Notes
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[1]
Eubulide de Milet, philosophe du ive siècle avant J.-C., est présenté et cité par Leonardo Piasere au tout début du troisième chapitre pour l’un des paradoxes par lesquels il démontrait l’équivocité du langage : « À partir de quel grain parmi tous ceux que nous allons ajouter, obtiendrons nous un “tas” de blé ? […] personne ne peut le dire, le concept de “tas” est par conséquent ambigu et sans base logique. Cette “vanne” eubulidique est si troublante qu’on en discute encore. » Et cette « vanne » qui sert de base à un développement important de sa réflexion, Leonardo Piasere l’évoque ensuite à plusieurs reprises dans son livre, toujours sur un mode à la fois sérieux et humoristique.
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[2]
R. Garner, 1998, Political Animal : Animal Protection Politics in Britain and the United-States, Basingstoke, UK, Macmillan ; J.M. Jasper and D. Nelkin, 1992, The Animal Rights Crusade. The Growth of a Moral Protest, New York, Free Press.
-
[3]
Michael Young et Peter Willmott, 2010 [1957], Family and Kinship in East London, Londres, Routledge-Kegan Paul, trad. fr. : Le Village dans la ville, Paris, Presses universitaires de France.
Paul-Henri Chombart de Lauwe, 1959-1960, Famille et Habitation, Paris, CNRS ; 1977 [1956], La Vie quotidienne des familles ouvrières. Recherches sur les comportements sociaux de consommation, Paris, CNRS ; Colette Pétonnet, 1979, On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée. -
[4]
Alfred Métraux, 1958, Le Vaudou haïtien, Paris, Gallimard.
Leonardo Piasere, L’Ethnographe imparfait. Expérience et cognition en anthropologie. Paris, éditions de l’EHESS, Cahiers de L’Homme, 40, 2010, 238 p., (Traduit de l’italien par Renato Dauthuile avec le concours de Gilles Teissonnières. L’Etnografo imperfetto. Experienza e cognizione in antropologia, Rome-Bari, GLF Editori Laterza, 2002.)
1par Corinne Boujot
2Centre Edgar Morin
3IIAC
5On pourrait présenter le livre de Leonardo Piasere, L’Ethnographe imparfait, comme un ouvrage d’un classicisme, lui, parfait. La construction du texte est d’une précision irréprochable : un prologue et un épilogue confient à Jorge Luis Borges le soin d’ouvrir puis de clore le déroulé d’une réflexion conduite, elle, sur 7 chapitres, tous équilibrés, chacun d’entre eux autonome et centré sur un objet particulier, et qui tous néanmoins s’articulent, l’un amenant l’autre et filant la pensée de l’auteur. Celle-ci se développe ainsi avec maestria, d’une référence l’autre – environ 235 références en tout, 17 pages de bibliographie –, sans jamais perdre dans l’abondance des citations sa personnalité propre, jusqu’à son apothéose conclusive. Tout arrive à point nommé, y compris les touches d’humour, nombreuses. C’est magistral. Mais ces qualificatifs : « classicisme », « magistral », empesés, rendraient mal compte à eux seuls, je crois, de la dimension de ce travail, de son originalité et de sa valeur heuristique servies par un style remarquable d’élégance et d’humour. Leonardo Piasere nous offre là un livre dont la lecture est tout simplement jubilatoire et dont quiconque pratique l’ethnographie et/ou s’interroge sur ses méthodes ressort enrichi et heureux. Une mention particulière doit être faite, donc, au traducteur, Renato Dauthuile, qui, avec le concours de Gilles Teissonnières a réussi la gageure de restituer cette réflexion dense, complexe et érudite, ce style recherché, fluide et décapant en version française. L’Ethnographe imparfait est une sorte de manifeste pour « une anthropologie qui se veut non autoritaire et plutôt optimiste, passionnée et chargée d’émotion » [12] : le ton est donné et le pari tenu. Ce livre traite par le menu du processus de connaissance ethnographique. Chaque chapitre ouvre un nouveau champ à une exploration en étoile, parfois surprenante, toujours riche et intéressante. En étoile car cette exploration part dans diverses directions jouer de la flexibilité – voire du flou – des limites des concepts pour mieux revenir à son objet central. Ainsi, si le premier chapitre traite « de l’expérimentation en anthropologie », alors l’auteur s’attache « pour commencer aux termes “expérience”, “expérimental” et à d’autres qui en sont proches » [12], ce qui conduit tout naturellement, de proche en proche, à aborder la question du « processus d’interprétation ethnographique comme d’un type particulier d’expérimentation » [37]. Toutes les questions fondamentales propres à l’ethnographie et, donc, à l’anthropologie, visant la validité et la validation de l’expérience ethnographique, ses sujets – observateurs et/ou observés –, ses objets – dont le concept de culture –, ses méthodes – dont l’observation participante –, la « compétence empathique » [150] et le compte rendu de cette expérience, son écriture, toutes ces questions sont ici retravaillées. L’auteur construit sa pensée dans un débat critique avec une foule d’autres (mais à partir de quand peut-on parler de « foule » ? pour reprendre en forme de clin d’œil à l’auteur la « vanne eubulidique » [1] qui lui est chère [72]). Il introduit dans le débat l’apport des sciences cognitives concernant les procédures de cognition : catégories perceptives et images schémas, analogie et métaphore notamment, et, d’une citation l’autre, dans le foisonnement des sources et des idées, chaque chapitre donne à lire non seulement la façon particulière à Leonardo Piasere de considérer et traiter ces questions, mais encore des pages entières de l’histoire de l’anthropologie. L’exercice est d’autant plus délicat qu’il n’est pas neuf, le résultat démontre qu’il est toujours aussi nécessaire et captivant lorsqu’il est aussi bien mené.
Christian Grataloup, Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, Paris, Armand Colin, collection « Éléments de réponse », 2011, 213 p.
6par Anne-Marie Thiesse
7CNRS/ENS-ULM
8Labex Transfers
10Le titre de ce dense et fort stimulant essai de Christian Grataloup est une question rhétorique. Auteur de plusieurs ouvrages interrogeant la notion de mondialisation, ses manifestations et ses représentations, Christian Grataloup pose pour principe qu’un enjeu crucial des mutations du présent est la redéfinition des perspectives temporelles organisant passé et futur. À la juxtaposition de « récits tubulaires », mono-linéaires, sans variation d’échelle, qui a pour l’essentiel organisé la mise en forme du passé à l’ère moderne, doit se substituer une nouvelle représentation de l’histoire qui prenne en compte la totalité sans effacer les diversités aux différentes échelles et qui fasse apparaître dynamiques et interconnexions. Cet objectif d’une nouvelle histoire globale, Christian Grataloup y insiste, s’impose tant sur le plan scientifique que sur le plan civique. Mais comment penser autrement l’histoire du monde ? C’est là le véritable questionnement mené dans cet ouvrage, qui déconstruit avec précision et brio les catégories usuelles de la représentation historiographique avant de proposer de nouvelles modalités, originales et efficientes.
11L’histoire a été construite dans la modernité à partir d’un appareil conceptuel européen, et de la perception comme universel de l’européanité. Le « roman européen » a négligé les possibles récits des autres. L’histoire des « grandes découvertes » européennes, ainsi, occultait toutes les autres dynamiques de mobilités et de contacts. Mais si cette organisation de l’histoire du monde n’est plus tenable dans un monde désormais multipolaire où l’universel européen est à nouveau particularisé, par quoi la remplacer ? L’auteur met clairement en garde contre la solution facile qui, dénonçant l’européocentrisme historiographique, se contente de le reproduire en le positionnant sur un autre continent. Le postcolonialisme a engendré nombre de revendications en matière de découvertes (technologiques, géographiques) et « protochronismes » en tous genres qui sont simples transpositions de l’hégémonie occidentale. La mise en cause de cette hégémonie, porteuse de l’universel partiel de la modernité, induit aussi comme nouveau danger le relativisme universel, rendant impossible toute appréhension globale.
12La grande originalité de la démarche proposée par Christian Grataloup, géo-historien, est de ne pas dissocier temps et espace et de les penser à travers des relations dynamiques. Reprenant l’analyse, déjà engagée par des chercheurs comme Jack Goody (Le Vol de l’histoire, Gallimard, 2010, pour la traduction française), des catégories occidentales de l’historiographie, comme Antiquité ou Moyen Âge, il insiste sur leur spatialisation : respectivement le bassin méditerranéen et l’Europe. Ces découpages chronologiques ont des limites géographiques qui ne sont en rien des frontières linéaires et stables. Grataloup rappelle aussi que le discrédit du schéma évolutionniste qui a longtemps prévalu dans l’histoire occidentale – y compris dans sa variante marxiste – a donné lieu dans les dernières décennies à une expression spatiale du retard : les « pays sous-développés » devenant le « Sud ». Ce passage du temps à l’espace comme euphémisation politiquement correcte se retrouve dans la conception du musée du quai Branly : alors que le musée de l’Homme initial avait compris une galerie de l’évolution, le nouveau musée est fondé sur la déshistoricisation et la juxtaposition de grandes aires intemporelles. Tout le contresens de ces tentatives pour échapper à la chronologie évolutionniste repose sur l’illusoire neutralité des catégories spatiales. Comme l’auteur l’avait analysé dans un précédent ouvrage (L’Invention des continents, Larousse, 2009), les continents sont des catégories historiques, construites dans des contextes précis : ainsi pour l’Afrique ou l’Asie, altérités élaborées et unifiées du point de vue européen. L’Europe est d’ailleurs elle-même une entité géographique qui n’a rien d’éternel ni d’immuable. Les espaces-temps ne doivent donc pas être tenus pour des faits, mais pour des manières de penser, des grilles de lecture dont l’analyse ne saurait se passer mais qu’il faut historiciser. Reste à échapper à une autre impasse historiographique : celle du puzzle de récits autarciques, chaque ère étant associée à une aire.
13L’histoire globale ne peut échapper au Charybde du puzzle et au Scylla de la perspective monopolaire, inapte à percevoir la majorité des faits et dynamiques, que par l’adoption d’un point de vue externaliste systématique sur toutes les histoires locales et de nouvelles représentations. À la différence du récit textuel, contraint par la linéarité, la cartographie permet de mettre en évidence la dimension spatiale du temps et d’exprimer la simultanéité. Il ne s’agit pas de la représentation « classique » qui reporte le récit historique linéaire sur un planisphère dont le méridien de Greenwich donne le centre, mais d’une cartographie des histoires ayant pour principe d’organisation le degré de connexion des sociétés. Cette perspective sur l’histoire globale part du principe que le niveau mondial relève d’une historicité à restituer qui ne peut être décrite comme un processus de diffusion à partir d’un lieu séminal statique. La représentation du passé doit être multipolaire. Comme le souligne l’auteur : « la genèse du niveau mondial est une histoire spécifique, qui s’est progressivement étendue à l’ensemble des sociétés et qui aurait pu être différente – les potentialités non épanouies ne doivent pas être négligées » [182] ; il faut également mettre en évidence que « chaque société influence ce niveau mondial auquel elle est intégrée » [182], même si elle y est tard venue.
14La perspective invite à repenser les interrogations sur le couple centre/périphérie. Plus une société est en relation avec d’autres, plus elle est amenée à s’approprier leurs innovations, positives et négatives, dans un jeu de positions relatives dans le temps. L’auteur prend l’exemple de l’Eurasie. Le « Croissant fertile », pour reprendre une appellation créée en 1914 par un égyptologue, fut longtemps en position médiane et à la confluence des voies orientales du Nord (la soie) et du Sud (les épices) : là se sont produites des innovations décisives : agriculture, premières villes, écriture, État. Les sociétés en bout d’axe eurasien, en revanche (Europe atlantique, Extrême-Orient), tenaient une position mineure. Tant que les échanges s’effectuent dans la durée à un certain niveau, la position centrale est un avantage indépassable ; quand les relations explosent, les extrémités de l’axe gagnent en dynamisme. Lorsque les échanges intra-eurasiens se réduisent par suite du fractionnement de l’empire de Gengis Khan, les périphéries cherchent d’autres voies : grands voyages chinois du xve siècle, explorations maritimes des Portugais. La situation périphérique se transforme alors en nouvelle position centrale et centralisatrice – pour quelques siècles.
15La réflexion proposée ici, on le saisit bien, concerne tout autant les anthropologues que les historiens puisqu’elle récuse l’ancien clivage entre sociétés hors et dans l’histoire. Elle insiste au contraire sur la situation proprement mondiale de chaque société et sur sa dynamique interne. L’histoire mondiale doit être constituée de tous les passés, intégrés par leurs dynamiques et leur processus de coalescence. Elle ne s’exprime pas plus en un récit total(isant) qu’en une somme plus ou moins étendue de descriptions locales : elle se constitue par l’articulation d’un fait localisé par rapport à tous les autres lieux avec lesquels il interagit. Même si l’on peut regretter que les contraintes éditoriales de la collection n’aient pas permis d’étayer les analyses par des représentations graphiques, on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage incisif, qui abonde en formules heureuses et en interrogations fondamentales.
François Ploux, Une mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries rurales (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 344 p.
16par Francis Démier
17Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
19C’est avec la monarchie des Orléans, dans les années 1840, à un moment où la modernisation de la France change de rythme, que se multiplient les monographies de communes, objet original de la vaste étude menée par François Ploux. Avant cette date, le regard porté sur le « local » par les amateurs d’histoire, comme par l’État dans sa grille de lecture statistique, était beaucoup plus large et cherchait à mettre en valeur l’identité des provinces, ou, de manière plus moderne, à partir de l’épisode napoléonien, celle des départements. La monarchie de Louis-Philippe ne marque pas toutefois une rupture brutale, car ce sont toujours de grands notables, aristocrates ou bourgeois solidement enracinés dans leur terroir, souvent maires de leur commune, qui ont fait glisser progressivement des études savantes consacrées à l’inventaire et à la mise en valeur du patrimoine architectural local vers une histoire de leur commune (avant 1850, 80 % des monographies locales étaient rédigées par la noblesse, les capacités bourgeoises, les curés). Dans les très nombreuses sociétés d’émulation, sociétés archéologiques, sociétés savantes qui essaimaient alors dans une province si active face à la concentration de la vie intellectuelle à Paris, ces érudits locaux, dans le souci d’un dénombrement monumental statistique rigoureux, partis souvent du cadre départemental, en vinrent à isoler la commune comme « unité d’observation élémentaire ». Au terme de ce cheminement intellectuel, initié souvent par des concours annuels sollicitant les amateurs d’histoire locaux, c’est une découverte du village, avec son histoire, ses mœurs, ses coutumes, ses traditions, sa mémoire mais aussi ses archives, qui s’imposa. Cette mise en valeur d’une France des terroirs, du local, est contemporaine d’un bond en avant de la modernité, de la poussée urbaine, d’un premier socialisme, des déséquilibres des nouvelles formes de capitalisme dénoncées par des économistes et des notables inquiets. Elle culmine toutefois à l’occasion du centenaire de la Révolution française en 1889, quand les instituteurs furent chargés d’élaborer une statistique rétrospective de leur commune qui devait mettre en évidence les progrès accomplis grâce à la République.
20L’ouvrage de François Ploux explore avec minutie cette floraison abondante de monographies qui prennent la défense de la France rurale et définissent progressivement une « science des villages ». L’aristocratie foncière face à la modernité bourgeoise avait déjà pris la défense de la ruralité contre le Paris bourgeois mais, à l’époque de Villèle, elle s’appuyait sur les châteaux, sur le département. Les notables du temps de Guizot donnent un nouvel élan à ce repli d’une société effrayée par le rythme des changements en prenant pour point d’ancrage le village, lieu emblématique des solidarités traditionnelles et de l’harmonie de la communauté rurale. Les « monographies de village » élaborées dans le second xixe siècle sont, elles, rédigées en très grande majorité par ces micro-notables que sont les curés et les instituteurs, alors « véritable armée de réserve de l’érudition locale ».
21Dans la construction plus large d’un savoir nouveau sur la France des terroirs, ses monuments, sa société, son passé, sa mémoire, une division du travail accorde une place limitée aux érudits de village en quête d’informations. Leurs travaux ont le plus souvent pour vocation, dans un style modeste et retenu, d’accumuler des renseignements dans le périmètre de leur commune et d’alimenter une culture savante installée dans les grandes villes, dans la sphère universitaire ou académique dont les réflexions relèvent, elles, du champ plus vaste d’une culture nationale. Peu importe la modestie de ces parcours dans les archives des mairies et des paroisses, ce fut pour les curés comme pour les instituteurs, dotés d’un niveau d’instruction supérieur, souvent à l’écart de la société villageoise, car venus d’ailleurs, un moyen privilégié de reconnaissance, d’accès à une petite notabilité. Pour ces auteurs issus des milieux de la toute petite bourgeoisie, ce fut une démarche récompensée par un enracinement symbolique dans un « local » auquel leurs travaux accordaient une dimension et une valeur nouvelles. Cette « petite patrie » qui se dessinait progressivement au fil des lectures et des travaux était aussi pour certains, comme pour l’abbé Joseph Basset, l’occasion de resituer avec émotion sa propre histoire et de manifester affection et tendresse à sa paroisse : « C’est à Chaussenac que s’écoula mon enfance, c’est là qu’ont vécu tous les miens, ceux qui ne sont plus et ceux que les événements et les besoins de l’existence ont conduits sous d’autres climats ; c’est là que dorment sous le vert gazon du champ de repos, en attendant le grand réveil, ceux qui nous ont précédés dans la tombe. »
22Si le statut de ces « chercheurs » de village est resté bien modeste, la portée de leur œuvre révélée par l’étude de François Ploux est toutefois considérable. L’auteur montre parfaitement le rôle majeur qu’ont joué ces monographies locales si nombreuses, guidées souvent par un souci naïf du sens du détail et de la description exhaustive du territoire dans la défense d’une ruralité menacée dès le tournant des années 1840 et en déclin démographique à partir des années 1850. Ils participent, face à la France nouvelle des villes et des usines, de cet effort qui trouve sa vraie dimension dans la Troisième République pour conforter dans la paysannerie française ses attaches au village, ses valeurs de solidarité, de stabilité et d’harmonie. Cette tâche nationale menée dans la découverte du local – même si, pour l’historien de village, le passé de sa commune est souvent celui de la grande histoire en réduction et le plus fréquemment celle du Moyen Âge – devait permettre à une paysannerie qui accédait au même moment à l’école de se reconnaître dans une communauté historique, de tisser des liens affectifs avec ses ancêtres et leur paysage familier.
23Dans la longue durée de cette histoire des monographies locales, François Ploux souligne la stabilité, la permanence des formules qui permettaient d’attacher étroitement l’amour de la petite patrie à celui de la grande : « l’amour du village a constitué la meilleure école du patriotisme ». Le grand tout national avait toutefois une signification différente pour les curés attachés à la monarchie et pour les nouveaux « hussards de la République », ce qui fait de ces monographies locales une autre déclinaison de la lutte entre l’héritage de la Révolution et celui de l’Ancien Régime. Du côté des curés, la nostalgie d’une culture agrarienne, le sentiment d’une dilution des particularismes locaux, de la tutelle des grands notables, s’accordaient avec la dénonciation des dangers de l’émigration rurale, du déracinement et du recul de la morale catholique. Chez les instituteurs, l’admiration pour les progrès de la République, l’amélioration du sort matériel de la paysannerie, la prise en compte nouvelle des phénomènes économiques et sociaux n’excluaient pas une secrète inquiétude face aux bouleversements de la France urbaine. Des deux côtés, même si c’était dans des formules souvent stéréotypées, on ne se contenta pas d’une déploration convenue contre les dangers du progrès, mais on chercha à faire de l’histoire de la commune la source d’un lien affectif nouveau du paysan à son village.
24Au terme d’une analyse rigoureuse, épaulée par une connaissance remarquable des archives, François Ploux, qui montre qu’il est désormais l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la France rurale, affirme que ces si nombreuses histoires de villages n’ont guère dissuadé les paysans d’émigrer vers la ville et n’ont pas non plus permis aux curés de retrouver une influence profonde dans la France rurale. Mais l’auteur, dont l’étude permet de revenir sur les enquêtes pionnières de Laurence Wylie et d’autres, conclut avec justesse que ces histoires de villages, à défaut d’avoir redonné de la vigueur aux structures administratives de la France rurale, ont pu participer à la construction d’une communauté imaginée et d’une mémoire locale. Elles ont pu entretenir un sentiment d’appartenance à la commune qui nous parle encore, donner à un village qui perdait ses habitants une « personnalité mythique », mais aussi consolider une culture nationale nullement en rupture avec la « petite patrie ».
Christophe Traïni, La Cause animale (1820-1980). Essai de sociologie historique, Paris, Presses universitaires de France, 2011, 233 p.
25par Vanessa Manceron
26LESC
27Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative
29En Grande-Bretagne et aux États-Unis, le domaine des Animal Studies s’est considérablement développé dans les années 1970, parallèlement à l’émergence de l’activisme politique pour les droits des animaux (Animal Rights Activism). Il s’est constitué en champ scientifique interdisciplinaire, dans les facultés de droit ainsi que dans le champ des humanités et des sciences sociales. En France, il en a été différemment. Malgré une longue tradition philosophique d’interrogation sur les animaux (et sur le propre de l’homme), nous n’avons pas connu la même profusion de travaux scientifiques sur les relations entre humains et animaux.
30Avec ce livre, Christophe Traïni apporte donc une contribution importante à ce champ de recherche, d’autant plus remarquable que l’étude de la protection animale reste marginale dans le domaine des sciences politiques. Dans la lignée d’autres sociologues, comme Robert Garner, James M. Jasper et Dorothy Nelkin [2], Christophe Traïni situe son travail dans une théorie des mouvements sociaux et des protestations morales. Cependant l’auteur s’en démarque en adoptant une approche historique pour « restituer l’histoire des sédimentations successives qui ont modelé les formes que les militants d’aujourd’hui reprennent et modifient » [3]. Il s’attache à décrire la cause animale comme un mouvement éclectique et complexe ayant connu de multiples inflexions au cours de son histoire. Ce faisant, il contredit également l’idée d’une nouveauté radicale du mouvement de libération animale et y décèle des formes de réactualisation de motifs plus anciens.
31L’ouvrage s’organise suivant une logique chronologique, allant de la sociogenèse du mouvement, celle des philanthropes éclairés du début du xixe siècle, jusqu’à ses formes d’expression les plus récentes avec les tenants de l’égalité animale, en passant par la diffusion sociale de la compassion au tournant du xixe siècle. À partir de documents d’archives pour beaucoup issus du Bulletin de la Société protectrice des animaux, Christophe Traïni établit ainsi des tendances émergentes, en focalisant son attention sur les « dispositifs de sensibilisation » et sur les registres émotionnels afférents. Ces tendances ne sont jamais pures, mais, comme dans toute tentative de classement et de typologie, les superpositions et les hybridations ont tendance à être négligées pour les besoins de l’analyse.
32En suivant au plus près le fil chronologique et pour restituer succinctement le contenu de ces différents grands « moments » de la cause animale, les premiers mobiles et raisons de l’engagement ont surgi, selon l’auteur, à la faveur de l’abaissement du seuil de tolérance à la violence, de la mise en œuvre de l’hygiénisme urbain et de la promotion du progrès zootechnique. Les protestations morales devant le spectacle de la mise à mort des animaux de boucherie, face à la violence des cochers exercée sur les chevaux ou à la promiscuité avec les animaux malodorants, blessés ou malades, ne relevaient alors ni de sentimentalité ni de réactions affectives à l’endroit des animaux, mais d’un projet civilisateur à destination des couches populaires, porté par les membres de la société urbaine éclairée (médecins, hygiénistes, vétérinaires).
33Christophe Traïni propose ici une lecture de l’engagement militant en termes de distinction sociale et de lutte de statut, inspirée par la sociologie de Norbert Elias et sa notion de « civilisation des mœurs ». Il décrit de manière convaincante comment les « entrepreneurs de morale soucieux de promouvoir retenue, discipline et stabilité de l’ordre social » [143] ont endossé le rôle de précepteurs et d’ascètes. Le détour par l’Angleterre qui a fourni un modèle emblématique pour la Société protectrice des animaux française est à cet égard bienvenu ; il montre l’existence d’affinités entre les mouvements non conformistes protestants et les promoteurs de la cause animale, avec, dans le cas français, une forme de « puritanisme » sécularisé visant à extirper la violence du corps social. Cette période de l’histoire relativement bien connue devient particulièrement intéressante quand la question de la concurrence des bienveillances est invoquée pour distinguer la pitié asymétrique et la pitié démocratique et horizontale ; cette dernière prend place au tournant du xxe siècle et imposera, selon l’auteur, le registre de l’attendrissement contre celui de la respectabilité et de l’excellence morale de type démopédique. Sur les pas d’Alexis de Tocqueville qui associait égalité de statut et possibilité d’identification à autrui, Christophe Traïni décèle dans la logique compassionnelle la mise en œuvre d’une idéologie égalitariste élargie au monde des animaux qui prend le pas sur la mentalité hiérarchique valorisant les différences statutaires entre les êtres.
34Les controverses qui traversent le mouvement illustrent ces changements sociologiques et idéologiques, mais plus encore certaines reformulations ontologiques des liens entre humains et animaux. Alors que les animaux domestiques acquièrent le statut d’ayant droit à la compassion et à la dignité, leurs protecteurs revendiquent la légitimité politique des élans affectifs, suivant le principe de la « pitié universelle » qui s’applique à tous les êtres, du prolétaire à la femme, à l’enfant, à l’animal. On assiste ainsi à un double mouvement : d’un côté l’adhésion des socialistes à la cause, jusqu’alors absents de la scène animale, qui répudient la charité condescendante des bourgeois philanthropes et luttent contre toutes les formes d’inégalité et de domination ; de l’autre, la féminisation de la cause et sa diffusion au sein des classes moyennes, avec la publicisation d’une « propédeutique du sentiment » en dehors de la sphère domestique.
35Ce rapprochement inédit entre les humains et les animaux porté sur la scène politique met au jour de solides affinités entre la cause féministe et la cause animale, que le livre explore à travers le cas des suffragettes en Angleterre. On voit se dessiner des analogies entre humains et animaux fondées sur une infériorité de statut rapportée à des faits de nature (espèce, sexe, race). Sur ce sujet difficile à appréhender avec les outils de la sociologie classique, Christophe Traïni préfère botter en touche. Prudent, il envisage l’équivalence perçue entre soi et la bête maltraitée comme une sensibilité individuelle susceptible de peser sur le processus d’adhésion à la cause. Et pourtant, cette question de l’identification aurait mérité une attention plus soutenue, car elle témoigne d’un remodelage cognitif majeur de nos relations avec les animaux. Une meilleure prise en compte de ces liens interspécifiques aurait sans doute permis l’écriture d’une histoire sociale plus innovante dans laquelle les rapports sociaux entre humains ne sont pas la seule clé de lecture. L’absence notable de la littérature anthropologique sur les rapports hommes-animaux en témoigne.
36La place singulière qu’occupent les animaux dans nos vies est néanmoins abordée dans la dernière partie de l’ouvrage, avec quelques développements intéressants sur la familiarité qui se forge dans l’enfance avec les animaux. Avec raison, l’auteur souligne le rôle fondamental que jouent la littérature enfantine, les bandes dessinées et les films animaliers dans la socialisation des enfants et l’application d’un modèle compassionnel et émotionnel à des espèces animales, même féroces, nuisibles et sauvages. La protection animalitaire a toujours évolué parallèlement à l’écologie, mais les métissages et les liens se sont récemment renforcés à la faveur d’une critique commune des modes de production industriels et d’un imaginaire partagé sur les animaux, devenus tous des familiers anthropomorphisés. Ce rapprochement est favorable à l’essor de la cause qui se renforce dans l’opinion publique et qui a gagné une forme de légitimité en sortant du domaine déprécié des « chiens à mémères ». Ce parallèle très intéressant établi entre l’environnementalisme et la protection animale aurait également mérité de plus amples développements.
37Ce sont là tout l’intérêt et les limites de cet ouvrage. Il déborde de pistes de recherche passionnantes sans toujours les traiter avec une insistance suffisante. La grande ambition d’embrasser deux siècles d’histoire n’y est pas étrangère, mais surtout il semble que Christophe Traïni n’ait pas résisté à l’évocation des multiples questions que l’étude de ce mouvement soulève. Son objet aurait pu être circonscrit aux trois registres émotionnels mis au jour – démopédique, attendrissement, dévoilement – et observables dans le militantisme actuel (comment ils se conjuguent et plongent leurs racines dans l’histoire). Mais ce qui intéressait l’auteur était une tout autre aventure. Peindre un tableau de la cause accessible au plus grand nombre, qui permette de montrer la complexité, la dynamique et l’hétérogénéité sociale de ce mouvement, trop souvent cantonné à des stéréotypes réducteurs. Voilà qui est fait et bien fait ! Il reste donc à saluer l’auteur pour ce travail important et reconnaître tout l’intérêt d’une approche historique et sociologique des mobilisations animalitaires.
Sally Price, Au musée des illusions. Le rendez-vous manqué du quai Branly, Paris, Denoël, 2011, 358 p., (Traduit de l’américain par Nelcya Delanoë avec la collaboration de l’auteur, Paris Primitive – Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly, Chicago/London, University of Chicago Press, 2007.)
38par Bjarne Rogan
39Université d’Oslo
40Centre franco-norvégien en sciences sociales et humaines
42Quatre ans après la parution du livre de Sally Price sur le musée du quai Branly (MQB), une version française voit le jour. « Critique amicale de la part de la plus française des anthropologues américaines », proclame le texte de couverture. Sally Price prend bien soin, dans la préface, de souligner ses « racines » françaises. Et pour cause, car plutôt qu’« amicale », la critique que le livre présente du projet MQB est très sévère. Mais a-t-on besoin d’une attaque frontale de plus sur le MQB, après les livres de Bernard Dupaigne, d’André Desvallées et de Benoît de L’Estoile, et les débats parus dans Le Débat, Ethnologie française et ailleurs ? Qu’est-ce qu’une version en français apporte de plus au livre déjà paru en anglais ? On y reviendra.
43Sally Price traite de l’histoire du MQB depuis le début des années 1990 jusqu’à l’inauguration en 2006, avec des regards rétrospectifs sur les précurseurs – tels le musée d’ethnographie du Trocadéro, le musée de l’Homme, le Louvre, le MAAO, et sur des musées voisins, le MNATP/MuCEM ou la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. L’ancrage historique est solide, comme l’est aussi l’aperçu du paysage muséologique parisien. Une postface analyse brièvement la période de 2007 à 2011. L’ouvrage satisfait aux standards scientifiques, avec une annotation scrupuleuse et une bibliographie exhaustive [329-354], mais le lecteur regrette l’absence d’index.
44La première section (« Les deux Jacques ») n’est pas dénuée d’intérêt, mais elle est trop anecdotique et un peu bavarde. Elle est aussi imprégnée d’une condescendance inutile envers Jacques Chirac, ses connaissances et ses motivations. La section II (« Des musées dans la Ville lumière ») fournit au lecteur un aperçu de l’organisation et de l’administration des musées en France. Ce résumé présente un arrière-fond utile – même incontournable pour un étranger – pour comprendre un monde très centralisé et bureaucratique. Pour une Américaine, c’est évidemment un paysage exotique.
45La section III (« Le déménagement ») contient une discussion cruciale qui m’a permis d’y voir beaucoup plus clair dans la politique muséale française en général et dans le projet du MQB en particulier, ainsi que sur son accueil assez différent à l’étranger (majoritairement négatif) et en France. La discussion porte sur la question de la laïcité, qui est au fondement de l’idée que la France se fait de sa « mission civilisatrice », de l’« universalisme » et de la « diversité culturelle », et qui imprime un tour particulier aux représentations qu’elle a de son passé colonial. La notion de laïcité et l’idée d’hégémonie culturelle concernent aussi la politique d’intégration et d’anticommunautarisme, et la méfiance en France vis-à-vis des identités religieuses et ethniques. Enfin cela explique le refus du rapatriement d’objets religieux, même quand ils ont été illicitement acquis. Bref, cette énigme (pour un étranger), qu’est la façon française de privilégier la culture nationale tout en montrant les cultures étrangères dans les musées, se résout si l’on tient compte du concept de laïcité. Le reste de la section présente divers thèmes et débats : le refus de la participation des représentants des cultures représentées (les « autochtones »), la priorité faite aux considérations esthétiques au détriment de l’ethnographie et de l’histoire coloniale, l’échec du plan de Maurice Godelier (« le héros »), le rôle de Germain Viatte (« l’escroc »), et les violations des codes éthiques du Conseil international des musées (ICOM). Sally Price développe une longue série d’exemples concernant le trafic et les transferts illicites d’objets, le rôle douteux des commerçants/antiquaires, les interprétations et les datations erronées, etc. Autant de thèmes importants, mais le lecteur risque de se perdre dans trop de détails, d’autant plus que ce sont des questions qui concernent tout musée d’ethnographie et d’art.
46La section IV (« Donneurs d’organes ») présente d’une manière beaucoup plus succincte le musée de l’Homme, son état déplorable (qui convainc de l’utilité de sa fermeture) et sa résistance féroce, ainsi que le MAAO et sa mort beaucoup plus douce. La section V (« Contre-palais sur Seine ») présente un éventail de sujets concernant le nouveau bâtiment, les collections et les expositions. Sally Price revient plusieurs fois sur le principe de laïcité, les pratiques douteuses de collecte et le trafic d’objets, la question du rapatriement et les interprétations occidentales erronées de l’art primitif (surtout de la part des marchands). Mais son attaque principale vise l’architecte Jean Nouvel dont l’interventionnisme tant à l’intérieur du bâtiment que dans l’exposition permanente est considérée comme néfaste. Même si bon nombre de conservateurs sont aussi critiqués pour leur muséologie du plateau central, l’ennemi numéro un reste Jean Nouvel, qui aurait eu en main la clé de tout changement jusqu’à 2012. L’épilogue (« Dialogue des cultures ? ») résume et répète les arguments principaux.
47Ici se termine le texte de 2007. Sally Price a une connaissance approfondie du projet MQB. La richesse des perspectives et l’abondance de détails sont impressionnantes, et elle ne tombe pas dans le piège – où tant d’autres se sont fait prendre – d’annoncer que le MQB signifie la mort de l’anthropologie en France. Je suis d’accord sur nombre de ses critiques : le rôle des collectionneurs/marchands, les questions de déontologie, l’aspect colonial de l’exposition permanente et le rôle désastreux de l’architecte. Et je déplore avec elle que les anthropologues du musée de l’Homme – par leur intransigeance et leur manque de stratégie – aient laissé passer leur chance de collaborer pour créer un « musée de dialogue ».
48Pourtant je ferai deux objections. La richesse des détails et le fait que les thèmes réapparaissent souvent un peu pêle-mêle alourdissent quelquefois la lecture. L’auteur a tendance à constater d’abord les principes (la laïcité par exemple) et à présenter ensuite chaque cas, au lieu de présenter d’abord le terrain, puis d’en tirer des conclusions. L’autre objection concerne la tonalité du texte. À dresser un bilan si riche d’arguments critiques, depuis les principes idéologiques jusqu’aux menus détails, on peut toujours rendre absurde n’importe quel projet. Et c’est précisément le risque que court Sally Price avec cet empilement de critiques, sans rien voir de positif dans le projet – un projet qui a quand même attiré 1,5 million de visiteurs la première année.
49La « Postface » [277-301] ajoutée en 2011 change-t-elle cette impression ? Oui et non. Elle est en partie une concession au fait que beaucoup de choses se seraient améliorées (sauf bien entendu l’exposition permanente), mais Price récidive vite dans la critique. À mon avis le progrès qu’a fait le projet depuis 2006, tant dans le domaine de la recherche que dans ses relations avec le public, est de bon augure. Comparé au musée de l’Homme et au MAAO, le MQB apparaît comme une réussite. Pourquoi ne pas terminer, en 2011, sur un ton un peu plus positif ? Même si l’esprit de laïcité ne changera guère, c’est un grand soulagement de savoir que l’emprise de l’architecte s’évanouira bientôt.
50Qu’apporte donc de plus cette édition française du livre ? S’il est vrai, comme beaucoup le prétendent, que peu de Français prennent la peine de lire un livre en anglais, le public français trouvera maintenant avec cet ouvrage un accès aisé à un commentaire critique de leur politique culturelle, qui présente des détails et des perspectives échappant souvent à un auteur autochtone. À mes yeux, le livre présente aussi une rencontre culturelle intéressante entre une anthropologue et son bagage anglo-américain et un terrain essentiellement français : cet impressionnant musée du quai Branly à orientation à la fois nationale et coloniale.
Marie Desmartis, Une chasse au pouvoir. Chronique politique d’un village de France, Toulouse, Anacharsis, 2012, 267 p.
51par Francis Dupuy
52Université de Poitiers
53EREA-LESC Nanterre
54francis.dupuy@univ-poitiers.fr
55Le livre de Marie Desmartis est issu d’une thèse soutenue à l’EHESS sous la direction d’Alban Bensa, lequel est également ici l’auteur de la préface et le directeur de la collection dans laquelle cet ouvrage prend place. C’est dire que ce livre illustre une certaine anthropologie dont le même Alban Bensa s’est fait le promoteur.
56Tout commence pour Marie Desmartis par des vacances et des fins de semaine passées dans une maison de campagne du petit village d’Olignac – il s’agit d’un pseudonyme – situé dans ce que l’on appelle les Landes girondines, à savoir la partie du département de la Gironde qui jouxte celui des Landes, et qui comme lui est occupée par la forêt de pins. Landes girondines, mais finalement ni Landes ni Gironde, un pays de l’entre-deux, à l’écart de tout, épuisé par la crise de l’économie résinière et saigné par l’exode rural jusqu’à la déliquescence démographique, mais par voie de conséquence lieu idéal pour vivre autrement et autre chose, ce qui ne manqua pas d’attirer dans les années 1960 et 1970 toutes sortes de marginaux en quête d’une vie alternative et plus tard des rurbains plus classiques.
57Et voilà que dans la nuit du 3 octobre 2001, trois palombières sont incendiées, portant ainsi en pleine lumière des conflits jusque-là refoulés, transformant du même coup ce paisible village en un lieu d’affrontement, en une sorte d’hybride incongru entre « Chicago et Clochemerle » [81]. Rappelons ici la passion des Landais (fussent-ils girondins) pour la chasse, pour la chasse à la palombe plus spécialement, et l’attachement qu’ils nourrissent vis-à-vis de leurs palombières, refuges à nul autre pareils, tapis dans le sous-bois jusqu’au mimétisme, et où les chasseurs, à l’affût de vols hypothétiques, vont, la saison venue, se fondre un mois durant, retirés du monde : une telle ferveur fait de ces palombières, de longue date, l’objet privilégié de toutes les jalousies et de toutes les vengeances. Ces incendies seront l’élément déclencheur, qui décidera Marie Desmartis à convertir ce lieu de détente en terrain d’enquête ethnographique.
58L’ethnologue va donc mener l’enquête, qui tient parfois de l’enquête journalistique, voire policière, pour tenter de démêler les fils enchevêtrés du drame villageois. Dans un style délié, précis et très épuré, Marie Desmartis emmène le lecteur dans les dédales d’une histoire touffue, faites de frustrations et de non-dits, de faux-semblants et de vraies meurtrissures, une histoire à l’image de celle qu’ont dû vivre nombre de microcosmes ruraux ; délibérément, ici, l’ancrage régional et les particularismes identitaires sont minimisés au profit d’une lecture plus sociologique, privilégiant les antagonismes de classe et les luttes politiques – ici « aucun ethnos à ronger », écrit Alban Bensa dans sa préface [10]. Dans un mélange d’implication et de détachement, l’ethnologue se fait, bon gré mal gré, acteur de la scène sociale qu’elle ausculte.
59Toutefois, par-delà la pétition de principe, la recherche impose ses exigences : les fils de l’intrigue, justement, ne peuvent être démêlés sans une plongée dans l’histoire régionale et sans une appréhension du contexte local. Ainsi, après avoir posé le cadre de sa recherche, Marie Desmartis consacre un long chapitre [47-79] à un retour sur l’histoire si particulière de cette région, irrémédiablement marquée par le séisme du xixe siècle, celui de la privatisation de la lande et du boisement systématique, celui de l’agonie des bergers et de la toute-puissance des grands propriétaires forestiers. Ce bouleversement sera suivi d’un autre, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui verra l’effondrement de l’économie résinière en laquelle tant d’espoirs avaient été placés et tant de rêves se sont abîmés. Les conflits villageois, dès lors, ne seront que de médiocres exutoires aux rigueurs de l’histoire. Au cœur de ces conflits, le « clan » des chasseurs, en tant que dernier cercle des survivants, s’estime détenteur de la légitimité indigène et s’évertue à défendre, à travers la pratique de la chasse, le libre usage d’un espace anciennement collectif mais que la forêt privée s’est accaparé. Les nouveaux arrivants, « marginaux » venus des villes et en rupture de ban vis-à-vis d’un mode de vie consumériste, ne feront qu’accroître le malaise, compliquer les malentendus et cristalliser les rejets. À partir des élections de 2001, deux figures du pouvoir municipal, l’une féminine, l’autre masculine, incarneront les tensions et les oppositions, dans un étrange jeu de bonneteau sur les valeurs de « gauche » et de « droite », mais dans le cadre d’appartenances tenaces, et dans un triste psychodrame, qui fera au final bien plus de perdants que de gagnants.
60Si les enjeux du pouvoir municipal, surtout à cette échelle, semblent dérisoires, et les méthodes de son exercice disproportionnées – la peur, l’intimidation, la diffamation, les règlements de compte séviront à Olignac –, c’est que l’essentiel, expliquant ce paradoxe, gît dans ce qui n’est ni affiché ni ouvertement défendu : l’estime de soi, l’honneur et les blessures symboliques en sont les ingrédients actifs.
61Le livre de Marie Desmatis se lit pratiquement « comme un roman ». Mais la comparaison – la métaphore, maintes fois rebattue – est une illusion : « Ici, reconnaît-elle, se situe justement l’une des différences entre l’écriture ethnographique et l’écriture romanesque : je n’ai pas le pouvoir de faire se terminer ce que je décris » [22]. Le roman, ici, n’est effectivement qu’en trompe-l’œil, car la vie des sociétés n’est pas fiction. Il suffira d’ailleurs pour s’en convaincre de lire les magnifiques pages de conclusion [243-257] au fil desquelles l’auteur, dans un beau mouvement de réflexivité, pointe les limites de son travail et met l’accent sur les forces réellement déterminantes qui sont à l’œuvre dans le petit monde rural qu’elle a scruté au microscope. Plus que résultant des rivalités de personnes, de la peur des étrangers ou des proclamations identitaires, les événements et les conflits de la vie villageoise « ne se comprennent qu’à la lumière des inégalités sociales qui, aussi enfouies soient-elles, en sont au fondement ». Lesquelles inégalités ne sont rien d’autre que le fruit vénéneux et durable d’« un événement qui a profondément bouleversé cette région et fortement influencé son avenir, à savoir le passage d’une mise en valeur agro-pastorale du sol à la sylviculture ». C’est bien là que réside, enfoui depuis un siècle et demi, le traumatisme qui mine la société landaise : « La métamorphose du “désert” en forêt fut à l’origine d’un creusement vertigineux des inégalités sociales. […] L’introduction de la sylviculture eut pour effet d’enfoncer toute une partie de la population des Landes dans un profond silence et de la rendre soudainement invisible » [248-249]. Dès lors, rien de très étonnant que retour du refoulé et luttes politiques s’additionnent et mélangent leurs langages, dans un imbroglio tout d’attitudes écrans et de jeux d’ombres. Et Marie Desmartis de concéder, avec une louable honnêteté intellectuelle, qu’elle n’a sans doute pas « su donner la parole à ceux-là même qui, justement, ne savent pas la prendre » [256-257].
Pierre Lieutaghi, Badasson & Cie. Tradition médicinale et autres usages des plantes en haute Provence, Arles, Actes Sud, 2009, 752 p. (dont 32 pages hors texte, 142 ill. en noir et blanc + 70 ill. en couleurs)
62par Corinne Boujot
63Centre Edgar Morin
64IIAC
66Badasson & Cie. Tradition médicinale et autres usages des plantes en haute Provence : sous un titre principal qui coiffe d’une touche humoristique l’annonce plus austère du propos, Pierre Lieutaghi signe un ouvrage de poids, certes un peu par son volume, mais bien davantage par ce qui captive d’emblée et retient toute l’attention du lecteur : le projet qui l’anime est conduit de part en part de main de maître. Cette « enquête ethnobotanique analysée et commentée » par l’auteur exploite exhaustivement le contenu des différentes enquêtes ethnobotaniques réalisées principalement durant les années 1980 et pour la plupart jusqu’alors inédites. Une solide introduction générale précisant avec tout le détail voulu et sans concession les choix méthodologiques qui président au traitement d’un corpus à la fois dense et complexe, mais aussi parfois hétérogène, cisèle la perspective épistémologique : interroger l’élaboration, la transmission et l’évolution des savoirs dits « populaires » déployés autour de la flore à la fin du xxe siècle, interroger leurs points d’ancrage et leur dynamique. Loin d’une simple approche d’ethnobotanique locale, l’ouvrage propose un traitement des données qui lui donne une valeur heuristique plus large, intéresse et interroge l’ethnologie, la botanique et la pharmacie tout autant. Loin d’un manuel supplémentaire de phytothérapie, et bien qu’il délivre nombre d’utilisations très précises des plantes citées, l’ampleur du corpus traité, la méticulosité et la rigueur de ce traitement, l’aspect parfois un peu rébarbatif que pourrait produire pareille « collection » sont admirablement servis par le style clair et délié de Pierre Lieutaghi. Sa démarche analytique, ses remarques et hypothèses toujours judicieuses et assez souvent audacieuses en rendent la lecture captivante. La densité de l’écrit est aussi, agréablement et utilement, allégée et soutenue par un grand nombre d’illustrations en noir et blanc, qui émaillent le corps même du texte et un cahier central de 32 pages proposant 104 photographies en couleurs, toutes de l’auteur. Les annexes, riches et variées, comprennent un index des plantes, un index des indications thérapeutiques mais aussi, et c’est une dimension importante pour ne pas dire fondatrice du projet de l’ouvrage, un modèle d’enregistrement des données et des perspectives de recherches à venir. Autant d’« annexes » qui font donc partie intégrante de l’ouvrage car elles en finalisent efficacement l’objectif principal, non des moins audacieux : en faire un outil de travail pour les chercheurs à venir. Ainsi, tout à la fois somme d’informations sur l’ethnopharmacopée du sud de la France à la fin du xxe siècle, modalités de traitement de l’information exemplaires et multitude de pistes de questionnements que les chercheurs sont invités à suivre, ce livre érudit, méticuleux et modeste à la fois, réalise son projet pourtant ambitieux. Nous en remercions chaleureusement son auteur et invitons tout un chacun à le lire.
Pascale Dietrich-Ragon, Le Logement intolérable. Habitants et pouvoirs publics face à l’insalubrité, Paris, Presses universitaires de France, 2011, 321 p.
67par Martine Segalen
68Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
70Ce remarquable ouvrage qui traite d’un grave problème social, la crise du logement, s’appuie sur une solide analyse sociologique, une enquête par questionnaires (520 personnes), éclairées par des entretiens et des observations d’une qualité rare. Sous l’effet de l’accroissement des inégalités, de l’enchérissement du coût du logement et de la raréfaction de logements neufs, il apparaît que la crise du logement que les politiques pensaient avoir plus ou moins endiguée dans les années 1970, après la mise en œuvre des vastes chantiers de HLM, est plus que jamais violente, notamment en ville. Paris, « la plus belle ville du monde », est aussi « le plus grand taudis du monde » [8], souligne Pascale Dietrich-Ragon qui a mené, au long de trois années, une enquête dans le cadre d’un programme de la Ville de Paris de résorption des logements insalubres. Si les squatters de ces taudis, soutenus par des mouvements militants dans leur quête d’un logement décent, sont la population ciblée de l’enquête, l’analyse va au-delà : l’ouvrage éclaire bien des facettes des problèmes sociaux contemporains, tant la question du logement met en cause pleinement l’individu dans la société, en tant que membre d’une famille, d’une communauté, mais aussi comme citoyen ayant des « droits », dont celui d’un logement décent – aujourd’hui, dans Paris, un « bien rare ».
71La première partie de l’ouvrage est consacrée, une fois définie la notion d’« insalubrité », à la présentation historique des politiques du logement pour les mal-logés. L’auteur y souligne notamment les contradictions entre les politiques publiques relatives au travail, à la migration qui « sécrètent » en quelque sorte des logements insalubres [41]. Établir un constat quantifié des lieux fournit le cadrage de l’enquête qui cherche à comprendre les stratégies des « mal-logés » dans leur chasse au logement. Or on constate que, par rapport à d’autres catégories d’habitants qui demandent également un relogement, ce sont eux qui « sont les plus à même de s’en sortir en accédant au relogement de façon prioritaire » [65].
72Pour cela l’auteur a suivi des « carrières de logement », comme on étudie des carrières professionnelles, en enquêtant auprès de mal-logés, avant et après leur relogement. La deuxième partie de l’ouvrage expose les données sociographiques (la construction d’indicateurs mesurant le mal-logement figurant en annexe) selon les catégories sociales et offre un cadrage aux extraits d’entretiens très riches d’informations (environ 50 personnes qui sont des militants ou des agents du relogement parisien et autant de « mal-logés »). Pascale Dietrich-Ragon montre la relative hétérogénéité des mal-logés et en même temps le continuum qui va des squatters à des propriétaires très modestes incapables de faire face aux charges de l’entretien d’une copropriété ; elle détaille les causes des difficultés à s’en sortir : taille du ménage, situation professionnelle, discriminations ethniques.
73Une troisième partie propose une riche ethnographie de ce mode de vie précaire : solidarité obligée entre migrants originaires des mêmes pays, organisation du squat qui s’oblige à des règles et à une organisation sociale, s’appuyant sur la débrouillardise et le bricolage, économie informelle et même mafieuse du fait de propriétaires qui exploitent cette misère. L’auteur observe que non seulement ces taudis n’offrent aucune des protections que l’on attend d’un chez-soi – rempart contre le bruit et le dehors –, mais qu’on y court des risques graves pour sa santé, et que la présentation sociale de soi y est impensable. Passant ensuite de l’autre côté, auprès des gestionnaires de l’intervention institutionnelle, Pascale Dietrich-Ragon s’intéresse aux discours et aux pratiques des agents chargés du relogement : elle détaille les choix politiques (construire des HLM sur des îlots insalubres rasés, ou encourager des propriétaires privés à améliorer les logements qu’ils louent), comme les décisions prises pour reloger telle ou telle des familles demandeuses et définir les critères de celles qui sont « prioritaires ».
74La quatrième partie développe une réflexion sociologique sur le rapport aux institutions, en comparant les formes d’adhésion ou de refus du système mis en place. Les attitudes des demandeurs de logement s’inscrivent dans deux registres opposés : les optimistes qui ont intégré les règles d’un « jeu » qui donne la priorité à ceux qui sont les mal-logés (quitte à passer par le sas « squat ») par opposition aux pessimistes qui refusent cette règle : ces derniers ont généralement une position sociale supérieure aux premiers, ont de meilleurs atouts culturels, et sont aussi moins mal lotis qu’eux pour pouvoir accéder au logement rêvé (on relèvera dans l’annexe 4 un ensemble de tableaux statistiques remarquables évaluant le rapport au jeu institutionnel en fonction de nombreux paramètres : principes d’action, conditions socio-économiques, sentiment de révolte par rapport aux institutions, intensité de l’engagement militant, etc.). De longues analyses fondées sur l’exploitation de ces tableaux et sur les entretiens cherchent à comprendre pourquoi certains se révoltent, pourquoi d’autres, amers, sont passifs, pourquoi certains adhèrent à la politique de la municipalité, pourquoi d’autres la rejettent. Face à la pénurie, deux principes s’opposent : soit privilégier l’égalité et donc loger les plus précaires, soit considérer le « mérite », et d’abord répondre aux demandes de ceux qui ont travaillé, qui sont en situation régulière et patientent depuis longtemps. Ces personnes mettent en œuvre des stratégies de distinction, en se positionnant comme les bons « immigrés », les intégrés, par rapport à la « racaille » et aux « fainéants ». Ils contestent les politiques publiques, et pour eux, « être mal logé, c’est être rabaissé au rang de ceux qui ne sont pas totalement intégrés dans la communauté nationale, c’est être frappé d’indignité » [269].
75Dans une dernière partie, l’auteur a pu suivre deux années plus tard une partie de l’échantillon initial (271 sur 520) de personnes relogées et évaluer les effets d’un reclassement social. L’enquête montre les paradoxes de l’accès à un logement social, tant attendu, mais porteur de désillusions économiques (poids du loyer dans le budget) ou sociales : dispersion familiale, regret de l’entre-soi. Au-delà du cas du mal-logement, l’enquête s’inscrit dans une réflexion sociologique plus large sur les modes d’action des groupes sociaux en situation de crise. L’auteur démontre que l’approche en termes de classe sociale n’est pas pertinente car elle laisse dans l’ombre la diversité interne. Si celle-ci explique la faible mobilisation de populations très précaires, sur le plan méthodologique, elle justifie amplement l’enquête ethnographique qui enrichit ici constamment une analyse solidement fondée sur des indicateurs originaux.
76Bien des traits relatifs au mal-logement mis ici en lumière avaient déjà été relevés dans des enquêtes qui ont fait date : les taudis londoniens étudiés par Michael Young et Peter Willmott, les taudis parisiens par Paul-Henri Chombart de Lauwe dans les années 1950, et les bidonvilles par Colette Pétonnet en 1970 [3]. Nul doute que l’enquête de Pascale Dietrich-Ragon, qui combine la rigueur de l’analyse et l’empathie qui la porte pour son sujet, s’inscrira dans cette brillante lignée.
Gilles Raveneau et Olivier Sirost (dir.), Anthropologie des abris de loisirs, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2011, 338 p.
77par Josiane Massard-Vincent
78IIAC
80Issu d’un colloque organisé par Gilles Raveneau et Olivier Sirost, cet ouvrage très riche en termes empiriques et méthodologiques réunit, outre l’introduction et la conclusion, vingt-deux contributions résultant pour la plupart d’enquêtes de terrain dues à des sociologues ou à des ethnologues, ou d’études relevant d’autres disciplines (architecture, urbanisme, photographie, études germaniques). Le livre s’ouvre par une excellente introduction dans laquelle les auteurs définissent les enjeux scientifiques qui ont présidé à la répartition en quatre parties relativement homogènes de textes différents en raison des objets étudiés et de leur contexte socioculturel mais aussi de leurs perspectives méthodologiques et du degré d’élaboration de leurs problématiques.
81Gilles Raveneau et Olivier Sirost rappellent l’ancrage historique de l’abri récréatif ou de voyage et son émergence parmi des élites seules à même de disposer de « loisirs » et de se déplacer par choix ; c’est seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et plus encore vers la fin des années 1960 (avec l’extension des congés payés) que le loisir devient, dans les sociétés occidentales, une option accessible au plus grand nombre. Alors que les abris – toile de tente, roulotte, cabane – avaient longtemps répondu à une « nécessité vitale » de protection, du militaire, du nomade ou du travailleur (pêcheur, paysan, jardinier), ils ont vu leur statut transformé par leur « potentiel ludique » [27] dans le cadre d’un temps « libéré » et ont fait l’objet d’un « fort investissement social et […] psychologique » [17]. Cette évolution, étalée sur près de deux siècles, est allée de pair avec de profonds changements socio-économiques qui se sont accompagnés d’une révolution dans le rapport au monde.
82Le goût pour un habitat temporaire, léger ou élémentaire, souvent transportable, qui exclut initialement l’intermédiation de l’architecte, est sous-tendu par la quête d’un « retour à la nature » s’appuyant sur des valeurs philosophiques et morales, qui certes vise à l’épanouissement personnel mais est souvent aussi partie prenante d’un projet collectif, pédagogique ou politique. Le lecteur parcourt ainsi la diversité des situations étudiées – exotiques ou familières – en gardant à l’esprit ces principes généraux. Les paramètres afférents aux formats d’origine valent dans une large mesure pour les différentes formes contemporaines expérimentées et/ou étudiées par les participants au volume : tente maure réinterprétée par les urbains (S. Boulay), cabanons de Beauduc (L. Nicolas) ou du bord de l’Oise (A. Manguin et S. Perault), voilier « habitable » (S. Josso), cabanes de jardins familiaux en France (S. Laurent) ou en ex-RDA (A.-M. Pailhes), mobile home nord-américain (C. Forget), maison de l’eau au Cambodge (G. Raveneau) ou kiosque à La Réunion (A. Marsac), palombière des Pyrénées-Atlantiques (F. Guyon), chalet alsacien (J.-B. Duez et S. Stumpp) ou refuge dans les Alpes austro-allemandes (M. Mestre). Les grands fils directeurs semblent toutefois peut-être moins pertinents pour la quatrième partie du volume, « La société face aux abris de loisirs », qui décentre le propos en incluant des activités ludiques telle « la grimpe d’arbres » (S. Molenat) ou des constructions comme le squart, « squat d’artiste », (P. Bouvier) ou l’abribus (O. Pégard).
83La lecture de l’ouvrage confirme la légitimité scientifique de la démarche tant l’objet « abri de loisirs » est porteur d’une réelle densité anthropologique, se situant à la croisée de plusieurs champs, tous essentiels dans la vie des individus et des sociétés : rapport à l’espace, à la temporalité, à la nature, au corps et à l’univers sensoriel, à la vie matérielle, aux normes et aux relations sociales. En même temps, il semble qu’il présente la particularité de se définir « par ce qu’il n’est pas » [Roy : 119], a contrario de tout ce qui constitue la vie « ordinaire ». Par exemple, son inscription dans le territoire relève de la mobilité ou d’un bâti sans fondations et fait qu’il échappe à l’enracinement cadastral et à l’éventualité d’une transmission d’une génération à l’autre. Ressortissant au « temps libre », il se différencie des contraintes du quotidien, il relève du court terme ou du saisonnier et non pas du pérenne. L’abri récréatif se situe « au-dehors », en plein air, au plus près de la nature, tandis que l’habitat sédentaire ordinaire est fermé et tourné vers l’intérieur. Le premier, qui implique une réappropriation de l’architecture, se distingue également par son espace intérieur unique, indifférencié et polyvalent, du second où l’espace, construit par des professionnels, est subdivisé selon des fonctions diverses. Le faible impact environnemental et paysager de l’abri de loisirs lui confère une supériorité sur l’architecture permanente, écologiquement coûteuse. Ce principe d’opposition binaire aisément repérable au fil des contributions, dans les dimensions spatiales, temporelles, architecturales ou esthétiques de l’abri de loisirs, se retrouve dans d’autres binômes, attestés eux aussi dans la majorité des études de cas réunies ici : nature/culture, rural/urbain, authenticité/artifice, précarité/confort, rêve/réalité, libre choix/obligation, détente/tension, jeu/travail, enfance/âge adulte… toutes caractéristiques qui dessinent un « horizon » [316].
84Car c’est bien d’un horizon qu’il s’agit : les valeurs positives attachées à l’abri de loisirs le constituent comme la « possibilité » d’un ailleurs, géographique et temporel, participant d’une poursuite du bonheur. Les aspirations et les réalisations ne se confondent jamais : de fait, l’écart qui les sépare participe de la nature même de la démarche. En partie en raison de la mainmise de l’industrie des voyages et du loisir sur un marché considérable, en partie parce que le « retour » au quotidien ordinaire s’impose comme inévitable, « l’ensauvagement » [168] n’est jamais total : les navigateurs de plaisance ne deviennent pas des marins, les chasseurs des Pyrénées-Atlantiques redescendent des palombières, comme les alpinistes des chalets et des refuges. En même temps, la frontière entre le monde naturel et le monde urbain recule sans cesse et est de plus en plus poreuse : les praticiens des loisirs contribuent à une « domestication » de l’univers, détruisant l’objet même de leur quête. L’écart entre les rêves de « retour à l’essentiel » et les pratiques de loisirs est certes très variable : il peut être maximal dans les villages du Club Méditerranée où le vacancier achète des prestations touristiques (B. Réau), beaucoup plus resserré lors d’expéditions himalayennes où la confrontation avec les éléments est une mise à l’épreuve des corps (E. Boutroy). Mais, superficielle ou authentique, la coupure est toujours conditionnée par la certitude d’un retour plus ou moins proche à l’ordinaire ; dans ce sens, elle s’apparente à un jeu : « on fait semblant » [Boutroy : 166]. Dans le cas contraire, quand elle est sans retour – tels le processus de « cabanisation » sur le littoral atlantique (D. Theiller), la conversion des cabanes de jardin de l’ex-RDA en résidences ou l’utilisation de mobile homes comme unique domicile en Amérique du Nord (C. Forget) –, l’habitat concerné sort de la catégorie « de loisirs ».
85Les loisirs observés par les auteurs du volume apparaissent comme des mises entre parenthèses, des temps de respiration. Les représentations et les pratiques liées aux abris qui les accueillent ont une autonomie sémantique toute relative, étant indissociablement adossées à la « vraie vie » avec laquelle elles entretiennent un rapport de complémentarité, en termes non seulement temporels mais aussi symboliques. La réalisation de l’idéal de « liberté » associé aux périodes de non-travail est subordonnée à des déterminants qui, eux, sont bien réels : contraintes budgétaires, milieu socioculturel, âge, offre du moment… sont des paramètres objectifs qui pèsent sur les choix de chacun. On comprend que la poursuite du « dépaysement » (dans toutes les acceptions du terme), reproduisant des modèles existants, ne conduit pas à une marginalisation qui remettrait en cause les normes sociales. Aussi, plutôt que de voir dans ces abris la matérialisation d’une « contestation des conventions établies » ou d’une « transgression des clivages » [314], on peut les considérer comme partie intégrante et confirmation de modes de vie dominants et de leurs valeurs. De la sorte, ils semblent davantage ancrés dans la culture que dans « un espace de transition entre la nature et la culture » [317].
Nicolas Vonarx, Le Vodou haïtien. Entre médecine, magie et religion, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires de Laval, 2012, 273 p.
86par Emma Gobin
87Musée du Quai Branly
88Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative
90Issu d’une thèse en anthropologie entreprise après un parcours dans le secteur médical et des missions de solidarité en Haïti, l’ouvrage de Nicolas Vonarx s’inscrit dans le champ de l’anthropologie de la santé et entend démontrer la vocation thérapeutique et soignante du vodou. Pour l’auteur, celle-ci prime clairement sur sa dimension « religieuse », tout au moins, nuance-t-il, à l’époque (les années 2000) et dans la région rurale où il a conduit ses huit principaux mois d’enquête ethnographique et ses entretiens (Bwa-Bijou, département de l’Artibonite). Aucune équivoque cependant dans l’argument et Nicolas Vonarx nous dit ainsi du vodou qu’« il faut l’accepter comme un système de soins aux dimensions magico-religieuses, au lieu de le définir d’emblée comme une religion afro-américaine dont certaines dimensions renvoient à la maladie » [32] : il est une « ethnomédecine ».
91Dans une première partie qui fait suite à la revue critique de la littérature sur le vodou, l’ouvrage s’intéresse au contexte médico-religieux haïtien au sein duquel se côtoient différents ensembles : médecine « créole » ou populaire, biomédecine occidentale dont l’accès demeure difficile et onéreux, techniques de guérison proposées par les Églises protestantes. La prise en compte des parcours personnels de ceux qui évoluent dans ces trois secteurs comme spécialistes révèle d’emblée que leurs frontières sont perméables et que le vodou y occupe, en tant que système de référence, une place diffuse.
92La seconde partie de l’ouvrage aborde la dimension soignante du vodou. En trois chapitres, N. Vonarx s’attache alors à examiner les interfaces entre les pratiques rituelles vodou, dites de soin, et les épisodes de maladie, et ce, dans les itinéraires individuels ainsi que dans des cérémonies et lieux de culte privés et collectifs dont il fait la description. La maladie apparaît comme essentielle dans les parcours des mambo et des oungan, spécialistes du vodou ici désignés comme des « thérapeutes » ou des « praticiens » : souvent, elle motive en effet leur engagement dans le vodou et leur alliance, sous diverses modalités rituelles, avec les fameuses entités personnelles et familiales que sont les lwa (on note avec intérêt l’absence du modèle initiatique décrit par Alfred Métraux [4] dans la région étudiée). Au quotidien, mambo et oungan reçoivent par ailleurs constamment des consultants en situation de maladie. Possédés ou inspirés par leur lwa, ils établissent pour eux des diagnostics dans lesquels se dessinent les contours d’une étiologie spécifique, étiologie qui présente tantôt une dominante « religieuse » dans la terminologie adoptée, tantôt une dominante « magique », selon qu’elle fait respectivement intervenir un ou des lwa en tant qu’agents pathogènes ou bien l’idée d’agression sorcière. La description et l’analyse des techniques rituelles de prise en charge de ces maladies, largement idiosyncrasiques mais dans lesquelles on détecte des constantes significatives, succèdent logiquement à la typologie des étiologies vernaculaires. L’argument du vodou comme ethnomédecine atteint alors son apogée : c’est précisément dans la correspondance entre des discours étiologiques précis – « savoirs théoriques relatifs à la maladie » [183] – et l’adoption de stratégies de soin différenciées et adaptées à cette étiologie – « savoirs pratiques thérapeutiques et préventifs » [184] – que le vodou se donne à voir comme un système de soins à proprement parler [ibid.].
93Signalons que les descriptions des deux derniers chapitres présentent certaines données novatrices issues de diverses consultations vodou qui ne manqueront pas d’intéresser les spécialistes desdites religions afro-américaines par la complexité qu’elles laissent apparaître. L’ouvrage se conclut en deux temps et suggère, d’une part, qu’en termes de fréquence cérémonielle la valence « magique » des thérapies vodou supplante finalement leur valence « religieuse » – d’où l’ordre des termes du sous-titre : Le Vodou haïtien. Entre médecine, magie et religion. Il plaide, d’autre part, pour la considération des systèmes d’ethnomédecine dans les programmes de santé.
94L’ouvrage de Nicolas Vonarx a le mérite d’insister sur un aspect parfois négligé des études sur le vodou et sur les syncrétismes afro-américains ainsi que de remettre le vodou au cœur du quotidien des acteurs tout en fournissant des données inédites. Si l’on peut regretter que l’usage des catégories de « religion » et de « magie », mais aussi de « santé » et de « maladie », ne fasse pas l’objet d’une discussion à la lumière de débats anthropologiques contemporains, ce qui nuit ponctuellement à la conceptualisation et à la mise en perspective des matériaux convoqués, il n’en reste pas moins que ce travail comble une partie du vide ethnographique qui, une cinquantaine d’années après la publication de l’ouvrage-phare de Métraux, entoure la pratique actuelle, concrète, du vodou. En cela, il est une contribution utile au domaine afro-américaniste et, par ailleurs, intéressera tout lecteur désireux de se familiariser avec la réalité sociale contemporaine d’Haïti.
Notes
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[1]
Eubulide de Milet, philosophe du ive siècle avant J.-C., est présenté et cité par Leonardo Piasere au tout début du troisième chapitre pour l’un des paradoxes par lesquels il démontrait l’équivocité du langage : « À partir de quel grain parmi tous ceux que nous allons ajouter, obtiendrons nous un “tas” de blé ? […] personne ne peut le dire, le concept de “tas” est par conséquent ambigu et sans base logique. Cette “vanne” eubulidique est si troublante qu’on en discute encore. » Et cette « vanne » qui sert de base à un développement important de sa réflexion, Leonardo Piasere l’évoque ensuite à plusieurs reprises dans son livre, toujours sur un mode à la fois sérieux et humoristique.
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[2]
R. Garner, 1998, Political Animal : Animal Protection Politics in Britain and the United-States, Basingstoke, UK, Macmillan ; J.M. Jasper and D. Nelkin, 1992, The Animal Rights Crusade. The Growth of a Moral Protest, New York, Free Press.
-
[3]
Michael Young et Peter Willmott, 2010 [1957], Family and Kinship in East London, Londres, Routledge-Kegan Paul, trad. fr. : Le Village dans la ville, Paris, Presses universitaires de France.
Paul-Henri Chombart de Lauwe, 1959-1960, Famille et Habitation, Paris, CNRS ; 1977 [1956], La Vie quotidienne des familles ouvrières. Recherches sur les comportements sociaux de consommation, Paris, CNRS ; Colette Pétonnet, 1979, On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée. -
[4]
Alfred Métraux, 1958, Le Vaudou haïtien, Paris, Gallimard.