Notes
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[1]
Le chiffre communément admis est celui de 500 000 [Dreyfus-Armand, 1999 : 53 ; Bennassar, 2006 : 365].
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[2]
Pauline ou l’Histoire d’une intégration. De Madrid…, tel est le titre qu’Isabel Fernandez, qui a connu l’exode alors qu’elle n’était qu’un tout jeune enfant, choisit de donner à son roman aux accents très nettement autobiographiques [Fernandez, 2002].
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[3]
Cette recherche s’inscrit dans le cadre de l’appel d’offres : « Mémoires immigrées : vers un processus de patrimonialisation », lancé en 2007 par le ministère de la Culture et de la Communication et la Cité nationale de l’histoire de l’immigration [Moulinié et Sagnes, 2011].
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[4]
Les transformations de la mémoire sous l’effet du changement de générations ont été plus finement analysées dans le cadre de publications précédentes [Moulinié, 2011a ; Moulinié, 2011b].
-
[5]
Au cours des années 1980, plusieurs tentatives avaient eu lieu. Ainsi, en 1982, un projet de monument, dont Manolo Valiente, un artiste interné à Argelès, aurait réalisé la sculpture, avait avorté. De même, en 1986, la bibliothécaire avait organisé une exposition pour commémorer le 50e anniversaire du début de la guerre civile qui n’attira à elle qu’un public plus que clairsemé.
-
[6]
Famille de Réfugiés Espagnols de 1939 (FRE 39) est déclarée à la préfecture de Carcassonne le 21 août 2003. Chemins de l’Exil Républicain Espagnol dans l’Aude (CERE 11) est déclarée au même endroit le 2 avril 2008.
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[7]
MER 47 et MER 82 sont déclarées le même jour (15 mars 2007), la première à la sous-préfecture de Villeneuve-sur-Lot et la seconde à la préfecture de Montauban. Mémoire de l’Espagne Républicaine et Résistante (MERR 32) est déclarée à la sous-préfecture de Condom le 14 avril 2009.
-
[8]
Ces associations rassemblent enfants et petits-enfants de républicains espagnols. Cependant, il est évident que les premiers sont beaucoup plus nombreux et beaucoup plus actifs que les seconds. Il semble que la situation soit différente en Espagne où « c’est en effet la génération des petits-fils et des petites-filles qui a entrepris ce retour en arrière (ouverture des fosses communes et restitution des corps aux familles des personnes fusillées) et qui revendique la nécessité d’un devoir de mémoire pour beaucoup incontournable et nécessaire » [Leizaola, 2007 : 484].
-
[9]
Une Amicale des anciens FFI et résistants espagnols, très liée au parti communiste, est créée en 1945 et dissoute en 1950, à la suite de l’opération Boléro-Paprika. Elle renaît de ses cendres en 1976, et est rebaptisée Amicale des anciens guérilleros espagnols en France-FFI (AAGEF-FFI). Quant à l’Association d’anciens combattants et victimes de guerre de la République espagnole (AACVGRE), elle a été créée au Boulou en 1982 [Dreyfus-Armand, 2001 : 4].
-
[10]
http://ffreee.typepad.fr/fils_et_filles_de_rpublic/notre-histoire-et-notre-a.html, consulté le 20 décembre 2011.
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[11]
Ce n’est pas en Espagne qu’ils reviennent, avec plus ou moins de succès, mais dans des petits morceaux d’Espagne, indissociables de leur histoire familiale. « Des Espagnes en réduction » pour emprunter à Sylvie Sagnes le titre d’un des passages de l’article qu’elle signe dans ces pages. On le voit, la mémoire portée par les associations et celle portée par les romanciers ne sont ni superposables ni opposables. Convergentes sur certains points, elles n’en sont pas moins fort divergentes sur d’autres. Ce qui ne les empêche pas de coexister sans difficulté apparente. Ainsi, à défaut de l’inviter à donner une conférence en bonne et due forme, l’association FFREEE accepta-t-elle que l’un de ces auteurs tienne un petit stand, lors des chemins de la Retirada, en 2010, où il vendait son « roman de mémoire ». De même, l’un d’eux est également un des membres fondateurs de MER.
-
[12]
Les tombes ont disparu depuis fort longtemps. Un obélisque, portant les noms de toutes les victimes, a été érigé à leur place.
-
[13]
Les Compagnies de travailleurs étrangers sont créées par une série de décrets en avril et mai 1939. Elles seront remplacées, en septembre 1940, par les Groupements de travailleurs étrangers.
-
[14]
L’amicale a été déclarée à la sous-préfecture de Dax le 11 avril 2011.
-
[15]
« La Fédération d’associations et de centres d’émigrés espagnols en France (FACEEF) est née fin 1991, […] de la fusion de deux fédérations préexistantes : la FAEEF (Fédération d’associations d’émigrés espagnols en France) fondée en 1968, et de l’APFEEF (Fédération d’associations de parents de familles espagnoles émigrées en France), créée, quant à elle, en 1975 » [Gasó Cuenca, 2007 : 138]. Telle est, du moins, l’histoire de la FACEEF que l’on découvre sous la plume de son président. On peut donc raisonnablement penser qu’elle entretient des liens étroits avec l’immigration économique.
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[16]
Il faudrait analyser finement la façon dont se construit la mémoire de chacune de ces vagues d’immigration ainsi que les rapports qu’elles entretiennent. Mais cela dépassait le cadre de cette recherche.
1Janvier-février 1939. La victoire de Franco semble inéluctable. En quelques semaines à peine, plusieurs centaines de milliers d’Espagnols [1] franchissent les Pyrénées et arrivent dans le département des Pyrénées-Orientales où rien n’a été prévu pour les accueillir. Dans le sud de la France, à Argelès-sur-Mer, Saint-Cyprien, Bram, Gurs, Agde, Septfonds et ailleurs, on construit à la hâte des camps où les hommes sont enfermés. Femmes, enfants et vieillards sont répartis, un peu au hasard, sur le territoire métropolitain, hébergés dans des « refuges » improvisés, qui n’ont de « refuges », bien souvent, que le nom. Si certains céderont aux nombreuses incitations au retour qui leur seront proposées, aussi bien de la part du gouvernement français que du gouvernement espagnol, d’autres décideront de rester en France. Pour ces derniers, l’exode s’est mué en exil. Le temps a passé. Les générations se sont succédé. Les enfants puis les petits-enfants, nés en France, sont devenus adultes. Les arrière-petits-enfants, pour l’heure, circulent en poussette ou apprennent à faire de la bicyclette tandis que ceux qui connurent le tragique hiver 1939 disparaissent peu à peu. Il est bien loin, aujourd’hui, le temps des « Espagnols de merde », des « Espingouins » en butte à l’hostilité de certains qui voyaient en eux tout à la fois des « rouges » dont ils redoutaient les idées et des « immigrés venus manger le pain des Français » ! Ils ont « travaillé dur », acceptant les emplois qui ne trouvaient pas preneur car méprisés, mal payés, trop fatigants, l’un n’excluant pas l’autre. Ils ont poussé leurs enfants à « aller à l’école de la République » où ces derniers ont souvent brillé, accédant à des emplois valorisés (chefs d’entreprise, enseignants, ingénieurs, avocats, etc.), ce qui leur a parfois valu de devenir des élus locaux de premier plan (maire, conseiller général, etc.). Les petits-enfants ont pris la relève, qui ont, eux aussi, « très bien réussi dans la vie ». Du reste, la question de l’appartenance nationale semble s’être résolue sans heurt, presque « naturellement ». En effet, si les plus âgés ont été très partagés quant au fait d’abandonner leur nationalité espagnole (certains ne s’y sont jamais résolus, d’autres ont demandé leur naturalisation), leurs enfants considèrent comme allant de soi la carte d’identité nationale, marquée du sceau de la République française, qui dort dans leur porte-cartes. Tel est du moins le récit des soixante-dix années écoulées que font, de concert, les première et seconde générations, celui de ce qu’elles considèrent comme une « parfaite intégration [2] » et dont elles estiment, à mots à peine voilés, qu’elle devrait servir de modèle à ceux qui, les yeux rivés sur le rétroviseur, rêvent inlassablement de la terre perdue. Est-ce à dire qu’eux y ont totalement renoncé, rompant définitivement avec elle ? Rien n’est moins sûr, comme le laisse à penser la recherche réalisée, avec Sylvie Sagnes, entre 2007 et 2011 [3]. Tandis qu’elle se plongeait dans la lecture des romans de mémoire [Sagnes, ce numéro], je menais une enquête en Languedoc-Roussillon, auprès de fils et petits-fils de réfugiés de 1939. J’ai ainsi pu mettre au jour la façon, qui peut paraître étrange voire paradoxale, que ces jeunes générations ont de construire et de cultiver leurs racines.
2Un constat s’impose immédiatement : mes interlocuteurs ne disent pas « je suis d’origine espagnole » comme d’autres disent « je suis d’origine italienne » ou « je suis d’origine polonaise », sous-entendant ainsi que l’un ou plusieurs de leurs ascendants sont nés en Italie ou en Pologne, mais « je suis fils – ou petit-fils – de républicain espagnol » ou encore « je suis descendant de républicain espagnol ». Ce simple choix sémantique, unanimement partagé, en dit long sur les racines revendiquées : elles ne sont pas seulement nationales, elles sont aussi, et peut-être plus encore, politiques, idéologiques. Pour les descendants, le pays perdu, ce n’est pas tant l’Espagne elle-même que « la Seconde République espagnole ». On serait donc tenté de penser qu’ils sont les dignes successeurs de leurs ascendants, héritiers de leur mémoire qu’ils prolongent fidèlement. On aurait tort. En effet, passant d’une génération à l’autre, « la Seconde République espagnole » a profondément changé de visage et de lieu [4]. C’est en 1999, à Argelès-sur-Mer, que ce changement s’est amorcé.
Les descendants en première ligne
3En 1939, Argelès-sur-Mer, station balnéaire des Pyrénées-Orientales, située à quelques dizaines de kilomètres de la frontière, avait abrité l’un des premiers et l’un des plus grands camps de réfugiés, construit à même la plage. Le soixantième anniversaire de ce triste hiver approchant, quelques « Argelésiens de souche » sollicitent le maire afin que la municipalité organise une commémoration d’envergure. Il accepte. Ainsi naît « Argelès-sur-Mer se souvient. La Retirada. Les camps » (31 août-5 septembre 1999). Alors que toutes les tentatives précédentes avaient rencontré un échec sans appel [5], celle-ci connaît un succès considérable – plusieurs milliers de personnes, venues parfois de très loin, dit-on, y participent – entraînant un véritable séisme mémoriel, qui apparaît comme le creuset de la mémoire de la seconde génération.
4Dans l’effervescence des préparatifs de l’événement, une association est née : Fils et Filles de Républicains Espagnols et Enfants de l’Exode, plus connue sous son acronyme évocateur, FFREEE, « free », « libre ». Déclarée à la sous-préfecture de Céret le 20 juillet 1999, elle se donne les objets suivants : « Rassembler les enfants des républicains espagnols, héritiers de leur lutte antifasciste qui veuillent recueillir en marge de l’histoire officielle, contre l’oubli, la part de mémoire vivante qui tisse l’histoire des peuples ; veiller à la défense de l’esprit républicain et des valeurs de démocratie appliquées à chacun ; apporter aide et soutien à toutes les victimes des exodes. » Banals en apparence, ces objets rompent, de fait, doublement avec la mémoire portée par les aînés. La première rupture est d’ordre générationnel. Son nom l’indique clairement : l’association s’adresse d’abord et avant tout aux enfants, à ceux qui n’ont pas connu la guerre. Mais elle n’est pas un cas isolé. Tout au contraire, elle fait très vite école. Depuis une dizaine d’années, le nombre d’associations qui, à l’imitation de FFREEE, rassemblent plus spécialement les descendants, n’a cessé d’augmenter. Citons, entre de très nombreuses autres, FRE 39 et CERE 11 [6] dans l’Aude ainsi que les déclinaisons départementales de Mémoire de l’Espagne Républicaine (MER 47, MER 82, MERR 32 [7]). En effet, loin de se montrer oublieux, les enfants [8] entendent mettre un terme à la chape de plomb qui aurait longtemps recouvert le drame vécu par leurs parents. Chape de plomb qui résulterait, selon eux, d’une triple explication : la volonté des institutions politiques et culturelles de taire ce passé, le refus de certains acteurs de l’évoquer et, ils le reconnaissent volontiers pour mieux le regretter, leur propre surdité à l’égard de ceux de leurs aînés qui se hasardaient à raconter leur expérience. Afin d’obtenir la « reconnaissance » de ce triste épisode, terme qu’ils utilisent sans cesse sans véritablement en préciser le sens, ils multiplient les manifestations : inaugurations de stèles et de monuments, conférences, expositions, etc. Mais cette fièvre mémorielle filiale a pour double effet paradoxal de rendre invisibles l’existence et le travail d’associations plus anciennes qui rassemblaient leurs parents (l’AAGEF-FFI ou encore l’AACVGRE [9] pour n’en citer que deux), et d’imposer la vision du passé construite par les plus jeunes au détriment de celle mise en place par les aînés. Or, ces deux visions ne sont pas exactement superposables. C’est là la seconde rupture.
Les descendants ou l’art de la « pattemouille mémorielle »
5Elle est à peine suggérée dans les statuts de FFREEE au travers d’expressions rassembleuses telles que « républicains espagnols », « esprit républicain » ou encore « valeurs de démocratie ». Six ans plus tard, elle apparaît, de façon un peu moins voilée mais tout aussi prudente, sous la plume de Serge Barba, alors président de l’association [10] :
La reconnaissance ne peut être acquise que par des associations comme la nôtre qui regroupe tous les descendants de réfugiés de quelque sensibilité qu’ils soient. Ils se retrouvent sous les couleurs tricolores de l’Espagne républicaine comme symbole d’appartenance à un camp dans le respect de ses différentes composantes.
7Voilà bien un programme qui ne manquerait pas de surprendre les historiens, eux qui ont montré combien hétérogène était le « camp républicain », parcouru de sourdes oppositions qui éclataient parfois en affrontements armés. Et ces luttes n’ont pas disparu une fois les Pyrénées franchies, comme le rappelle Geneviève Dreyfus-Armand. « Très politisé, du moins dans les premières années de l’après-guerre, l’exil espagnol est également très divisé » [Dreyfus-Armand, 1999 : 238]. Ainsi en va-t-il en Auvergne – un exemple parmi de nombreux autres – où les associations de républicains espagnols ont été « dominées par les partis politiques jusqu’en 1975 » [Barou et Foroni, 2008 : 69]. Les descendants ignorent-ils l’existence de ces « affrontements internes, si présents dans le combat et exacerbés dans la retraite » [Peschanski, 2002 : 48] ? Pas du tout. Comment le pourraient-ils d’ailleurs ? Leur enfance a été bercée par les conversations enflammées de leurs aînés qui « refaisaient la guerre », cherchant les responsables de la défaite. Et, en la matière, les compagnons d’armes d’hier n’étaient pas plus épargnés que les franquistes eux-mêmes. Les enfants ont parfaitement conscience des oppositions politiques qui ont mis face à face leurs aînés, des traces qu’elles ont laissées dans leur mémoire. Mais aujourd’hui ils n’entendent accorder aucune place à ces haines recuites, à ces plaies mal cicatrisées, à ces incendies dont ils savent qu’ils couvent encore sous la cendre. Ils s’efforcent de « faire comme si » ils n’avaient jamais existé ou du moins de ne pas leur laisser de place, de les réduire au silence. Pour eux, tout cela n’a plus d’importance ni de sens. L’opinion de Françoise est ainsi largement partagée, qui assure : « Communistes, anarchistes, socialistes, ce sont des fils ou des républicains espagnols qui ont fui le régime franquiste. Point final ! Moi, je refuse de continuer à prolonger cette opposition. »
8Cette opération de pattemouille, consciemment et consciencieusement passée sur les faux plis de la mémoire des parents, porte loin ses effets. Ainsi l’histoire de la République s’en trouve-t-elle grandement simplifiée. Trois événements suffisent à la faire exister : sa proclamation le 14 avril 1931 après une victoire considérée comme indiscutable aux « élections », la guerre qui suivit inévitablement le « putsch de Franco » en juillet 1936, enfin l’exode de février 1939. Le terme de « République », quant à lui, a été comme vidé de sa substance, ne renvoyant plus qu’à une réalité aux contours et au contenu très flous. À aucun moment on ne décrit un fonctionnement institutionnel précis, une forme spécifique de gouvernement. Aux yeux des enfants et des petits-enfants, la République se confond totalement avec un ensemble de valeurs, somme toute peu discutables aujourd’hui, qui suffit à la faire exister pleinement : la démocratie, la justice, la liberté, l’égalité et, plus encore, la culture et la diffusion du savoir. En toute logique, dans le panthéon républicain des jeunes générations, les artistes, Federico García Lorca et Antonio Machado – poètes et martyrs – en tête, ont largement détrôné les politiques. Quant aux deux figures féminines de l’Espagne républicaine qu’ont longtemps été la députée communiste Dolorès Ibárruri et la ministre anarchiste Federica Montseny, diversement appréciées selon le parti auquel on appartenait, elles sont désormais reléguées au second plan, remplacées par ces femmes beaucoup plus consensuelles que sont les allégories de la République coiffées d’un bonnet phrygien, tenant d’une main la balance de la justice, de l’autre la hampe d’un drapeau tricolore, rouge, jaune et violet. Drapeau qui figure en bonne place parmi la panoplie mémorielle des enfants de réfugiés de 1939, comme le note Jacques Barou [ce numéro]. Rien d’étonnant à cela, puisque c’est lui qui flotte désormais unanimement sur cette mémoire, reléguant tout autre, notamment celui, noir et rouge, de la CNT (Confederación Nacional del Trabajo), aux oubliettes.
9En dernière analyse, la Seconde République, telle que mise en mots par les descendants, devient un affrontement sans merci entre deux camps aussi homogènes et étanches qu’irréconciliables : d’un côté, les républicains, soudés par la défense des mêmes idéaux, de l’autre, les franquistes, guidés par la haine et le rejet de tout ce que les premiers défendaient. Notons que la place accordée aux oppositions politiques passées est un des points de divergence entre les associations de descendants et les romans de mémoire. En effet, leurs auteurs, loin de passer sous silence ces dissensions, les traquent jusque dans leur dernier déploiement, passant de « l’échelle lointaine de la grande famille nationale […] à celle du local, et à celle plus concrète et sensible encore, des familles et des parentés électives », donnant à voir leur persistance remarquable, bien après la guerre, « dans l’après de l’exil » [Moulinié et Sagnes, 2011 : 230-233]. Il n’en reste pas moins que, au sein de FFREEE et de ses consœurs, le pays perdu, celui qui suscite la nostalgie, c’est bien une Seconde République espagnole apaisée, exempte de tensions, dont on a soigneusement gommé toutes les aspérités. Mais où aller en chercher les traces ? Comment en renouveler la présence ?
Géographie contemporaine de l’Espagne républicaine
10Il suffit d’être attentif aux récits des descendants pour s’apercevoir que ce n’est pas en Espagne qu’ils la trouvent. Pas plus, du reste, que les protagonistes des romans de mémoire [11]. Si la première génération a nourri une véritable « obsession du retour » [Guilhem, 2005] qu’elle n’a que très partiellement mise en œuvre, notamment après la mort de Franco, il n’en va pas de même pour les suivantes. Enfants et petits-enfants ont parfois accompagné leurs aînés lorsque ceux-ci ont émis le désir de revenir sur leur terre natale. Ils ont ainsi découvert la « maison familiale », les oncles et tantes, les cousins. Des relations se sont nouées, qui ont plus ou moins résisté au temps. À la mort des aînés, certains ont cessé d’aller en vacances en Espagne, alors que d’autres continuent à le faire. Car tout est là. Ce retour n’est que très rarement définitif. Le plus souvent, il reste totalement inscrit dans ce temps incertain, dans la parenthèse tout à la fois floue et enchantée des vacances mais, à l’évidence, il ne satisfait pas au besoin de racines que chacun cultive. Certes, cette « forme élémentaire du bonheur » [Périer, 2009] s’accommode mal de la quête d’un passé douloureux. Mais il y a plus. Les plus jeunes considèrent que l’Espagne de leurs vacances n’a plus rien à voir avec celle de leurs parents, comme le laissent clairement à penser les propos de Chantal.
Belle illustration de confrontation entre « une mémoire dite “morte”, celle des parents ayant migré et se rapportant à un passé figé, et une mémoire vivante, celle des descendants, incluant les rapports actuels entre les personnes présentes » [Baussant, 2007 : 393]. Bien qu’elle revendique, haut et fort, le droit de fréquenter le café qui fut celui des franquistes, Chantal n’est pas indifférente au drame vécu par son père et sa mère. Loin de là ! Elle a adhéré à l’association FFREEE dès sa création. Même si elle ne participe pas à toutes les manifestations que cette dernière organise, elle se fait un devoir de ne jamais manquer celle qui a lieu, tous les ans, au mois de février, de très loin la plus importante selon elle. Et elle n’est pas la seule à agir ainsi. Nombre de mes interlocuteurs, tenaillés par le passé de leurs parents, se « souviennent » en participant aux commémorations qu’organisent les associations de seconde génération. Or, inventant de nouveaux lieux de mémoire, celles-ci dessinent, de fait, une nouvelle géographie, une « géographie contemporaine » de l’Espagne républicaine, s’inspirant en cela de l’exemple argelésien de 1999.Dans le village, à l’époque de la guerre, il y avait le bar des républicains et le bar des franquistes. C’est resté. Nous quand on va au village, on va au bar d’un de nos copains, Paco. C’était le bar des franquistes. Ma mère me le dit encore : « Pourquoi tu vas dans le bar de droite ? » Je dis : « Maman, Paco, c’est un copain. Je sais pas s’il est de droite ou de gauche. Il est peut-être de droite et je m’en fous ! » « Oui mais il y a le bar de gauche, le bar des sports… » Je lui dis : « Oui mais le mec qui le tient, il est pas aimable. Moi, je vais à l’autre. »
11Son succès a été tel que l’idée d’une commémoration annuelle s’est imposée. Ainsi, depuis 2001, FFREEE organise-t-elle les Camins de la Retirada (les chemins de la Retirada). Ceux-ci sont aujourd’hui un des hauts lieux de la mémoire des descendants de républicains espagnols. Pendant trois jours, ils sont plusieurs centaines à se retrouver dans la station balnéaire, alors déserte. Certes, tous n’assistent pas à la totalité des activités proposées (conférence, exposition, pièce de théâtre, concert, etc.). Mais il est un moment sur lequel personne n’entend faire l’impasse : la marche organisée le samedi matin. C’est d’ailleurs à seule fin d’y participer que certains parcourent plusieurs centaines de kilomètres. De quoi s’agit-il ? On part d’un col et, à flanc de montagne, le long de petits sentiers, parfois à peine tracés, censés avoir été empruntés par les réfugiés de 1939, on descend jusqu’au village français le plus proche.
12Chaque année, l’itinéraire diffère. Ainsi, en 2003 c’était à La Vajol, en 2008 à Prats-de-Mollo, en 2009 à Latour-de-Carol, en 2010 à Saint-Cyprien et en 2011 à Banyuls. Il s’agit, pour les participants, de couler leurs pas dans les pas des réfugiés de 1939, de refaire le trajet qu’ils sont supposés avoir suivi, de ressentir dans leur corps ce que leurs aînés ont ressenti, de revivre l’expérience fondatrice de leur identité. Ne sont-ils pas « enfants de l’exode » ? Le but de ces périples dans la montagne n’est pas seulement de percevoir et de partager la douleur qui fut la leur, de devenir soi-même, l’espace de quelques heures, un réfugié. Il est aussi de marquer d’un monument les lieux de la souffrance. Chacune des marches est ainsi matérialisée par un monolithe, apposé le plus souvent au passage du col. Le col des Balitres, entre Portbou et Cerbère, le col d’Ares, entre Prats-de-Mollo et Molló, le col de Banyuls entre Banyuls et Espolla ont désormais leur monument commémoratif. Au Perthus, c’est une statue, représentant des silhouettes, adultes et enfantines, serrées les unes contre les autres, qui a été inaugurée en 2006. Le réfugié est ainsi placé au centre de la commémoration argelésienne. Mais il partage cette centralité avec une autre figure, celle de l’interné. Au moins aussi importants que les chemins de l’exode, sont en effet les camps eux-mêmes. Si tous mes interlocuteurs s’accordent à reconnaître que la manifestation de 1999 a été d’une importance cruciale, ce n’est pas seulement, on s’en doute, pour le succès qu’elle a rencontré. C’est qu’à cette occasion a eu lieu le geste fondateur, véritable ciment de la mémoire des plus jeunes : au cœur de la station balnéaire, au bord d’un sentier très fréquenté l’été car il donne accès à la plage, un monolithe a été inauguré, qui porte la mention suivante, gravée sur une plaque de marbre :
À la mémoire des 100 000 Républicains Espagnols, internés dans le camp d’Argelès lors de la Retirada de Février 1939. Leur malheur : avoir lutté pour défendre la Démocratie et la République contre le fascisme en Espagne de 1936 à 1939. « Homme libre, souviens toi ».
14Et c’est par le souvenir de ce camp que commencent, tous les ans, les chemins de la Retirada. La cérémonie d’ouverture, à laquelle le maire ne manque jamais d’assister, déposant une gerbe au nom de la municipalité, a lieu, le vendredi après-midi, au « cimetière des Espagnols » [12] morts derrière les barbelés.
15FFREEE n’est pas la seule à agir ainsi. MER 82 organise, elle aussi, depuis quelques années, une marche entre la gare de Borredon où arrivèrent les républicains espagnols et le camp de Septfonds où ils furent internés. Dans l’Aude, en 2009, dans le cadre de la commémoration organisée par le conseil régional de Languedoc-Roussillon à l’occasion du 70e anniversaire de la Retirada, CERE 11 a obtenu que soient inaugurés un mémorial et deux plaques, en hommage aux internés des camps de Bram, de Montolieu et de Couiza. Si les camps du sud de la France, ceux où furent enfermés les hommes, font l’objet d’une attention très soutenue de la part des descendants, les « refuges » et les Compagnies et Groupements de travailleurs étrangers (CTE et GTE) [13] – dans lesquels les hommes dans la force de l’âge ont été enrôlés afin d’apporter leur concours à l’économie française – ne sont pas oubliés non plus. En septembre 2011, l’Amicale des réfugiés républicains espagnols internés en 1939 au centre de Miellin (Haute-Saône), de leurs familles et amis [14] a érigé une stèle en hommage aux femmes, enfants et vieillards qui furent « accueillis » dans l’usine Rochet, transformée en « centre d’accueil ». La même année, à Sainte-Livrade, en Lot-et-Garonne, a été inauguré un monument en hommage aux CTE, affectées à la construction d’une poudrerie. Ce ne sont là que quelques exemples de ces lieux, aujourd’hui marqués du sceau de la souffrance des réfugiés de 1939, dont la liste ne cesse de s’étoffer.
16Si, pour les parents, la république était inséparable des batailles menées sur le sol espagnol, pour les enfants, elle est indissociablement liée au sol français. C’est là, dans cet archipel de la douleur, fait de chemins et de barbelés, qu’elle réside tout entière et qu’il faut aller en chercher la quintessence. C’est bien ce que laisse à penser la façon dont certains se procurent et se fabriquent les objets qui tiennent en éveil, tout en l’apaisant, cette mémoire douloureuse. Sur une console, dans son salon, Béatrice a placé un grand vase transparent, rempli de sable gris dans lequel elle plonge parfois la main. Mais les souvenirs que ce geste ramène à la surface n’ont rien à voir avec le temps heureux de vacances passées sur une plage ou dans le désert [Zisman, 2004] :
Rosy n’a pas agi différemment. Au décès de son père, elle a très cruellement ressenti l’absence d’objet lui rappelant les mois que celui-ci avait passés dans le camp de Rivesaltes. Alors, prenant son courage à deux mains, elle s’est rendue au milieu des baraques effondrées, a ramassé au hasard un morceau de parpaing qu’elle a installé, bien en vue sur un morceau de feutrine, sur le buffet bas de sa salle à manger. Béatrice et Rosy ne sont en rien des exceptions. Nombreux sont ainsi ceux qui rapportent de leur pèlerinage mémoriel sur les lieux de la souffrance un peu de sable, une poignée de terre, un caillou ou un morceau de fil de fer barbelé rouillé qu’ils conservent ensuite précieusement. Mais cette façon d’agir n’est pas propre aux descendants de républicains espagnols. Ils la partagent avec tous ceux qui ont dû partir, quitter ce qu’ils considèrent comme leur pays d’origine. Qu’est-ce à dire, sinon que le pays perdu s’identifie aux chemins de l’exode et aux camps ? On pourrait soupçonner l’ethnologue d’exagérer en avançant une telle proposition. Pourtant, scrutant les conflits de mémoire, plus ou moins larvés, qui mettent face à face les descendants des différentes périodes de l’immigration espagnole, on se surprend à penser qu’il n’en est rien.J’adorais mon grand-père. Papy Luis, c’était mon idole. Et quand il est décédé, je sais pas ce qui m’a pris, un jour, j’ai pris la voiture et je suis descendue à Argelès parce que je savais qu’il avait été interné au camp d’Argelès. J’y étais jamais allée. Je voulais voir. Je suis allée à la plage, je suis restée longtemps à regarder la mer, à penser à lui et à pleurer. Et là, je sais pas pourquoi, je suis allée dans un magasin, j’ai acheté ce vase, je l’ai rempli de sable et je suis rentrée à la maison. Et je crois que c’est ça qui m’a aidée à faire mon deuil.
« Politiques » versus « économiques »
17La mémoire de la Retirada fait aujourd’hui l’objet d’une telle visibilité qu’elle tend à s’imposer comme la bonne mémoire de l’immigration espagnole, voire la seule possible, la seule légitime. Cela n’est pas sans entraîner quelques tensions. Si la commémoration du 70e anniversaire de la Retirada, organisée en 2009 par le conseil régional de Languedoc-Roussillon, a été soutenue et saluée par un large public, elle a fait au moins un mécontent : le président de la « Colonie espagnole de Béziers ». Fondée en 1889, celle-ci fêtait donc cette année-là ses 120 ans. Mais nul ne s’en soucia. Et, bien malgré lui, le président de la Colonie n’eut d’autre solution que de participer, du bout des lèvres certes, à l’événement qui, pourtant, éclipsa totalement l’anniversaire de sa vénérable institution, ce qu’il n’eut de cesse de déplorer ! C’est bien aussi cette annexion de la mémoire de l’immigration au seul avantage des « politiques » que dénonce, à mots à peine couverts et non sans une légère amertume, José Gabriel Gasó Cuenca, président de la FACEEF [15] :
L’immigration espagnole n’est vue qu’au travers des exilés de la guerre civile de 1939, ce qui plonge des centaines de milliers d’émigrés économiques arrivés au début du siècle, entre les deux guerres ou au cours des Trente Glorieuses, ou, encore, des réfugiés politiques d’autres périodes historiques, dans une situation proche de l’invisibilité et donc de la non-reconnaissance [2009 : 88].
19L’enquête de terrain invite cependant à modérer cette affirmation. En effet, certains parviennent, sans trop de difficulté, à s’accommoder de cette hégémonie mémorielle. Il semble ainsi que descendants d’immigrés des années 1920 et descendants de réfugiés de 1939 aient, plus ou moins, réussi à « faire mémoire commune », les premiers étant mis en scène comme la tête de pont, l’avant-garde des seconds [16] [Moulinié et Sagnes, 2011 : 109-111]. Mais d’autres tentent de résister. De façon un peu paradoxale, il est vrai. Il suffit, pour se convaincre de la complexité de leur situation, d’être attentif aux tensions qui mettent face à face enfants de républicains espagnols et enfants d’immigrés économiques des années 1960. Si ces derniers critiquent l’intérêt que suscite aujourd’hui l’exode de 1939, ils n’en sont pas moins comme aspirés par celui-ci. En quelques mots bien sentis, Jean-Pierre met clairement en scène l’étau dans lequel se trouvent aujourd’hui les descendants d’immigrés économiques des années 1960, comme coincés dans un modèle mémoriel qui nie leur singularité mais que, bon gré mal gré, ils imitent, glissant leurs pas dans ceux des « politiques » :
Et les républicains par-ci et les républicains par-là ! Ils nous font chier, avec leurs républicains ! Il y en a plus que pour eux maintenant. Ils sont pas les seuls à en avoir chié plus qu’à leur tour. Nos parents aussi, ils en ont bavé du franquisme, faut pas croire ! Et ils en ont pas fait tout un plat. Et eux, ils étaient en Espagne, pas en France ! Tu vois ce que je veux dire ?
21Ainsi, ce ne serait pas une misère ordinaire que leurs parents auraient fuie, mais une misère qui était aussi un mode de gouvernement, voulu, organisé et mis en place par Franco, afin de tenir solidement son peuple et lui ôter toute velléité de protestation : une économie exsangue qui maintenait le plus grand nombre dans la pauvreté, une Église toute-puissante qui surveillait les corps et les consciences, une liberté de penser et d’agir réduite à néant, un arbitraire toujours possible qui rendait le lendemain toujours redoutable. En somme, leurs parents ont été, eux aussi, victimes du franquisme. Victimes indirectes, victimes d’une autre façon mais victimes tout de même. Réfugiés politiques et immigrés économiques auraient ainsi, peu ou prou, partagé le même triste sort. Voilà qui ne fait pas l’affaire des descendants de républicains espagnols qui, s’ils ne remettent pas en question les difficiles conditions de vie dans l’Espagne franquiste, n’entendent pas pour autant être confondus avec les descendants d’immigrés économiques. Il leur faut donc cultiver un passé dans lequel ils sont les seuls à pouvoir se regarder et se reconnaître, qui rende toute confusion absolument impossible.
Le sacrifice et la lutte pour tout héritage
22Là encore, le choix des mots n’a rien de fortuit. Si le terme Retirada qui signifie, peu ou prou, retraite, fuite, est communément utilisé, les descendants de républicains espagnols ne l’apprécient guère, lui préférant celui d’exode, même s’il ne les satisfait pas pleinement. En effet, leurs parents n’ont pas « fui » devant l’avancée de l’armée franquiste, poussés par le bien compréhensible désir de sauver leur vie et celle de leurs proches. Leur motivation ultime était d’une nature bien plus noble. Après trois ans d’une guerre sans merci pour la défense des valeurs auxquelles ils croyaient, comprenant que la lutte sur le sol espagnol était promise à l’échec, ils avaient préféré « partir » pour continuer le combat sur un autre terrain. En d’autres termes, les républicains espagnols de 1939 ont choisi l’exode qui prend ainsi la forme d’un repli stratégique. Mais les autorités françaises, incapables de saisir cette subtilité fondamentale, loin de se reconnaître en eux et de les considérer comme un renfort inespéré dans le combat qui s’annonçait, les ont traités avec la plus extrême méfiance, les enfermant derrière des barbelés, les soumettant à des conditions de vie aussi déplorables qu’humiliantes. Et c’est toujours au nom de la défense de leurs valeurs que, renonçant à une rancune qui pourrait sembler bien légitime, ils s’impliqueront activement dans la Résistance. Au travers de ce récit, les réfugiés de 1939 sont trois fois victimes : victimes d’un général factieux qui jeta à terre la république qu’ils avaient mise en place, victimes d’une Troisième République française finissante qui ne vit en eux que des fauteurs de troubles aux idées dangereuses, victimes aussi de leur passion intransigeante et sans faille pour un idéal humaniste qui les conduisit au bord du gouffre. Mais, qui plus est, ces victimes ont ceci de particulier qu’elles ont, en quelque façon, accepté de se sacrifier, quittant l’Espagne pour un futur incertain, plutôt que de renoncer à leurs idéaux et de se soumettre à un régime qu’elles abhorraient. Et, sur ce terrain-là, les « politiques » ne souffrent guère la concurrence des « économiques » qui apparaissent comme leur symétrique inversé : eux sont restés et ont « fait avec », quitte à le regretter ensuite.
23On comprend alors que l’Espagne, en tant qu’espace géographique, associé à des pratiques culturelles données, expression qu’il faut ici entendre au sens anthropologique, ne fasse guère recette auprès des descendants de républicains espagnols. Pas plus, d’ailleurs, que les façons « ordinaires » de la nostalgie du pays perdu que sont les goûts et savoirs culinaires, les éléments de décoration ou encore la transmission des prénoms, pour ne citer que celles-là. Sans doute craignent-ils qu’elles ne contribuent un peu plus à la confusion contre laquelle ils n’ont de cesse de lutter. Ne les partagent-ils pas, grosso modo, avec les fils d’immigrés des années 1960 ? Certes, ils n’y renoncent pas totalement. Mais, tout en les manipulant, ils établissent une sorte de distance de sécurité, refusant d’en faire des éléments constitutifs de leur identité. L’exemple le plus saisissant en est sans nul doute le rapport, plus que distant, qu’ils entretiennent avec la langue maternelle. Si certains assurent « parler espagnol couramment », d’autres reconnaissent bien volontiers et sans une once de remords ou de culpabilité leur incapacité ou leur faible capacité en la matière. De toute façon, tous affirment que c’est plus à leur scolarité qu’à leur famille qu’ils doivent ce qu’ils en savent. « Nos parents ne nous parlaient pas espagnol, ils voulaient qu’on parle français », affirment-ils avec une belle unanimité. L’héritage qu’ils revendiquent haut et fort est ailleurs, tout entier inscrit dans cet ensemble de valeurs pour lesquelles leurs parents ont combattu, affrontant l’exode et les camps, et qu’eux-mêmes continuent à défendre. Certains ont choisi, pour cela, de s’impliquer fortement dans l’action syndicale ou politique. Mais la plupart le font d’une façon beaucoup moins marquée, beaucoup plus ténue, presque évanescente. S’impliquer dans une association caritative, signer une pétition en faveur d’une famille menacée d’être expulsée de son logement ou du territoire français, battre le pavé pour défendre la retraite à 60 ans, manifester contre la fermeture d’une classe, faire circuler sur la Toile la lettre de protestation adressée au ministre de l’Intérieur par un jeune homme dont la mère, algérienne, s’est vu refuser la nationalité française, toutes ces actions, dans lesquelles on pourrait ne voir que le résultat d’une conscience sociale normalement aiguisée, sont, tout au contraire, pour eux, autant de manières, discrètes mais efficaces, d’assumer l’héritage de leurs ascendants, en perpétuant leur combat, non pas en l’enfermant dans des formes et pour des causes appartenant à un passé révolu, mais en l’inscrivant pleinement dans les nécessités, les impératifs du présent. ?
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Bennassar Bartolomé, 2006 [2004], La Guerre d’Espagne et ses lendemains, Paris, Perrin.
- Dreyfus-Armand Geneviève, 1999, L’Exil des républicains espagnols en France. De la Guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel.
- Dreyfus-Armand Geneviève, 2001, « Multiplicité des associations d’exilés républicains espagnols », Actes du colloque : 1901-2001. Migrations et vie associative : entre mobilisations et participation, 8 octobre 2001, Paris, Institut du monde arabe, consultable à l’adresse suivante : http://www.generiques.org/colloques/vie_asso_immigration/page_11.html.
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- Gasó Cuenca José Gabriel, 2009, « Histoire et mémoire de l’immigration espagnole en France », Accueillir, 251 : 88-89, consultable à l’adresse suivante : http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/47/251/p088_089.pdf
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- Moulinié Véronique et Sylvie Sagnes, 2011, Des exilés politiques aux vaincus magnifiques : mémoire des républicains espagnols (février 1939), Rapport remis au ministère de la Culture et de la Communication, dans le cadre de l’appel d’offres « Mémoires immigrées : vers un processus de patrimonialisation » (ministère de la Culture et de la Communication/Cité nationale de l’histoire de l’immigration).
- Périer Pierre, 2009, « Une forme élémentaire du bonheur : les vacances », in Salomé Berthon, Sabine Chatelain, Marie-Noëlle Ottavi et Olivier Wathelet (dir.), Ethnologie des gens heureux, Paris, éditions de la MSH, cahier 23 : 49-57.
- Peschanski Denis, 2002, La France des camps. L’internement 1938-1946, Paris, Gallimard.
- Zisman Anna, 2004, « Rapporter le désert à la maison. Quand le sable devient objet », in Véronique Nahoum-Grappe et Odile Vincent (dir.), Le Goût des belles choses, Paris, éditions de la MSH, cahier 19 : 165-173.
Mots-clés éditeurs : Retirada, immigrés économiques, réfugiés politiques, république espagnole, camps d'internement
Mise en ligne 08/01/2013
https://doi.org/10.3917/ethn.131.0031Notes
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[1]
Le chiffre communément admis est celui de 500 000 [Dreyfus-Armand, 1999 : 53 ; Bennassar, 2006 : 365].
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[2]
Pauline ou l’Histoire d’une intégration. De Madrid…, tel est le titre qu’Isabel Fernandez, qui a connu l’exode alors qu’elle n’était qu’un tout jeune enfant, choisit de donner à son roman aux accents très nettement autobiographiques [Fernandez, 2002].
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[3]
Cette recherche s’inscrit dans le cadre de l’appel d’offres : « Mémoires immigrées : vers un processus de patrimonialisation », lancé en 2007 par le ministère de la Culture et de la Communication et la Cité nationale de l’histoire de l’immigration [Moulinié et Sagnes, 2011].
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[4]
Les transformations de la mémoire sous l’effet du changement de générations ont été plus finement analysées dans le cadre de publications précédentes [Moulinié, 2011a ; Moulinié, 2011b].
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[5]
Au cours des années 1980, plusieurs tentatives avaient eu lieu. Ainsi, en 1982, un projet de monument, dont Manolo Valiente, un artiste interné à Argelès, aurait réalisé la sculpture, avait avorté. De même, en 1986, la bibliothécaire avait organisé une exposition pour commémorer le 50e anniversaire du début de la guerre civile qui n’attira à elle qu’un public plus que clairsemé.
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[6]
Famille de Réfugiés Espagnols de 1939 (FRE 39) est déclarée à la préfecture de Carcassonne le 21 août 2003. Chemins de l’Exil Républicain Espagnol dans l’Aude (CERE 11) est déclarée au même endroit le 2 avril 2008.
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[7]
MER 47 et MER 82 sont déclarées le même jour (15 mars 2007), la première à la sous-préfecture de Villeneuve-sur-Lot et la seconde à la préfecture de Montauban. Mémoire de l’Espagne Républicaine et Résistante (MERR 32) est déclarée à la sous-préfecture de Condom le 14 avril 2009.
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[8]
Ces associations rassemblent enfants et petits-enfants de républicains espagnols. Cependant, il est évident que les premiers sont beaucoup plus nombreux et beaucoup plus actifs que les seconds. Il semble que la situation soit différente en Espagne où « c’est en effet la génération des petits-fils et des petites-filles qui a entrepris ce retour en arrière (ouverture des fosses communes et restitution des corps aux familles des personnes fusillées) et qui revendique la nécessité d’un devoir de mémoire pour beaucoup incontournable et nécessaire » [Leizaola, 2007 : 484].
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[9]
Une Amicale des anciens FFI et résistants espagnols, très liée au parti communiste, est créée en 1945 et dissoute en 1950, à la suite de l’opération Boléro-Paprika. Elle renaît de ses cendres en 1976, et est rebaptisée Amicale des anciens guérilleros espagnols en France-FFI (AAGEF-FFI). Quant à l’Association d’anciens combattants et victimes de guerre de la République espagnole (AACVGRE), elle a été créée au Boulou en 1982 [Dreyfus-Armand, 2001 : 4].
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[10]
http://ffreee.typepad.fr/fils_et_filles_de_rpublic/notre-histoire-et-notre-a.html, consulté le 20 décembre 2011.
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[11]
Ce n’est pas en Espagne qu’ils reviennent, avec plus ou moins de succès, mais dans des petits morceaux d’Espagne, indissociables de leur histoire familiale. « Des Espagnes en réduction » pour emprunter à Sylvie Sagnes le titre d’un des passages de l’article qu’elle signe dans ces pages. On le voit, la mémoire portée par les associations et celle portée par les romanciers ne sont ni superposables ni opposables. Convergentes sur certains points, elles n’en sont pas moins fort divergentes sur d’autres. Ce qui ne les empêche pas de coexister sans difficulté apparente. Ainsi, à défaut de l’inviter à donner une conférence en bonne et due forme, l’association FFREEE accepta-t-elle que l’un de ces auteurs tienne un petit stand, lors des chemins de la Retirada, en 2010, où il vendait son « roman de mémoire ». De même, l’un d’eux est également un des membres fondateurs de MER.
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[12]
Les tombes ont disparu depuis fort longtemps. Un obélisque, portant les noms de toutes les victimes, a été érigé à leur place.
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[13]
Les Compagnies de travailleurs étrangers sont créées par une série de décrets en avril et mai 1939. Elles seront remplacées, en septembre 1940, par les Groupements de travailleurs étrangers.
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[14]
L’amicale a été déclarée à la sous-préfecture de Dax le 11 avril 2011.
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[15]
« La Fédération d’associations et de centres d’émigrés espagnols en France (FACEEF) est née fin 1991, […] de la fusion de deux fédérations préexistantes : la FAEEF (Fédération d’associations d’émigrés espagnols en France) fondée en 1968, et de l’APFEEF (Fédération d’associations de parents de familles espagnoles émigrées en France), créée, quant à elle, en 1975 » [Gasó Cuenca, 2007 : 138]. Telle est, du moins, l’histoire de la FACEEF que l’on découvre sous la plume de son président. On peut donc raisonnablement penser qu’elle entretient des liens étroits avec l’immigration économique.
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[16]
Il faudrait analyser finement la façon dont se construit la mémoire de chacune de ces vagues d’immigration ainsi que les rapports qu’elles entretiennent. Mais cela dépassait le cadre de cette recherche.