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Article de revue

Une pratique corporelle « discrète » : le bain rituel

Pages 601 à 614

Notes

  • [1]
    Unité de mesure biblique.
  • [2]
    On trouve des traces et des vestiges de bains rituels depuis l’Antiquité. Les fouilles entreprises à Jérusalem, dans la ville haute, ont révélé des mikvés creusés à même la terre sous des maisons particulières ayant sans doute appartenu à des familles sacerdotales de l’époque du Second Temple. De même, on a trouvé des vestiges de mikvés sous des synagogues ou à proximité. Ainsi, la cité médiévale de Montpellier abrite-t-elle un mikvé datant de la fin du xiie siècle. D’autres ont été mis au jour dans le Vaucluse (Cavaillon, Carpentras) ou en Alsace (l’ancien mikvé de Strasbourg date du xiiie siècle).
  • [3]
    Le site américain Mayyim hayyim propose même un service d’aide à la conception de nouveaux mikvés, intégrant des conseils en termes de design et d’éducation.
  • [4]
    Dans la tradition des cheelot outechouvot (questions posées par des fidèles/réponses données par des décisionnaires en matière de halakha).
  • [5]
    Le mot niddah a pour racine hébraïque ndd ou ndh signifiant rejet, expulsion, ou encore vagabondage. Il est utilisé pour désigner le statut de la femme qui a ses règles ou qui, à l’issue de ses règles, n’a pas procédé aux rites de purification. Le terme renvoie donc à l’idée d’isolement, d’exclusion.
  • [6]
    L’auteur critique cette désignation, forgée sur le modèle de la Reinheit des Famielenslebens, dans un contexte où l’idéologie de la pureté prenait en Allemagne un tour singulier.
  • [7]
    Tout contact avec un mort rend le sujet impur. Nombres, chap. 19.
  • [8]
    Lévitique chapitre 12, chapitre 18, verset 19 et chapitre 20, verset 18.
  • [9]
    Le verset 4 de l’Exode précise à propos de la consécration d’Aaron et ses fils pour le sacerdoce : « et tu les feras se baigner dans l’eau ».
  • [10]
    Selon Charles Mopsik, dans la mystique juive, l’union charnelle ne serait que la « réactualisation rituelle de la cosmogonie ». « D’après le Zohar, la Majesté divine ne réside que dans les foyers où mari et femme, sont entièrement unis, corps et âme » selon E. Gugenheim cité par Y. Dalsace dans le document distribué aux futurs mariés. Le verset biblique « Ils ne feront qu’une seule chair » (Genèse, chap. 2, 24), souligne l’importance accordée à la sexualité dans la constitution du couple et a été largement commenté, y compris par les sciences sociales [Barry, 2011].
  • [11]
    Cette période supplémentaire de séparation et l’impératif de se rendre au mikvé pour les femmes apparaissent à l’issue de la période du Second Temple et sont promulgués par les rabbins du Talmud [Wasserfall, 1991 : 5; Marienberg, 2003 : 31.]
  • [12]
    « Bénis sois-tu Éternel notre Dieu, maître de l’univers, qui nous a sanctifié de ses commandements et nous a ordonné l’immersion. »
  • [13]
    Généralement, le nombre total d’immersions est de 3 ou 7 en fonction des traditions ou des avis. Cependant, une seule immersion suffit à valider le commandement. Voir le site http://www.cheela.org.
  • [14]
    Suite à son opération et à son passage au mikvé, elle écrit à ses patients le mot suivant : “I am looking forward for many more years as your family physician. There will be only one major change – I will begin practicing medicine as a woman. Deborah Bershel MD”, http://www.mayyimhayyim.org/Resources/Video.
  • [15]
  • [16]
    Elle devient d’ailleurs un enjeu institutionnel : en 2009 le MJLF (Mouvement juif libéral de France) a inauguré à Paris un nouveau mikvé, conforme aux critères halakhiques de construction et d’approvisionnement en eau. Cela permet au courant massorti d’en faire usage, notamment à l’occasion des conversions, pour lesquelles la dernière étape, celle de l’immersion rituelle, se déroulait jusque là à Londres, les institutions orthodoxes refusant de mettre à disposition leurs mikvés pour les usages d’institutions religieuses qu’elles ne considèrent pas comme légitimes.

1L’immersion rituelle des femmes dans le judaïsme est associée à la purification en lien avec la sexualité. Ce rite pose la question du partage entre le pur et l’impur et de son devenir dans des sociétés qui semblent débarrassées de cette catégorisation, mais qui en restent pourtant profondément traversées [Douglas, 1981]. Il est en effet difficile de penser la pureté dans la modernité, d’autant que sa représentation, essentielle dans la tradition textuelle juive et dans « la pensée du Temple » [Schmitt, 1994] est largement liée au contexte historico-religieux de l’Antiquité. Pourtant, elle apparaît, certes remodelée, dans un grand nombre de pratiques contemporaines, religieuses ou non, telles les pratiques alimentaires, et de manière plus générale dans toutes les pratiques qui touchent au corps et à l’incorporation [Nizard, 2004] comme dans ce bain rituel ou mikvé (littéralement « rassemblement » des eaux). Physiquement, il s’agit d’un bassin, généralement creusé à même le sol, contenant un minimum de 40 séha[1], soit environ 500 litres d’eau non stagnante, dont une part est d’origine naturelle (eau de pluie, de source, de rivière ou de mer) et auquel on accède par quelques marches. Sa construction, correspondant à des normes extrêmement précises, doit être validée par un décisionnaire religieux qui l’agrée comme « apte » (kasher).

2Le mikvé est une institution centrale de la vie juive traditionnelle, dont l’histoire est attestée par l’archéologie [2]. Les communautés juives contemporaines continuent de construire ou de rénover des mikvés, sur un mode architectural de plus en plus calqué sur les spas les plus modernes [3], lieux de valorisation et de traitement des corps dans nos sociétés, répondant ainsi à une demande croissante qu’il s’agit ici d’analyser.

Les fondements de l’immersion rituelle

3Pratique ancestrale qui prend sa source dans le texte biblique, le rite du mikvé s’inscrit dans un ensemble prescriptif plus large qui régit les rapports entre le pur et l’impur. Les rapports hommes/femmes sont réglementés dans ce cadre par des lois dites de niddah[5], qui ont pris le nom de « lois de pureté familiale » à partir de la fin du xixe siècle en Allemagne [Marienberg, 2003] [6]. Dans la tradition juive, la mort est la principale source d’impureté [7], mais le Lévitique précise les autres sources de souillure rituelle, comme les émissions corporelle (sang des couches, sang menstruel ou émission de sperme [8]). L’usage du bain rituel n’était donc pas, à l’origine, réservé aux seules femmes. Les eaux du mikvé permettaient une purification des acteurs du rite, en particulier des prêtres, afin qu’ils puissent manipuler le sacré [9]. Rappelons à ce propos que pour Durkheim, ce qui est sacré c’est ce qui est séparé, et que l’on ne peut approcher sans précautions particulières [Durkheim, 1991 : 98]. La purification par les eaux relève sans doute de ces précautions.

L’enquête

L’enquête de terrain à l’origine de cet article a été menée à partir de nombreux entretiens informels avec des femmes pratiquant ou non le rite de l’immersion rituelle et d’entretiens exploratoires semi-directifs, conduits au cours de l’année 2011 auprès de trois femmes pratiquant ce rite : Isabelle, 49 ans, institutrice, 5 enfants ; Anna, 46 ans, bibliothécaire, 4 enfants et Judith, 44 ans, professeur d’études religieuses au lycée, 4 enfants, formatrice agréée pour la préparation au mariage.
Des entretiens ont également été conduits avec un rabbin du mouvement massorti, Yeshaya Dalsace (auteur d’un guide distribué aux futurs mariés) et avec une femme rabbin du MJLF (Mouvement juif libéral de France), Delphine Horvilleur.
Les propos concernant l’immersion rituelle d’enfants adoptés ont été recueillis au cours d’une précédente enquête sur l’adoption en milieu juif [Nizard, 2012].
Enfin Internet constitue désormais un terrain à part entière [Duteil-Ogata et al., 2013]. Les sites d’institutions religieuses, notamment américaines, présentent de nombreux témoignages de femmes et d’hommes pratiquant le rite du mikvé, et propose de nouvelles prières en ligne adaptées à ces nouveaux usages.
Le site d’études juives en ligne, Akadem, propose des conférences sur ce thème et le site francophone Cheela regroupe des questions/réponses [4] sur tous les sujets relatifs à la loi rabbinique dont le mikvé.

4Par ailleurs, si les usages masculins du mikvé restent attestés de nos jours (immersion au mikvé la veille de Kippour ou du shabbat en particulier chez les hassidim, ou immersion des calligraphes avant toute manipulation de parchemins sacrés), ils ont perdu, du point de vue de la loi religieuse, leur caractère obligatoire. Seuls certains usages sont encore prescrits et marquent un changement d’état : l’immersion de la femme niddah permet la reprise des relations sexuelles, la future mariée se rend au mikvé pour se préparer à la nuit de noces, enfin l’immersion rituelle devant témoins est le rituel de clôture du processus de conversion et entérine le changement de statut du prosélyte. Les lois de niddah et le bain rituel des femmes sont des commandements liés à leur cycle menstruel, à la sexualité des couples et s’inscrivent dans une vision de la famille comme fondement de l’ordre social tout entier. Ces prescriptions sont considérées dans le monde orthodoxe comme « un pilier de la Halakha » dont la transgression remettrait cet ordre en question. Ainsi, selon certaines croyances anciennes, tant juives que chrétiennes, les enfants conçus pendant les périodes interdites seraient susceptibles d’avoir des malformations physiques ou des maladies, voire même ils pourraient être possédés du démon [Marienberg, 2003 : 113].

5Si l’acte sexuel est valorisé par la tradition juive [Mopsik, 2004] [10], y compris en dehors de l’impératif de procréation auquel tout homme est soumis, il est également fortement contrôlé. Car le corps de la femme peut apparaître comme dangereux. Aussi en période de menstrues, est-elle interdite à son époux et le couple doit-il respecter des périodes d’éloignement (au cours desquelles tout contact physique entre eux est proscrit et leurs lits séparés) du début des règles jusqu’à sept jours après leur fin [11]. Le soir suivant, après le coucher du soleil, la femme se rend au mikvé, après s’être longuement préparée et lavée selon des prescriptions extrêmement rigoureuses. Sous le regard de la balanit, témoin de l’immersion, elle descend nue les quelques marches qui conduisent au bassin, écarte les doigts et ferme doucement les paupières de manière à ce que l’eau recouvre entièrement son corps. Elle s’immerge totalement une première fois, en évitant de toucher les parois du bassin. Puis elle prononce une bénédiction [12] et recommence l’opération [13].

Les sens attribués aux lois de niddah et au rite du mikvé

6Ces lois relèvent de ce que le Talmud appelle les khoukim, c’est-à-dire de lois qui sont a priori dépourvues de sens (en opposition aux michpatim, lois qui règlent les relations sociales). Les khoukim relèvent en général du symbolique et fonctionnent sur un principe de séparation. La séparation instituée comme loi, l’interdit qui s’y attache, permettent selon de nombreux commentateurs une maîtrise des instincts humains. Le Guide pratique de la Nida, distribué aux futurs mariés [Dalsace, n. d.] cite le grand rabbin Ernest Gugenheim, l’une des principales figures du judaïsme consistorial français du xxe siècle :

7

Les lois de pureté apparaissent, en vérité, comme un des exemples les plus typiques de la foi juive qui, voyant dans la condition humaine, l’union intime de l’esprit et du corps, vise à développer entre eux un équilibre harmonieux. Il ne s’agit pas d’étouffer la chair mais de la discipliner. Nulle indignité ne frappe la jouissance charnelle, sous la seule réserve que l’homme soit le maître et non l’esclave de ses sens. La doctrine juive enseigne la voie de la sanctification, en dominant les passions, modérant les désirs, mobilisant les instincts mêmes pour la réalisation de la volonté divine.

8Ce qui caractérise l’humanité, dans la tradition juive, c’est donc le rapport à la Loi. Cependant la modernité religieuse est marquée par une individualisation du croire et le désir de s’imposer sa propre loi, comme l’exprime Isabelle, l’une de mes informatrices :

9

Dieu ne fait pas partie de ma vie. Je sais que ces lois sont bonnes, qu’elles fondent l’humanité. D’où qu’elles viennent, elles sont bonnes. Je n’ai pas de souci de plaire à Dieu. Dieu m’a donné des lois et le libre arbitre. Je ne supporterais pas une existence marquée par la culpabilité et la crainte. Ce que je sais, c’est que ma pratique est excellente pour moi. Je ne pense pas que je fais mieux que les autres juifs, que j’ai raison. Ni que je fais moins bien. Si j’ai des comptes à rendre un jour, je rendrais des comptes sur mes choix.

10Le sens attribué au rituel continue d’être rattaché par certains commentateurs contemporains à l’impureté de la mort et au désir de vie. Ainsi le Guide pratique indique que :

11

On a recours au mikvé après la période des règles. La menstruation marque la perte d’un ovule non fécondé et la désagrégation de la muqueuse utérine se traduisant par des pertes de sang plus ou moins abondantes. Symboliquement, elle reflète une forme d’inaboutissement d’une promesse de vie. La purification par l’immersion rituelle est exigée pour le renouvellement de la vie sexuelle.
[Dalsace, n. d.]

12Reprenant le même argument biologique, Henri Cohen-Solal, psychanalyste, envisage le rite du mikvé comme une réparation symbolique : « l’état de niddah est une atteinte à l’âme. On est triste car la vie ne s’est pas présentée […]. À chaque fois que l’âme (neshama) n’est pas portée vers la vie, intervient l’impureté […] Il faut l’aider à se réparer. » [Cohen-Solal, 2009].

13Le discours rabbinique s’attarde également sur l’efficacité de la séparation rituelle dans la vie du couple et sur l’harmonie qu’elle instituerait entre la femme et l’homme :

14

Sur le plan psychologique également, les lois de pureté contribuent à l’équilibre du couple. Elles prémunissent contre les dangers qui guettent l’amour conjugal – l’excès et l’habitude. Les cinq jours des règles, suivis des sept jours de purification, obligent les époux à une abstinence rigoureuse qui ne prend fin qu’après l’immersion dans le bain rituel. Cette séparation physique recrée le temps platonique des fiançailles, elle favorise le dialogue du Je et du Tu et par-delà l’amour le respect de l’autre. L’homme comprend mieux que la femme n’a pas été créée pour satisfaire son désir, qu’elle n’est pas objet mais personne. Ils prennent conscience, l’un et l’autre, que l’important, c’est la personnalité profonde de l’être et que l’amour n’est pas jouissance égoïste, mais désir de rendre l’autre heureux.
[Gugenheim cité par Dalsace, n.d.]

15Cette dimension fait sens pour notre informatrice, Isabelle qui, en dépit de son mode de vie orthodoxe, a interrompu cette pratique pendant 7 à 8 ans puis l’a reprise il y a quelques années :

16

J’ai attendu que ça ait du sens. J’y suis retournée parce que ça a pris sens. J’ai compris ce que l’on dit des retrouvailles. […] Le rapport sexuel qui suit le mikvé est le plus beau de tout mon cycle. C’est un moment presque passionné, c’est le plus beau moment d’intimité qui soit. C’est comme si c’était la première fois (sauf que pour moi, la première fois c’était raté). C’est comme si chaque mois, c’était quelque chose de nouveau, comme si je rencontrais un nouvel homme, comme si c’était une relation qui vient de naître, comme si chaque fois, il y avait une conquête.

17Malgré ces interprétations qui valorisent la pratique, certains rabbins mettent en garde les couples contre les risques qu’elle peut faire courir à leur équilibre ; ainsi, pour le grand rabbin Gilles Bernheim :

18

Les mitzvot [commandements] n’ont aucun effet magique. Elles ne suffisent pas. Le respect des lois de niddah – qu’il considère comme les lois les plus difficiles à mettre en œuvre de toute la Torah – peuvent conduire au meilleur comme au pire. Elles exigent de l’instruction, de l’étude ensemble dans le couple. L’identité sexuelle de l’autre m’oblige, explique-t-il, par crainte de cette inconnaissance de l’autre, l’homme risque d’abuser de la femme, de lui faire violence, de la rendre objet de sa toute puissance [Bernheim, 2007]. Aussi, continue-t-il, considérer la femme comme « un objet qui génère de l’impureté » risque d’activer les tensions au sein du couple.

Les significations symboliques du mikvé

19Si la période de niddah renvoie à la séparation, sa clôture par le rite du mikvé est symboliquement (et étymologiquement) un « rassemblement ». Pourtant, la racine du mot et la pratique elle-même ont un double sens. Elle apparaît tour à tour et paradoxalement comme symbole de mort et de vie ou de renaissance. Les commentateurs insistent sur la configuration du mikvé, creusé à même le sol comme une tombe, dans lequel « l’immersion totale maintient hors de la vie pendant un moment » [Horvilleur, 2009] et où l’être en immersion « pénètre momentanément dans le domaine de la mort » [Dalsace, n.d.]. Pour d’autres, les eaux du mikvé rappellent le déluge ayant conduit à l’effacement de l’humanité de la surface de la Terre. Comme le déluge avait purifié la terre, les eaux du mikvé purifient les corps. Les commentaires traditionnels les associent également aux eaux de la mer Rouge, dangereuses mais libératrices. Inversement, les eaux du mikvé sont comparées à celles du jardin d’Éden [Kaplan, 1976] et revoient au temps idéal de la création ou à celui de la naissance :

20

Symboliquement, le Mikvé rappelle l’eau primordiale de laquelle la vie a émergé. Il rappelle le ventre maternel dans lequel le fœtus se trouve totalement plongé et nu, avant sa naissance […] Plonger dans le Mikvé, c’est réintégrer la matrice ; émerger des eaux, c’est connaître une nouvelle naissance, accéder à un statut entièrement nouveau.
[Dalsace, n.d.]

21L’évocation des passages de la mort ou du néant à la vie, rejoint un argument que l’on retrouve de manière centrale dans le discours juif libéral empruntant largement à l’anthropologie, l’immersion dans un mikvé étant un rite de liminalité, qui marque le passage d’un état à un autre. Ce changement de statut est également celui du prosélyte au cours de la conversion. Les parents adoptifs font d’ailleurs explicitement référence à une nouvelle naissance quand ils évoquent ce moment. L’enfant « renaît » dans sa famille adoptive. Ainsi en est-il pour Rachel, mère d’un enfant né en Afrique :

22

Et pour Luc, je me suis dit que l’amener au mikvé ça ne changera pas ma vie, mais de n’y avoir pas été, ça pourra peut-être lui poser des problèmes plus tard. […] Ce n’était pas vraiment une conversion, je n’y ai jamais pensé comme une conversion. […] Par contre, symboliquement, je trouvais que c’était vachement fort, pour Luc qui a fait une transplantation, passer de l’Afrique à la France. Il a changé de continent, il a changé de température, de climat, d’odeur, de langue, de bruit, enfin c’était la totale […]. Moi, par rapport à lui, je l’ai vécu comme […] pas une renaissance parce qu’il n’y a pas à renier ce qu’il y avait avant, mais bon c’est la fin du processus, ça faisait à peu près un an qu’il était là. Pour moi, ça avait vraiment une signification. Quelque part, c’était comme si […] je l’avais un peu mis au monde quoi. C’était très fort.
[Nizard, 2012 : 162]

Les critiques et le renouvellement du sens dans les discours féministes

23Si les lois de niddah et l’immersion rituelle des femmes sont fortement valorisées par la sphère rabbinique, elles suscitent de nombreuses critiques du côté des féministes qui dénoncent le pouvoir exercé par les hommes, à travers la Loi, sur le corps des femmes, mais également les micro-pouvoirs [Foucault, 1975] exercés par d’autres femmes : la présence d’une femme, la balanit, lors de l’immersion rituelle, l’inspection des corps qu’elle exerce, peuvent apparaître comme intrusives. « J’ai un souvenir atroce d’une fois où je suis allée au mikvé dans le 19e arrondissement de Paris, raconte encore Isabelle. La bonne femme était à la limite de l’inquisition, et même de la décence. » Pour d’autres, ce rite, qui s’impose aux femmes, est d’autant plus pesant qu’elles en assument seules la responsabilité, alors qu’il est censé concerner les deux membres du couple. D’autant qu’un rite qui associe les femmes à l’impureté et à la mort n’est évidemment pas recevable dans une société travaillée par leur émancipation. Aussi certains commentateurs, relayés par des féministes, cherchent-ils à en renouveler le sens, à le présenter comme un rite libérateur des corps féminins. Enfin, si certains invoquent l’harmonie induite par ces temps imposés de séparation, d’autres y voient une entrave à la spontanéité des relations amoureuses. Le retour du mikvé est parfois ressenti comme un temps imposé de reprise d’une sexualité interrompue par une loi qui entend réguler l’intimité.

24Ainsi, dans les années 1970, des femmes orthodoxes américaines ont-elles réinterprété ces pratiques, pour contribuer à l’émergence d’un féminisme dans le monde juif orthodoxe ou modern orthodox. Ces réinterprétations présentent l’immersion rituelle comme une pratique de purification spirituelle et physique au cœur d’un monde sécularisé, et comme une manière de promouvoir l’amitié et le respect entre le mari et sa femme [Hammer, 2011 ; Weintraub, 2007]. De nombreuses publications analysent le mikvé comme une pratique de « sanctification de la vie des femmes » [Blu Greenberg citée par Hammer, 2011] et encouragent les femmes à respecter cette mitzva [commandement] « comme un merveilleux commandement spécifique aux femmes et dont la fonction est de célébrer la féminité. » Dans le même sens, Naomi Marmon [1999], qui a enquêté auprès de femmes orthodoxes américaines, remarque que pour la plupart d’entre elles, ces lois sont constitutives de leur identité de femmes juives et renforcent l’image positive qu’elles ont d’elles-mêmes. Elles participent également de la création d’une véritable communauté de femmes qui se pense dans le temps long de la mémoire.

25Dans son article « Rising From the Ritual Bath », Jim Hammer [2011] revient sur le parcours de Rachel Adler, jeune femme orthodoxe, qui publie en 1976 un article sur les lois de pureté et d’impureté, dans lequel elle envisage la menstruation comme symbolique de la perte et la pratique du mikvé comme l’expression de l’espoir (mekava) et du don de vie. Pour elle, les forces de vie et de mort qui s’exprimaient dans l’ancienne distinction entre le pur et l’impur sont toutes deux importantes et les périodes de séparation et de retour à l’activité sexuelle sont des phases nécessaires dans « le cycle sacré de la femme ». Pourtant, plus de 20 ans plus tard, Rachel Adler revient sur ses analyses : dans un second article [1997], elle affirme que sa première théorie était une « théologie de l’esclavage » qui prétendait sanctifier la femme en niant son oppression. Alors que l’impureté biblique concerne les hommes comme les femmes, dans la vie juive contemporaine elle ne s’applique qu’aux femmes, ainsi associées à la mort. Elle propose alors de réélaborer totalement la conception juive de la pureté et elle fait l’éloge de nouveaux usages beaucoup plus créatifs du mikvé, adoptés par les femmes depuis les années 1990. Selon elle, ces nouveaux rituels d’immersion aideraient les femmes à traverser les moments douloureux de leur existence comme les fausses couches, l’avortement ou le viol. Dans le même sens, l’article d’Elyse Goldstein [1986], « Take Back the Waters » a été l’un des premiers appels, dans ce courant, à considérer le mikvé non pas comme un agent de re-purification, mais comme un rituel de renaissance à l’occasion des périodes joyeuses ou difficiles de la vie, autrement dit comme un rite de passage.

26Ces nouvelles conceptions du rituel, nées à la fin des années 1980, se retrouvent aujourd’hui sur la Toile. Ainsi, le site Mayyim hayyim [Les Eaux vivantes] présente diverses vidéos de personnes ayant eu recours au mikvé comme rite de passage : conversion, mariage, guérison, naissance d’un bébé à inscrire par le rituel dans la communauté, ménopause, jusqu’au cas d’un médecin transsexuel, qui après son opération, se rend au mikvé pour marquer son passage d’un genre à l’autre [14]. Ces personnes témoignent de leur expérience, comme Susan, infirmière dans une association humanitaire, se rendant au mikvé à son retour aux États-Unis après avoir été confrontée au pire : « C’est un moyen extraordinaire de décréter physiquement un nouveau commencement. Tu entres dans l’eau, aussi nue que le jour de ta naissance, et tu ressors toujours toi-même mais transformée [15]. »

27Pour certaines, le temps du mikvé est aussi un temps de complicité et de sociabilité entre femmes. Ainsi, le film Tehora [Zuria, 2002], présente une femme d’origine américaine, Debby, confrontant son expérience du mikvé en Israël et à New York. En Israël, elle se rend au mikvé, s’immerge et en ressort aussitôt. Avec humour, Debby, accompagne son récit de gestes et compare cette immersion à celle d’un sachet de thé à peine trempé dans la tasse. À New York au contraire, le soir du mikvé est un véritable temps pour soi, on y rencontre des amies, on discute, on se prépare sur place, dans un lieu confortable et dédié au bien-être. Cette sociabilité de genre est également soulignée par Anna, l’une de mes informatrices, affirmant qu’il s’agit pour elle d’établir une « complicité avec des femmes pour aller vers l’homme », faisant référence aux autres femmes croisées au mikvé et à la balanit présente lors de l’immersion, qui prend ici la figure positive d’une accompagnatrice bienveillante du rite.

Comment transmettre un rite « discret » ?

28Le moment de l’immersion rituelle est tenu secret vis-à-vis de l’entourage et en premier lieu des enfants. De la même manière, aucun homme ne doit voir une femme autre que la sienne se rendre au mikvé ou en sortir. En ce sens, la pratique se doit d’être discrète. Le fait de s’immerger le soir en renforce le caractère secret. Pourtant la pratique se transmet entre femmes. Aujourd’hui, une jeune fille qui envisage de se marier religieusement se voit imposer par le rabbinat une préparation auprès d’une formatrice, femme religieuse et versée dans l’étude des textes, qui lui enseigne les lois de niddah, mais peut aussi lui parler de sexualité, la préparer à la nuit de noce et lui enseigner l’importance de la pratique religieuse dans la vie du futur couple et de la famille. Judith, formatrice agréée, sait pourtant que son rôle est délicat puisque la plupart des jeunes femmes qui suivent ses cours ont déjà une vie sexuelle voire une vie de couple.

29Quelle que soit sa situation, la future mariée doit s’immerger dans un mikvé avant la cérémonie du mariage. Les procédures de contrôle mises en place en France par le Beth Din du Consistoire se sont renforcées ces dernières années sur le modèle israélien. Les jeunes filles qui ont suivi ces cours obligatoires reçoivent un certificat qu’elles doivent présenter au mikvé le jour de l’immersion. De la même manière, le passage par le mikvé est attesté par la balanit qui remettra un reçu à la future mariée. Enfin le rabbin exigera ce document pour procéder à la cérémonie du mariage. Il est évident que ces procédures, mises en place en milieu orthodoxe, ne vont pas dans le sens d’un rituel librement choisi ou libérateur des femmes, dont le corps est, de fait, mis sous tutelle de l’institution religieuse.

30Mais il arrive que le mikvé de la future mariée soit au contraire une pratique publicisée. Dans certaines traditions séfarades, l’évènement prend place dans le cadre des festivités précédant le mariage, sur le modèle du bain de la mariée dans les pays d’Afrique du Nord. La fiancée se rend au mikvé accompagnée des femmes qui lui sont proches : mère, sœurs, amies… Elle est vêtue de beaux vêtements, on lui offre parfums et onguents. Son entrée dans le bain est accompagnée de chants et de youyous. Dans une pièce attenante, on a préparé des pâtisseries, qui seront consommées par les femmes présentes dans une ambiance festive qui s’oppose à celle plus secrète du mikvé mensuel. Autant la pratique du mikvé du mariage est festive, se donne à voir, se raconte, voire se photographie, autant celle du mikvé mensuel est secrète et discrète.

31Dans ces conditions, on peut s’interroger sur la transmission d’une telle pratique. On l’a vu, les enfants sont tenus éloignés et ne sont pas censés savoir quand leur mère se rend au mikvé, c’est-à-dire quand a lieu la reprise des relations sexuelles entre leurs parents. La sexualité parentale est tenue secrète. Judith témoigne sur ce point :

32

Officiellement ils [les enfants] ne savent pas quand je vais au mikvé, je déploie quand même un certain nombre de stratagèmes, parce que quand même, ma fille m’a dit qu’elle savait à quoi ça servait d’y aller. On a décidé que ce n’était pas son problème. La vie des parents ne regarde pas les enfants. Nous on a le sentiment que c’est notre vie de parents qui est étalée, il faut faire une différence entre l’histoire parentale et l’histoire familiale.

33Comment se transmettent alors non seulement la pratique mais l’existence même de cette pratique ? Car la transmission passe généralement par le partage du quotidien, les corps et les individus sont façonnés dans la proximité. Or l’immersion rituelle échappe à la fois au partage de l’expérience et au récit, à la narration, du fait de la nécessaire discrétion qui l’entoure. Cette pratique vient ainsi questionner l’idée que la transmission du judaïsme passe par l’expérience partagée du rite et par sa narration. Peut-être le secret entretenu participe-t-il d’une transmission sur un tout autre mode ; celui du non-dit, du tenu secret. L’imagination prendrait alors le relais. C’est bien elle qui habite les dessins de Mayer Kirshenblatt, miroir de sa mémoire du shtetel polonais [Azria, 2008]. Le corps des femmes, habituellement caché, est ici exposé. Certains de ces dessins reproduisent des scènes de bains rituels de femmes. Or un jeune garçon, dans la société juive traditionnelle d’avant guerre, avait peu de chance d’assister à ces moments intimes de la vie des femmes. On peut donc supposer qu’il en avait connaissance et les imaginait.

34Pour le sociologue allemand Georg Simmel « La finalité du secret est avant tout la protection. De toutes les mesures de protection, la plus radicale est de se rendre invisible » [Simmel, 1999 : 379]. De fait, cette invisibilité est effective du point de vue social. Pourtant, le texte (biblique ou talmudique) en traite largement. Sur les six ordres du Talmud, l’un concerne les questions du pur et de l’impur, et contient un traité entier relatif aux lois de niddah. Ce n’est pourtant pas par l’étude du Talmud, à laquelle les femmes n’ont pas eu accès jusqu’à une période récente, que la pratique s’est transmise entre femmes dans le passé. La transmission de mère à fille attend pour se faire que celle-ci ait atteint l’âge du mariage qui conditionne, en milieu orthodoxe, l’accès à la sexualité. C’est seulement à ce moment que la mère peut intervenir comme témoin, initiatrice, confidente. Comme le dit Judith : « On transmet justement dans le secret. Aujourd’hui on enseigne ces lois aux jeunes filles qui vont se marier. C’est enseigné entre femmes, de femme à femme ». Mais c’est également le moment où se mettent en place d’autres relations avec d’autres femmes : celle qui enseigne les lois de niddah, la sœur, l’amie… Le mikvé de la mariée prend alors la forme d’un rite d’initiation, où les gestes et les mots transmis seront par la suite répétés chaque mois.

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The Women’s Dressing Room et Mikvé de Mayer Kirshenblatt.
Dessins parus dans They Called Me Mayer July. Painted Memories of a Jewish Childhood in Poland before the Holocaust, “Azria, 2008”

35Si dans le monde orthodoxe, la transmission entre femmes est la règle, la transmission entre hommes, tout autant concernés par ces lois, passe en principe par l’étude des textes talmudiques et n’intègre pas nécessairement les réactualisations de sens. Les représentations masculines risquent alors de se fonder sur des textes anciens, écrits dans des contextes historiques où le statut de la femme était problématique ! Judith souligne ce manque d’équilibre entre hommes et femmes à propos des cours qu’elle dispense :

36

Je suis très choquée que l’on demande ça encore une fois aux femmes et pas aux hommes. C’est obligatoire pour les femmes et pas pour les hommes. Même si le Beth Din a fait un certain nombre de tentatives pour faire venir des hommes à des réunions, où le rabbin va leur parler du mariage, il n’empêche que le caractère obligatoire et coercitif n’existe pas chez les hommes. Ça, ça me dérange beaucoup. Ce côté […] en fait c’est l’affaire des femmes quoi. Je trouve ça […] d’abord pas sain dans un couple. Cet effort religieux et spirituel qui est demandé aux filles et pas aux garçons.

Les appropriations artistiques du mikvé et le renouvellement des usages et des sens

37L’intérêt renouvelé pour le mikvé apparaît sur la scène artistique. Ces dernières années certains films ou pièces de théâtre ont mis en scène ce rituel, souvent de manière extrêmement critique. Le thème est par exemple présenté dans le film d’Amos Gitaï, Kadosh [1999] comme l’un des éléments de domination des hommes sur le corps des femmes en contexte ultra-orthodoxe. Le film Lord Slaves [Hadar Friedlich, 2002] met en scène une jeune fille de 12 ans, se sentant cernée par l’impureté du monde qui l’entoure et développant une obsession de pureté qui l’envahit progressivement. Le mikvé, en principe interdit aux enfants, devient pour elle un instrument de mort. C’est la dimension obsessionnelle des rituels qui est dénoncée dans ce scénario jouant avec les sens traditionnels d’une pratique renvoyant à l’enfermement symbolique des êtres, à l’impureté des femmes et à la mort. Le thème de la sexualité et de la pureté en milieu ultra-orthodoxe est également au cœur du film Tu n’aimeras point de Haïm Tabakman [2009] dans lequel le cycle menstruel de la femme et la sexualité du couple sont suggérés par les images de séparation des lits conjugaux. Ce film met en scène l’immersion rituelle des hommes, censée effacer la transgression omniprésente que représente l’homosexualité dans un milieu clos sur lui-même. Dans un autre registre, la photographe d’art Janice Rubin [2001] esthétise le rapport au rituel du mikvé dans un très beau livre de photos de femmes nues en immersion.

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38Ces réappropriations révèlent l’intérêt pour le rite de l’immersion rituelle également du côté des pratiques. Car si celles-ci ont largement disparu chez les juifs sécularisés et en grande partie chez les juifs traditionalistes, elles ont perduré dans le monde orthodoxe et prennent aujourd’hui un nouvel essor dans tous les milieux, y compris dans le monde juif libéral qui avait pris ses distances vis-à-vis des rites en général [16]. Les réinterprétations de sens du mikvé comme rite corporel s’accordent avec la modernité, comme le remarque David Le Breton [2000 : 16] en mettant l’accent sur les « aventures du corps, […] perçu comme un matériau accidentel, malencontreux, mais modulable ». La transformation du corps implique une mise en scène de soi et une volonté de se réapproprier son existence, de créer une identité provisoire plus favorable. Les soins apportés au corps au cours de ce rituel, la purification symbolique qu’il est censé produire, relèvent pleinement de ce phénomène.

39

Dans le contexte d’individualisation qui marque notre époque, le corps prend une place toujours plus centrale en tant que support d’une identité individuelle à façonner » [ibid. : 23]. Dans une perspective « d’auto-production de soi », le corps devient « une écriture hautement revendiquée, sous tendue par un impératif de se transformer, de se modeler, de se mettre au monde.
[ibid. : 27]

40Ainsi, la dimension du plaisir (au-delà de la sexualité) relatif aux soins apportés au corps à l’occasion de l’immersion rituelle, est aujourd’hui soulignée en priorité. De fait, les mikvés les plus récents sont conçus, depuis une vingtaine d’années, de façon à mettre en avant cette dimension de plaisir et d’épanouissement personnel. Ils sont conçus comme des lieux de prise en charge des corps, sur le mode de la détente et du confort. Ils s’apparentent à ces nouveaux temples consacrés au « culte du corps, de la forme physique, de la jeunesse indéfiniment préservée, de la santé et de l’épanouissement personnel, dans lequel s’exprime quelque chose des attentes et des espoirs de nos contemporains » [Hervieu-Léger, 1999 : 11]. On y trouve du linge de toilette, des peignoirs, des produits de beauté, dans des espaces qui s’apparentent aux spas contemporains, centres de beauté et de confort feutré, dans lesquels l’esthétique est valorisée, l’éclairage tamisé… La mise en scène rituelle y est extrêmement présente, mais elle est destinée à un public restreint et ne se donne à voir publiquement que par les vidéos publiées sur Internet.

41Dans le nouveau corpus de prières de la mouvance libérale, un temps et des mots sont consacrés à la relaxation. L’émotion, propre à la plupart des rituels s’exprime d’autant plus que le corps ritualisé au cours de l’immersion est un corps sexué et que ce temps du cycle féminin donne lieu à une « expression obligatoire des sentiments » [Mauss, 1921]. Or le mikvé est un rituel censé entretenir le désir et le sentiment amoureux ou marquer les passages importants et chargés d’émotion de la vie. Pourtant, il peut prendre une dimension fonctionnelle et, dans ce cas, être dénué de toute émotion comme le montrent certains discours de femmes :

42

Je n’éprouve à ce moment là aucun sentiment, déclare Isabelle. Je ne pense pas que je me purifie de quelque chose. Je ne pense pas que je me rapproche de Dieu, ni que je réalise un commandement divin. Je pense à écarter les doigts, avec la sensation que l’eau est partout. Mon rapport à l’eau est plutôt désagréable. M’immerger totalement provoque chez moi une angoisse. Mais après ça [une interruption de plusieurs années] l’endroit est devenu infiniment agréable, c’était un temps rien que pour moi. Comme si la société m’octroyait la possibilité d’avoir un temps pour moi, un temps de femme.

43Le rite du mikvé est apparu ici du point de vue de son efficacité en tant que porteur de sens, de sa performance comme opérateur symbolique qui agit sur les corps, ordonne la sexualité, érige des limites entre le pur et l’impur, permet de penser et de dire le sacré en modernité. Il est un rite de liminalité en ce sens qu’il marque matériellement des seuils et des passages. Si dans le monde traditionnel la pratique du mikvé répond à des normes ancestrales prescrites par les textes, de nouvelles normes sont en cours d’élaboration, laissant plus de place à l’innovation et à l’équilibre entre les sexes. Des prières sont composées pour s’adapter à ces nouveaux usages, aboutissant à un nouveau corpus, recomposant les gestes et les mots empruntés à la tradition. Le site Mayyim hayyim présente ainsi quelques-unes de ces prières, répondant à plusieurs situations d’immersion, pour une femme comme pour un homme : mariage, divorce, demande de guérison, fin d’une relation, après les menstrues, infécondité, préparation à une conception, après la naissance d’un enfant, après les premières règles, à la ménopause (voir les illustrations 3 et 4).

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Exemple de prière à l’issue d’une période de niddah (Niddah) sur le site http://www.mayyimhayyim.org/

44Y compris en milieu orthodoxe, la pratique du mikvé, considérée comme en porte-à-faux avec le monde moderne, est réinterprétée afin de mieux la faire coïncider avec les valeurs contemporaines. Réactualisés, ces rituels se présentent comme des systèmes de signification et de façonnement des corps.

Bibliographie

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    • Hadar Friedlich, 2002, Slaves of the Lord.

Mots-clés éditeurs : Mikvé, corps, pureté, judaïsme, femme

Mise en ligne 18/10/2013

https://doi.org/10.3917/ethn.134.0601

Notes

  • [1]
    Unité de mesure biblique.
  • [2]
    On trouve des traces et des vestiges de bains rituels depuis l’Antiquité. Les fouilles entreprises à Jérusalem, dans la ville haute, ont révélé des mikvés creusés à même la terre sous des maisons particulières ayant sans doute appartenu à des familles sacerdotales de l’époque du Second Temple. De même, on a trouvé des vestiges de mikvés sous des synagogues ou à proximité. Ainsi, la cité médiévale de Montpellier abrite-t-elle un mikvé datant de la fin du xiie siècle. D’autres ont été mis au jour dans le Vaucluse (Cavaillon, Carpentras) ou en Alsace (l’ancien mikvé de Strasbourg date du xiiie siècle).
  • [3]
    Le site américain Mayyim hayyim propose même un service d’aide à la conception de nouveaux mikvés, intégrant des conseils en termes de design et d’éducation.
  • [4]
    Dans la tradition des cheelot outechouvot (questions posées par des fidèles/réponses données par des décisionnaires en matière de halakha).
  • [5]
    Le mot niddah a pour racine hébraïque ndd ou ndh signifiant rejet, expulsion, ou encore vagabondage. Il est utilisé pour désigner le statut de la femme qui a ses règles ou qui, à l’issue de ses règles, n’a pas procédé aux rites de purification. Le terme renvoie donc à l’idée d’isolement, d’exclusion.
  • [6]
    L’auteur critique cette désignation, forgée sur le modèle de la Reinheit des Famielenslebens, dans un contexte où l’idéologie de la pureté prenait en Allemagne un tour singulier.
  • [7]
    Tout contact avec un mort rend le sujet impur. Nombres, chap. 19.
  • [8]
    Lévitique chapitre 12, chapitre 18, verset 19 et chapitre 20, verset 18.
  • [9]
    Le verset 4 de l’Exode précise à propos de la consécration d’Aaron et ses fils pour le sacerdoce : « et tu les feras se baigner dans l’eau ».
  • [10]
    Selon Charles Mopsik, dans la mystique juive, l’union charnelle ne serait que la « réactualisation rituelle de la cosmogonie ». « D’après le Zohar, la Majesté divine ne réside que dans les foyers où mari et femme, sont entièrement unis, corps et âme » selon E. Gugenheim cité par Y. Dalsace dans le document distribué aux futurs mariés. Le verset biblique « Ils ne feront qu’une seule chair » (Genèse, chap. 2, 24), souligne l’importance accordée à la sexualité dans la constitution du couple et a été largement commenté, y compris par les sciences sociales [Barry, 2011].
  • [11]
    Cette période supplémentaire de séparation et l’impératif de se rendre au mikvé pour les femmes apparaissent à l’issue de la période du Second Temple et sont promulgués par les rabbins du Talmud [Wasserfall, 1991 : 5; Marienberg, 2003 : 31.]
  • [12]
    « Bénis sois-tu Éternel notre Dieu, maître de l’univers, qui nous a sanctifié de ses commandements et nous a ordonné l’immersion. »
  • [13]
    Généralement, le nombre total d’immersions est de 3 ou 7 en fonction des traditions ou des avis. Cependant, une seule immersion suffit à valider le commandement. Voir le site http://www.cheela.org.
  • [14]
    Suite à son opération et à son passage au mikvé, elle écrit à ses patients le mot suivant : “I am looking forward for many more years as your family physician. There will be only one major change – I will begin practicing medicine as a woman. Deborah Bershel MD”, http://www.mayyimhayyim.org/Resources/Video.
  • [15]
  • [16]
    Elle devient d’ailleurs un enjeu institutionnel : en 2009 le MJLF (Mouvement juif libéral de France) a inauguré à Paris un nouveau mikvé, conforme aux critères halakhiques de construction et d’approvisionnement en eau. Cela permet au courant massorti d’en faire usage, notamment à l’occasion des conversions, pour lesquelles la dernière étape, celle de l’immersion rituelle, se déroulait jusque là à Londres, les institutions orthodoxes refusant de mettre à disposition leurs mikvés pour les usages d’institutions religieuses qu’elles ne considèrent pas comme légitimes.
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