Notes
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[1]
La touristification ou « mise en tourisme » est une opération complexe qui vise à mettre en valeur certains attraits dans le but de les faire connaître et, surtout, d’attirer les touristes. La touristification a, plus souvent qu’autrement, une connotation négative qui renvoie à une sorte de marchandisation.
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[2]
Ceinture en laine tressée et tissée main aux motifs de flèches ou d’éclairs aux origines obscures (écossaise ? acadienne ? amérindienne ?). Portée par Bonhomme carnaval, cette ceinture fléchée, qui a longtemps fait partie du costume hivernal canadien, est devenue l’emblème du carnaval.
1La réflexion autour de la notion de patrimoine s’est considérablement élargie depuis la dernière décennie, et un intérêt plus marqué est maintenant porté à l’étude des processus de patrimonialisation. Dans ce cadre, l’étude des nouveaux patrimoines, des pratiques en émergence, des pratiques rénovées ou encore de la revitalisation des traditions, par exemple d’une fête locale reconstituée après le passage d’un ethnologue, présente une voie féconde à développer et jusqu’ici peu explorée. Les processus de patrimonialisation des pratiques se fondent sur trois enjeux majeurs : la reconnaissance, l’appropriation, la transmission [Aubert et al., 2004]. Comme le mentionne M. Rautenberg [1998], il y aurait deux types de patrimoine : par désignation ou institutionnalisé, et par appropriation, c’est-à-dire saisi par les acteurs sociaux. Tous deux font appel à des stratégies et à des processus différents de production, de mise en scène, de protection et de mise en valeur, souvent indissociables d’une quête identitaire. L’étude des fêtes participe de ce questionnement identitaire, dans une dialectique local-global. Par ailleurs, ces deux types de patrimoine sont interdépendants, voire complémentaires, et s’inscrivent dans plusieurs processus de patrimonialisation qui interpellent divers acteurs institutionnels, associatifs ou individuels.
2Les fêtes populaires offrent un champ d’observation très propice à l’étude des processus de construction de la valeur patrimoniale, tant du point de vue institutionnel que du point de vue communautaire. En effet, les fêtes semblent jouer un rôle de plus en plus important dans les économies locales. À l’instar des grands événements culturels, elles représentent des marqueurs identitaires forts pour la population locale tout en constituant un enjeu économique important pour faire vivre certaines communautés à l’année, entre autres par leur pouvoir d’attraction touristique et les retombées qu’elles suscitent. Les fêtes sont donc souvent l’objet d’une tension entre un désir d’appropriation (« faire sien »), qui conforte le sentiment d’appartenance, et un désir d’attraction (« se projeter »), pour rentabiliser le développement local. Cette tension suppose l’utilisation, à divers degrés, de procédés de commercialisation, de spectacularisation, bref, de « touristification [1] », et c’est précisément là que résident les enjeux de la patrimonialisation. L’examen des activités proposées dans les fêtes, des acteurs et de leurs rôles, des symboles ou des emblèmes utilisés, ainsi que de leurs transformations ou adaptations, permettra d’expliquer sur quoi repose cette valeur patrimoniale. Les processus de patrimonialisation, généralement présentés comme uniformes, semblent ici plutôt varier selon les types de fêtes (familiales, urbaines, privées, publiques, officielles, nationales, thématiques, anciennes) parce que les contextes dans lesquels elles se déroulent sont hétérogènes, mais aussi parce que les procédés qu’elles mettent en œuvre font appel à plusieurs facteurs comme la tradition, l’authenticité, l’innovation, l’invention ou la revitalisation. Le carnaval de Québec, fête populaire hivernale et urbaine, constitue un terrain privilégié pour l’ethnologue qui cherche à examiner cette tension entre l’événement touristique et la fête locale. En effet, le carnaval, d’origine médiévale, offre, dans sa formule québécoise revisitée et récente, un événement festif paradoxal où la notion de patrimoine est ambiguë. N’ayant que peu fait l’objet d’études approfondies malgré sa popularité, le carnaval de Québec s’impose comme forme d’expression du patrimoine immatériel et est reconnu comme tel par la collectivité.
3Le phénomène est à examiner sous l’angle de l’invention de la tradition [Hobsbawm, 2006 [1983]] ou celui des « traditions inventées » [Dimitrijevic, 2004], ces « néo-traditions » qui introduiraient à une nouvelle historicité, en ce qu’elles constituent une réponse à une rupture avec le passé tout en créant une continuité. La notion de tradition, bien qu’elle renvoie à une permanence du passé dans le présent, est plutôt dynamique que stable puisqu’elle porte des traces de création et d’innovation. Or, lorsque de nouvelles traditions sont introduites, elles soulèvent toujours des réticences. Le tourisme a longtemps été perçu, par exemple, comme un agent de falsification des traditions. Un certain type de tourisme (qui repose sur l’exploitation commerciale de la culture) engendrerait ainsi des effets involontaires et négatifs sur les traditions. Pour Eric Cohen, qui préfère l’expression « traditions émergentes », la nouveauté ne rend pas les traditions inauthentiques : elles sont le reflet de la réalité et des changements socioculturels, et tiennent compte du dynamisme et des adaptations des pratiques [Cohen, 1988]. Une fête locale, jadis réservée à une petite communauté, peut se modifier et rester significative pour le groupe tout en s’ouvrant à un large public.
4Pour s’assurer d’un certain succès populaire, les traditions mises en scène dans les fêtes, qu’elles soient adaptées ou réinventées, doivent cependant faire l’objet d’une reconnaissance et d’une appropriation locales. L’étude des fêtes et de leurs transformations est donc révélatrice des stratégies visant à stimuler le sentiment d’appartenance et l’identité locale. Plusieurs fêtes offrent une vitrine tantôt touristique, tantôt patrimoniale où le jeu du global (commercialisation) et du local (patrimonialisation) traduit d’incessantes négociations [Picard et Robinson, 2006]. En définitive, « touristification » et patrimonialisation sont peut-être les deux actes d’une même pièce qui se joue dans certaines fêtes populaires, comme cela semble être le cas pour le carnaval de Québec.
Entre la première édition du carnaval de Québec en 1955 et celle de 2004 qui marquait son cinquantième anniversaire, la fête connaît des changements importants : des activités disparaissent, d’autres s’ajoutent. Au milieu des années 1990 s’observe un changement qui a un double objectif : reconquérir la participation de la population locale qui avait déserté l’événement, tout en demeurant la référence festive hivernale en Amérique du Nord. La fête, telle qu’elle se vit en 2009-2010, offre-t-elle toujours aux citoyens de la ville de Québec une occasion de se reconnaître, de célébrer ensemble ce qu’ils sont, ou n’est-elle devenue qu’une vitrine où se projettent des images d’un passé aux attributs soi-disant carnavalesques ? Sommes-nous en présence d’une fête traditionnelle ou d’une tradition inventée, et celle-ci peut-elle constituer un patrimoine aux yeux de la communauté locale ? Menacé par la commercialisation et la spectacularisation de ses activités et emblèmes, le carnaval résiste-t-il au paradoxe qu’il entretient avec ses visées touristiques ? L’étude de cette institution révèle quelques-uns des enjeux de la patrimonialisation et ses effets sur une communauté locale urbaine.
L’invention d’une tradition
5Le carnaval de Québec naît au xixe siècle et s’inscrit dans la grande tradition des fêtes populaires urbaines prises en charge par les élites municipales. Bien qu’un premier carnaval ait eu lieu en 1883 à Montréal, il faut attendre 1894 pour qu’une véritable fête voie le jour à Québec. L’événement a lieu du 29 janvier au 3 février. Comme à Montréal, il est porté par la communauté anglophone qui regroupe les notables et les commerçants. Leurs loisirs, organisés au sein de clubs, sont au cœur des activités du carnaval, qui met en place des rencontres amicales et des compétitions (courses en canots sur le fleuve Saint-Laurent, tournois de curling, joutes de hockey, glissades en traîneaux).
6Très en vogue à la fin du xixe siècle, les clubs de raquetteurs y jouent un grand rôle. Un bal au Parlement, des défilés aux flambeaux dans les rues de la ville, des mascarades et des feux d’artifice sont également du programme. Pour inaugurer ce carnaval, un palais de Glace est érigé face au Parlement et de nombreux monuments sont sculptés dans d’immenses blocs de glace taillés à même le fleuve gelé. Des visées économiques et touristiques sont clairement définies dès le départ. Toutes ces composantes vont donner le ton à la fête hivernale la plus ancienne au Canada. Le premier carnaval de 1894 est suivi d’un autre en 1896, tout aussi populaire. S’ensuit une programmation irrégulière en 1901, 1908, 1912, 1924, 1926, 1930, 1931 et 1939. Les activités hivernales et sportives proposées (courses de raquettes, de ski, patinage, glissades et défilés aux flambeaux) n’ont dès le départ rien de typiquement carnavalesque.
7L’événement est « interrompu pendant la guerre 1914-1918 et lors de la crise économique des années 1930 » [Lacroix, 1995 : 8], et il n’y aura pas non plus de carnaval pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ces éditions sporadiques, il n’est plus question de palais de Glace, mais les sculptures de neige ornent toujours les rues de Québec. La course en canots sur les glaces du fleuve demeure l’activité vedette.
8Au printemps de 1954, un groupe formé de représentants de l’association des marchands détaillants et de la chambre de commerce de Québec « propose la tenue régulière d’un carnaval à la manière de ceux d’autrefois » [Provencher, 2003 : 17] dans le but de contrer le chômage hivernal accru depuis la guerre et pour relancer la morte-saison de l’industrie touristique. Fort de plusieurs appuis, Québec lance sa première édition lors de l’hiver 1955, qui se poursuit de façon ininterrompue jusqu’à aujourd’hui. Si le succès de l’événement repose en partie sur sa vocation touristique, on peut lire dans le projet de programme du premier carnaval que « pour réussir un carnaval d’hiver d’importance et lui donner un caractère de masse, il nous faut intéresser toute la population de Québec et de la banlieue par une série d’événements et de démonstrations qui permettront à la population toute entière de participer activement tant à l’exécution du programme qu’au financement » [Provencher, op. cit. : 21]. Les organisateurs souhaitent ranimer la saison touristique creuse, ils sont d’ores et déjà conscients que le succès de l’événement ne va pas sans la participation locale. Un comité consultatif provisoire est formé et un document fondateur ayant pour titre « Un carnaval d’hiver à Québec » (janvier-février 1955) constitue une véritable charte. Un comité organisateur se met en place et propose diverses idées comme sources de financement du projet : contributions des milieux d’affaires et du gouvernement du Québec, revenus des places de vente de spectacles payants et de la vente de figurines à l’effigie du Bonhomme carnaval (qui servent de droit d’entrée sur les sites) ainsi que fonds liés à un concours de popularité.
9Dès cette première nouvelle édition, l’événement dure onze jours et s’étale généralement sur deux week-ends. Jusqu’en 1972, les organisateurs tiennent compte du calendrier grégorien et le carnaval doit se terminer le soir du Mardi gras. Il se déroule en plein cœur de la « Vieille Capitale » et a toutes les allures d’une fête populaire. Son objectif : mettre en valeur et offrir en partage la beauté des hivers québécois. Pour ce faire, le carnaval se dote d’un ambassadeur qui devient la figure dominante de toutes les activités : « Bonhomme carnaval ». Son effigie représente un bonhomme de neige, c’est-à-dire une sculpture éphémère que petits et grands se plaisent à modeler dans la neige fraîchement tombée. Ce personnage sympathique, aux allures d’une mascotte, se veut une présence attachante et respectable et sera traité comme le roi de la fête.
Dès l’édition de 1955 Bonhomme carnaval s’entoure de duchesses et d’une reine (voir encadré « Des duchés aux bonhommeries »). Un palais de Glace lui est dédié, qui dominera la ville pendant la durée des festivités. Une cérémonie symbolique marque l’ouverture de la fête : le maire de Québec remet les clefs de la ville à Bonhomme carnaval. Parmi les principaux attraits du carnaval qui mettent en scène l’hiver québécois, se trouvent sans contredit les sculptures de neige et de glace, véritables monuments érigés sur les devantures des commerces ou dans les parcs publics, ainsi que la course en canots sur le fleuve et les courses de traîneaux à chiens dans les rues. Outre ces activités sportives, le carnaval reprend les traditions propres à tous les grands carnavals urbains : défilé de nuit, déguisements, bal costumé, boissons alcoolisées et concerts aussi libres que variés de « trompettes de tintamarre » et autres instruments de pacotille. L’élection d’une reine parmi des candidates nommées duchesses et son couronnement par Bonhomme carnaval au palais de Glace compléteront les activités auxquelles la population locale est fortement conviée à participer.
10Jusqu’en 1995, et malgré les aléas de la température des mois de janvier et février, la manifestation connaît un succès croissant et les principales activités s’organisent de mieux en mieux. L’événement se stabilise mais des nouveautés sont introduites. La population participe activement, en bénévole ou simple spectateur, tandis que les commerces bénéficient de retombées économiques importantes. Le carnaval, source d’attraction prolongeant la saison touristique (il accueille annuellement près d’un million de visiteurs venus du monde entier), jouit de la faveur populaire jusqu’en 1978, où il traverse une période difficile qui culminera lors de l’édition 1995.
La crise des années 1990 : un tournant
11Des difficultés de tous ordres s’accumulent (problèmes techniques pour la construction du palais, caprices de Mère Nature, mauvaise gestion de l’événement) et aboutissent à un déficit. Certaines activités montrent des signes d’essoufflement, comme la « soirée de la Bougie » et l’attraction des monuments de glace dans la rue Sainte-Thérèse, mieux connue sous le nom de « rue du Carnaval ». Les problèmes liés à son achalandage et à son entretien sont l’objet de pression de la part des résidents. « Emprisonné dans une lourde structure de fonctionnement (par exemple, le conseil d’administration dénombre 30 membres), et délaissé par une population locale qui n’y trouve plus son compte, [le carnaval de Québec] devient une fête vidée de son sens, une attraction touristique au cœur affaibli » [Provencher, ibid. : 109].
12Une grande tension entre la population locale, les visiteurs et les organisateurs est palpable, et ces derniers sont accusés d’alimenter cette discorde en faisant la sourde oreille. De plus, les comportements excessifs menant à des débordements sont plus fréquents, détériorant l’ambiance bon enfant qui dominait jusque-là. Beuveries dans les rues, saccage des commerces le long du parcours des défilés de nuit font la une des journaux. Bonhomme carnaval est même mitraillé de balles de neige à quelques reprises… La rue du Carnaval disparaît en 1991 alors que d’autres activités prennent de plus en plus d’importance. Un concours international de sculpture sur neige est instauré et la course en canots sur les glaces du fleuve devient une compétition internationale.
Des « duchés » aux « bonhommeries »
Les duchés sont remplacés par cinq « bonhommeries » (couvrant les secteurs suivants : chemin du Roy, côte, rive sud, bourgs et cantons et cap Diamant). Cette nouvelle « subdivision territoriale de la grande région de Québec [qui] résulte d’un découpage géographique du royaume fictif du Bonhomme carnaval en 5 territoires [et] où l’on participe activement à l’organisation et à la célébration des festivités carnavalesques » [Provencher, ibid. : 112]. Le néologisme « bonhommerie » est formé du nom « bonhomme » et du suffixe « rie » (la graphie du terme varie entre « bonhomrie » et « bonhommerie », terme recommandé par l’Office québécois de la langue française). À l’intérieur de chaque « bonhommerie » se tiennent des activités autonomes et indépendantes des principaux sites situés dans la partie historique au cœur du Vieux-Québec.
13Jusque-là activité de loisir amateur et hommage au savoir-faire des canotiers du fleuve, la course prend les allures d’une compétition sportive professionnelle.
14L’événement est totalement remis en question : les sites des activités – dont une place de la Famille dédiée aux jeunes enfants – se multiplient ; l’utilité d’un couronnement royal est fortement questionnée ; Mickey et Minnie Mouse sont même introduits en 1995. Les critiques fusent de toutes parts et l’on fustige l’identité diluée du carnaval. Seul un élément fait toujours l’unanimité : Bonhomme carnaval, qui doit demeurer le premier ambassadeur de la fête. Les organisateurs s’emploient alors à proposer, étape par étape, un « nouveau carnaval ». En 1997, les sept duchés sont transformés en cinq bonhommeries. Les organisateurs font le choix délibéré d’une fête à caractère plus familial afin de recentrer l’événement sur la population de la région de Québec. La première transformation majeure est d’allonger la période des festivités de onze à dix-sept jours afin de couvrir trois fins de semaine.
15Les Knuks, des petits personnages moqueurs venus du Nord, font leur apparition en 1998 pour animer les sites. Ces petits êtres taquins et espiègles, qui possèdent des talents de magicien, de danseur et d’amuseur public, tranchent, avec leurs vêtements colorés aux allures arlequines, radicalement avec la blancheur de la neige. 1998 voit aussi l’arrivée d’un unique mécène – Kellogg’s Canada, une stratégie qui ne fait pas l’affaire de tous. D’abord rebaptisée Carnaval de Québec Kellogg’s, la fête deviendra quelques années plus tard Carnaval de Québec Mr. Christie (du nom d’une multinationale de l’alimentation, division de Kraft Canada). À partir de ce moment, une participation croissante aux activités est remarquée ainsi qu’une augmentation significative du nombre des bénévoles. Le sauvetage semble réussi.
16En 2001, l’organisation affirme clairement qu’elle souhaite devenir la référence touristique hivernale d’Amérique du Nord et axe davantage sa programmation sur des activités favorisant la participation de tous. L’identité de la fête est redéfinie autour d’un seul élément : la métaphore hivernale [Sabev, 2003]. L’année 2004 marque le cinquantième anniversaire du carnaval : un cap est franchi. Les organisateurs, qui souhaitent rivaliser avec Rio et La Nouvelle-Orléans, semblent aussi vouloir redonner la fête à la population locale. Malgré ce paradoxe, une enquête menée en avril 1999 démontre que les changements survenus – abolition des duchesses et accroissement des activités destinées aux enfants – ainsi que la nouvelle orientation internationale du carnaval ne semblent pas avoir eu d’impacts négatifs sur la participation. Au contraire, cette enquête note une recrudescence de l’achalandage des sites [Blackburn et Codère, 1999]. La planification stratégique de 1999-2001 tient compte de cette orientation : favoriser la diversification de la programmation par la « mise en valeur des activités familiales, populaires, hivernales et participatives misant sur les spécificités historiques, culturelles et patrimoniales de Québec » [Blackburn et Codère, op. cit. : 61]. Ce programme suffit-il à fidéliser la population locale et à raviver la fierté et le sentiment d’appartenance ? Et pour combien de temps ?
17Depuis dix ans, force est de constater que l’événement se porte mieux sur le plan économique et touristique. De plus, la population de Québec semble avoir renoué avec « son carnaval ». Le virage familial aurait, en quelque sorte, restitué ses lettres de noblesse à l’événement en lui redonnant son sens et permis à la population de se le réapproprier.
Faux carnaval ou fête d’hiver patrimoniale ?
18Le carnaval de Québec se voit cependant refuser par certains le statut de fête patrimoniale ; son ancienneté, son authenticité, voire son essence étant discutées. Dès ses éditions du xixe siècle, il est vrai que la fête comporte peu de traits carnavalesques au sens strict du terme. Prenant sa place dans le calendrier en janvier ou février, soit dans la période habituelle du cycle carnaval-carême, la référence au carême ne légitime pourtant plus la fête. Tout au plus les bals populaires ou masqués, les défilés et marches aux flambeaux, et le palais de Glace dans lequel règne Bonhomme, peuvent-ils compter comme traits caractéristiques de tous les carnavals.
19Pour le reste, la fête prend plutôt des allures de compétitions sportives, de concours et de jeux organisés, faisant certes appel à la participation, mais évacuant le côté spontané du divertissement populaire. Le carnaval de Québec n’aurait-il de carnavalesque que le nom ? Relativement récent, créé sur le modèle des grandes fêtes populaires urbaines de la fin du xixe siècle, c’est une tradition inventée de toutes pièces, qui s’inspire néanmoins de traditions festives plus anciennes comme les fêtes patronales ou paroissiales. Contrairement à ces dernières dites « fêtes traditionnelles », les fêtes modernes, aussi appelées festivals, se distinguent par leurs thématiques puisées dans la culture populaire. Ce sont des manifestations d’une durée de quelques jours, à visées économiques, sociales et culturelles. Elles comportent une programmation établie à l’avance et largement diffusée. Ce type de fête « carnaval-festival » correspond donc à une formule aux contours bien délimités qui trouvera son apogée, du moins au Québec, dans les années 1970. Bien que le carnaval de Québec n’ait jamais revendiqué une facture traditionnelle, il pourrait cependant avoir servi de modèle à toutes les autres fêtes thématiques du genre. À preuve : les deux premiers vers du refrain de la chanson thème, créée dès la première édition en 1955, semblent consacrer la formule : « Carnaval, Mardi gras, Carnaval, À Québec c’est tout un festival. » Si le caractère organisé du carnaval de Québec comme son origine récente le disqualifient comme fête traditionnelle, qu’en est-il de son caractère patrimonial ?
L’événement a fait l’objet d’actualisations et de revitalisations constantes, dont la plus marquante est celle de la fin des années 1990. Sa nouvelle orientation paraît cependant paradoxale : elle propose plus d’activités à caractère familial et local, tout en ajoutant un volet international à des activités vedettes et en abolissant d’autres activités pourtant prisées pour leur caractère participatif. Le carnaval peut-il être une fête à la fois familiale, internationale et patrimoniale ? Si les termes ne s’opposent pas a priori, ils connotent fortement l’événement et son avenir.
20La disparition des symboles s’explique : pour les uns, activité obsolète voire sexiste, l’élection des duchesses créait, pour les autres, un sentiment d’appartenance qui se manifestait par une participation locale dans les duchés. Qui plus est, les duchesses étaient vues comme un élément traditionnel de la fête et intrinsèque à la formule du festival. Basées sur un découpage fictif du territoire, les bonhommeries n’ont pas le même potentiel d’identification que les duchés, fondés eux sur un découpage réel des quartiers de la ville. Quant au retrait des activités de la rue du Carnaval, au profit d’activités s’adressant aux jeunes familles, il induit non seulement un changement de public, mais également un déplacement vers d’autres sites. Le caractère commercial et touristique du carnaval a, de plus, une incidence directe sur sa renommée internationale, ce qui provoque un sentiment de fierté pour la population de Québec. Les concours internationaux de sculpture sur neige ou la course en canots sur le fleuve aident ainsi à accroître la notoriété de l’événement tout en mettant la ville de Québec à l’avant-scène mondiale. Après tout, cette fête hivernale québécoise, troisième en importance en Amérique du Nord, ne se distingue-t-elle pas des autres carnavals plus au sud par sa neige et sa froidure ? Malgré l’effacement de certains symboles identitaires, d’autres aspects de la fête sont réaffirmés, lui conférant ainsi une valeur patrimoniale.
21Les entretiens menés dans le cadre de l’Inventaire des ressources ethnologiques du patrimoine immatériel [irepi] sur le carnaval de Québec lors de l’édition 2008 permettent d’en dégager certains éléments. Outre l’événement lui-même comme forme d’expression sont mentionnés : le Bonhomme carnaval (et sa ceinture fléchée [2]), son palais de Glace et le savoir-faire lié à sa construction, la sculpture sur neige, la parade ou défilé de nuit, le caribou (une boisson alcoolisée à base de vin rouge, mélangé à différents types d’alcools forts), les « carnavaleux » (participants et amateurs), le canot à glace ainsi que les courses de tacots et de traîneaux à chiens dans les rues de la ville.
22Ces éléments et les activités qui y sont attachées demeurent parmi les traits les plus anciens et permanents qui caractérisent l’événement depuis sa création. Mais le carnaval de Québec ne serait pas pour autant une fête patrimoniale. Comme le mentionne L.-S. Fournier, « il n’y a pas de fêtes patrimoniales : il n’y a que des fêtes qui se revendiquent plus ou moins du patrimoine » [2005 : 126]. Une nuance s’impose : le carnaval n’a pas été institué au départ comme un patrimoine ; il est progressivement devenu symbole d’appartenance et de fierté pour la population de Québec qui se l’est réapproprié. Avec sa nouvelle orientation, l’organisation du carnaval de Québec a amorcé un véritable processus de patrimonialisation reposant sur les enjeux de reconnaissance et d’appropriation de la fête. En effet, la revitalisation de l’événement est passée par la reconstruction de sa valeur patrimoniale, formalisée autour d’un resserrement des traditions propres à la fête. La stratégie déployée par l’organisation dans le processus de patrimonialisation aurait été ici de revitaliser la fête en conjuguant les volets familial, international et traditionnel des activités afin d’assurer la transmission de l’événement.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Blackburn Marie-Ève et Patrick Codère, 1999, Impact de la nouvelle orientation du Carnaval de Québec, rapport de recherche dirigé par Andrée Fortin et Simon Langlois, département de sociologie, université Laval.
- Cohen Eric, 1988, « Authenticity and commoditization in tourism », Annals of Tourism Research, 15 : 371-386.
- Davallon, Jean, 2002, « Tradition, mémoire, patrimoine », in Patrimoines et identités, Bernard Schiele (dir.), Québec, MultiMondes : 41-64.
- Dimitrijevic Dejean (dir.), 2004, Fabrication des traditions. Invention de modernité, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
- Fournier Laurent-Sébastien, 2005, La fête en héritage, enjeux patrimoniaux de la sociabilité provençale, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, coll. « Monde contemporain ».
- Hobsbawm Eric et Terence Ranger (dir.), 2006, L’invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam.
- irepi : données de l’inventaire accessibles à l’adresse www.patrimoine-immateriel.ulaval.ca.
- Lacroix Georgette, 1995, Québec : d’un carnaval à l’autre, Vanier (Québec), Éditions Vient de la mer.
- Picard David et Mike Robinson (eds.), 2006, Festivals, Tourism and Cocial Change : Remaking Worlds, North York, Ontario, Chanel View Publications.
- Provencher Jean, 2003, Le Carnaval de Québec : la grande fête de l’hiver, Québec, Commission de la capitale nationale du Québec et les Éditions MultiMondes.
- Rautenberg Michel, 1998, « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques » in Dominique Poulot (dir.), Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan : 279-289.
- Sabev Dessislav, 2003, « Carnaval et Décarnaval ou la culture irréversible ; expérience de terrain pendant le Carnaval de Québec Kellogg’s, 1998-2000 », Ethnologies, 25, 1 : 209-236.
Mots-clés éditeurs : tradition, carnaval, authenticité, Québec, patrimonialisation
Mise en ligne 28/06/2010
https://doi.org/10.3917/ethn.103.0487Notes
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[1]
La touristification ou « mise en tourisme » est une opération complexe qui vise à mettre en valeur certains attraits dans le but de les faire connaître et, surtout, d’attirer les touristes. La touristification a, plus souvent qu’autrement, une connotation négative qui renvoie à une sorte de marchandisation.
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[2]
Ceinture en laine tressée et tissée main aux motifs de flèches ou d’éclairs aux origines obscures (écossaise ? acadienne ? amérindienne ?). Portée par Bonhomme carnaval, cette ceinture fléchée, qui a longtemps fait partie du costume hivernal canadien, est devenue l’emblème du carnaval.