Notes
-
[1]
Un « teeny-bopper » est un jeune ado ou un préado, généralement une fille, fan de musique pop qui adopte les vêtements, etc. de groupes célèbres. Le mot est construit à partir de « teen » ou « teenager », un « adolescent » (litt. une « personne dans la dizaine (allant de 13 à 19 inclus) »). « Teeny », qui constitue un diminutif, désigne également familièrement un objet minuscule (NdT).
-
[2]
« Sugar and spice and all things nice » chantée par The Searchers (NdT).
-
[3]
Désignant une rainure ou un sillon (de disque), le mot s’utilise dans la musique populaire pour désigner une sensation et une dynamique particulières appliquées à un motif rythmique. Les musiciens s’en servent également pour signifier le ressenti d’un état indéfinissable, presque magique, de la musique quand elle « décolle » rythmiquement. Par extension, le terme veut dire non seulement trouver son rythme ou danser en rythme, mais aussi être dans le coup, avoir le vent en poupe ou prendre son pied (NdT).
-
[4]
« [S]erious issues are always involved in play ; just as… play is inextricably involved in all “serious” work ».
-
[5]
« Experiencing the transformation… of official space into a playfield ».
-
[6]
« [Y]ield into and become Other ».
-
[7]
« [T]rying it on for size ».
-
[8]
« [T]he supermodel appears to open up the repertoire of late twentieth century femininities, including “the daringly sexual” ».
-
[9]
« …provides access to understanding the unbearable truths of make-believe as foundation of an all-too-seriously serious reality, manipulated but also manipulatable ».
-
[10]
« …an otherwise unattainable proximity ».
-
[11]
« [I]t makes it possible for individuals to step out of themselves, to draw the outer world into their inner world ».
-
[12]
« …is any indication, it’s not something many adults or parents are comfortable with ».
-
[13]
Le groupe féminin Bardot, formé en 1999-2000, à la suite de la série tv Popostars, a choisi son nom en référence à l’actrice française. Après un premier album à succès, le groupe s’est séparé en 2002.
-
[14]
Kylie ne prononce pas le mot, elle l’épelle « s, e, x, e », comme le ferait un adulte, parlant devant un enfant dont il espère ainsi ne pas être compris. Une écolière française préférerait sans doute chuchoter ou articuler en silence (NdT).
1Cet article traite de l’identité, sa constitution et sa représentation chez sept préadolescentes qui se passent de la musique après l’école dans une structure d’accueil située à Adélaïde, dans le sud de l’Australie. Il montre que leur activité musicale sous-tend un processus de construction de soi centré sur l’exploration d’une sexualité débutante. Il s’agit d’un jeu à connotation sexuelle en contradiction totale avec le discours occidental contemporain, qui fait des enfants des êtres asexués. Pour acquérir une place et une identité de genre, ces écolières déploient des stratégies qui seront analysées.
2Cette étude ne porte pas, précisons-le, sur une opposition éventuelle entre sexualité imposée et sexualité donnée, mais sur la façon dont les discours sur l’innocence enfantine sont vécus au quotidien par sept préadolescentes. Comment s’accommodent-elles de cette situation et quel rôle font-elles jouer à leur activité musicale, une pratique culturelle jugée plutôt banale ?
3Une observation participante a été menée en 2000 auprès de sept petites filles âgées de 8 à 11 ans pendant huit mois dans un centre d’accueil périscolaire rattaché à une école privée catholique pour filles. En raison de leur présence quotidienne, Felicity, Amelia, Rosa, Kate, Emlyn, Kylie et Clare furent sélectionnées pour l’étude, sur les indications de l’animatrice du centre, parmi la trentaine de filles accueillies dans la structure. L’année durant, je leur rendis également visite à la maison, les accompagnai faire des courses et au cinéma ; échangeant régulièrement coups de fil et courriels, nous gardions le contact. De plus, chacune d’elles disposa pendant six mois d’un appareil photo et d’un magnétophone à utiliser dans le cadre de l’enquête [voir Baker, 2003a ; Bloustien et Baker, 2003] (illustration 1). Dotées de ces instruments, elles fixèrent de nombreux aspects de leur vie quotidienne, qui auraient pu facilement échapper à mon observation en tant qu’adulte, surtout s’ils n’étaient pas liés au centre d’accueil. À partir des données ainsi recueillies, j’ai pu également étudier leur espace privé dans le cadre de la « culture de la chambre à coucher » [Baker, 2004]. Mais je me bornerai ici à présenter les activités pratiquées dans la structure par les sept écolières.
4L’article doit son titre à une remarque faite par Kylie, 10 ans, à la suite d’un incident dans la « salle des devoirs », un espace que les filles considéraient comme le leur et qu’elles s’efforçaient de garder sous contrôle (y faisant d’ailleurs rarement leurs devoirs !). Or, ce commentaire, « Ça ne parle pas de bonbons », est à double sens. Les « bonbons » (« candy ») sont une allusion à la musique dont elles se servent après l’école pour s’approprier l’espace du centre d’accueil, musique connue sous le terme péjoratif de « teenybop » – de la pop pour préados [1] – ou de « bubblegum », et jugée par ses détracteurs aussi sucrée et poisseuse que du chewing-gum ou de la barbe à papa (« candy-floss »). « Ça ne parle pas de bonbons » exprime également l’idée qu’elles se font de cette musique qui, loin d’être innocente et sage, prend systématiquement le contre-pied de tout ce qui est « convenable » en matière de comportement pour une bonne petite fille. Pour les préados aussi, les chansons parlent parfois de sexe. Car contrairement à ce que dit une chanson anglaise des années 60, les filles ne sont pas faites avec « du sucre, des épices et tout ce qui est bon » [2]. En jouant sérieusement avec la musique pop dans le centre et en s’appropriant un espace, il m’est en effet apparu qu’elles pouvaient également remettre en cause les idées reçues sur cette musique et sur les préadolescentes.
5Pour affronter des stéréotypes souvent contradictoires, les sept écolières appliquaient une stratégie : aux efforts déployés pour contrôler l’espace et acquérir une identité de genre, elles associaient un « jeu sérieux ». En analysant ce processus ludique de construction de soi comme une « tâche difficile » [Willis, 1996], je m’inscris dans la tradition qui reconnaît l’importance du concept de jeu, dont je fais toutefois un usage particulier. Je le relie à la « théorie de la pratique » selon Pierre Bourdieu [1992], dans la mesure où le jeu est une stratégie (inconsciente) qui permet à l’agent de faire face à la dualité et à l’incertitude du monde social (entre routine et changement). Pour le sociologue, les stratégies constituent des réponses comportementales déterminées, produites par l’habitus de chaque personne, qui peuvent être appliquées à certaines fins, sans pour autant leur être appliquées consciemment ou être déterminées par elles [Bourdieu, 1990 : 10]. Par conséquent, en tant que stratégie, le jeu n’est pas l’expression d’une « résistance » intentionnelle à des forces sociales dominantes (un mot si souvent utilisé à propos des pratiques culturelles des jeunes, notamment dans les études des sous-cultures) : le jeu, son action, s’inscrit à l’intérieur des rythmes (« grooves [3] ») entrelacés de l’habitus et de l’espace social. Bien que le rapport des filles à l’espace et à leur identité soit déterminé par leur position dans les discours familiaux, culturels et sociétaux, c’est le jeu qui permet de décrypter et de contester ces discours. Replacé dans le cadre de la praxéologie sociale de Bourdieu, le jeu comme stratégie offre aux filles un certain potentiel en termes de capacité d’action, de lutte et de changement dans leur existence.
La stratégie du jeu d’incarnation est solidement enracinée dans les préoccupations de la vie quotidienne. À la suite de Richard Schechner [1995], je soutiens que le jeu, fondement de l’expérience, ne s’arrête jamais. Selon ce dramaturge, « le jeu touche toujours des questions sérieuses ; et, à l’inverse, […] tout travail “sérieux” comporte inévitablement une part de jeu » [Schechner, 1994 : 101] [4]. Sur le plan de l’espace, le plaisir du jeu (si plaisir il y a) réside dans le fait de « vivre la transformation d’un espace officiel en terrain de jeu » [Schechner, 1995 : 49] [5]. Dans le cas de ma recherche, c’est le fonctionnement officiel de l’espace d’accueil que les activités des préados perturbent. Nous verrons qu’en transformant cet espace, elles se l’approprient grâce à la musique dont elles font un jeu, un jeu musical qui recouvre une exploration de la sexualité.
Un jeu musical : danser et se déhancher
6Après quatre mois de terrain, je découvris un jour à mon arrivée au centre qu’Amelia, 9 ans, avait apporté une stéréo portable dans la salle des devoirs. Elle possédait également une pochette range-cd Barbie, rose à fermeture Éclair, remplie de singles et d’albums de groupes comme les Backstreet Boys, les Spice Girls et Killing Heidi. Clare, 11 ans, avait apporté elle aussi ses cd, notamment le single de Mandy Moore, « Candy », et l’album de Britney Spears. Kate, 9 ans, Kylie et Emelyn, 10 ans, se trouvaient également dans la pièce avec Clare et Amelia. La musique étant très forte, j’exprimai mon étonnement de ce que l’animatrice ne fût pas encore venue leur dire de baisser le son. « Elle est venue », assura Kate, « mais après on l’a aussitôt remis comme avant ! » Puis, accompagnée d’Emelyn, je partis à la recherche des autres filles qui participaient à mon étude.
7Nous venions de retrouver Felicity, 8 ans, dans la salle d’informatique, lorsque Rosa, 9 ans, fit irruption suivie de Kate : « Tu veux venir en haut pour écouter de la musique ? » me demanda-t-elle. J’acceptai et je retournai avec elles dans la salle des devoirs où il ne restait plus que les cd d’Amelia, Clare étant rentrée chez elle. Rosa se précipita sur la pochette Barbie en s’écriant : « Où est donc ce cd que j’veux écouter ? » Elle choisit Killing Heidi, l’inséra délicatement dans le lecteur et avança jusqu’au deuxième morceau avant d’appuyer sur la touche lecture. La chanson terminée, les filles en sélectionnèrent une autre sur une compilation : « Sweet Like Chocolate » (« Délice de chocolat ») de Shanks & Bigfoot. Rosa et Kate se mirent alors à parcourir la pièce en se pavanant : « Marcher, ils ne font que marcher dans le clip pendant presque toute la chanson », nous expliqua Kate.
8Il me sembla, toutefois, qu’en se faufilant dans les espaces étroits entre les rangées de tables et de chaises de la salle des devoirs, les deux filles ne faisaient pas « que marcher ». « [À] partir de quand bouger-en-musique devient-il danser-en-musique ? » s’interroge en effet Simon Frith [1998 : 220]. Selon lui, « il est ici question de maîtrise : la danse est à la marche, pour ainsi dire, ce que le chant est à la parole. Dans la danse, les mouvements de notre corps obéissent aux règles de la musique (dans la marche, nous sommes plus libres) » [ibid.]. Rosa et Kate ne se contentent pas de parcourir la pièce en marchant, elles exécutent une « danse-en-musique » et se pavanent avec une certaine grâce. Minaudant, elles paradent l’une derrière l’autre sans jamais perdre le « groove » – bref, elles « friment un max ».
9Alors que « Sweet Like Chocolate » passait pour la seconde fois, Rosa sauta sur la rangée de tables (enfreignant ainsi le règlement du centre), puis, cachée à présent par la porte à moitié fermée, elle commença à bouger en musique et en prenant des poses comme si elle se trouvait sur un podium de défilé de mode. « Je suis un mannequin », nous informa-t-elle. À l’instar de l’exemple précédent, il ne s’agit pas que d’une marche-en-musique, mais bien d’une mimesis, cette capacité à « s’abandonner pour devenir Autre » [Taussig, 1993 : 12] [6]. Rosa se glisse dans l’« autreté » d’un top-modèle « pour voir comment ça lui va » [op. cit. : 33] [7], exhibant ce faisant une praxis corporelle des plus féminines.
10Selon Myra Macdonald, « le top-modèle semble faire défiler le répertoire des rôles féminins de la fin du xxe siècle », y compris celui de la féminité « sexuellement décomplexée » [1995 : 112] [8]. Une main sur les hanches, Rosa parcourut plusieurs fois son podium improvisé d’un air décidé, se déhanchant vigoureusement en musique (illustration 2). J’avais assisté à un pur moment d’excès mimétique ; de cette mimesis autoréflexive qui « ouvre à la compréhension des vérités insupportables du faire semblant qui fonde une réalité bien trop sérieusement sérieuse, à la fois manipulée et manipulable » [Taussig, 1993 : 255] [9]. En bougeant ainsi en rythme (« grooving ») (et en toute « illégalité » sur les tables derrière des portes closes), Rosa incarne le thème périlleux de la séduction. Son numéro constitue un commentaire du corps à l’encontre des restrictions sur l’utilisation physique de la salle des devoirs, mais aussi plus largement des tensions culturelles opposant préadolescence et sexualité.
11Or, notons-le, Rosa ne se contente pas de rêver ou de fantasmer : elle s’est incarnée en top-modèle. Cette transformation implique « une copie et un contact, une image et un investissement corporel du spectateur [de celui qui perçoit] dans l’image » [Taussig, 1993 : 21]. Elle n’est pas réductible à une simple imitation consistant à faire le mannequin. Le « devenir-top-modèle » [Deleuze et Guattari, 1980 et 1987] de Rosa l’a conduite à approcher un objet culturel à haute teneur sexuelle et à établir une « proximité qui autrement serait inaccessible » [Gebauer et Wulf, 1995 : 2] [10]. Grâce à cette transformation mimétique, elle peut explorer le champ de la sexualité tout en restant dans l’univers familier de l’enfance.
12Comme le jeu, la mimesis est une stratégie d’incarnation qui se fonde sur le monde social structurant l’habitus individuel (et qui lui répond). L’élaboration de ce type de stratégies ne relève pas forcément du niveau conscient. D’après Bourdieu, « the agent does what he or she “has to do” without posing it explicitly as a goal, below the level of calculation and even consciousness, beneath discourse and representation » informé par l’habitus [Bourdieu et Wacquant, 1992a : 28 ; 1992b : 104]. Ancrée dans l’habitus du joueur, la mimesis permet l’exploration d’« autres » réalités – celle du top-modèle sexy, par exemple – au sein du monde social. La faculté mimétique permet également d’éprouver toutes les limites dans la mesure où « grâce à elle, les individus peuvent sortir d’eux-mêmes et faire entrer le monde extérieur dans leur monde intérieur » [Gebauer et Wulf, 1995 : 2] [11]. Ainsi, loin de relever uniquement du domaine plus ou moins futile du faire semblant (domaine obligé de l’enfance), la mimesis et le jeu constituent des stratégies essentielles pour des petites filles confrontées à la construction de soi, tâche difficile s’il en est.
En appliquant ces stratégies, Rosa peut contester les limites des champs sociaux qu’elle fréquente et parvient ainsi à se situer à l’intérieur de contextes sociaux plus larges. Si le jeu est dangereux, ce n’est donc pas simplement en raison du risque de se faire prendre en flagrant délit d’infraction au règlement du centre. Le fait de marcher sur les tables derrière une porte close n’est pas seul en cause. Le danger réside en effet dans l’exploration des représentations d’un soi sexué tel qu’il se réfracte à travers un habitus historiquement constitué. En général, les préadolescentes sont censées être douces, gentilles et innocentes. Autant de vertus dont Rosa devait faire preuve au centre comme à la maison. Par conséquent, si elle prend des risques, c’est en s’efforçant d’accorder les différents discours (symboliques) familiaux, culturels et sociétaux – ceux-là mêmes qui font de la fillette soit un être « fragile et pur », soit, à l’autre extrême, une « petite Lolita » aguicheuse [Walkerdine, 1996 : 323]. Leur jeu musical à connotation sexuelle a beau remettre en cause ces représentations, chaque fille n’en suit pas moins sa propre partition (« groove ») déterminée par la reproduction sociale. L’altérité mimétique excessive de Rosa produit un double effet : elle lui permet d’explorer les possibilités offertes par le monde social, tout en les déclarant impraticables par un jeu exagéré. Grâce à la mimesis du devenir-super-modèle, les limites peuvent être approchées voire repoussées, mais certainement pas franchies.
La musique pop : « Ça parle de sexe »
13Une grande partie de la musique écoutée – et transformée en jeu exploratoire – par mes jeunes informatrices incluait une composante sexuelle. Ce qui est en contradiction avec les discours occidentaux qui considèrent généralement les enfants comme des êtres asexués. Dans la société contemporaine, nous l’avons vu, les petites filles appartiennent au temps présexuel de l’enfance. Même si l’importance de la sexualité infantile a été mise en évidence par Freud [1956-1957] au début du xxe siècle, l’idée fait peur dans le discours courant. La presse également rapporte que la puberté, voire l’activité sexuelle, commence de plus en plus souvent chez les filles dès la préadolescence, mais rien n’y fait [Age, 2000 ; Pristel, 1999]. À propos de la sexualité des adolescents, Catharine Lumby note qu’à en juger par ce qui se dit, « c’est une réalité qui met mal à l’aise beaucoup d’adultes et de parents » [1997 : 72-73] [12]. Si la sexualité soulève l’inquiétude quand elle se manifeste chez des ados, ce sentiment doit redoubler quand il s’agit de préados. Car ce qui est acceptable, dans notre culture, pour l’adolescence et l’âge adulte ne l’est pas pour la préadolescence soumise au mythe persistant de « l’innocence enfantine et de la croyance selon laquelle les enfants doivent être complètement tenus à l’écart de la sexualité » [Thorne, 1993 : 154].
14Aussi, l’idée que les petites filles puissent avoir une sexualité est un sujet plutôt « tabou », surtout s’il est associé au thème de l’abus sexuel [Walkerdine, 1996 : 323]. Pour Valerie Walkerdine, notamment, l’enfant « asexué » est un fantasme d’adultes qui déplacent leur désir sexuel pour les enfants « sur une image d’innocence enfantine » [1986 : 73]. Encore selon cet auteur, « la culture est le lieu d’un déni massif […], [elle] érotise les petites filles, puis leur refuse tout caractère érotique, accusant les pervers de les désirer » [Walkerdine, 1993 : 19]. Ainsi sexuée et érotisée, la préadolescente met en péril la séparation nette entre enfant et adulte, établie avec tant de soin dans notre société. Et si les recherches sur le sujet sont aussi rares, c’est que cette petite fille-là corrompt « l’idée même d’enfance, et doit être tenue éloignée à tout prix » [op. cit. : 18].
15En jouant avec la musique, chacune des sept filles peut ainsi explorer les possibilités offertes par la sexualité adolescente, mais aussi remettre en question les discours culturels et religieux sur l’enfance asexuée. Cela fait partie intégrante du jeu consistant à éprouver les limites du « devenir ». Mais ce jeu est encadré par l’habitus et par l’espace social. Chaque fille sait (implicitement) où se trouvent les frontières (symboliques) à ne pas dépasser. Cette exploration des limites constitue un aspect essentiel des efforts investis dans la représentation et la constitution d’un soi sexué sur un mode féminin et musical.
16En musique, le rythme (« grooves ») – le fait de danser en rythme (« grooving ») – est un mouvement sexuel qui vient déranger le discours occidental sur la petite fille asexuée. À ce propos, Charles Keil déclare : « Je pense également à la métaphore sexuelle, à l’aiguille phallique qui se loge dans le sillon (“groove”) vaginal » [Keil et Feld, 1994 : 23]. Steven Feld ajoute, quant à lui, que les « connotations du “groove” s’étendent à tous les aspects du social, du sexuel, aux meilleures choses que les gens peuvent faire ensemble, et à la dualité entre forme corporelle et expérience éphémère » [ibid.]. La sensation physique du rythme (dont témoigne la danse de top-modèle de Rosa) explique « pourquoi l’idée des grooves comme union sexuelle constitue une comparaison à la fois pertinente et puissante » [op. cit. : 24]. Ainsi, pour les filles participant à mon enquête, la musique pop représente bien autre chose qu’une musique charmante et innocente (« sweet and innocent »), tant sur le plan du rythme, de la mélodie, des paroles que sur celui de l’image [Baker, 2002]. En entrelaçant dans son jeu rythmiques musicale et sexuelle, Rosa remet en question non seulement la domination du personnel du centre sur l’espace réservé aux devoirs, mais également les croyances culturelles relatives à l’enfance.
17Alors que Rosa faisait le top-modèle, Emlyn, Felicity et Kylie pénétrèrent dans la pièce pour écouter de la musique. Lorsque Tanya, employée au centre, entra accompagnée de « mômes », elle interrompit Rosa qui s’assit sur la table. Indignées par l’invasion de « leur » espace, toutes protestèrent avec véhémence. Alertée par le bruit, l’animatrice s’interposa, menaçant de les emmener avec elle dans la salle principale si elles n’étaient pas sages. « Vous, vous restez dans ce coin », déclara-t-elle, « tandis que Tanya ira dans le coin opposé ». Les nouvelles venues, plus jeunes, se virent ainsi garantir l’accès à la salle des devoirs et Kylie s’en plaignit : « Maintenant, à cause des mômes, on va plus pouvoir passer de musique. » « C’est le règlement ? » m’enquis-je. « Non, mais c’est pas pour les mômes ces chansons. Écoute les paroles, elles parlent toutes de tu-sais-quoi ! » « Et si on mettait les Bardot ? [13] » intervint Kate. « Non », insista Kylie, « ça parle de tu-sais-quoi. Par exemple, “Tu m’emportes plus haut que le ciel”, réfléchis un peu. » Puis, se tournant vers moi : « Ça te fait penser à la même chose que moi, non ? » Ce à quoi je répondis : « Ça se pourrait. Plus haut, à ton avis, ça veut dire quoi ? » « Mais tu sais bien, plus haut quoi, ça parle de sexe [14] », me dit Kylie, « et les mômes le sauront si elles réfléchissent un peu. » « Et pour “Sweet Like Chocolate” ? » demandai-je. « En tout cas, ça ne parle pas de bonbons », m’assura-t-elle sans sourciller.
18L’idée que Kylie se fait de la musique « teenybop » n’a rien d’innocent ou de gentillet comme en témoigne la thématique sexuelle des chansons écoutées ce jour-là. D’ailleurs, les paroles ne sont pas seules en cause, même si les commentaires de Kylie s’y rapportent. Selon Frith et McRobbie, en effet, même quand une chanson « ne s’inscrit pas dans une thématique sexuelle », et que ses « paroles se conforment au schéma de l’idylle amoureuse, c’est la musique, ses sonorités ou ses rythmes, qui fait appel aux codes de la représentation érotique » [2000 : 371]. Le parallèle entre le rythme musical et le groove sexy n’a pas échappé à Kylie : « Ça parle de sexe. »
19En s’inquiétant de ce que les filles plus jeunes puissent écouter les chansons qui passaient dans la salle des devoirs, Kylie se comporte comme ces personnes moralistes qui prétendent vouloir protéger les enfants du monde « adulte » de la sexualité. Certains groupes de pression comme le pmrc (American Parents Music Resource Center) cherchent ainsi à contrôler le contenu de musiques qui, selon son fondateur Tipper Gore, sont « essentiellement écrites et commercialisées pour être avant tout vendues aux enfants » [Gore, 1987 : 29]. Convaincu que la musique populaire contemporaine prône, entre autres, « l’irresponsabilité sexuelle » et les « perversions sexuelles » [Grossberg, 1992 : 6], le pmrc juge nécessaire « de protéger nos enfants de l’influence de ces sujets pour adultes » [Gore, ibid.].
20D’après Sue Howard, les moralistes comme Tipper Gore se font de l’enfance une représentation « essentiellement idéalisée et romantique » [1998 : 11]. Dans cette conception, « “l’enfant” est naïf, innocent, vulnérable, [et] doit être protégé », tandis que les médias sont « rapaces, corrupteurs, exploiteurs et doivent être réglementés » [Howard, 1998 : 11]. Or, dans la salle des devoirs du centre d’accueil, Kylie semble juger nécessaire, elle aussi, l’application de mesures protectrices. Et ce bien que la thématique sexuelle ne soit qu’implicite dans les chansons écoutées par les filles, alors qu’elle est généralement explicite, à en croire Tipper Gore, dans ce genre de musique. L’attitude de Kylie est comparable à celle de ces enfants qui, interrogés par David Buckingham dans le cadre d’une recherche sur la télévision, parlent de l’influence négative de certains programmes populaires sur leurs cadets, mais se considèrent eux-mêmes immunisés contre eux, ayant « atteint l’âge de raison il y a quelques années déjà » [1996 : 80]. Quand les « mômes » envahirent la salle des devoirs, Kylie fit savoir qu’elles ne devraient pas, en raison de leur jeune âge, entrer en contact avec la musique qu’on entendait. Mais les filles de 8 ans et plus pouvaient parfaitement l’écouter : elles en « comprenaient » le sens et ne se laisseraient donc pas corrompre. En s’inquiétant de ce que ses cadettes puissent entendre « Sweet » ou les Bardot, Kylie nous parle à la fois de sa propre sexualité et de sa relation à la musique.
21Kylie ne pense pas que ces filles plus jeunes sont encore ignorantes de ces choses ; elle précise, en effet, qu’en réfléchissant aux paroles, elles en saisiraient les sous-entendus. Elle réalise également qu’elles ont déjà été en contact avec cette musique par la radio, mais aussi la télévision : Popstars est une émission très en vogue qui suit les prestations des Bardot notamment, un groupe de filles australien. Il n’y avait donc pas lieu d’affirmer avec autant de force que ce n’était pas une musique convenable pour les enfants. Autrement dit, il se jouait autre chose : une lutte pour l’espace. Kylie semble avoir placé d’autorité ses cadettes sous sa tutelle morale. Mais s’inquiète-t-elle vraiment du contenu sexuel des chansons ? Consciente de l’inquiétude des adultes à ce sujet, ne cherche-t-elle pas plutôt à l’utiliser pour garder le contrôle de la salle des devoirs ? Le but de ses protestations serait alors d’inciter l’animatrice à revenir sur sa décision de laisser les « mômes » jouer dans un espace réservé aux plus grandes. En adoptant l’attitude « protectrice » des adultes envers les enfants, Kylie défend habilement les intérêts de son groupe. Après tout, l’animatrice n’avait-elle pas dit, un jour, que la salle des devoirs leur était réservée, parce qu’« elles parlaient de choses de grandes filles », peu convenables pour de jeunes oreilles ?
22Bien que l’animatrice ne fît aucun cas de ses arguments, Kylie ne s’avoua pas vaincue pour autant. Dans un moment de silence entre deux cd, une mère venue chercher sa fille de 5 ans entra dans la pièce. La fillette ayant rejoint sa mère, Kylie demanda brusquement : « Vous avez déjà joué au strip poker ? » La femme la regarda, interloquée. « Non », répondit-elle à la hâte tout en poussant sa fille vers la porte. Cette remarque ne réussit pas à faire expulser les « mômes » de la salle des devoirs. Mais elle souligne de nouveau l’importance du jeu sérieux. Tout d’abord, il déstabilise la domination des adultes sur l’espace ; ensuite, il dérange le discours familial, culturel et social sur la façon dont les petites filles doivent se comporter, notamment en matière sexuelle ; et, enfin, il bouscule la trichotomie enfant-adolescent-adulte. Kylie leur a bien fait comprendre que « ça ne parle pas de bonbons ». C’est le jeu selon la définition de Schechner [1995]. Déstabilisant, dérangeant et retors, le jeu de Kylie est une lutte sérieuse pour s’approprier l’espace de la salle des devoirs : sous couvert de conformisme, la préadolescente fait de la résistance.
À partir de ces quelques observations, j’ai voulu montrer comment le jeu musical, pratiqué par des préadolescentes australiennes fréquentant un centre d’accueil périscolaire, constitue une stratégie pour se relier de façon incarnée au monde sexuel adulte. Ce jeu sérieux est un outil consubstantiel à une conception sexualisée de la préadolescence. J’ai observé comment les sept filles – car toutes prennent part au jeu avec Rosa et Kylie – exploraient les limites de la séduction tout en jouant à devenir des femmes. Elles tentent ainsi de (se) reconnaître une sexualité ramenée à un discours qu’elles puissent maîtriser. Cet article montre également, comme d’autres fondés sur la même recherche, que leur remise en cause de la conception asexuée de la préadolescence ne sort pas des bornes fixées par le discours familial, culturel et sociétal concernant les filles, forcément gentilles, innocentes et chastes. Et si leurs contestations restent sous contrôle, c’est grâce au « sens pratique » [Bourdieu, 1992].
Le jeu musical est bien une stratégie utilisée dans leur vie quotidienne par ces préadolescentes qui cherchent leur place en se situant par rapport aux autres forces sociales. Ainsi, en jouant avec la musique populaire notamment, elles ne se contentent pas de rendre un espace périscolaire moins ennuyeux, mais tentent aussi de cerner ce que c’est que d’être une adolescente et d’acquérir une identité sexuelle légitimée par la culture : « Ça ne parle pas de bonbons. » Bien sûr, ce jeu se pratiquait également en dehors du cadre institutionnel, le processus de construction de soi se déroulant alors dans d’autres espaces, tant publics [Baker, 2003b] que privés [Baker, 2004]. En renégociant sans cesse le droit de se mettre en scène sur de la musique pop, les sept écolières qui ont participé à cette recherche contestent l’imaginaire populaire qui les représente comme des victimes passives et infantilisées. Elles montrent en outre à quel point gérer son identité au quotidien est une tâche difficile. ?
Cet article est une version remaniée d’un texte paru en anglais en 2004 : « “It’s not about candy” : Music, sexiness and girls’ serious play in after school care », International Journal of Cultural Studies, 7 (2).
Bibliographie
Références bibliographiques
- Age, 2000, « One in six girls start puberty blues at eight », 19 June : 3.
- Baker Sarah, 2002, « Bardot, Britney, bodies and breasts : Pre-teen girls’ negotiations of the corporeal in relation to pop stars and their music », Perfect Beat, 6, 1 : 18-32.
- – 2003a, « Auto-audio ethnography ; or, pre-teen girls’ capturing their popular musical practices on tape », Context, 26 : 57-65.
- – 2003b, « The screamers », Youth Studies Australia, 22, 2 : 19-24.
- – 2004, « Pop in(to) the bedroom. Popular music in pre-teen girls’ bedroom culture », European Journal of Cultural Studies, 7, 1 : 75-93.
- Bloustien Gerry et Sarah Baker, 2003, « On not talking to strangers : Researching the micro worlds of girls through visual auto-ethnographic practices », Social Analysis, 47, 3 : 64-79.
- Bourdieu Pierre, 1990, In Other Words : Essays Towards a Reflexive Sociology, Cambridge, Polity Press.
- – 1992, The Logic of Practice, Cambridge, Polity Press.
- Bourdieu Pierre et Loïc J.D. Wacquant, 1992a, An Invitation to Reflexive Sociology, Cambridge, Polity Press.
- – 1992 b, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil.
- Buckingham David, 1996, Moving Images : Understanding Children’s Emotional Responses to Television, Manchester, Manchester University Press.
- Deleuze Gilles et Félix Guattari, 1980, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit.
- – 1987, A Thousand Plateaus : Capitalism and Schizophrenia, Minneapolis, University of Minnesota Press.
- Freud Sigmund, 1956-1957, Collected Papers, vol. I-III, London, The Hogarth Press.
- Frith Simon, 1998, Performing Rites : Evaluating Popular Music, Oxford, Oxford University Press.
- Frith Simon et Angela McRobbie, 2000 (1978), « Rock and sexuality », in Simon Frith et Angela Goodwin (eds.), On Record : Rock, Pop and the Written Word, London, Routledge : 371-389.
- Gebauer Gunter. et Christoph Wulf, 1995, Mimesis : Culture-Art-Society, Berkeley, University of California Press.
- Gore Tipper, 1987, Raising pg Kids in an X-Rated Society, Nashville, Abingdon.
- Grossberg Lawrence, 1992, We Gotta Get Out of this Place : Popular Conservatism and Postmodern Culture, New York, Routledge.
- Howard Sue, 1998, « Preface », in Sue Howard (ed.), Wired-Up : Young People and the Electronic Media, London, ucl Press : 11-13.
- Keil Charles et Steven Feld, 1994, Music Grooves : Essays and Dialogues, Chicago, University of Chicago Press.
- Lumby Catharine, 1997, Bad Girls : The Media, Sex and Feminism in the ’90s, St Leonards, Allen and Unwin.
- Macdonald Myra, 1995, Representing Women : Myths of Femininity in the Popular Media, London, Edward Arnold.
- Pristel Simon, 1999, « Younger children now sexually active », Advertiser, 4 : 5.
- Schechner Richard, 1994, Performance Theory, New York, Routledge.
- – 1995, The Future of Ritual : Writings on Culture and Performance, London, Routledge.
- Taussig Michael, 1993, Mimesis and Alterity : A Particular History of the Senses, New York, Routledge.
- Thorne Barrie, 1993, Gender Play : Girls and Boys in School, Buckingham, Open University Press.
- Walkerdine Valerie, 1986, « Post-structuralist theory and everyday social practices : The family and the school », in Sue Wilkinson (ed.), Feminist Social Psychology : Developing Theory and Practice, Basingstoke, Macmillan : 57-76.
- – 1993, « Girlhood through the looking glass », in Marion de Ras et Mieke Lunenberg (eds.), Girls, Girlhood and Girls’ Studies in Transition, Amsterdam, Het Spinhuis : 9-24.
- – 1996, « Popular culture and the eroticization of little girls », in James Curran, David Morley et Valerie Walkerdine (eds.), Cultural Studies and Communications, London, Arnold : 323-333.
- Willis Paul, 1996, Common Culture : Symbolic Work at Play in the Everyday Cultures of the Young, Milton Keynes, Open University Press.
Notes
-
[1]
Un « teeny-bopper » est un jeune ado ou un préado, généralement une fille, fan de musique pop qui adopte les vêtements, etc. de groupes célèbres. Le mot est construit à partir de « teen » ou « teenager », un « adolescent » (litt. une « personne dans la dizaine (allant de 13 à 19 inclus) »). « Teeny », qui constitue un diminutif, désigne également familièrement un objet minuscule (NdT).
-
[2]
« Sugar and spice and all things nice » chantée par The Searchers (NdT).
-
[3]
Désignant une rainure ou un sillon (de disque), le mot s’utilise dans la musique populaire pour désigner une sensation et une dynamique particulières appliquées à un motif rythmique. Les musiciens s’en servent également pour signifier le ressenti d’un état indéfinissable, presque magique, de la musique quand elle « décolle » rythmiquement. Par extension, le terme veut dire non seulement trouver son rythme ou danser en rythme, mais aussi être dans le coup, avoir le vent en poupe ou prendre son pied (NdT).
-
[4]
« [S]erious issues are always involved in play ; just as… play is inextricably involved in all “serious” work ».
-
[5]
« Experiencing the transformation… of official space into a playfield ».
-
[6]
« [Y]ield into and become Other ».
-
[7]
« [T]rying it on for size ».
-
[8]
« [T]he supermodel appears to open up the repertoire of late twentieth century femininities, including “the daringly sexual” ».
-
[9]
« …provides access to understanding the unbearable truths of make-believe as foundation of an all-too-seriously serious reality, manipulated but also manipulatable ».
-
[10]
« …an otherwise unattainable proximity ».
-
[11]
« [I]t makes it possible for individuals to step out of themselves, to draw the outer world into their inner world ».
-
[12]
« …is any indication, it’s not something many adults or parents are comfortable with ».
-
[13]
Le groupe féminin Bardot, formé en 1999-2000, à la suite de la série tv Popostars, a choisi son nom en référence à l’actrice française. Après un premier album à succès, le groupe s’est séparé en 2002.
-
[14]
Kylie ne prononce pas le mot, elle l’épelle « s, e, x, e », comme le ferait un adulte, parlant devant un enfant dont il espère ainsi ne pas être compris. Une écolière française préférerait sans doute chuchoter ou articuler en silence (NdT).