Couverture de ETHN_124

Article de revue

Comptes rendus

Pages 823 à 838

Notes

  • [1]
    Mary Douglas, 1990, « Analyser le boire : une perspective anthropologique spécifique », Cahiers de sociologie économique et culturelle : 63-77.
  • [2]
    Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, rééd. 2002 (1998), Flammarion, coll. « Champs ».
  • [3]
    L’ouvrage a d’ailleurs son pendant en russe : Elena Filippova et Boris Petric (eds.), 2009, Social’naja antropologija vo Francii. xxi vek [Anthropologie sociale en France, xxie siècle], Moscou, Rosinformagroteh.
  • [4]
    Cahiers du monde russe et soviétique : Regards sur l’anthropologie soviétique, 1990, 31, 2-3, avril-septembre.
  • [5]
    Frédéric Bertrand, 2002, L’anthropologie soviétique des années 20-30. Configurations d’une rupture, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux.
  • [6]
    Ethnologie française : Russie. Rossija. Paroles russes, 1996, xxvi, 4.
  • [7]
    C’est l’un des thèmes qui peuvent faire regretter la coupure éditoriale au (mi)lieu du dialogue : pourquoi ces reconversions « culturologiques » en Russie, tandis qu’en son temps, un certain renouveau de l’anthropologie française s’est fondé sur l’apport de chercheurs de formation marxiste qui ont notamment proposé des critiques radicales des notions de culture et d’ethnie ?
  • [8]
    Nathalie Bajos, Michel Bozon (dir.), 2008, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte.
English version

Arrêt sur images

Michel Debats, L’École nomade. Un film de Michel Debats, France, La Gaptière production, 50 min. Diffusé par Arte en 2009

1par Marie-Luce Gélard

2ea 4545 Canthel

3Université Paris-Descartes

4marie-luce.gelard@parisdescartes.fr

5L’école itinérante est un projet des Évenks, éleveurs de rennes de Sibérie, qui voit le jour en 2006 grâce à l’aide de l’ethnologue Alexandra Lavrillier. Les enfants évenks bénéficient ainsi d’une forme de scolarisation originale puisque l’école vient à eux et se déplace au gré de leurs itinéraires de nomadisation.

6La classe a lieu sous une tente où les élèves apprennent à lire, écrire et compter en russe et en langue évenk. L’originalité du projet est conséquente car la scolarisation choisie n’emprunte pas la forme limitative habituelle des apprentissages exogènes imposés. En effet, les enfants apprennent aussi des éléments de leur propre culture, son histoire, ses valeurs, ses récits légendaires via des documents ethnographiques anciens et contemporains. Ils demeurent auprès de leur famille, dans les campements, où ils sont initiés aux savoir-faire des éleveurs de rennes et des chasseurs. Ils ne partent plus en ville en internat, ce qui les coupait de leur famille durant près d’une année. Aujourd’hui environ 35 000 en Russie selon le recensement de 2002, les Évenks, pour près des deux tiers, ne parlent plus leur langue d’origine. L’école nomade apparaît comme une alternative audacieuse pour ce « peuple autochtone », un projet de développement intelligent et rare.

7Tout en finesse, le film de Michel Debats nous fait découvrir cette belle réalisation. Les images sont explicites, les scènes filmées témoignent d’une sensibilité à leur culture, le spectateur échappe aux clichés et aux poncifs que véhiculent les représentations habituelles du monde nomade. Les scènes de la vie quotidienne permettent de mieux comprendre la vie des éleveurs de rennes et alternent avec des images, sous la tente, de l’école en fonctionnement. Les élèves sont filmés lors de leurs divers apprentissages (informatique, histoire, anglais), faisant peu à peu comprendre la nature même des enseignements (en langue évenk, en russe). Les apprentissages ne se limitent pas aux savoirs scolaires, les enfants apprenant aussi de leurs parents les savoir-faire et les règles de vie dans la taïga (s’orienter, s’occuper des rennes, chasser, fabriquer du fromage, ramasser des baies, etc.). La présence de l’homme dans son environnement doit être la plus discrète possible, disent les Évenks.

8L’enseignante en charge de l’école a quitté la vie urbaine pour se consacrer à cet enseignement singulier ; elle est chargée de préparer les élèves à l’évaluation nationale biannuelle. L’école se déplace dans différents campements et les élèves reprennent les apprentissages avec leur mère ou leurs grand-mères jusqu’au nouveau passage de l’école.

9Documentaire ou film ethnographique ? Difficile de trancher car l’œuvre est à la fois l’un qui porte sur l’expérience de cette école itinérante que nous voyons fonctionner et se déplacer (transport du matériel et mobilier scolaire) et aussi l’autre, et d’une grande qualité : les Évenks nous parlent d’eux-mêmes, de leur vie, de leur vision du monde naturel et de leur relation avec l’environnement. Ainsi, par exemple, la voix off du film raconte : « Un chasseur voit une tanière, il va chercher un homme d’un autre campement qui vient pour tuer l’ours ; tous deux le dépècent en parlant avec étonnement du fait que l’ours ait été tué et, en commentant la découpe et les parties du corps comme si ce n’était pas eux qui l’avaient tué, ils le partagent équitablement entre tous les membres du campement. » La scène souligne ainsi le caractère sacré de l’animal et renseigne le spectateur sur les rituels en direction des esprits, qu’il convient de se concilier pour obtenir du gibier.

10Réalisateur, ethnologue et population ont travaillé de concert et cette alliance offre au spectateur un excellent film à la dimension esthétique irréprochable. Les Évenks se sont approprié le film au cours du tournage, indiquant les scènes à tourner, insistant pour que les interviews soient menées dans leur langue ; ils visionnent maintenant ce film régulièrement. C’est dire ici l’importance déterminante de l’ethnologue, dont la connaissance approfondie de la culture et des individus est indispensable à la réalisation d’un tel document. Sans oublier naturellement l’accès au terrain fondé sur des années de travail car rien ne peut s’improviser. De surcroît, l’expérience réussie de scolarisation endogène pourrait et devrait inspirer d’autres projets et, à ce titre, le film de Michel Debats est aussi une bien belle réussite.

Philippe Gabel, Octave Debary et Howard S. Becker, Vide-greniers. Paris, Creaphis, 2011, 101p

11par Marie-Luce Gélard

12ea 4545 Canthel

13Université Paris-Descartes

14marie-luce.gelard@parisdescartes.fr

15Rendre compte d’un livre dans lequel l’image occupe la majorité de l’œuvre mais qui n’est pas pour autant un ouvrage de beaux-arts ou un catalogue d’exposition est un exercice délicat. Comment faire parler les objets résume bien le pari audacieux des auteurs. La démarche, novatrice, propose un dialogue entre l’expérience ethnographique d’une recherche, les clichés d’un photographe professionnel et la réflexion sur la culture matérielle, dans le cadre de cet espace singulier que sont les vide-greniers.

16Octave Debary, principal auteur des textes, introduit l’ouvrage en utilisant la jolie expression de « musées de plein air » [5] pour qualifier ces vide-greniers qui donnent une seconde vie à ces objets que l’on ne peut se résigner à jeter, après avoir été relégués un temps au grenier avant d’être mis en vente, ce qui leur assure une nouvelle vie. Autrefois, les vide-greniers servaient à se débarrasser des objets restants après la mort de l’occupant d’une maison. Il n’était pas possible, il n’était pas envisageable, de les jeter et avec leur vente commençait le « travail de deuil » [6]. Aujourd’hui, « ces marchés tendent à perdre ce qui les singularise : être des marchés aux objets d’occasion tenus par des vendeurs occasionnels » [6], en d’autres termes ils cèdent à des fonctions plus mercantiles. Si aujourd’hui les objets des vide-greniers sont chargés d’histoires, histoire de vie ou simple anecdote, ils sont bien à ce titre de véritables supports de mémoire, et c’est cet enjeu mémoriel que l’ouvrage interroge.

17Les pages qui suivent laissent une large place aux photographies de Philippe Gabel. Les textes qui accompagnent les photographies racontent l’histoire de l’objet, son appropriation ou sa réappropriation par l’acheteur. Des portraits sensibles et émouvants. Le lecteur est ensuite conduit à une réflexion serrée sur le statut des objets, laquelle dit l’importance d’une analyse de la culture matérielle. Octave Debary énonce la règle du jeu qu’il a proposée aux acheteurs : « Vous serez photographié avec l’objet de votre choix, avec l’objet que vous venez d’acheter dans ce vide-greniers. Vous devrez ensuite imaginer une histoire à cet objet, dire ce que vous voyez en lui, raconter sa légende. Parfois, vous poserez tous les deux devant un écran de cinéma ou devant un mur. Vous serez là comme deux acteurs, un couple d’acteurs » [18]. Le cœur de l’ouvrage est ainsi composé de photographies en noir et blanc et d’un commentaire de l’acheteur photographié avec son objet. Les textes sont informatifs, descriptifs, parfois lyriques, et l’imagination des acheteurs face à l’objet nous incite à la découverte du lien ténu avec leur monde.

18Les photographies sont belles, techniquement irréprochables et surtout très explicites. L’exercice de l’auteur et celui du photographe sont en harmonie, en concordance. C’est l’expérience réussie d’un alliage surprenant. Le dialogue des personnes et des objets fonctionne à merveille ; le lecteur se plonge dans un ouvrage sans trop de mots, juste ce qu’il faut pour laisser l’imagination mais aussi la réflexion anthropologique agir.

19À propos de ces objets qui accompagnent nos existences, Octave Debary observe que l’engouement contemporain pour les vieilleries « se mêle au goût pour les objets banals, à l’esthétique dépassée, à la fonction détournée, voire inutiles » [79]. L’attirance pour des objets usagés est questionnée notamment dans son rapport à l’art contemporain. Les objets voient leur valeur d’usage requalifiée ; ils sont réappropriés et l’auteur interroge leur pouvoir dans une société qui entretient « un rapport central à la valeur biographique de ses objets » [81]. L’auteur poursuit en décrivant son propre intérêt et sa propre appétence pour l’étude des vide-greniers, ces espaces insolites. « C’est là que réside l’attrait et le plaisir : être un marché aux objets d’occasion avec des vendeurs occasionnels […] À l’inverse des enjeux professionnels, il est non pas question de s’enrichir en vendant mais de se débarrasser » [83]. Quasi-paradoxe, sur ce marché d’objets de « seconde main », l’autorité de leur histoire se substitue à leur valeur marchande.

20Le questionnement s’achève sur des réflexions tout à fait pertinentes concernant les rapports entre objets, anthropologie et musées d’ethnographie. Mais l’ethnographe n’a pas à hiérarchiser les objets qu’il étudie et l’ethnographie « du peu » est essentielle car comment « rendre compte de ce qui se passe quant il ne se passe rien » [88] ? L’objet consigne l’histoire. Il est au final « un souvenir repris aux autres que l’on fabrique pour soi » [89], pour reprendre l’une des élégantes formules qui émaillent le texte d’Octave Debary. L’ouvrage s’achève sur un court texte de Howard Becker, intitulé « Mon fakebook », dans lequel l’auteur souligne par l’anecdote le rôle essentiel de la culture matérielle pour la musique, un patrimoine dit « immatériel ». Pari réussi : ce livre parvient à faire dialoguer textes, images et paroles données aux acteurs, illustrant avec finesse les enjeux mémoriels des objets.

Anne Steiner et Sylvaine Conord, Belleville cafés. Paris, L’Échappée, 2010, 120 p

21par Dorothée Serges

22doctorante creda[l], umr 7227

23dserges@univ-paris3.fr

24Dans cet ouvrage Anne Steiner, sociologue, et Sylvaine Conord, anthropologue-photographe, proposent un croisement de regards sur la fonction sociale des cafés du bas Belleville, en deçà de la rue des Pyrénées, là où leur densité est exceptionnelle [6]. L’enquête ethnographique s’échelonne sur trois périodes – 1992-1993 ; 1996-1998 et 2009-2010 – et vise à comprendre les répercussions liées à l’évolution de ce quartier. Pour ce faire, les auteurs proposent une typologie à partir des cafés à terrasse, situés sur de grands axes, et des petits cafés, situés en retrait. Dans les deux cas, les auteurs donnent à voir « la scène que constitue le café » [25] comme un « espace spécifique », « un temps d’arrêt » au centre des flux urbains. Ce livre s’apparente à un spectacle de jouteurs où chaque protagoniste, porteur d’une histoire et d’une culture particulières, est éclairé par et dans « la scène ouverte » que constitue le café. Les auteurs restituent ces « mises en scènes ouvertes », en s’inscrivant dans la lignée des travaux microsociologiques et en offrant une large place aux descriptions des interactions, à la parole des acteurs et au sens qu’ils donnent à leurs actions.

25Anne Steiner poursuit ici un travail initié sur les mouvements radicaux de ce quartier, notamment anarchistes, et sur la fonction sociale du « boire », entendue comme « un acte social accompli dans un contexte social reconnu afin de comprendre les usages de l’alcool par un groupe, culturellement codifié » [1]. Sylvaine Conord complète, quant à elle, une recherche de doctorat effectuée auprès des Juives tunisiennes du café « La Veilleuse », où elle a élaboré une méthodologie basée sur l’usage et la fonction de l’image en socio-anthropologie. La richesse de leurs matériaux tient à la conjugaison entre observation participante, entretiens et prises de vues photographiques. Ainsi, l’originalité des réponses apportées à travers cette monographie des cafés révèle-t-elle l’analyse de microcosmes sociaux, où la présence de deux femmes peut parfois s’avérer problématique, tant dans des espaces où les sociabilités sont essentiellement masculines, que par la présence d’un équipement enregistreur imposant, au détour duquel une réflexion sur la position et l’éthique du chercheur s’est imposée.

26Belleville cafés débute par un rappel historique de l’avènement de ce quartier populaire parisien, situé à l’entrecroisement des XIe et XXe arrondissements. Les auteurs proposent un format de lecture innovant, celui d’un itinéraire que l’on sillonne, rue par rue, plutôt que chapitre par chapitre. Elles procèdent à un découpage par portraits : onze cafés entrecoupés de cinq entretiens où la parole passe du personnel des établissements aux consommateurs. Le détail des ressources bibliographiques mais aussi filmographiques permet d’approfondir, notamment par le biais de références documentaires commentées, les thèmes, lieux et personnages présentés dans le corps du livre. Le choix de ne pas placer de conclusion laisse au lecteur une autonomie relative, car balisée par l’agencement systématique d’éléments organisant son orientation et ses repérages dans l’espace et dans le temps. L’espace est décrit textuellement et visuellement, avec des schémas topographiques de l’emplacement des cafés, de leur façade extérieure à leur décoration intérieure, leur style ainsi que les lieux où consomme leur clientèle. Le temps est quant à lui « retrouvé » par le décryptage d’indices tels que les noms des places, des rues, des enseignes. L’histoire sociale se lit à travers les types de consommateurs, allant des habitués à l’arrivée de nouveaux groupes, dont les origines sociales et ethniques sont le reflet des migrations successives en cours depuis la fin de la Première Guerre mondiale et des rénovations urbaines initiées dans les années 1960 et visant aujourd’hui à la gentrification du quartier.

27Capacité d’adaptation et d’innovation des cafés dans la modernité, le portrait du café « Le Jardin », devenu « Culture rapide-cabaret populaire » en 2007, en est un exemple probant. Situé en retrait, place Fréhel, du nom de la célèbre chanteuse de music-hall, dans le prolongement de la rue Lacroix, sa clientèle a d’abord été liée aux chantiers de construction des années 1950. Les migrations algérienne, yougoslave, portugaise et asiatique ont contribué à modifier, en l’espace de cinquante ans, les habitudes et les habitués. La description des lieux permet de représenter la transformation radicale [99] d’un café sobre en un établissement de spectacles qui se veut scène ouverte – slam, poésie – sur le monde contemporain depuis sa reprise par « Pilote-le-Hot ». La volonté de ce nouveau gérant est de créer une scène qui « compose avec les trucs qui peuvent être plus du théâtre, de la musique » [101], où la clientèle, hétérogène en termes d’origine sociale, ethnique ou de genre, varie tant en fonction des jours de la semaine que des soirées thématiques proposées. Sa détermination renvoie ainsi à un mot d’ordre : venir se cultiver et se restaurer plutôt que s’alcooliser ou se « défoncer » [102].

28In fine, le café s’inscrit à l’entrecroisement du privé/public, comme un « monde en soi » [19] où les sociabilités fluctuent au gré des ajustements, tant socioculturels que structurels, conséquences de la compétitivité du monde moderne. En progressant dans cette lecture, accessible à un large public, on peut se demander si, par analogie avec le film de Percy Adlon, Bagdad Café, les cafés, comme formes culturelles provenant de la « marge », peuvent offrir une autre image, photographies à l’appui, des conséquences culturelles de la globalisation.

Ouvrages

Alain Corbin, Les conférences de Morterolles. Hiver 1895-1896. À l’écoute d’un monde disparu. Paris, Flammarion, 2011, 199 p

29par André Rauch

30Université de Strasbourg

31Laboratoire Images Sociétés Représentations – Paris Panthéon-Sorbonne

32Andrauch42@gmx.fr

33Ce nouveau livre d’Alain Corbin ouvre un chantier jusqu’ici peu fouillé par les historiens, les ethnologues ou les anthropologues. Son projet est de reconstituer les modes d’existence d’un « monde ordinaire », celui « d’où nous venons ». À la lumière d’une histoire compréhensive, l’auteur mène l’enquête dans une petite commune rurale de la Basse-Marche, située au nord de Limoges. Dans la dernière décennie du xixe siècle, Morterolles compte 643 habitants, répartis entre le bourg lui-même et les onze hameaux alentour, ses « écarts ». Le personnage qui devient le héros de l’histoire n’est ni médecin, ni clérical, ni juge de paix, mais instituteur. L’un de ces « hussards noirs » de la République qui font régner l’instruction de l’école primaire jusque dans les plus petits villages de la patrie. Paul Beaumord est l’un de ces pédagogues zélés – peut-être vaniteux, mais qui ne le serait dans ces circonstances ? – qui, durant l’hiver 1895-1896, organise des « lectures publiques ou conférences populaires », en application des directives Ferry de 1882. Bien que l’hiver soit rigoureux, cette année-là, il tient sa dizaine de conférences dans son école. Y assistent environ 150 auditeurs, près d’une moitié d’hommes et un quart de femmes, tous et toutes issus du cru. Participation assidue qui ne faiblit pas, semble-t-il, au cours de l’hiver. Morterolles compte des artisans et des commerçants, deux marchands de vins, six maçons et beaucoup de cultivateurs, paysans ou journaliers. C’est à eux, habitants du bourg et des environs, que s’adresse l’instituteur lorsqu’il parle de « Charlotte Corday », du « patriotisme », de « Madagascar », ou de « Jeanne d’Arc ». Son objectif ? Traiter des sujets d’actualité, mais aussi aborder des thèmes d’intérêt plus général. Pour rendre publique son ambition, il fait publier, dans Le Nouvelliste de Bellac, les titres de ses conférences ainsi que l’effectif – hommes et femmes – de ses auditoires.

34À présent, place au talent de l’historien et à la nouveauté de la recherche. En effet, si les titres des conférences sont connus, en revanche, il restait à Alain Corbin le soin d’en reconstituer les contenus. Car on se demande ce qui a bien pu pousser ces villageois à faire plusieurs kilomètres les soirs d’hiver pour écouter un instituteur énoncer les principes de la République, exhiber quelques grandes figures de l’histoire de France et vanter la conquête coloniale. Tenter de mettre en évidence les passions et les raisons qui incitèrent les auditeurs à regagner la salle de classe et à être attentifs à un propos relativement théorique, même si certaines leçons traitent de questions pratiques qui concernent leur propre activité, tels que « les grands rendements dans l’agriculture » ou « la gelée, ses causes et ses effets ». Mais c’est bien des gens dont nous parle le livre, ce sont ces cohortes de fidèles que veut connaître l’historien.

35Inspiré des objets et des méthodes que cultivent les ethnologues, Alain Corbin avait précédemment reconstitué l’histoire d’un simple sabotier dans une étude aussi audacieuse que celle-ci : Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot[2]. Cette fois, l’enjeu est cependant nouveau : du sabotier illettré qui vivait dans le Perche voisin, archives, cartes et autres documents connus permettaient de reconstituer l’Umwelt ordinaire. L’originalité de l’œuvre résidait alors dans la mise en relation de données jusqu’alors rarement confrontées. Pinagot ne savait pas lire, certes, mais on pouvait relire la vie de Pinagot en reliant des archives. Cette fois, les archives départementales de la Haute-Vienne qui contiennent les dossiers de carrière de l’instituteur et de son épouse, le dossier personnel de Paul Beaumord, les fonds relatant les enseignements dispensés à l’école normale d’instituteurs de Limoges dont il est issu, servent de sources. Elles donnent un cadre, qui sert d’arrière-plan au tableau. Un décor et des acteurs. Il reste à Alain Corbin le soin de composer la pièce et de mettre en scène le discours.

36Surgit alors, sous la plume inspirée de l’auteur, un texte lumineux qui restitue à son lecteur l’imaginaire de la République au village. Il vante les vertus de la grande patrie et les soins apportés à la petite, la valeur de la science et les vertus du progrès, la grandeur de la France et la gloire de son histoire, la fierté de la colonisation et les espoirs de son œuvre civilisatrice.

37Au moment où l’anachronisme nous guette pour retrouver ce monde disparu et alors que s’éloignent de nos yeux les fondements de l’esprit républicain du xixe siècle, de ce livre d’Alain Corbin, au style alerte et stimulant, on retiendra l’audace et le souffle.

Boris Petric et Elena Filippova (dir.), Panorama de l’anthropologie russe contemporaine. Paris, L’Harmattan, coll. « Anthropologie du monde occidental », 2011, 248 p. (traduction de Marie Laëtitia Garric)

38par Sarah Carton de Grammont

39doctorante au laios – iiac (ehess-cnrs)

40sarah.cartondegrammont@wanadoo.fr

41J’ai deux nouvelles à vous annoncer, une bonne et une mauvaise : la première est la parution en français des interventions de nos collègues russes au colloque « Renouvellement méthodologique et théorique de l’anthropologie sociale : un dialogue franco-russe » (Moscou, 2008), co-organisé par l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (ehess) et l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie Miklouho Maklaj (Académie des Sciences de Russie) ; la seconde est que ces Actes ne reprennent pas les textes des intervenants français, comme si ce que l’anthropologue français avait à dire à son collègue russe ne pouvait intéresser le lecteur français ou francophone et vice versa. On ne peut toutefois sérieusement prêter aux directeurs de l’ouvrage l’intention de maintenir un quelconque « Grand Partage » – gageons donc que si, de ce dialogue, ne nous parviennent, comme dans une conversation téléphonique tronquée, que la moitié des réparties, cela doit tenir à des difficultés éditoriales [3]. Reste que du « dialogue », on passe au « panorama », et du « franco-russe » au « russe » : voilà un titre bien ambitieux. « Diaporama » serait plus juste – les directeurs ne prétendent pas à l’exhaustivité ; « russe », mystérieux adjectif, s’entend ici comme l’anthropologie pratiquée actuellement par des collègues formés ou rattachés à titre principal à des institutions de la Fédération de Russie, que leurs objets ou terrains soient rattachés à ladite fédération, à l’espace post-soviétique, ou à d’autres encore – anthropologie « de Russie » à l’exclusion de l’anthropologie « de la Russie » pratiquée par des chercheurs rattachés à des institutions relevant d’autres entités politiques.

42Ces précisions apportées, il faut souligner la pertinence de cet angle d’approche : si l’anthropologie veut poursuivre une réflexion épistémologique et réflexive sur les savoirs qu’elle produit, comment, dans quels contextes, et comment ces savoirs sont-ils éventuellement perçus, reçus, ou instrumentalisés ? Si le comparatisme reste, selon l’adage de Paul Veyne, « l’inventaire des différences », alors oui : il y a bien des spécificités de l’anthropologie russe contemporaine sur lesquelles, après les « Regards sur l’anthropologie soviétique » [4], après le travail de F. Bertrand [5], après le numéro spécial d’Ethnologie française[6], il faut revenir. Ces préoccupations réflexives sont justement au cœur des interrogations de la plupart des auteurs ici réunis, et l’on constate que les manières de poser les questions méthodologiques et politiques de nos collègues ont bien changé depuis vingt ans, comme en témoignent les titres des deux parties qui composent l’ouvrage (1. Aperçus historiques et débats théoriques, 2. Nouveaux objets, nouveaux terrains). L’introduction de l’ouvrage (Petric et Filippova), passionnante, permet de recontextualiser l’ensemble des articles, mais aussi des parcours singuliers, mais enfin l’état de l’art et les conditions de l’exercice du métier. Être anthropologue, dans cet ex-empire continental mais émietté, en crise économique mais s’ouvrant à de nouvelles opportunités (avec leurs contraintes de « financement par projets », « recherches appliquées » et autres « expertises »), libéré du joug du dogme et désormais ouvert à un possible pluralisme intellectuel, c’est pourtant être en proie à des formes de violence qui vont, pour les valeureux collègues, du soupçon d’espionnage à l’assassinat, et pour les populations qu’ils étudient, de la récupération de discours savants ou pseudo-tels dans des discours politiques nationalistes, à de véritables conflits armés : les questions d’éthique et d’engagement prennent ici une acuité particulière, quoique la Russie n’ait pas le triste monopole des violences « interethniques ».

43La question de la responsabilité des ethnologues est donc transversale à différents chapitres : Tishkov revient sur la grandeur et la décadence de la notion d’« ethnos » articulée à celle de « fédéralisme ethnique » ou de « droit à l’autodétermination » tels que promus à la période soviétique, faisant l’inventaire historique des concepts (et de leur application) d’espace, de frontière, de territoire et de culture, de leurs racines romantiques à nos jours, interrogeant les idées de patrie historique, de primauté, d’antériorité, d’autochtonie, tout comme de celles de minorités/majorités ethniques… pour finir par un plaidoyer fédéraliste où la coïncidence entre « cartes ethniques et politico-administratives » aurait permis à la « mosaïque ethnique » de la Fédération de « se conserver » [42]. Sokolovskii traite ces questions par un retour sur les deux périodes de l’anthropologie soviétique – « héroïque » (1910-50, promotrice de la sauvegarde des peuples menacés), et « scolastique » (1950-80, figée autour de la notion d’ethnos et de la figure de Bromley), dont l’héritage serait toujours aussi vivant que mortifère, avec ce qu’il porte de naturalisation des catégories d’identité, de vision organiciste du social, d’évolutionnisme renforcé sous le règne du marxisme et de ses « stades », de rapport aujourd’hui toujours ambivalent à la « modernité » et surtout à son pendant – l’incontournable « obscurantisme » (notamment « islamiste »), et de funestes conséquences en termes d’« âmes des peuples », « psychologies ethniques nationales », « ethnogenèse », et autres « ethnophores » [74-75] instrumentalisés dans les conflits armés. Papier en forme de cri d’alarme : tableau globalement désastreux, dénonciation d’un ethos « entrepreunarial » [78], d’une historiographie de la discipline restant hagiographique, du créneau providentiel de la « culturologie » pour les anciens enseignants de marxisme-léninisme [7], etc. De manière percutante, Schnirelman se livre à une opération salutaire de désenfumage autour de « seuil de tolérance », « conflit » et autres notions pseudo-scientifiques brandies à propos des immigrés en Russie, remettant l’accent sur les contextes sociaux d’arrivée des migrants. Article assez mordant : l’auteur note que ces théoriciens du seuil de tolérance n’ont pas essayé d’appliquer leurs idées à l’effet de la colonisation russe sur les populations locales [127] et souligne l’inversion de l’emploi des termes « autochtones » et allogènes, korennoj (autochtone), autrefois réservé aux minorités, aux dominés, aux colonisés, étant aujourd’hui appliqué à la population locale dominante [135].

44Dans un article touchant et intimiste, Kouznetsov fait un retour sur l’histoire de la discipline en Russie, plongeant dans les archives de Boas à propos du séjour d’Averkieva chez Bogoraz à Columbia puis avec Boas chez les Kwakiutl, retraçant les attentes cruellement divergentes auxquelles la malheureuse impétrante fut confrontée de part et d’autre. Ryjakova réfléchit aux outils et aux postures sur le terrain, le but de ce dernier étant défini comme de « pénétrer de façon intime (sic !) le fonctionnement de la culture qu’il [l’ethnographe] étudie », et à leurs conséquences (caméra et altération de l’« authenticité » du rite, ou à l’inverse, libération de l’observateur) : si l’usage de la réflexivité s’arrête, ici, au constat d’une co-construction des données par l’ethnographe et ses informateurs, la comparaison des terrains indiens et biélorusses n’est pas sans intérêt.

45Sur un ton en apparence primesautier, Chtchepanskaïa pose un cas limite et une question fondamentale à notre communauté : le cas limite est d’essayer de faire une anthropologie du proche qui serait du si proche qu’elle serait une « auto-ethnographie » [98], « ethnographie de l’ethnographie » [99], réduisant la distance entre observateur et objet jusqu’à éliminer la position même de l’objet. La question est : que se joue-t-il, lorsqu’un collègue, dans les couloirs feutrés de l’Académie, raconte, on ne sait trop (et c’est là l’enjeu) à quel degré d’humour ou de croyance, selon la marge de flou entre distance et adhésion permise ou non par l’interaction, avoir fait la rencontre nocturne, dans un village abandonné d’une région reculée, d’un vieillard inquiétant donné pour « esprit de la maison » ? En d’autres termes (qui ne sont pas ceux de l’auteure) : quelle est-elle, cette étrange rationalité d’une science qui se veut scientifiquement observatrice et restitutrice de rationalités autres que la rationalité « scientifique » ?

46À l’inverse, Demintseva fait le pari du décentrement pour réfléchir le proche via le lointain : partant du double constat de la sur-médiatisation des émeutes françaises en Russie et de leur interprétation culturaliste d’une part [149], et de celui du racisme ordinaire en Russie et des difficultés en tant que Russe à enquêter par exemple sur la manière dont les Kirghizes de Moscou vivent les discriminations au quotidien d’autre part, elle se lance, comme « étrangère confrontée aux mêmes difficultés que les enquêtés », dans un travail sur les « Beurs-Arabes » « en » France : elle observe ainsi comment se déclinent identités assumées et assignées, différenciations « internes » entre « Algériens/Marocains/Tunisiens », ou entre « Arabes » vs « Berbères » [158]. La discussion sur « quartiers-ghettos » [156-157] mériterait d’être approfondie, mais son attention aux phénomènes d’autocensure et d’auto-identification « ni-ni » (ni d’ici ni de là-bas) est sensible. Sa référence à Taguieff sur un racisme contemporain qui serait enfermé dans la phobie d’une non-différence culturelle [165] est fort stimulante pour la Russie contemporaine.

47Abachin met brillamment à bas la distinction opérée par les « soviétologues » et administrateurs soviétiques des confins musulmans, entre islam « officiel » vs « non-officiel et populaire », et, aujourd’hui, entre « traditionalistes » (d’un islam libéral et enraciné) vs « fondamentalistes » (extérieur et extrémiste), à travers son enquête de terrain dans un village du Tadjikistan où un conflit religieux couve puis éclate dans les années 1980-1990. Repartant de la définition bourdieusienne du « champ religieux comme monopole […] du droit de communication avec le monde supra-sensible » [172], du contexte de la « concurrence pour les différentes sources de pouvoir symboliques et matérielles et pour la redistribution des positions et des capitaux durant la période de la crise de l’État et de la Perestroïka », et de trajectoires d’accession à la fonction d’imam ou de mollah par transmission héréditaire ou par pèlerinage à la Mecque (hadj), il nous rappelle combien il est salutaire de rester les pieds dans la glaise du local, y compris pour comprendre les voyageurs.

48Pimenova, elle, nous présente à travers une enquête sur le renouveau, d’abord urbain, du chamanisme à Touva, une « revisite » palpitante de la question du récit de vie comme construction progressive du discours de présentation de soi et coproducteur d’identités (« identités narratives »). Anciens psychologues, policiers, artistes ou chauffeurs narrant leur reconversion professionnelle [192], elle examine finement deux éléments-clés de ces récits : l’hérédité et l’élection spirituelle, elle-même déclinée en « subie/acquise » [194] – voire conquise ? – y compris via des formes de parentés électives permettant la transmission de certains esprits auxiliaires de maîtres chamanes touvas à des néo-chamanes russes. C’est aussi à une revisite de « l’illusion biographique » de Bourdieu que nous sommes conviés [208] : qu’importent ici les « grands ancêtres », l’approche est résolument constructiviste, pragmatique et subjectiviste.

49Enfin, Filippova s’interroge sur la création paradoxale d’un « ethnos » bouriate dans le cadre évoqué supra d’une idéologie soviétique postulant et imposant un lien et une cohérence entre nation, territoire et État, toutes notions étrangères à la société bouriate pré-soviétique : c’est donc de l’acculturation (au sens de Bastide, bien que le terme ne soit pas employé) de ces notions, puis de leur instrumentalisation contemporaine, qu’il est question [216-217], depuis le premier recensement général de la population de l’Empire russe (1897) et autres « Douma de la Steppe » (1822) ou « Statut spécial des Indigènes » [219] à nos jours. Elle montre comment l’on arrive, via l’obsession de l’ethnogenèse, à remonter jusqu’à Gengis Khan voire au néolithique, alors que tout, y compris les rites funéraires, inviterait, dans cette société autrefois nomade, à l’effacement [231].

50On regrette que la translittération soit anarchique, les bibliographies parfois imprécises et la traduction par endroits calamiteuse (le russe académique n’étant certes pas réputé pour sa légèreté). Cela n’ôte rien à la qualité de l’ensemble de l’ouvrage, qui intéressera quiconque s’interroge sur l’histoire de notre discipline, ses conditions d’exercice actuelles, ou des champs spécifiques (racisme, renouveaux religieux, ethnicisation des rapports sociaux, etc.). L’ouvrage en dit long aussi par ses angles morts : parmi les « nouveaux terrains, nouveaux objets » présentés ici, point de santé, d’urbain, de mémoire, d’industrie, d’environnement, d’économie…

Altan Gokalp, Têtes rouges et bouches noires et autres récits. Présenté et édité par François Georgeon et Timour Muhidine. Paris, cnrs éditions, coll. « Bibliothèque de l’anthropologie », 2011, 542 p

51par Hélène Bayard-Çan

52Université de Çukurova (Turquie)

53hbayardcan@cu.edu.tr

54Ouvrage posthume de réédition de textes majeurs d’Altan Gokalp (1942-2010) publiés entre 1975 et 2007 et réunis par François Georgeon et Timour Muhidine, ce volume « a pour ambition de retracer le parcours scientifique d’Altan Gokalp » [ix] et présente ses travaux en anthropologie mais aussi son intérêt pour la littérature populaire turque.

55L’ouvrage se compose de 28 chapitres distribués en trois parties. Dans la préface, Pierre Bonte, collègue et ami d’Altan Gokalp, rappelle les qualités d’enseignant et de scientifique de ce dernier et revient sur les centres d’intérêt d’Altan Gokalp, ce « passeur » offrant une « “traduction” d’une culture étrangère sous les signes de la culture française » [xxiii].

56La première partie, qui donne son titre à l’ouvrage et occupe presque la moitié du livre, présente la thèse de doctorat d’Altan Gokalp (1980). Il s’agit d’une monographie portant sur les Çepni, communauté tribale chiite d’anciens nomades sédentarisés au début du xxe siècle dans la région égéenne.

57Les principes d’organisation sociale des Çepni sont étudiés à l’aide de données et d’observations ethnographiques, linguistiques et historiques, que Gokalp décrit d’un point de vue structural et dont il dégage l’organisation segmentaire.

58La deuxième section de la thèse traite de la parenté et de l’alliance chez les Çepni et évoque les dimensions politiques de leurs stratégies matrimoniales. La description des différentes étapes des mariages met l’accent sur le rôle de la communauté « en tant que troisième partenaire de l’ensemble des échanges matrimoniaux » [128]. Par ailleurs, une étude des relations d’alliance entre les différents lignages et patrilignages permet de démontrer la présence d’un système d’échange généralisé que l’on retrouve dans toute l’Anatolie. Après avoir évoqué l’organisation politique du groupe, l’auteur en aborde l’économie, qui, parallèlement au processus de sédentarisation, est passée d’une économie fondée essentiellement sur l’élevage à une économie d’agriculture.

59Dans la troisième section de sa thèse, Gokalp cherche à « déterminer la place et la nature du système religieux des Çepni » [14], à la base de leur identité chiite et issu de nombreux syncrétismes. La religion institue une dimension communautaire alternative à l’organisation politique et sociale du groupe tribal. À travers l’étude d’un groupe chiite oghuz particulier, Altan Gokalp éclaire ainsi de nombreux pans des sociétés turcophones en général et de la culture turque traditionnelle, nomade et rurale en Anatolie.

60La deuxième partie de l’ouvrage reprend un recueil d’articles en cours d’élaboration portant sur « l’univers symbolique des Turcs » [237]. Après une évocation des principes et des personnages du panthéon de la religion antéislamique turque, Gokalp aborde des légendes anatoliennes dont il cherche à dégager les aspects syncrétiques et à voir comment elles s’articulent avec des faits actuels. Les récits de rapts de femme par un ours éclairent ainsi les règles de l’alliance et montrent comment se concilie la règle de l’échange généralisé, commune aux sociétés turco-mongoles, avec son contraire quant aux conséquences structurales : le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale, qui correspond au système de mariage canonique musulman. Dans un autre article, l’auteur se penche sur une fête pastorale originale qui prend une structure et des formes carnavalesques. S’ensuivent trois articles traitant de légendes ayant cours en Anatolie, dont Gokalp essaye de déterminer les origines et portées symboliques : la légende de la nymphe blonde, celle de ˜Sahmerân, créature surnaturelle mi-femme mi-serpent et les légendes appartenant à trois registres interreligieux autour du quartier d’Eyüp, lieu de pèlerinage à Istanbul. Enfin, un article basé sur le Livre de Dede Korkut, récit épique de la geste Oghuz, insiste sur la spécificité nomade à concevoir le territoire dans sa relation déictique à l’espace : « c’est le nomade qui définit l’espace par rapport à lui […] alors que le sédentaire est défini par son espace » [330].

61La troisième partie de l’ouvrage traite « de la religion, de la langue et de la culture des Turcs d’Anatolie » [339]. L’auteur s’intéresse notamment au concept de « tradition » et recherche comment des faits contemporains s’inscrivent dans le prolongement de la tradition. Il évoque ainsi l’évolution de la musique populaire ; les rapports entre héros, saints et monstres, êtres complémentaires au sein de l’islam populaire turc ; la relation entre le nomadisme pastoral et l’unité villageoise ou l’organisation sociale ; les stratégies matrimoniales turques et les mariages entre parents ; la notion du sacrifice en islam turc et la fête du sacrifice à Istanbul. Les cinq derniers chapitres abordent le sujet de la littérature. L’auteur montre d’abord l’importance de l’écrit dans une « tradition de l’“auralité” » [472], c’est-à-dire « à mi-chemin entre l’oral et l’écrit » [465]. Il explore ensuite les injures et malédictions (ilenti) en turc pour en proposer un catalogue classé et commenté. Il étudie l’humour et les registres de langue du théâtre d’ombres turc Karagöz, avant de présenter un panorama de l’évolution de la littérature contemporaine en Turquie pour finir par un guide de lecture de l’œuvre de Yachar Kemal.

62Cet ouvrage offre ainsi un large éventail des axes d’études d’un grand chercheur sur la Turquie et montre ainsi la « diversité des approches et des objets de recherche » [xxii] abordés par Altan Gokalp, même si les aspects de son travail concernant l’immigration, thème auquel il s’est intéressé, restent en marge de ce livre. On y voit par ailleurs l’approche spécifique de ce chercheur qui pose sur ses objets d’étude un œil d’anthropologue, mais aussi de linguiste (en cherchant notamment de façon systématique l’étymologie des concepts auxquels il se réfère) et d’historien. Du fait qu’il s’agit d’un recueil de textes, les répétions sont fréquentes, les divers articles se répondant en écho.

63Même s’il fait souvent appel à des termes et concepts savants, cet ouvrage saura intéresser toute personne qui veut se familiariser avec l’anthropologie ou la littérature populaire turques, comme avec l’histoire de l’Empire ottoman. Il restera, sans conteste, une référence dans la littérature des études turques.

David Le Breton, Éclats de voix. Une anthropologie des voix. Paris, Métailié, 2011, 281 p

64par Cécile Charlap

65Doctorante au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe

66Université de Strasbourg

67cecilecharlap@wanadoo.fr

68Avec Éclats de voix, David Le Breton poursuit son anthropologie du corps et se penche sur une matière invisible, évanescente, et pourtant au cœur de l’anthropos : la voix. Il propose, ce faisant, de se départir du sens des mots pour se confronter au souffle qui les contient.

69L’introduction problématise la question de la voix et la complexité de cet objet. Entre corps et langage, la voix est à comprendre comme une « matière sonore à la fois sociale, culturelle, sexuée, affective, singulière, marquée par des ritualités et des émotions propres à une communauté linguistique à un moment de son histoire » [12]. L’anthropologue analyse, tout d’abord, le caractère ontologique de la voix. Divine et mythique, elle est ce souffle qui crée le monde. Donnant chair au langage, elle joue un rôle essentiel au sein de l’interaction sociale et se voit soumise aux codes vocaux propres à chaque culture. Par elle, en outre, s’énonce la subjectivité. La voix est l’objet d’un développement biopsychosocial que l’auteur analyse dans une deuxième partie. On y comprend le rôle fondamental joué par la voix dans le sentiment de soi et l’inscription dans la relation. Le processus d’entrée dans le langage constitue un premier processus de socialisation particulièrement prégnant pour l’enfant. L’auteur se penche ensuite sur ce qui vient rompre l’évidence de la voix et propose une analyse de ces voix qui détonnent : il en est ainsi du cri, de l’abstention de la voix ou de la voix handicapée par une altération organique. Si, dans le déroulé du quotidien, la voix passe inaperçue, son altération retranche l’individu du lien social.

70David Le Breton approfondit cette question en abordant les enjeux soulevés par la voix des personnes sourdes et l’évolution des représentations qui lui ont été associées. Les différents usages de la voix sont l’objet de la partie suivante. Source de jouissance, espace de réassurance ou d’affirmation, objet de discrimination ou instrument de pouvoir, la voix est dotée d’une efficacité majeure. L’anthropologue poursuit en interrogeant la voix au prisme de la mort : l’appréhension de la mort comme les ritualisations qui l’entourent passent par la vocalité. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux arts de la voix. L’auteur y démontre la place fondamentale de la voix dans notre culture de l’écrit. Son usage à destination d’un public est un enjeu majeur car la parole « ne vaut que ce que vaut la voix qui la soutient » [264].

71Avec cet ouvrage, David Le Breton nous propose de dépasser l’apparente évidence de la voix pour appréhender l’efficace de ce souffle immatériel. L’exigence de problématisation permet de se saisir des enjeux qui sous-tendent cet objet complexe. La qualité des analyses et la richesse du matériau sur lequel elles s’appuient en offrent une mise en perspective forte, à une époque où la voix s’est à la fois affranchie des contraintes d’espace et de temps et s’est profondément aseptisée. Il en est ainsi des voix au sein de l’espace médiatique : accents, inflexions et aspérités en sont gommés au profit d’une neutralité de plus en plus désincarnée. Les particularités des groupes linguistiques tendent désormais à se dissoudre lentement dans un parler uniformisé.

Florence Bouillon, Les mondes du squat. Paris, Presses universitaires de France, 2009, 249 p

72par Pierre Bouvier

73Université Paris Ouest Nanterre

74ehess-iiac/laios

75pbouvier@msh-paris.fr

76Florence Bouillon dresse un panorama des mondes du squat, icône sociale des apories de ce tournant de millénaire. Le terme « squat » est associé étroitement à la notion de lien social. Il suscite une attention indéniable, en particulier dans le cadre d’une morale sociale dont les assises reposent, en grande partie, sur la démarche sociologique, c’est-à-dire sur l’étude des phénomènes sociaux dans une perspective non essentiellement analytique sinon descriptive mais à connotation éthique. Célestin Bouglé sera l’un des représentants de cette école pour laquelle l’analyse ne va pas sans des prescriptions résultant des éléments étudiés. Le social, les représentations collectives, les faits sociaux sont, pour lui, rattachés à une philosophie du monde qui considère que la démarche scientifique ne peut aller sans un positionnement conduisant à porter un jugement d’ordre moral sur les phénomènes observés.

77Sur cette position, l’influence du siècle des Lumières est indéniable. L’idée de justice est consubstantielle non seulement aux débats de société mais à l’étude des sciences. À la suite de Jean-Jacques Rousseau, Condorcet a dressé une Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Par l’analyse précise du mouvement des idées, ces progrès permettraient l’advenue d’une humanité délivrée des préjugés, du hasard et de l’infortune.

78Dans l’idée de squat, aujourd’hui, une portée renouvelée est donnée à une éthique de l’association. Squat n’est pas d’origine anglophone comme cela est souvent dit, mais provient d’un vocable du vieux français esquater, esquatir. Il implique l’action de se poser contre le sol. Il définira le fait associé à une action humaine procédant à la station assise ou couchée sur une étendue de terrain. Ultérieurement, et entre autres, dans les régions conquises par les Européens, le squat désignera un ensemble de personnes posant leurs biens et leurs avoirs sur des terres. Les colons les définissent à toutes fins utiles comme terra nullius, au cas où se présenteraient d’éventuelles réclamations d’aborigènes. Cela signifie que les territoires concernés sont vides d’occupants, et plus encore, en dernier ressort, d’humains aptes à en extraire les richesses. Une telle situation a prévalu lors de la colonisation du continent australien. Ainsi, par la suite, le squat pourra désigner des personnes occupant un territoire et s’y installant sans pour autant disposer des droits de propriété effective y afférant mais dans un contexte différent que celui qu’analyse Florence Bouillon.

79Ainsi, comme le montre l’auteur en ce début de millénaire, les conditions qui prévalent conduisent des individus à reconsidérer les options qu’antérieurement des générations avaient espérées et partiellement réalisées dans le contexte des Trente Glorieuses. Les figures rhétoriques et effectives de crise d’origine économique dressent de nouvelles scènes sociales. La justice, dont l’égalité de traitement des citoyens vis-à-vis des nécessités liées à la vie en société, n’est plus au rendez-vous. L’expansion associée aux années de relative prospérité ne dresse plus ses perspectives positives. L’accession aux biens de consommation, l’inclusion des individus dans un cercle vertueux de l’emploi, du salaire et de la consommation n’est, de fait, plus à l’ordre du jour. La crise économique et structurelle crée une situation de pénurie d’espace disponible qui concerne non seulement le bâti des années 1950-1960 ayant subi une dégradation croissante, faute de suivi, mais également le volet des possibilités en termes de logement accessible à des populations dépourvues de moyens telles que, en particulier, celles relevant de l’immigration : sans-papiers signifie également sans-logis.

80Dans la plupart des villes, qu’elles soient capitales d’État ou cités d’importance, la crise du logement non seulement perdure mais tend à accentuer sa pression sur les populations les moins favorisées sinon sur les classes moyennes. Face à une telle situation, l’une des réponses des personnes concernées sera de s’approprier des locaux apparaissant comme vides d’occupants et de s’y installer. Les squatteurs courent le risque d’un dépôt de plainte de propriétaires privés ou publics réclamant la jouissance de leur bien, en l’occurrence le lieu occupé. Lorsqu’il s’agit d’un bâtiment appartenant à une municipalité, et selon l’orientation politique de la majorité qui gère telle ou telle localité, des possibilités plus souples que l’expulsion manu militari existent souvent. Des contrats d’occupation précaire peuvent être établis entre la Ville et les squatteurs. En attente d’une affectation définitive des locaux préemptés, des autorisations peuvent également, pour une durée limitée, leur être accordées. Au mieux, et c’est ce qui se dessine pour quelques squats, les autorités locales acquièrent le lieu et accordent un bail à ces occupants a priori illicites. Dans les années 1990 une vague d’occupations eut lieu. Les squats présentent la particularité d’installer ceux qui les initient – hommes, femmes, enfants – dans ces locaux inoccupés. Ces « ensembles » sont des collectifs qui, à un titre ou à un autre, s’élèvent contre leur mal-logement. Leurs interventions balaient un large champ. Tel ou tel squat portera son attention sur des questions relevant du social, de l’économique, du politique ou du culturel. Ce qui rassemble ces différents collectifs tient à leurs critiques d’une société dite démocratique mais où prévaut, de plus en plus, l’exclusion plus que l’intégration et la solidarité. Particulièrement remarquables en termes de lien social sont les regroupements intitulés « squarts », mot-valise désignant des occupations réalisées par des artistes s’installant dans des locaux qui, le plus souvent, sont d’anciennes usines, des entrepôts, des ateliers, voire des lieux d’habitation, cadres marqués par la donnée centrale qu’est le travail subi. Il est paradoxal ou symboliquement intéressant de constater que l’insertion s’effectue dans des espaces qui, pour certains, ont vu des générations d’ouvriers et d’employés, lieux qui étaient vécus comme rédhibitoires car facteurs de contrainte sinon d’humiliation. Les « squarteurs » se réclament dans le même temps d’un goût du travail, de l’effort pour obtenir le but recherché : une production artistique faite de confrontation plus ou moins violente avec des matières apparemment inertes mais comme résistantes ou s’opposant implicitement à la déformation que l’artiste veut leur faire subir. Proches du travail de l’ouvrier qualifié ou de l’artisan, les « squarteurs » savent y faire référence. Donc ils prolongent un lieu, des gestes, des valeurs, celles de maîtrise de la matière, de force physique et d’habileté manuelle et intellectuelle, qui ont marqué ces enceintes aujourd’hui closes. Mais ils le font dans un contexte symbolique qui, dans son projet, met en exergue non la contrainte du travail subi car indispensable mais comme à l’inverse une activité, une production qui se rattache à du travail mais dans une arène où prévalent les notions de libre choix, de liberté, de réalisation existentielle. Ils établissent un espace de vie où coexistent des expressions personnelles mais également collectives. Il ne s’agit pas de « fait social total », notion avancée par Marcel Mauss, lequel peut mettre en mouvement la totalité de la société et de ses institutions ou du moins un grand nombre de ces dernières. On est, comme le montre l’analyse socio-anthropologique, en présence non d’institutions établies ou en cours d’institutionnalisation mais de trajectoires individuelles et collectives venant pour des raisons complexes – culturelles, économiques, sociales – en résonance et ipso facto en solidarité voulue et assumée.

81L’ouvrage de Florence Bouillon aborde nombre de ces questions liées aux squats, questions plus que contemporaines, et en présente un vaste panorama. Il éclaire, entre autres, les apories des discours publics où se côtoient indifférence, sinon hostilité, vis-à-vis de ces pratiques, ainsi que, parfois, un soupçon de mansuétude.

Jérôme Courduriès, Être en couple (Gay). Conjugalité et homosexualité masculine en France. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2011, 443 p

82par Martine Segalen

83Université Paris Ouest Nanterre La Défense

84msegalen@u-paris10.fr

85Tout le livre est dans la parenthèse du titre. En raison des difficultés et des limites d’une enquête sur les couples homosexuels, dont l’auteur s’explique d’entrée de jeu, cet ouvrage dépasse nettement le sujet en proposant, pour chacun des thèmes abordés, une large perspective sur la modernité contemporaine de la conjugalité – ce qui l’amène à montrer en quoi les gays en couple sont, sous certains aspects, différents des autres, mais sous d’autres, en partagent toutes les caractéristiques. Dans la mesure où il aborde de très nombreuses facettes de la vie conjugale en général, l’ouvrage mobilise un vaste registre de références bibliographiques enrichies de nombreuses publications étrangères qui contribuent à asseoir sa démonstration.

86Il s’agit bien là d’un travail scientifique pionnier sur un sujet nourri des représentations les plus contradictoires. Pour la première fois, une enquête ethnographique permet d’entrer dans l’intimité et la complexité des situations de vie commune masculine ; ce fut sans nul doute une enquête difficile parce qu’elle concerne une sexualité qui n’a pas gagné toute sa légitimité en France. Pour cette raison, l’auteur n’a pu avoir recours à l’entretien direct à partir de la méthode de la boule de neige, allant d’un couple à l’autre, recevant l’enquêteur pour lui raconter sa biographie. Le terrain se refusant, Jérôme Courduriès, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, a dû inventer une méthode de contact à distance par internet, renonçant à passer par des associations (plus ou moins militantes) comme c’est le cas dans la plupart des travaux concernant ces questions ou celles, connexes, de l’homoparentalité. Dans l’annexe 1, il s’en explique, remarquant que la rédaction de la question d’appel à témoignage, intégrant la notion d’« être en couple », soulevait déjà des interrogations de la part des gays.

87Au total 23 biographies ont été recueillies ; des entretiens téléphoniques ont été passés comme dans l’enquête sur la sexualité conduite par Nathalie Bajos, Michel Bozon et Nathalie Beltzer [8]. Ainsi donc, par internet, par téléphone, par l’étude d’autobiographies, par le biais des quelques rares entretiens en face à face que certains de ses interlocuteurs ont bien voulu lui accorder, Jérôme Courduriès trace les modalités de la vie en couple gay. Il s’appuie aussi sur la lecture des magazines gay, afin de resituer les comportements singuliers dans le contexte de ce qui constitue le milieu gay et dans ses récentes évolutions sociologiques. Si le matériau est relativement mince, il met néanmoins en lumière la diversité des situations relatives aux tensions – que connaissent d’ailleurs tous les couples – entre fusion conjugale et autonomie individuelle.

88La restitution de l’enquête étant particulièrement honnête, Jérôme Courduriès ne s’avance jamais au-delà des hypothèses lorsque les données font défaut et il sait éviter d’être dupe d’un discours idyllique qui lui est parfois servi. De plus l’ouvrage est d’une lecture très agréable car l’auteur a su trouver le ton juste, empathique, délivré de tout jargon. Il remarque aussi que ses interlocuteurs n’ont pas recours « aux discours militants qui déplorent que l’homosexualité en couple “sacrifie à l’hétéro-normativité” » et observe parmi eux une « absence de référence à une expression politique de l’expérience homosexuelle » [138].

89Le fonctionnement du couple gay s’inscrit dans deux paradoxes qui vont être déroulés tout au long de l’ouvrage : les gays veulent-ils se reconnaître dans le terme même de « couple » qui se réfère à l’hétérosexualité, ou bien inventent-ils un nouveau mode d’être ensemble, dans une conjugalité sans fidélité, avec des pratiques sexuelles masculines, très différentes des pratiques féminines ? Dès le premier chapitre consacré à la formation du couple, les réponses font état de tensions relatives au lien entre le sentiment amoureux et la sexualité. Chez les gays, « à l’origine de la conjugalité, la sexualité occupe une place centrale » [55], avant même la naissance d’un sentiment. S’installer à deux dans le même logement est une décision qui ne va pas de soi et se mûrit lentement. Certains, tout en se disant « en couple », ont préféré garder leur propre logement, comme un geste de prudence à l’égard de l’avenir. Quels que soient les arrangements, « la corésidence conjugale gay revêt donc à double titre, un caractère transgressif : parce qu’elle va à l’encontre des modèles longtemps valorisés parmi la population homosexuelle masculine, parce qu’elle est mise en œuvre dans une société où l’homosexualité n’est pas encore une orientation sexuelle tout à fait légitime. La contestation ne se loge pas ici dans le refus de vivre ensemble mais dans le choix de vivre sous le même toit et de donner ainsi à sa relation conjugale un caractère totalement transparent » [110].

90De nombreux extraits des récits recueillis via Internet montrent les différentes façons d’être ensemble : couche commune, mais pas toujours, une ou deux armoires, espaces individuels ou collectifs – autant de signes matériels renvoyant à un thème qui traverse toute l’analyse, à savoir la domination de l’un des deux partenaires sur l’autre que Jérôme Courduriès repère aussi bien à propos des arrangements domestiques (qui fait la cuisine) que sexuels (qui est passif, qui est actif). S’installer en couple oblige à rendre publique son homosexualité, et l’auteur rapporte les récits de l’annonce aux parents (qui semblent bien l’accepter – mais est-ce un biais de l’enquête qui a conduit à ce que seuls les porte-parole de conjugalités gay réussies aient accepté de témoigner ?) et la façon dont ces hommes se pensent, maintenant que la cohabitation a rendu visible l’orientation sexuelle, insérés ou réinsérés dans les réseaux de parenté et d’amitié.

91Le deuxième chapitre développe une analyse très pertinente du Pacs qui vaut pour tous les couples, puisque l’on sait que ce sont, à plus de 90 %, des couples de sexe différent qui se sont emparés d’une mesure visant initialement à protéger les couples de même sexe. Gain pour les gays ou mise au pas ? Acte à finalités purement fiscales et administratives ou acte à portée symbolique ? Observons que des amendements législatifs en 2005 ont inscrit dans le pacte non la « fidélité », mais l’obligation de « solidarité » – et c’est là une différence essentielle en regard du mariage –, que l’auteur tente de cerner à travers l’étude des arrangements financiers au sein des couples gay, objet du chapitre trois. Les réponses à ses questions ont été particulièrement maigres, les réserves à l’égard de ce sujet (contrastant avec une relative transparence concernant les pratiques sexuelles) montrent les interrogations et les incertitudes des répondants et soulignent surtout le rôle de l’inégalité sociale et de revenus dans certains couples. La norme contemporaine étant égalitaire, les enquêtés rechignent à mettre en mots des situations révélant que celle-ci n’est pas respectée dans leur couple. La plupart font état d’une gestion individualisée de leurs ressources, à l’image de nombre de familles recomposées.

92Avec le chapitre quatre consacré à l’organisation domestique des tâches ménagères, l’auteur aborde un sujet passionnant qui renvoie aux représentations des rôles et des hiérarchies qui y sont attachées. Dans tous les couples, la répartition des tâches est un enjeu de pouvoir, qui peut se manifester de façon très visible dans les couples les plus hétérogames sur le plan de l’âge et des ressources. Jérôme Courduriès, face à un matériau qui ici aussi s’échappe, analyse les non-réponses comme la manifestation d’une crainte de l’objectivation d’une pratique inégalitaire allant à l’encontre de l’idéal amoureux et de l’équité au sein du couple. Il laisse cependant entrevoir des exemples de couples où celui des deux qui s’occupe du linge est celui-là même qui occupe une position réceptive lors de la pénétration anale, terme utilisé sans détour dans le quatrième chapitre, qui, s’il ne recule pas devant la violence des mots, analyse cependant avec pudeur les pratiques sexuelles masculines qui sont mises en regard de la norme égalitaire. Or le coït masculin « reconstruit une féminité et une masculinité » [293] ; les récits montrent la mise en œuvre de la diversité des pratiques, soit dans un contexte d’égalité, soit dans un contexte de déséquilibre, l’auteur citant le cas extrême d’un couple dans lequel l’un des deux partenaires est au chômage, séropositif, assume les tâches domestiques et est passif. La mise en couple n’implique pas non plus nécessairement la fidélité, et des exemples sont développés des tensions entre sexualité routinière et besoins sexuels, la question débattue étant de savoir s’il faut le dire au partenaire : certains parlent de tromperie, d’autres cachent leur vagabondage sexuel ou bien encore le non-dit règne. L’examen de ces diverses attitudes est mis en rapport avec l’épidémie de sida et la question de la protection. Ici encore, l’auteur s’interdit de juger, et veut comprendre de l’intérieur ce qui conduit les partenaires à ne pas se protéger. Les raisons avancées sont diverses : la rencontre amoureuse y est peu propice ; utiliser un préservatif serait révéler un manque de confiance, or cette confiance est un pari sur l’avenir.

93Soulevant un coin du rideau sur les pratiques homosexuelles, cette étude permet de mesurer l’évolution qui s’est produite dans les esprits et la société, la rendant même possible. Malgré les limites de l’échantillon, cet ouvrage prolonge et enrichit les travaux conduits sur la sexualité et la conjugalité depuis une dizaine d’années par Michel Bozon, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly et d’autres : à travers l’expérience de ces couples gay qui sont comme les autres, mais pas tout à fait, Jérôme Courduriès montre ainsi la formidable progression de l’acceptation de l’homosexualité dans notre société.

Jean-Luc Poueyto, Manouches et mondes de l’écrit. Paris, Karthala, 2011, 154 p

94par Caterina Pasqualino

95laios ( cnrs – ehess)

96cpasqualino@noos.fr

97Dans ce beau livre qui nous plonge au cœur du Sud-Ouest français, entre Lourdes, Pau et Oloron, Jean Luc Poueyto interroge les modes de représentation de la population manouche.

98L’auteur nous rappelle que l’arrivée des Tsiganes en Europe au cours de la Renaissance a coïncidé avec l’avènement de l’imprimerie et de la peinture de chevalet, inventions ayant considérablement transformé la pensée occidentale. Or la population manouche se tint mystérieusement à l’écart de cette révolution culturelle, et cela obstinément, jusqu’au xxie siècle. Cette observation offre l’occasion de souligner une étrangeté et d’interroger l’originalité de modes de mémorisation et de représentations de l’espace et du temps hors du recours à l’écrit et à l’image. Dans une rédaction plaisante qui n’hésite pas à recourir à l’anecdote, ce disciple de Patrick Williams – qui ouvre l’ouvrage par une préface – donne à voir les Manouches de Pau « de l’intérieur ». Parfaitement adaptée au monde moderne, cette communauté fonde son sentiment d’appartenance sur de subtils décalages culturels.

99Les Manouches s’approprient des portions de territoire sans jamais recourir à des cartes routières, et s’y retrouvent sans avoir besoin de consulter ni calendriers, ni agendas. La géographie à laquelle ils se réfèrent n’implique aucune représentation graphique, mais une pensée réticulaire fondée sur l’énumération des villes traversées et des parcours individuels. Ils renomment les espaces urbains qui leur sont chers. Par exemple, une « place de la République » où se trouve une église est rebaptisée « place de l’église ». L’espace n’est ainsi pas représenté abstraitement, mais par rapport à la fréquentation des lieux, à la proximité, la contiguïté et la métonymie. Ces caractéristiques seraient au cœur de la manière d’agir et de penser des Manouches.

100La communauté de Pau participe aux pèlerinages de Lourdes et de Pardies-Piétat, situés à quelques kilomètres de leurs cimetières. Ces pèlerinages confortent leur mémoire familiale et « ethnique ». Les Manouches ne parlent jamais de leurs morts, dans le but inconscient, selon l’auteur, de préserver une mémoire « heureuse ». Même s’ils savent la souffrance endurée par les leurs pendant la dernière guerre mondiale, les plus jeunes ne montrent aucune curiosité à cet égard. Le mort devient un mullo, un mort-vivant dont le nom ne doit pas être prononcé et qu’il ne faut pas déranger. Après l’enterrement, la famille brûle tous les objets lui ayant appartenu, même s’il s’agit d’un bien important comme un camion. Seuls sont conservés quelques reliques, le chapeau du disparu par exemple, ou un bien immatériel comme une chanson. Ces vecteurs d’intensification de la mémoire (Williams) sont considérés par J.-L. Poueyto sous l’angle de la métonymie.

101L’auteur considère qu’il faut dépasser l’opposition entre oral et écrit. Ce dernier est bel et bien pourtant présent dans les caravanes : les hommes lisent le journal L’Équipe, tandis que les femmes, dans les périodes de deuil, s’interdisent d’écouter la télévision et lisent des « romans-photos » ou des romans populaires ; de leur côté, même s’ils ne la lisent pas, les pentecôtistes conservent toujours une bible à domicile. Les Manouches conservent également précieusement les lettres destinées aux membres de la communauté emprisonnés et les jeunes consacrent les lieux qui leur sont chers en y inscrivant sous forme de graffitis leurs noms manouches en romano lap. Poueyto relève ainsi l’usage très spécifique que les Manouches font de l’écriture, y recourant comme un lien quasi matériel, que celui-ci serve à entretenir une passion amoureuse ou une amitié.

102L’auteur cherche également à expliquer l’absence de peintres parmi cette population. Il n’y voit nul iconoclasme, puisque les Manouches recourent fréquemment à la photographie et à la vidéo. Cependant, comme il en est de l’écriture, l’image est mise au service du lien. Si la peinture satisfait mal à cet usage, en revanche les images photographiques ou filmiques concrétisent une présence et introduisent à un univers intime propice à entretenir le vivre ensemble.

103L’originalité est ici d’interroger les différentes formes de représentations, au-delà des habituelles antinomies entre Manouches et Gadjé, entre mémoire et histoire, entre corps et écritures, entre silences et paroles, entre implicite et explicite, entre subjectivité et objectivité. Ces oppositions servent à mieux situer une manière manouche d’être au monde. Le vivre ensemble, le rassemblement et le partage sont à saisir dans la contiguïté, la présence et l’intimité. Seul regret : on souhaiterait que l’auteur fût encore plus disert dans la description pourtant déjà détaillée et passionnante qu’il nous propose des événements et des actions manouches.

Saskia Cousin, Les miroirs du tourisme. Ethnographie de la Touraine du Sud. Paris, Descartes & Cie, 2011, 263 p

104par Benoît Carteron

105Institut de Psychologie et de Sociologie appliquées

106Université Catholique de l’Ouest – Angers

107benoit.carteron@uco.fr

108Le « désir de tourisme » des élus locaux et des habitants constitue le cœur d’une double enquête ethnographique menée dans la ville de Loches et le village de Montrésor, deux communes proches de l’Indre-et-Loire. Le tourisme n’est pas vu ici du côté de ses retombées économiques, mais de son usage et de son utilité sociale, comme « production d’images identifiantes » qui participent à la construction de la localité. Alors que dans cette Touraine du Sud la fréquentation touristique est plutôt faible, l’auteur propose de « comprendre comment et pourquoi le tourisme, en milieu ordinaire, peut prendre une telle importance dans l’organisation de la vie quotidienne et la structuration des groupes sociaux » [26].

109Les deux premiers chapitres abordent la production de l’image des territoires et de leurs toponymes aux xixe et xxe siècles. L’analyse de la cartographie, des guides touristiques et d’écrits d’érudits locaux montre que, dans un territoire sans revendication identitaire, le Pays touristique précède le Pays identitaire à tel point que « pour la Touraine du Sud, c’est la carte qui crée le territoire : elle préexiste au toponyme et aux justifications identitaires » [48]. Ce Pays peut se passer du sentiment d’appartenance pour exister. Il se typifie à travers une série d’images, savantes ou vulgaires, qui se superposent.

110Passant ensuite alternativement de Loches à Montrésor au cours des cinq chapitres suivants, Saskia Cousin se penche sur les modalités respectives d’une patrimonialisation au service du tourisme culturel dans les années 1990 et 2000. Pour ce faire, elle a observé la manière dont Loches et sa citadelle, à l’écart des châteaux de la Loire, a été transformée en « ville royale » au fil des politiques patrimoniales et touristiques de la ville ; et comment Montrésor est devenu « plus beau petit village médiéval » par la volonté politique et l’investissement des habitants.

111La comparaison révèle les contrastes. À Loches, la ville actuelle et ses habitants sont absents d’un patrimoine et d’une mémoire constitués autour de la citadelle. Anecdotes et faits locaux de l’histoire des grands sont réinvestis tout à la fois pour singulariser la ville et mettre à l’honneur le pouvoir local. Les pages sur Agnès Sorel, favorite de Louis XI, sont particulièrement éclairantes sur la fabrication d’une héroïne qui incarne les qualités de la ville et valorise l’action municipale. À la placidité et l’indifférence des habitants de Loches face à des politiques du patrimoine et du tourisme accentuant les distinctions sociales, s’oppose un investissement des différentes catégories d’habitants de Montrésor dans le tourisme. L’auteur analyse ainsi le spectacle autour du château et la fête locale comme une façon de recréer la communauté par l’imaginaire, comme modalité de « récit de soi pour soi » [219] et comme « valorisation d’un être ensemble “authentique” » [236] qui convient singulièrement aux nouveaux habitants.

112Les deux cités ont toutefois en commun d’organiser la promotion touristique autour de la référence à l’État-nation, que ce soit dans l’usage local de l’histoire nationale ou par les stratégies visant à adapter localement les normes nationales et à capter les financements. En outre, elles ne se contentent plus d’être des « petites patries », reflet en miniature de l’État. Le tourisme local reflète au contraire la faiblesse de l’État et inverse les rôles : « le pouvoir central devient un produit patrimonial, un élément du folklore local » [245]. L’État reste cependant présent car, tout en revendiquant autonomie et détachement vis-à-vis de celui-ci, perçu comme invasif, « les édiles se battent pour obtenir des labels qui sont perçus à la fois comme des preuves de reconnaissance et comme des gages de notoriété » [143].

113L’auteur s’en prend en conclusion à l’opposition touriste/habitant, artificielle à ses yeux, tout en constituant deux catégories du même et de l’autre dont les relations sont à éclairer. Une double perception oppose ainsi « le tourisme comme torrent destructeur des identités » au tourisme « comme une sorte de fluide magique qui, tel un révélateur photographique, ferait apparaître au monde les beautés du paysage, de la ville, des “coutumes” auparavant “inconnues”, bref l’esprit des lieux » [242]. Ainsi, le tourisme culturel permet « de se penser comme le destinataire du voyage cultivé, fluide créateur, élévateur, révélateur, capable de réfléchir l’image identifiante de l’espace traversé » [242]. Et la politique touristique peut être vue comme une politique de l’identité et de l’identification qui « s’adresse à elle-même en figeant par les images identifiantes ses caractéristiques historiques, territoriales et culturelles » [244]. L’efficacité du tourisme n’est pas tant économique que sociale, spatiale et politique. Comme dans un miroir, la localité se reflète à travers le tourisme.

114Saskia Cousin souligne elle-même l’originalité de l’étude des relations entre le tourisme et la société locale, alors que les approches ethnographiques du tourisme sont rares en France. L’enquête, riche et foisonnante, laisse parfois l’impression d’un propos décousu. C’est néanmoins un autre intérêt de cet ouvrage qui, non seulement, mêle sources historiques, observations ethnographiques et analyses biographiques, mais également montre comment les échelons, de l’individuel aux liens extranationaux, s’interpénètrent sur un même territoire.


Date de mise en ligne : 28/08/2012

https://doi.org/10.3917/ethn.124.0823

Notes

  • [1]
    Mary Douglas, 1990, « Analyser le boire : une perspective anthropologique spécifique », Cahiers de sociologie économique et culturelle : 63-77.
  • [2]
    Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, rééd. 2002 (1998), Flammarion, coll. « Champs ».
  • [3]
    L’ouvrage a d’ailleurs son pendant en russe : Elena Filippova et Boris Petric (eds.), 2009, Social’naja antropologija vo Francii. xxi vek [Anthropologie sociale en France, xxie siècle], Moscou, Rosinformagroteh.
  • [4]
    Cahiers du monde russe et soviétique : Regards sur l’anthropologie soviétique, 1990, 31, 2-3, avril-septembre.
  • [5]
    Frédéric Bertrand, 2002, L’anthropologie soviétique des années 20-30. Configurations d’une rupture, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux.
  • [6]
    Ethnologie française : Russie. Rossija. Paroles russes, 1996, xxvi, 4.
  • [7]
    C’est l’un des thèmes qui peuvent faire regretter la coupure éditoriale au (mi)lieu du dialogue : pourquoi ces reconversions « culturologiques » en Russie, tandis qu’en son temps, un certain renouveau de l’anthropologie française s’est fondé sur l’apport de chercheurs de formation marxiste qui ont notamment proposé des critiques radicales des notions de culture et d’ethnie ?
  • [8]
    Nathalie Bajos, Michel Bozon (dir.), 2008, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions