Notes
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[1]
L’enquête s’inscrit dans le cadre d’un contrat anr sur la socialisation corporelle des enfants, dirigé par Gérard Neyrand et Christine Mennesson. Effectuée simultanément dans un club de natation synchronisée, elle montre des similitudes importantes dans les modes d’apprentissage d’une hexis corporelle féminine, mais le format de l’article et le choix de privilégier la dimension ethnographique n’ont pas permis de présenter les deux activités.
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[2]
La section de gymnastique rythmique du club regroupe 209 gymnastes, celle de gymnastique aux agrès féminine 139, les sections de gymnastique masculine et de trampoline comportant respectivement 85 et 96 licenciés. Cette suprématie de la section gr constitue un point central de l’identité du club. La majorité des clubs de gymnastique accordent en effet une place beaucoup plus restreinte à cette discipline gymnique.
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[3]
L’article exploite également les données d’une autre enquête réalisée par Sylvia Visentin au sein du laboratoire prissmh-soi, sous la direction de Jean-Paul Clément, sur le rapport au corps et à la santé des sportives de haut niveau dans cette discipline. Des entretiens biographiques ont été menés avec une quinzaine de gymnastes de niveau national et international, encore en activité ou désengagées du monde du haut niveau.
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[4]
Très majoritairement décidées et mises en œuvre par des hommes, les politiques des fédérations sportives, qu’elles visent à exclure, limiter ou développer la pratique des femmes, comportent toujours une dimension identitaire destinée à contrôler les comportements de genre et la sexualité des sportives et à diffuser les modèles de genre valorisés par les hommes [Laberge, 2004 ; Mennesson, 2005]. La spécificité de la discipline étudiée réside de ce point de vue dans le rôle central des femmes dans l’entreprise de féminisation des pratiquantes.
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[5]
Les pratiquantes ne s’approprient pas la « culture gr » de manière strictement identique. L’habitus « gr » varie bien évidemment selon les gymnastes et peut être plus ou moins homogène [Lahire, 2002]. Cette question mériterait d’être développée dans un autre article.
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[6]
La gymnastique rythmique dépend de la Fédération française de gymnastique, qui gère également la gymnastique artistique féminine et masculine (gymnastique aux agrès), modalité de pratique la plus légitime, les disciplines acrobatiques (trampoline, tumbling, acrosport) et l’aérobic sportive. La gr regroupe 25 970 licenciées sur les 263 748 que compte la fédération française de gymnastique. Elle se caractérise par l’absence quasi totale des hommes, notamment dans les compétitions de bon niveau (seuls quelques jeunes garçons pratiquent l’activité en loisir).
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[7]
Site internet du club de Thiais : www.Thiaisgrs.com.
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[8]
marion-love-grs.skyrock.com.
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[9]
Ce terme est souvent utilisé dans les articles relatant les compétitions. Avoir de la « classe » ou de l’« aisance » caractérise « les gens bien nés », « ceux qui sont “à leur place” dans le monde social » et « peuvent plus et plus complètement s’abandonner ou se fier à leurs dispositions » [Bourdieu, 1997 : 192 et 193].
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[10]
Code de pointage 2009-2012 de la Fédération internationale de gymnastique. Les ondes sont des mouvements impliquant de réaliser un mouvement circulaire du corps dans différents plans.
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[11]
Idem.
-
[12]
Le code de pointage précise ainsi que « la coiffure et la maquillage doivent être nets et sobres ».
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[13]
Élément technique nécessitant de tenir en équilibre sur une jambe repliée sous soi, la seconde devant rester tendue vers l’avant.
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[14]
Compétition inter-académique précédant les championnats de France.
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[15]
La modification des codes de pointage de gr depuis 1992 a accentué les contraintes corporelles auxquelles sont soumises les gymnastes en valorisant les mouvements de grande amplitude exigeant une souplesse et une minceur extrêmes.
1Le monde sportif incarne classiquement l’apparente supériorité naturelle des hommes sur les femmes et symbolise toujours aujourd’hui la masculinité hégémonique. Néanmoins, au-delà de ces tendances générales, il propose une grande diversité de modèles de genre [Connell, 1987]. Dans le cas du sport, les « régimes de genre » correspondent à l’état des rapports sociaux de sexe dans une institution ou un contexte sportif donné et impliquent des usages et des modes de mises en scène du corps très différenciés. Certains contextes autorisent une distance relative aux normes sexuées dominantes, tandis que d’autres renforcent les processus de différenciation et de hiérarchisation sexuées. Dans cette perspective, les travaux traitant de la construction du masculin dans les sports collectifs d’affrontement ou de combat [Messner, 1992] et de la socialisation de femmes dans des pratiques dites masculines [Theberge, 2000 ; Mennesson, 2005] attestent de la hiérarchie sexuée des thématiques de recherche. Les activités sportives très majoritairement investies par les femmes comme la gymnastique rythmique ou la natation synchronisée, qui valorisent une forme d’hyperféminité, demeurent peu étudiées. Positionnées dans l’espace des sports comme des pratiques idéales typiques du « féminin », elles jouent un rôle central dans la bipartition sexuée du monde sportif [Héritier, 1996]. Une enquête ethnographique d’une durée de six mois dans un club de gymnastique rythmique [1] d’une grande ville de province a permis d’étudier les processus d’incorporation de techniques du corps traditionnellement associées au féminin [Mauss, 2004]. Le club enquêté propose les différentes formes d’activités gymniques (gymnastique rythmique, gymnastique aux agrès féminine et masculine, trampoline), mais se caractérise par la suprématie numérique et symbolique de la section de gymnastique rythmique [2]. Des gymnastes du club participent régulièrement aux championnats de France dans cette discipline. Renommé sur le plan régional, le club attire ainsi les gymnastes les plus performantes des petits clubs avoisinants. Les pratiquantes s’entraînent dans deux gymnases situés dans des quartiers différents de la ville, le siège du club étant implanté dans un quartier privilégié du centre. Les observations ont ciblé un groupe de jeunes sportives d’une dizaine d’années. Des entretiens ont également été effectués avec des pratiquantes de niveau national [3]. L’étude du site internet du club enquêté, de ceux de clubs de niveau équivalent et des blogs de sportives complète l’enquête. L’analyse porte sur les différentes composantes de l’ordre de genre dans cette activité, en se centrant dans un premier temps sur les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, et sur la nature, l’intensité et l’efficacité des politiques « identitaires » [4] visant à maintenir les distinctions entre les sexes. L’organisation de la pratique elle-même, les types d’interactions et les modes de mise en scène de l’apparence corporelle sont étudiés dans un deuxième temps. En fait, cette activité sportive « féminine » fonctionne comme une matrice de socialisation sexuée extrêmement efficace aux effets d’autant plus importants que le contexte en question occupe une place centrale dans le style de vie des enquêtées.
2Par ailleurs, le régime de genre étudié est également structuré par des rapports de classe. Le travail de l’apparence très spécifique suscité par ce type de pratique renvoie en effet à des modèles corporels situés dans l’espace social et de genre. Néanmoins, comme le suggère Loïc Wacquant, l’objectif ne consiste pas seulement à saisir le corps comme un construit social, mais également à le considérer comme « constructeur social, comme une matrice génératrice de connaissance et d’action » [Wacquant, 2003 : 20]. Dans cette perspective, les conduites motrices à l’œuvre dans les apprentissages observés constituent des techniques efficaces de « subjectivation identificatrice » [Warnier, 2002]. L’analyse de la construction collective des schèmes spécifiques à l’activité étudiée, partagés par toutes les pratiquantes, quels que soient leur origine sociale, leur trajectoire ou leur niveau de pratique, permettra de mieux comprendre le processus d’incorporation d’un modèle de genre hyperféminisé [Wacquant, 2005] [5].
La gymnastique rythmique : une activité typiquement « féminine »
3La gymnastique rythmique illustre la notion de « féminité accentuée » (emphasized feminity), définie par Connell [1987] comme une forme culturellement idéalisée du féminin correspondant aux désirs et aux intérêts des hommes. En effet, les images et les discours sur la pratique valorisent un modèle corporel féminin idéal, la discipline ayant par ailleurs un statut particulier dans une fédération regroupant plusieurs modalités de pratiques [6].
4Les organigrammes des clubs ou des sections de gymnastique rythmique (gr) témoignent d’une présence importante des femmes, tant au niveau des responsabilités administratives qu’au niveau des responsabilités techniques. Les bureaux des clubs sont composés majoritairement de femmes (parfois exclusivement) ; la présidence revient le plus souvent à une femme. Les fonctions d’entraîneurs sont également assurées par des femmes, y compris pour les équipes évoluant au plus haut niveau de compétition. Ces rapports de pouvoir plutôt favorables aux femmes, contrairement à la majorité des activités sportives [Chimot, 2005], s’expliquent essentiellement par la position secondaire de la gymnastique rythmique au sein de la fédération de gymnastique. Le site internet de la Fédération française de gymnastique présente en effet la gymnastique artistique féminine (la gymnastique aux agrès de compétition) comme « la reine des disciplines gymniques », tandis que la gr est plutôt destinée « aux gymnastes férues de danse et à l’âme artistique ».
5La présentation de la discipline par ses promoteurs renforce cette dimension genrée de la pratique. Les sites internet des clubs associent dans leur définition les aspects artistiques et sportifs de la gr, ainsi assimilée à « une discipline exclusivement féminine où la manipulation d’engin fait appel à la grâce, l’expressivité et la créativité […] l’esprit du sport fusionnant avec l’art fascinant de la danse classique » [7]. Cette double appartenance au monde de l’art et du sport, relativement récurrente dans les processus de légitimation de certaines disciplines (arts martiaux, natation synchronisée), situe la gr à la fois dans l’espace des pratiques culturelles et dans celui du sport. L’assimilation de la pratique à des formes de danse spécifiques la positionne sans aucun doute du côté du féminin, tout en la renvoyant de manière consubstantielle à des modes de mise en jeu du corps plutôt prisés par les membres des classes moyennes et supérieures, globalement plus attentives à la forme qu’à la fonction des pratiques physiques et sportives [Bourdieu, 1979 ; Clément, Defrance et Pociello, 1994]. L’importance accordée à l’expressivité et à la créativité rappelle par ailleurs la danse contemporaine, elle-même plutôt investie par les fillettes appartenant à des catégories sociales bien dotées [Faure, 2000 ; Julhe et Mirouse, 2011]. Cette activité apparaît comme un lieu privilégié de mise en scène d’une féminité cultivée, où l’effort physique, systématiquement masqué, n’est finalement qu’un moyen d’exprimer sa « personnalité » et son bon goût culturel. Les représentations de la pratique correspondent en ce sens à une forme d’éternel féminin, incarné par des jeunes filles prépubères, dont la ligne esthétique, mince et élancée, s’oppose aux rondeurs des corps féminins matures. Le modèle corporel idéal illustré par les photos des pratiquantes les plus performantes exposées sur les sites des clubs se rapproche de celui de la poupée Barbie, caractérisée par des formes « non naturelles », et notamment par une taille trop étroite et des jambes trop longues [Bazzano, 2009].
6Au-delà de la définition de la pratique et des rubriques classiques relatives aux résultats des compétitions et à la vie des clubs, les sites proposent en effet des galeries de photos, présentant les gymnastes en action ou posant lors des nombreux galas. Certaines pratiquantes exposent leurs propres photos dans leurs blogs et commentent celles de leurs sportives préférées. Marion (10 ans), dont le blog est conçu « pour parler de l’univers merveilleux de la gr » [8], vante les mérites d’une gymnaste qu’elle admire : « J’aime beaucoup cette gym, elle est très élégante, très belle et gracieuse, et elle a un style bien à elle. En plus son justo [justaucorps] est sublissime ».
7Ses propos résument parfaitement le modèle de genre typique de la gr où l’esthétisme et la « classe » [9] s’expriment de manière personnalisée. De la championne aux pratiquantes de moindre niveau, le modèle de genre d’hyperféminité cultivée proposé par l’activité se diffuse manifestement de manière efficace. Si les nouvelles technologies de l’information, supports de l’autonomie croissante des adolescents, permettent parfois de jouer avec les normes de genre [Metton, 2010], elles peuvent également constituer des moyens efficaces de diffusion des stéréotypes sexués.
La gymnaste allemande Jana Berezko-Marggrander prise lors des championnats du monde de Kiev de 2011 (photo Olivier Aubrais).
La gymnaste allemande Jana Berezko-Marggrander prise lors des championnats du monde de Kiev de 2011 (photo Olivier Aubrais).
8Enfin, la codification de l’activité étudiée valorise également la dimension artistique de la pratique. Les gymnastes construisent leur enchaînement (collectif ou individuel) à partir, d’une part, des familles de manipulations associées à l’engin et, d’autre part, de quatre groupes fondamentaux d’éléments techniques : les sauts, les équilibres, les pivots et les souplesses et ondes [10]. L’activité valorise en ce sens des compétences motrices souvent associées au féminin (la souplesse, l’adresse, l’équilibre, la grâce, la précision…) et limite la réalisation d’éléments acrobatiques, nécessitant une prise de risque (les acrobaties avec envol sont interdites, le maintien à l’appui tendu renversé (atr) également). La notation se décline en trois rubriques, dont la valeur artistique, qui correspond au tiers de la note finale (et qui n’existe pas en gymnastique aux agrès). L’objectif principal de la composante artistique d’un exercice de gr est « de porter aux spectateurs l’émotion et de montrer l’idée de l’expression qui se traduisent à travers les trois aspects suivants : l’accompagnement musical, l’image artistique et l’expressivité plastique » [11]. Les juges évaluent ainsi notamment la capacité de la gymnaste à se mettre en scène en se conformant à un modèle corporel très typé : justaucorps aux couleurs souvent vives taillés dans des matières brillantes, cheveux coiffés en chignon, maquillage en harmonie avec les couleurs du justaucorps [12]. En gr, la présence d’une jupette, très courte, féminise les justaucorps plus sportifs portés par les gymnastes aux agrès. La prise en compte explicite dans l’évaluation des prestations de la composition chorégraphique et de l’harmonie entre la musique et les mouvements nécessite pour les pratiquantes un minimum d’éducation musicale et d’initiation à la danse classique, éléments caractéristiques de la formation des petites filles dans les milieux favorisés [Mennesson et Neyrand, 2010]. En ce sens, l’engagement dans l’activité, notamment quand il se réalise sur un mode intensif, implique l’incorporation d’une hexis corporelle spécifique, indissociable de l’apprentissage de formes de cultures légitimes.
9Pour analyser ce processus d’incorporation, de nombreux travaux anglo-saxons d’inspiration foucaldienne considèrent les pratiques physiques et sportives comme des « technologies du corps […] c’est-à-dire comme des ensembles de connaissances et de pratiques qui disciplinent, conditionnent, refaçonnent les corps de façon à assurer l’incorporation des idéologies qui ont pour objet la subordination des femmes aux normes masculines » [Laberge, 2004 : 19]. Dans cette perspective, les institutions sportives instaurent des formes de « gouvernement des corps », qui se traduisent notamment par « les dispositifs et les procédures diffus et quotidiens, souvent banals et familiers […] moins facilement perçus ou énoncés en termes de politiques » [Fassin et Memmi, 2004 : 10, 19 et 20]. Mona Lloyd [1996] met ainsi en évidence l’incorporation par les femmes des normes de féminité imposées par les hommes dans la pratique de l’aérobic.
10Si, dans de nombreuses activités sportives, les hommes définissent les politiques identitaires destinées à maintenir la hiérarchie et les différences entre les sexes, en gr, les femmes (dirigeantes, entraîneurs, camarades d’entraînement) jouent un rôle central dans ce travail d’incorporation des normes sexuées. L’absence de situations de coprésence hommes/femmes ne signifie ainsi pas nécessairement l’atténuation des processus de construction du genre [Ridgeway et Correl, 2004]. Contrairement à d’autres milieux non mixtes investis par les femmes, comme le football féminin [Mennesson, 2005], la pratique étudiée ne favorise pas a priori le questionnement des stéréotypes sexués.
Le gouvernement des corps des pratiquantes : l’incorporation d’un modèle d’hyperféminité
11Les observations effectuées auprès de l’équipe des benjamines, composée de 8 fillettes âgées de 9 à 11 ans, pratiquant la gr de manière relativement intensive pour leur âge (trois entraînements par semaine), constituent un matériau précieux pour analyser les processus d’incorporation du genre. Par rapport aux pratiquantes expertes ayant déjà parfaitement incorporé la gestuelle spécifique à l’activité, les benjamines qui souhaitent évoluer en compétition se situent en effet à un moment de la carrière particulièrement propice à l’analyse de l’« usinage collectif » [Wacquant, 2005] des schèmes corporels spécifiques à la gr.
12Pendant la période d’observation, les benjamines répètent un enchaînement collectif aux massues, avec l’objectif de se qualifier pour les championnats de France. Les 8 fillettes, vêtues d’un short moulant, d’une brassière, et portant toutes les cheveux longs attachés en queue-de-cheval, s’entraînent sous la houlette de deux entraîneurs, Isa et Dom, qui se relaient pour exercer un contrôle de tous les instants. La construction d’un corps hypercontrôlé, grand, élancé, droit, et l’intériorisation des normes esthétiques structurent leurs interventions incessantes.
13En début d’entraînement, les jeunes gymnastes répètent sans engins leur chorégraphie sous le regard et les rappels à l’ordre d’Isa et Dom : « Tiens-toi bien droite Ana, il n’y a aucune forme dans ton mouvement, monte les talons, tu es toute petite, le menton devant […] dans ta cinquième resserrée Morgane, tu regardes tes pieds, regarde le jury ! […] Bon, maintenant, faites la mexicaine [13] et on finit toutes relevées, tournées à droite, le menton à droite […] Le ventre Léa ! C’est dynamique, c’est pas tout mou, il y a une tension dans les bras, très dynamique ! […] Étirez-vous les filles, rentrez le ventre, serrez les fesses ! […] Lucie, il faut que tu passes en cinquième bien étirée […] Fixe en haut, tiens ton ventre s’il te plaît Léa […] Allez on étire la colonne, on se tient très haut, Lucie fais voir ta tête, plus grande Lucie, plus grande » (entraînement du 17 mars 2010).
14Isa et Dom commentent en permanence la réalisation des exercices. Les fillettes répètent un élément consistant à tenir en équilibre sur une jambe et à tenir l’autre relevée derrière soi. Elles doivent le réussir trois fois et faire valider leur réalisation par Isa ou Dom avant de passer à l’exercice suivant. Isa observe Justine : « Pousse sur les fesses, tiens le bassin, place le bassin, la jambe de terre, tu ne dois pas la fléchir. Bon, c’est un tout petit peu mieux que tout à l’heure […] Celui-là, ça ne compte pas, recommence » (entraînement du 6 avril 2010). Les deux entraîneurs font preuve d’une grande exigence et n’hésitent pas à hausser le ton : « Comment tu n’arrives pas à tenir, tu as des fesses, tu as des abdos ! Léa qu’est-ce que tu fais ? » Léa, qui a raté plusieurs fois de suite son mouvement, a les larmes aux yeux mais serre les dents et recommence : « Léa, tu y penses à tes pieds, fais un effort, on ne voit que toi, t’es comme ça », Isa fléchit le pied (entraînement du 6 avril 2010).
15La concurrence entre les jeunes gymnastes, entretenue par Isa et Dom, nécessite un investissement de tous les instants. La chorégraphie collective aux massues se réalise en effet en groupe de cinq et les entraîneurs effectuent des changements fréquents entre les jeunes gymnastes, afin d’identifier les plus performantes. Ces modifications peuvent concerner le type de mouvement à réaliser (pour une difficulté, Isa a sollicité successivement Lucie puis Ana, avant de se décider finalement pour la première), mais aussi la participation au collectif (Célia et Julie ne s’entraînent que pour remplacer une titulaire éventuellement défaillante).
16Par ailleurs, au contrôle permanent et sans concession d’Isa et Dom, s’ajoute la pression indirecte du groupe, les conséquences collectives des erreurs individuelles étant systématiquement rappelées par les entraîneurs : « Lucie, cela fait deux fois, deux échanges ratés à cause de toi ; Justine et Morgane, votre élément ne compte pas, vous faites perdre des points. Allez on recommence pour Lucie, Justine et Morgane. »
17Ce contrôle du groupe d’entraînement se double en même temps d’une surveillance bienveillante des compétitrices plus âgées, qui s’entraînent juste après les benjamines avec les mêmes entraîneurs. Les plus jeunes viennent saluer les plus expertes, qui les regardent en s’échauffant. Le jour du test précédant la compétition, petites et grandes s’encouragent mutuellement, les aînées félicitant les benjamines pour leurs progrès. Les benjamines, quant à elles, n’hésitent pas à exprimer leur admiration pour les prestations des plus grandes. L’incorporation de techniques du corps spécifiques se réalise ainsi conjointement à la construction d’un sentiment d’appartenance à un club ou, tout du moins, aux groupes performants de ce dernier. Le test précompétition, qui associe toutes les équipes de compétition du club, joue un rôle important dans ce processus. Ce jour-là, avant le début des enchaînements, Isa réunit toutes les gymnastes en cercle autour d’elle. Elles se tiennent bras dessus, bras dessous et reprennent en chœur le nom du club crié par Isa. Cette identité collective se traduit par une hexis corporelle spécifique, qui fonctionne comme un signe d’appartenance à un cercle fermé [Sorignet, 2010]. L’apprentissage d’une manière particulière de se déplacer sur demi-pointes, la tête haute, combinant maintien corporel et légèreté, utilisée pour entrer et sortir de l’espace de pratique, constitue un bon exemple de ce processus. Les entraîneurs reprennent fréquemment les sportives qui « marchent comme des éléphants » en interprétant cette attitude comme un manque de respect et de classe. La rectitude corporelle, caractéristique de la pratique, s’observe également dans les gestes quotidiens, dans la manière de se tenir comme dans celle de « se faire la bise », et permet aux jeunes pratiquantes d’identifier leurs pairs. L’une des benjamines, Julie, a assisté le week-end précédent aux championnats de France par équipes, où les compétitions de gr et de gymnastique aux agrès étaient regroupées dans la même salle : « Il y avait beaucoup de monde mais les gr, je les ai reconnues tout de suite [relance de l’enquêteur : comment tu les reconnais ?] Ben, ça se voit, même en survêtement, je le vois, les gr elles sont plus classe […] mon père il dit que les gaf [gym aux agrès] elles sont trop musclées, moins féminines » (entraînement du 26 mai 2010).
18En effet, en gr, l’apprentissage de la rectitude corporelle se double de l’injonction de produire des mouvements ou d’adopter des attitudes esthétiques, mettant en valeur la beauté des pratiquantes. « Être jolie » constitue un objectif central de la pratique. Quand Morgane répète son mouvement sans engin sous le contrôle de Dom, cette dernière scande sa progression de « jolie ! », dès qu’elle estime que la jeune gymnaste se relâche. Elle lui crie également « regard fort », aux différents moments où Morgane doit se tourner vers les juges. La jeune gymnaste, encore peu à l’aise dans ce travail d’expression d’une forme de séduction, sourit de manière crispée pendant tout son enchaînement. Pendant ce temps, les autres gymnastes répètent leur enchaînement aux massues : « Oh là là, c’est quoi ces difficultés, quelle horreur ! Jolie la course les filles, on ne se déplace pas bras pliés ! […] Lucie, tu ne râles pas dans ta tête quand tu rates, tout de suite tu souris […] Celia, regarde-toi dans la glace, tu dois te trouver jolie ».
19La compétition étant proche, la tension est palpable dans le groupe, Isa et Dom estimant leur réalisation imparfaite. Après plusieurs passages jugés insatisfaisants, Isa hausse le ton : « Étirez-vous, dites-vous que vous devez être les plus jolies maintenant les filles […] Étire-toi Lucie ! (fâchée) […] Les filles, entre les difficultés étirez-vous, tenez-vous bien. À la zone [14], c’est celles qui vont être les plus jolies et les plus étirées possible qui vont gagner. Si vous faites la tête, si vous […] Léa, c’est la seule qui donne envie quand on la regarde, les autres […] Tu as peur de te montrer Lucie ? C’est un sport où il ne faut pas avoir peur de se montrer, de se la péter un peu, tu es timide Lucie ? » (entraînement du 7 avril 2010).
20Être pratiquante de gr implique ainsi l’apprentissage d’un certain nombre de parades sexuées [Goffman, 1977], dont la maîtrise conditionne partiellement la note obtenue lors des compétitions. Les images de la femme sensible, faisant preuve de tact, toujours souriante malgré les efforts physiques accomplis et capable d’exprimer ses émotions, comme celles de la séductrice, inspirent largement les entraîneurs et les pratiquantes. La gr participe en ce sens à l’inculcation d’une « culture sentimentale », caractéristique centrale de la socialisation des adolescentes [Pasquier, 2010]. L’introduction dans l’entraînement des groupes de compétition de séances de danse classique conforte ce travail d’incorporation d’une hexis corporelle typiquement féminine, qui se traduit également par la mise en scène d’une apparence hyperféminisée. En compagnie de leurs aînées, les jeunes gymnastes s’initient avant les compétitions à des techniques de coiffage et de maquillage spécifiques (le regard est notamment souligné pour valoriser l’expression). Ce moment constitue un rituel de présentation très important, qui revêt également une fonction préparatoire et de mise en confiance de la gymnaste, afin « qu’elle se sente belle ». Lors de la compétition départementale, Catherine, 16 ans, qui vient de finir son enchaînement, prend en charge Margot et Léa, deux benjamines, qui se préparent pour leur passage. Elle les installe successivement sur ses genoux pour les coiffer et leur montre le résultat dans une petite glace. Elle entreprend ensuite de les maquiller. Pendant qu’elle met de la poudre à Léa, Morgane se pare abondamment de paillettes. Catherine intervient : « Non ! Là, tu en as trop mis, on dirait un clown, il faut que cela reste classe, viens là que je rattrape ça. »
21Catherine enlève les paillettes superflues et complète le maquillage. Se regardant dans la glace, Margot murmure, déçue : « On ne voit plus trop que ça brille […] Mais si, tu es belle comme cela, ça brille juste comme il faut », lui répond Catherine (compétition départementale du 6 mars 2010).
22Si l’apprentissage de la coiffure et du maquillage ressemble à celui des majorettes étudiées par Sébastien Darbon [1995], il s’en différencie par l’inculcation du sens de la mesure, qui caractérise le travail de l’apparence dans les milieux bourgeois [Le Wita, 1988]. Laurence Guyard [2010] montre également comment les gynécologues transmettent les normes corporelles de la modération, tout en favorisant la mise en valeur du corps féminin. Cette hyper-ritualisation de la féminité marque inévitablement les comportements de genre des pratiquantes dans la vie quotidienne, en facilitant la maîtrise des parades sexuées. Ces dernières sont néanmoins mobilisées hors de la scène sportive avec la distance au rôle qui caractérise le bon goût dans les milieux favorisés. Les compétitrices seniors insistent sur leur goût pour un naturel travaillé, qui procure manifestement des bénéfices sur le marché amoureux : « Je me maquille mais ça, ça vient sûrement de la gr, j’aime me faire belle, c’est vrai que je suis assez coquette, j’aime bien prendre soin de moi, après, les paillettes, le côté strass de la gr, je le reproduis pas forcément dans ma vie de tous les jours, il faut quand même être naturelle, élégante et féminine mais naturelle » (Élodie, 17 ans). « Se mettre des paillettes, se maquiller tout ça c’est marrant, il faut être gracieuse et j’aime me faire belle, c’est important si tu te sens belle forcément les autres le ressentent aussi et puis la gr ça apprend à mettre en valeur sa silhouette, ça apporte quelque chose en plus… ça plaît plutôt aux garçons » (Claire, 16 ans).
23Si le marché amoureux auquel peuvent prétendre les gymnastes se différencie socialement de celui des majorettes, la maîtrise d’une hexis corporelle féminine fonctionne dans les deux cas comme une forme de capital [Darbon, 1995]. Bien que les pratiques s’organisent dans un entre-soi féminin, les hommes ne sont en effet pas totalement absents des espaces de pratique. En effet, les pères, frères et petits amis des sportives (pour les plus âgées) assistent souvent aux compétitions, et parfois aux entraînements. Contrairement au milieu du football féminin, structuré autour d’une « homosociabilité » favorisant des normes sexuées et sexuelles inversées [Mennesson, 2005], les activités étudiées fonctionnent comme des lieux efficaces de promotion de l’hétérosexualité. La présence des hommes parmi les spectateurs valide en effet le modèle corporel très spécifique associé à la pratique. Les pères et petits amis ne tarissent pas d’éloges pour vanter « la beauté du spectacle » et les qualités des pratiquantes, « sportives et vraies femmes ».
24Élodie, 17 ans, parle ainsi de la présence de son petit ami aux compétitions : « C’est important qu’il soit là, j’aime quand il vient, il pense qu’on s’entraîne beaucoup mais que c’est beau, il est fier de mes résultats. Et l’entraîneur préfère que les copains soient là, car elle dit qu’on s’applique davantage ». La pratique de la gr procure en ce sens des profits par les effets exercés sur le corps lui-même. Cependant, si elles s’accompagnent de profits symboliques, les modifications consécutives à l’entraînement contribuent également à fragiliser et meurtrir le corps des pratiquantes. La socialisation sportive s’accompagne en effet de l’intériorisation d’un ordre moral, globalement favorable à la carrière scolaire des sportives, mais dont les conséquences sur le mode de gestion du corps et la santé peuvent s’avérer négatives voire désastreuses, notamment pour les gymnastes engagées au plus haut niveau.
Ordre moral, contrôle de soi et revers du travail systématique de l’apparence
25La pratique intensive de la gr conduit à l’intériorisation d’une éthique ascétique, directement observable pendant les entraînements du groupe de jeunes compétitrices. Les effets à long terme de cette socialisation spécifique sont aisément repérables dans les propos des plus âgées des pratiquantes, d’autant moins enchantées par le monde du haut niveau que la fin de carrière est imminente. Ces deux types de données permettent de mieux cerner le processus de construction d’un rapport ascétique au corps et les effets durables produits sur l’organisme des gymnastes évoluant au plus haut niveau. Le type spécifique d’ethos de l’effort observé, qui se différencie d’autres types d’ethos sportifs, organise le style de vie et, notamment, le rapport aux études des pratiquantes. « D’un point de vue global, le fait d’avoir fait de la gr m’influence énormément aujourd’hui […] J’étais habituée à me coucher tard pour le travail et j’avais aussi le goût du travail bien fait, efficace, je savais très bien me concentrer […] et ça aussi c’est la gr, quand tu répètes un mouvement pour que cela soit parfait, il faut être concentré. Donc quand je suis arrivée en prépa, cela ne m’a pas posé de problème, je savais déjà gérer ce rythme de vie et travailler de manière efficace » (Marine, 21 ans).
26Comme dans le cas des anorexiques étudiées par Muriel Darmon [2003], les pratiquantes conjuguent souvent excellence sportive et excellence scolaire, le mode très scolaire et ascétique d’apprentissage de la gr et la socialisation scolaire se renforçant mutuellement (ce qui n’est pas le cas de toutes les socialisations sportives de haut niveau, dont les effets, chez les garçons en particulier, sont parfois inverses [Bertrand, 2011]). L’observation des entraînements des benjamines montre bien l’importance de certaines compétences cognitives dans les apprentissages techniques. Les jeunes gymnastes sont en permanence confrontées à une double tâche, mémoriser une succession de mouvements, tout en comptant pour évoluer en même temps que leurs partenaires. Isa et Dom insistent souvent sur ce point : « Tu comptes Léa, s’il te plaît, tu n’y étais pas là ! […] Vous comptez les filles, on ne va pas y arriver sinon ! » (entraînement du 10 mars 2010).
27Dans ce contexte, les faibles dispositions scolaires de certaines sportives apparaissent comme un obstacle à la réussite sportive : « Pour moi une fille qui n’est pas douée à l’école n’ira pas en fédérale [compétition de niveau national] parce que d’après ce que je vois, je trouve cela très lié car quand tu assimiles bien et vite, tu suis à l’école et là les filles, tu vois tout de suite celles qui sont limitées ou pas […] celles qui ont du mal en gr ont bien souvent du mal à l’école » (Marie, 26 ans, entraîneur).
28Comme le suggère Marie, la maîtrise de cette activité idéale typique du féminin, qui se traduit par la mise en scène d’un corps mince et élégant, symbolise et implique dans le même temps la possession d’un certain capital culturel. Par ailleurs, l’homologie avec l’exemple des anorexiques concerne également les techniques de contrôle du poids mobilisées par les gymnastes. Néanmoins, dans le cas des sportives, le travail des entrepreneurs de morale (entraîneurs notamment) précède l’intériorisation du contrôle de soi. Pendant l’échauffement, Isa interpelle ainsi Léa : « Tu traînes Léa, ça ne va pas ? » Elle s’adresse alors à toutes les gymnastes : « Léa, elle a mal au ventre, elle a mangé un kebab à midi, ce n’est pas très bon le kebab pour les enfants ! » (entraînement du 17 mars 2010). Léa ne semble pas souffrir particulièrement mais elle n’ose pas contredire son entraîneur. Ce contrôle du poids prend des formes drastiques pour les gymnastes de haut niveau (division nationale) : « Ils calculaient le poids de forme à partir de la masse grasse. En fait, nous, le poids de forme c’était 10 % de masse grasse, si tu avais plus de 10 % on te calculait le poids à perdre. Moi j’étais à 10 % mais je devais quand même maigrir. Mais je faisais 46 kg pour 1,70 m donc ça n’était pas si facile de maigrir. En plus, moi, j’ai les cuisses bombées, j’ai toujours été comme ça donc il fallait que je maigrisse parce que j’avais les cuisses trop bombées » (Julia, 19 ans).
29L’imposition de techniques de contrôle du poids suscite, ou tout du moins facilite, la construction de dispositions anorexiques, impliquant des comportements alimentaires atypiques, qui persistent parfois à la fin de la carrière sportive. Pour certaines anciennes internationales, cela peut également se traduire par des formes de boulimie et un refus de contrôler son poids, en opposition au régime alimentaire très strict imposé pendant leur carrière gymnique : « Quand j’ai arrêté, j’ai pris du poids et je me considérais comme […] un sac de patates énorme ! Alors, les gens, quand je disais que j’étais énorme ils me regardaient avec des yeux […] l’air de dire elle est complètement folle […] je n’ai pas le même regard que les autres sur mon corps » (Céline, 20 ans qui a arrêté la pratique depuis deux ans).
30Le contrôle de soi, associé dans l’esprit des pratiquantes à une nécessité morale, ne se traduit pas uniquement par la construction d’un rapport ascétique à l’alimentation. Il implique également l’apprentissage de la résistance à la douleur générée par l’entraînement intensif. Comme le constate Pierre-Emmanuel Sorignet [2006] dans le cas des danseurs, l’investissement dans la pratique sur le mode de la vocation facilite la routinisation de la douleur. À plusieurs reprises, l’une des benjamines observées s’est blessée légèrement, en recevant en pleine figure un engin mal réceptionné ou en roulant avec une massue dans le dos. Chaque fois, Isa intervient de manière similaire : « Ça va Lucie ? […] ça va aller, va boire un coup […] Ça va ? Ça va aller, tu es forte Lucie ! » (entraînement du 6 avril 2010).
31Les gymnastes apprennent ainsi à résister à la douleur et utilisent des techniques de leurre pour masquer leurs blessures : « Je me suis cassé le doigt, des petites choses comme cela […] ça ne m’a pas empêchée d’être à Bercy, je n’ai rien dit à personne, je suis allée à la pharmacie, j’ai acheté du plâtre, je me suis mis le plâtre moi-même et j’ai mis du “strap” par-dessus pour faire croire à une entorse […] Bon, au moment où j’étais sur le praticable, je ne sentais pas trop la douleur » (Laurence, 36 ans, ex-internationale).
32Même si la gestion du capital corporel et des blessures concerne la plupart des sportifs de haut niveau, les exigences techniques et esthétiques de l’activité gr accentuent ce rapport singulier au corps. En effet, les exigences de l’activité en termes de souplesse articulaire extrême et l’évolution du code de pointage favorisant l’amplitude des mouvements et des gabarits toujours plus élancés [15], conduisent certaines pratiquantes à un surmenage corporel intense, susceptible de les traumatiser durablement : « Je n’ai plus de cartilage sur pratiquement aucune articulation […] j’ai fait un âge osseux à 14 ans et on s’est aperçu que j’avais un squelette aussi usé qu’une personne de 60 ans au niveau articulaire. Donc là déjà, j’ai de l’arthrose […] c’est la répétition des gestes à grande amplitude, 500 fois d’affilée le même geste, ça use beaucoup l’articulation donc voilà… j’ai des soucis articulaires, rhumatisme, arthrose […] depuis très tôt » (Lucie, 28 ans, ex-internationale).
La gymnaste à la corde Aliya Garayeva représente l’Azerbaïdjan aux Internationaux de Thiais en 2009 (photo Olivier Aubrais).
La gymnaste à la corde Aliya Garayeva représente l’Azerbaïdjan aux Internationaux de Thiais en 2009 (photo Olivier Aubrais).
33Le travail intensif de techniques corporelles emblématiques d’un idéal corporel féminin cultivé procure certains bénéfices sur le marché amoureux et participe à la formation d’un ordre moral favorable à la réussite scolaire. Néanmoins, il conduit dans le même temps les sportives à adopter des comportements alimentaires perturbés et soumet leur corps à des usages excessifs impliquant une usure importante ou des traumatismes. Si les pratiquantes incarnent le temps de leur adolescence un modèle féminin idéal, à l’âge adulte, elles éprouvent d’autant plus durement la distance progressive entre ce modèle et leur corps que ce dernier présente des signes de vieillissement prématuré.
34La gymnastique rythmique constitue un régime de genre spécifique, structuré autour de la promotion d’une hyperféminité cultivée, incarnée par une morphologie, des modes de mises en scène et une hexis corporelle présentant toutes les caractéristiques d’un idéal corporel de minceur, de grâce, de souplesse, d’agilité et de « classe », propre aux groupes sociaux dominants. En ce sens, ce travail spécifique de l’apparence, comme celui de l’ensemble des adolescents [Mardon, 2010], n’est pas seulement structuré par des rapports sociaux de sexe. Il organise et reproduit des rapports de classe. La construction progressive d’un corps hyperféminisé se situe dans un contexte social bien différent de celui des majorettes [Darbon, 1995], de la rue des bourgs ruraux au gymnase d’un lycée renommé situé au centre d’une grande ville, de la musique populaire des bandas à une culture musicale plus académique. Le « corps gr » diffère également de celui plus érotisé et plus en chair des chanteuses pop, auxquelles s’identifient de nombreuses fillettes des milieux populaires [Monnot, 2009]. Les stars des jeunes gymnastes, championnes de gr, incarnent un idéal corporel distinctif, inséparable d’un ordre moral et d’une éthique ascétique. La socialisation gr s’accompagne ainsi de l’apprentissage de comportements alimentaires spécifiques et d’une résistance à la douleur qui expose les sportives à un surmenage corporel important. En prenant comme référence des corps féminins toujours plus élancés et malléables, la fédération participe à la promotion d’un éternel féminin et justifie, pour les pratiquantes les plus performantes, l’engagement dans un travail de soi quasi total, qui traumatise durablement leur corps.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : apprentissage, gymnastique rythmique, sport, genre, ritualisation
Mise en ligne 27/07/2012
https://doi.org/10.3917/ethn.123.0591Notes
-
[1]
L’enquête s’inscrit dans le cadre d’un contrat anr sur la socialisation corporelle des enfants, dirigé par Gérard Neyrand et Christine Mennesson. Effectuée simultanément dans un club de natation synchronisée, elle montre des similitudes importantes dans les modes d’apprentissage d’une hexis corporelle féminine, mais le format de l’article et le choix de privilégier la dimension ethnographique n’ont pas permis de présenter les deux activités.
-
[2]
La section de gymnastique rythmique du club regroupe 209 gymnastes, celle de gymnastique aux agrès féminine 139, les sections de gymnastique masculine et de trampoline comportant respectivement 85 et 96 licenciés. Cette suprématie de la section gr constitue un point central de l’identité du club. La majorité des clubs de gymnastique accordent en effet une place beaucoup plus restreinte à cette discipline gymnique.
-
[3]
L’article exploite également les données d’une autre enquête réalisée par Sylvia Visentin au sein du laboratoire prissmh-soi, sous la direction de Jean-Paul Clément, sur le rapport au corps et à la santé des sportives de haut niveau dans cette discipline. Des entretiens biographiques ont été menés avec une quinzaine de gymnastes de niveau national et international, encore en activité ou désengagées du monde du haut niveau.
-
[4]
Très majoritairement décidées et mises en œuvre par des hommes, les politiques des fédérations sportives, qu’elles visent à exclure, limiter ou développer la pratique des femmes, comportent toujours une dimension identitaire destinée à contrôler les comportements de genre et la sexualité des sportives et à diffuser les modèles de genre valorisés par les hommes [Laberge, 2004 ; Mennesson, 2005]. La spécificité de la discipline étudiée réside de ce point de vue dans le rôle central des femmes dans l’entreprise de féminisation des pratiquantes.
-
[5]
Les pratiquantes ne s’approprient pas la « culture gr » de manière strictement identique. L’habitus « gr » varie bien évidemment selon les gymnastes et peut être plus ou moins homogène [Lahire, 2002]. Cette question mériterait d’être développée dans un autre article.
-
[6]
La gymnastique rythmique dépend de la Fédération française de gymnastique, qui gère également la gymnastique artistique féminine et masculine (gymnastique aux agrès), modalité de pratique la plus légitime, les disciplines acrobatiques (trampoline, tumbling, acrosport) et l’aérobic sportive. La gr regroupe 25 970 licenciées sur les 263 748 que compte la fédération française de gymnastique. Elle se caractérise par l’absence quasi totale des hommes, notamment dans les compétitions de bon niveau (seuls quelques jeunes garçons pratiquent l’activité en loisir).
-
[7]
Site internet du club de Thiais : www.Thiaisgrs.com.
-
[8]
marion-love-grs.skyrock.com.
-
[9]
Ce terme est souvent utilisé dans les articles relatant les compétitions. Avoir de la « classe » ou de l’« aisance » caractérise « les gens bien nés », « ceux qui sont “à leur place” dans le monde social » et « peuvent plus et plus complètement s’abandonner ou se fier à leurs dispositions » [Bourdieu, 1997 : 192 et 193].
-
[10]
Code de pointage 2009-2012 de la Fédération internationale de gymnastique. Les ondes sont des mouvements impliquant de réaliser un mouvement circulaire du corps dans différents plans.
-
[11]
Idem.
-
[12]
Le code de pointage précise ainsi que « la coiffure et la maquillage doivent être nets et sobres ».
-
[13]
Élément technique nécessitant de tenir en équilibre sur une jambe repliée sous soi, la seconde devant rester tendue vers l’avant.
-
[14]
Compétition inter-académique précédant les championnats de France.
-
[15]
La modification des codes de pointage de gr depuis 1992 a accentué les contraintes corporelles auxquelles sont soumises les gymnastes en valorisant les mouvements de grande amplitude exigeant une souplesse et une minceur extrêmes.