratiques successorales nous semblait être lié à la diffusion d’un modèle nobiliaire auprès des autres couches sociales. L’exploration effectuée dans ce chapitre nous a permis de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une particularité alpine. Bien au contraire, une telle évolution correspondait à des processus bien plus amples qui ont intéressé de larges secteurs du Midi français » [442].
97Ainsi, l’auteur insiste-t-il à la fois sur les détails et sur les grandes tendances. L’analyse reprend en grande partie les travaux comparatifs de Georges Augustins [21] qui proposait une typologie avec trois systèmes de parenté (à maison, lignage et parentèle) et s’inspire aussi du travail de Gérard Delille sur l’Italie du sud [22] ainsi que de ses dernières publications sur la parenté européenne. À la fin de l’ouvrage, il est question de trois « tournants fondamentaux », trois moments importants dans l’histoire européenne : 1200, qui correspondrait à la création des communautés d’habitants au Moyen Âge ; 1500, date de la formation de l’État territorial et 1900, lorsque des transformations juridiques, politiques et économiques déterminent l’époque contemporaine. L’influence des travaux de Martine Segalen [23] et de Jack Goody [24] est ici apparente.
98Ce livre est donc un ouvrage de référence pour la région des Alpes et un travail de synthèse sur la famille et la parenté en France et en Europe rurales. En décloisonnant les Alpes françaises vers l’Italie et le Tyrol, cette démarche permet de mettre en évidence la relativité des frontières. Mais alors, s’il est en effet légitime de s’affranchir de l’approche hexagonale et de s’étendre du Midi français jusqu’au Tyrol et aux Alpes italiennes, pourquoi s’arrêter là et ne pas s’aventurer plus loin, vers les villages de montagne des rives adriatiques et les possessions vénitiennes, ou encore ceux de l’aire austro-hongroise ? L’inflexion agnatique en rapport avec le droit romain, voire le droit écrit et l’administration d’un territoire, sont des phénomènes observés ailleurs. Se pose alors la question de la pertinence de la notion de « région », de sa fluidité et de son caractère temporaire : oui, le méso est utile, pour passer du plus petit au plus général, mais doit-il correspondre à une « région » ? Reste que l’originalité du travail repose sur des choix méthodologiques innovants qui permettent de conjuguer l’analyse des phénomènes de l’organisation domestique dans le temps et dans l’espace micro à celle de l’ancrage régional, en reprenant les résultats des études monographiques et en proposant ensuite une typologie régionale et une périodisation toujours en dialogue avec les travaux comparatifs antérieurs.
Gérard Lenclud, En Corse. Une société en mosaïque, Paris, éditions de la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012, 271 p.
99par Elena Filippova
100Institut d’ethnologie et d’anthropologie
101Académie des sciences de Russie
103L’ouvrage de Gérard Lenclud présente un double intérêt. En regroupant sept articles issus de longs séjours de terrain dans les années 1970 et publiés entre 1978 et 1993, il est à la fois un document sur la société corse et sur l’histoire de l’ethnologie de la France. Cet aspect réflexif est renforcé et explicité par un chapitre introductif qui dépasse largement, de par sa richesse analytique, un simple « avant-propos » comme il est titré. Ce texte rédigé en 2011 et intitulé « En remontant le temps » introduit ouvertement une dimension rétrospective. Il s’agit, dans les articles en question, d’un mélange d’observations ethnographiques du présent, de souvenirs du passé des interlocuteurs de Gérard Lenclud, et de faits historiques issus d’archives et d’autres sources écrites.
104Que nous apprend cette rétrospection sur la Corse d’aujourd’hui, sur une société que l’auteur hésite à qualifier de « traditionnelle » malgré le poids de la coutume dans l’organisation de sa vie sociale, puisque, « vivant, elle avait encouru des changements » [14] ? Sur un « monde dont les clés sont détenues ailleurs » et « ne servent que rarement à en ouvrir la porte » [18] ? Ou plutôt sur les « deux mondes assez étanches » [26] « placés en situation de face-à-face […] l’un soutenu par l’État et soumis à la loi du marché, l’autre arc-bouté à des institutions héritées du passé et encore animé par les valeurs cristallisées dans ces institutions » [27] ?
105Revenir sur ses pas, remettre au lecteur ses textes d’autrefois, est toujours un pari audacieux. Surtout lorsqu’il s’agit des premiers pas de la discipline même, celle de l’ethnologie de la France, qui cherche, dans ces années 1970, à « se faire sa place en anthropologie » [31]. Il lui fallut définir son objet, circonscrire ses problématiques. Sous cet angle de vue, la Corse, une société alors villageoise de préférence, insérée dans l’ensemble méditerranéen, ayant « peu ou prou accédé en anthropologie au rang d’aire culturelle » [32], apparaît comme un terrain légitime permettant d’aborder les thématiques « consacrées » de l’époque, à savoir : « les formes d’organisation communautaire, les liens entre parenté et institutions locales, les résistances opposées à la société dominante, les valeurs sociales et culturelles au nom desquelles cette résistance s’opère » [32]. Ainsi des articles faisant partie de l’ouvrage (« Ressources du milieu, gestion du troupeau et évolution sociale »; « Des feux introuvables. L’organisation familiale dans un village de la Corse traditionnelle » ; « L’institution successorale comme organisation et comme représentation » ; « Transmission successorale et organisation de la société ») portent sur « l’organisation familiale, sur les modes d’appropriation et de dévolution des biens fonciers ou sur les ressorts culturels du système successoral » [33]. Ces problématiques, rappelle Gérard Lenclud, reflètent un certain air du temps ethnologique : « À l’orée des années1970 […] on prête moins attention à la subjectivité de l’enquêteur qu’aux conditions d’objectivation des faits ainsi qu’à celles mises à l’objectivité des produits de son enquête » [ibid.]. Avec le changement d’époque, les problématiques changent elles aussi : l’accent est désormais placé sur « la construction des identités collectives » [34]. Pour la Corse, selon l’auteur, il s’agit d’une double construction : l’invention française de la Corse « serait mise […] en perspective avec la construction de l’identité corse, traitée au demeurant en Corse même » [ibid.]. La question se pose donc : est-il possible a posteriori, à partir des études réalisées dans un paradigme « objectiviste » de comprendre « quelle était cette identité que [les Corses] se seraient attachés à se construire dans les années 1970 » [35] ? Une question d’autant plus importante que les années 1970 ont été cruciales pour « l’émergence et la montée d’une revendication politique en Corse ».
106Par rapport aux « événements » sur l’île, l’auteur prend position sans équivoque : « L’ethnologue, écrit-il, est un spécialiste des problèmes que sa discipline l’amène à se poser ; il n’est pas un expert de ceux relevant du choix des hommes et de la décision politique » [41]. Cependant, un art de faire des anthropologues leur permet d’expliquer certains « choix des hommes » et certaines « décisions politiques » qui échappent à la compréhension de ceux qui ignorent les réalités anthropologiques d’une société.
107Ainsi, le constat d’un « immense hiatus entre la documentation sur la Corse, réunie par les diverses administrations, et les réalités qu’elle était supposée enregistrer » [9] en dit long sur les relations de la Corse avec l’État français, « voire avec l’État tout court » [10]. L’importance des liens de parenté « qui apparaissent comme donné aussi naturel que déterminant », qui définissent la famille de façon plus sûre que « la vie en commun, le travail partagé ou la consommation collective » [135] n’est pas sans rapport avec les « représentations du monde social dans les communautés villageoises » qui « mobilisent à plein le langage d’ordre naturel » [42] : le sang, la race, la souche etc. D’autre part, la constitution de la société corse en une « mosaïque d’unités façonnées à l’identique sur le principe du quant-à-soi » [238], où chaque communauté « entend gagner contre l’État mais tout autant contre les autres communautés […] ne permit pas que prenne le ciment national » [38-39].
108Une fine analyse anthropologique du clanisme (« De bas en haut, de haut en bas. Le système des clans » ; « Clanisme ; État et société ») constitue une contribution majeure dans l’étude de ce phénomène complexe, « consubstantiel à la société et à la culture corses, sans d’ailleurs les caractériser en propre » [210]. L’auteur discerne quatre éléments du clanisme politique : le bipartisme, l’affiliation obligée, le modèle clientélaire pyramidal et l’exercice partisan du pouvoir, dont aucun n’est spécifiquement corse : c’est leur combinaison sur l’île qui est originale [165]. Il met en évidence une dimension sociale du clanisme, qui est « la généralisation de relations personnelles dyadiques » [167]. Cette problématique est développée davantage dans le dernier article de l’ouvrage : « S’attacher. Le régime traditionnel de la protection ».
109À la lecture de cet ouvrage, on comprend mieux les relations entre l’État, le clanisme et la société civile ; on apprend beaucoup sur les aspects affectifs et émotionnels de l’organisation sociale, qui priment parfois sur la rationalité et l’utilitarisme de l’intérêt matériel ; on constate, enfin, que les textes ici réunis n’ont en rien perdu de leur actualité et de leur pertinence, puisqu’ils offrent des réponses aux questions que l’on se pose aujourd’hui sur la société corse. Un livre de référence pour ceux qui en cherchent les clés.
Thierry Pillon, Le corps à l’ouvrage, Paris, Stock, 2012, 196 p.
110par Agnès Jeanjean
111Université de Nice Sophia Antipolis
113Tous ceux, ethnologues ou sociologues, qui mènent des recherches sur le travail ont eu l’occasion de croiser des ouvriers qui écrivent leur expérience, ou caressent le désir de le faire un jour. Leurs textes ne sont pas toujours publiables ni publiés. Certains le sont ou l’ont été, et c’est cette production littéraire qui constitue le socle de l’ouvrage de Thierry Pillon. En effet, l’auteur y réunit plus d’une cinquantaine de textes autobiographiques et de témoignages écrits par des ouvriers français depuis le début du xxe siècle. Tous ont été publiés, certains par de grands éditeurs (Marguerite Audoux, Christiane Peyre, Thierry Metz, Daniel Mothé, Daniel Martinez…), d’autres à compte d’auteur par des éditeurs régionaux plus confidentiels (Jean-Pierre Levaray, Dominique Lagru, Georges Dumoulin, Xavier Charpin…). Certains ont été écrits à deux, le témoin étant secondé par un journaliste ou un sociologue, d’autres ont pour auteur un sociologue ou un philosophe établi et figurent parmi les classiques de la sociologie du travail (Simone Weil, Robert Linhart, Georges Navel). Le corpus est très hétérogène. Les expériences décrites sont diverses, les immersions dans les univers de travail plus ou moins longues. Les secteurs d’activité ne sont pas les mêmes, pas plus que les régions ou les époques. Les âges, les statuts, le sexe, les carrières des auteurs diffèrent, et tous n’ont pas les mêmes raisons d’écrire. Thierry Pillon a conscience de ces disparités qui peuvent déconcerter le lecteur. Il consacre une dizaine de pages à cette question et considère que « Pour une vie ou pour un temps plus court, quelques mois, quelques années, issus du monde ouvrier ou venant d’autres horizons sociaux, [les auteurs] ont tous fait l’expérience du travail, tous éprouvé physiquement son évidence. À ce titre, leurs témoignages sont comparables » [11]. L’auteur désire avant tout, au travers de ces textes, mettre en exergue la présence des corps dans le travail ouvrier, la « profondeur de l’expérience sensible » qui transparaît à la lecture de chacun d’eux. Ne souhaitant pas « rendre compte d’une culture, ou de valeurs abstraites, homogènes, et stables au long du xxe siècle » [15], il insiste en revanche sur le caractère non univoque et contradictoire de l’expérience du travail, lorsque celle-ci est saisie « au plus intime de ses sensations » [15]. Pour ce faire, Thierry Pillon choisit non pas d’analyser chaque texte dans sa totalité, mais d’en extraire les passages qui se rapportent précisément à cette expérience sensible, qui la décrivent, la disent. « Ces dimensions de l’expérience fugaces et dispersées dans les discours, nécessitent de s’appuyer sur la mise en série des textes plutôt que sur l’étude de leur cohérence interne » [14]. Thierry Pillon traite les textes comme des corpus ethnographiques qu’il thématise ainsi qu’on le fait de données de « seconde main ».
114Les citations relatives à l’engagement et à la présence des corps sont ainsi articulées les unes aux autres, au fil de chapitres renvoyant chacun à un thème : Écrire, Milieux, Gestes, Regards, Intimité, Usures, Rêves. Chacun de ces chapitres comporte une vingtaine de pages subdivisées en sous-thèmes. Par exemple, le chapitre intitulé « Gestes » se décline en Posture, Style, Attention, Vitesse, ou encore celui consacré aux « Usures » est composé de Disproportions, Les mains, Fatigues, les nerfs, Souffrances morales. Les témoignages datant d’époques diverses, l’auteur est parfois conduit à proposer une perspective diachronique.
115Les thèmes et dimensions retenus ont pour la plupart été abordés dans la littérature ethnologique ou sociologique. L’anthropologie des techniques a analysé, décrit et questionné les rapports des hommes avec leurs outils, la sociologie du travail s’est abondamment penchée sur le travail ouvrier. Des ouvrages sont consacrés aux engagements sensoriels et corporels dans le cadre d’activités techniques et les rapports de production ne sont pas oubliés. Quelquefois l’auteur se réfère à cette littérature mais de façon lacunaire et sans jamais développer le propos comparatif. Ce parti pris rend l’ouvrage difficilement identifiable. Il s’agit en effet d’un texte écrit par un sociologue, mais ce n’est pas un ouvrage de sociologie. Il est composé en grande partie de citations extraites d’un corpus littéraire, mais il ne s’agit pas non plus d’un ouvrage de littérature.
116Quoi qu’il en soit, ce livre très agréable à lire, qui entremêle les voix d’une cinquantaine d’auteurs auxquels Thierry Pillon joint la sienne, donne à penser les liens entre l’écriture et le corps ; il a le mérite de nous faire découvrir ou redécouvrir toute une littérature dont il propose une lecture singulière, « intertextuelle ». En outre, il rappelle l’intérêt et la richesse des études consacrées à la condition ouvrière.
117Les passages que Thierry Pillon a extraits de ses lectures à propos de la présence forte des corps dans les activités de travail ouvrier – si bien rendue par le tableau de Gustave Caillebotte, Les raboteurs de parquets qui illustre la couverture – font écho aux observations menées par les ethnologues ou les sociologues. Ces paroles profondes et belles, ces visions intérieures, intelligentes et intimes jaillissent aussi sur nos terrains, à condition que nous sachions en prendre soin. Et Thierry Pillon prend indéniablement soin des textes qu’il cite. La finesse des pages qu’il consacre à la vitesse ou au désir, par exemple, en témoigne : « l’implacable mécanique introduit une autre forme de lien avec la machine, proche de la capture » ; « la répétition des gestes au travail module nos corps, nous fascine et nous prend » [25] [65] ; « le monde des machines, le contact des outils, des substances agressives, les rythmes hypnotiques suscitent des désirs de réparation, des contrepoints de douceur et de contacts charnels. Christine Peyre l’exprime mieux que d’autres : « la torture des machines creuse dans la chair, inévitablement, le besoin de caresses humaines » [26] , écrit-elle [126].
118Le travail ouvrier plonge ceux qui l’exercent dans des univers sensoriels parfois rudes, violents, monotones, d’où la jouissance n’est pas absente. Cette sollicitation des corps agit sur la pensée, comme elle soulève des émotions esthétiques très présentes dans Le corps à l’ouvrage. La démarche de Thierry Pillon étant particulièrement stimulante, ainsi nous permettrons-nous, pour conclure, d’imaginer un prolongement à ce travail : un deuxième ouvrage qui porterait, quant à lui, sur les corps des « gratte-papiers », des petits employés du tertiaire ou ceux des cadres et des chefs. La production autobiographique le permettrait-elle ? Ces corps s’écrivent-il avec autant de bonheur, de force dramatique et d’évidence que ceux des ouvriers ?
Notes
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[1]
La plupart des contributeurs faisant référence aux relations, plus ou moins étroites, qu’ils ont eues avec les trois maîtres qui sont le sujet de cet ouvrage, l’auteur de ces lignes les ayant connus tous les trois, s’estime en mesure, de modérer certains de leurs jugements.
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[2]
Même s’il reconnaissait ne pas avoir « d’aptitudes manuelles », Haudricourt n’en a pas moins été baigné dans tous les travaux d’agriculture et d’artisanat effectués par son père. [Voir « Un dialogue avec Mariel J. Brunhes Delamarre », La Pensée, 171, oct. 1973 : 10.]
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[3]
Sur la même partition : une petite anecdote vécue pendant la RCP Aubrac. Un matin, se rendant sur un de ses lieux d’enquête, Mariel Brunhes-Delamarre arrête sa voiture en apercevant un paysan qui étend du fumier. « – Bonjour, Monsieur. Vous étendez du fumier ? – Vous le voyez bien. – Et avec une fourche ? – Vous ne voulez quand même pas que je le fasse avec mes mains. »
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[4]
« Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’homme, 1964, 1 : 40-50.
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[5]
« Nature et culture dans la civilisation de l’igname : l’origine de clones et des clans », L’Homme, 1964, 4 : 93-104.
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[6]
Note de la rédaction : alors qu’Édouard de Laubrie cite quelques auteurs des ouvrages-guides de différentes sections des galeries, il omet un nom, celui d’André Desvallées qui fut aux côtés de Georges Henri Rivière de 1969 à 1975 l’artisan de la mise en place des galeries, également le collecteur et l’auteur non seulement de la plupart des vitrines traitant de techniques dans la galerie culturelle, mais aussi l’auteur des vitrines des « Techniques de transformation » dans la galerie d’étude. Lors de l’inauguration de cette dernière, fin août 1971, Leroi-Gourhan, accompagné de Georges Henri Rivière, eut cette remarque carrée lorsqu’il eut fini de regarder les vitrines de la galerie d’étude : « C’est la première fois que je vois mon système illustré avec autant de rigueur et de richesse. » Il faut rendre à César…
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[7]
Pages oubliées sur le Japon, 2004 : 407, cité par Soulier [18-19].
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[8]
Pages oubliées…, op. cit., 2004 : 20, cité par Soulier [22].
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[9]
En 1987, François Sigaut avait déjà bien résumé le déséquilibre que connaissait alors l’ethnologie : « N’y a-t-il aucun rapport entre la “crise” dans laquelle plusieurs sciences sociales reconnaissent se trouver, et le déséquilibre d’une pensée tronquée qui s’intéresse à tout, chez l’homme, sauf à ce qu’il fait de ses dix doigts ? » [« Préface. Haudricourt et la technologie », in André-Georges Haudricourt, La technologie, science humaine. Paris, éditions de la MSH, 1987 : 30].
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[10]
Peut-être a-t-il déjà planté un clou, comme il nous le laisse supposer, mais on pourrait se demander s’il a jamais retourné la terre avec une houe, fait sauter des éclats à une pierre pour la mettre en forme avec un têtu, une laie ou un ciseau, connu les problèmes de la fente du bois selon qu’il est attaqué dans le sens du fil ou de travers, ou s’il lui est arrivé de mettre en forme, sur des braises, ne serait-ce qu’un fer à cheval. Détour ou source, et quoi qu’en pense Simondon sur lequel il s’appuie, le geste technique est incontournable, quelle que soit sa place dans la chaîne sociale, et il n’a de sens que s’il est efficace pour la société.
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[11]
Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 : 442-443.
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[12]
Hospital [F. Wiseman, 1970, Zipporah film : BPI-Bibliothèque publique d’information, DVD 973.93 WIS], Les patients [C. Simon, 1989, DVD, Coll. Documentaire sur grand écran, 2012] et Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés [M.A. Roudil, S. Bruneau, 2006, DVD-ADR production et Alter Ego film].
- [13]
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[14]
Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005 : 220.
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[15]
John W. Cole and Eric R. Wolf, 1974, The Hidden Frontier. Ecology and Ethnicity in an Alpine Valley, New York, Academic Press ; Robert McC. Netting, 1981, Balancing on an Alp: Ecological Change and Continuity in a Swiss Mountain Community, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[16]
David W. Sabean, Simon S. Teuscher and Jon Mathieu (eds.), 2007, Kinship in Europe. Approaches to long-term development (1300-1900), New York/Oxford, Berghahn Books.
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[17]
Gérard Delille, 2010, « Parenté et alliance en Europe occidentale. Un essai d’interprétation générale », L’Homme, 193 : 75-136.
-
[18]
André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), 1986. Histoire de la famille, Paris, Armand Colin.
-
[19]
Peter Laslett and Richard Wall (eds), 1972, Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge University Press.
-
[20]
Jack Goody, 2001, La famille en Europe, Paris, Le Seuil.
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[21]
Georges Augustins, 1984, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’Ethnologie.
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[22]
Gérard Delille, 1985, Famille et parenté dans le royaume de Naples (xve-xixe siècles), Rome, École française de Rome, Paris, éditions de l’EHESS
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[23]
Martine Segalen, 1987, Historical Anthropology of the Family, Cambridge, Cambridge University Press.
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[24]
Jack Goody, 1990, The Oriental, the Ancient and the Primitive, Cambridge, Cambridge University Press.
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[25]
Charly Boyadjian, La nuit des machines, p.162
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[26]
Christiane Peyre, Une société anonyme, p. 206.