Notes
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[1]
Il existe en effet à ce sujet un vide sociologique qui a pour conséquence majeure de reléguer l’intérêt porté à la sexualité des femmes en prison en arrière-plan de celui porté aux hommes, dans une perspective invariablement comparatiste. Les études sur la sexualité des hommes détenus apparaissent donc comme un référent incontournable et systématique soumettant l’ensemble des recherches sur la sexualité des femmes à une comparaison à sens unique, et les conduisant ainsi à une caractérisation par la négative appauvrissante. On pensera notamment à l’article de Dominique Lhuillier « Intimité et sexualité des femmes incarcérées » qui, en dépit de son intitulé laissant penser qu’il s’intéresse exclusivement aux femmes, repose en fait essentiellement sur une comparaison entre la situation chez les hommes et celle chez les femmes [Lhuillier, 2003] ; ainsi qu’au travail de Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu et Michaël Faure [Welzer-Lang et al., 1996] où les auteurs n’envisagent la sexualité des femmes incarcérées qu’en confrontation avec ce qu’ils observent chez les hommes, et, de plus, s’appuient sur un effectif de femmes enquêtées largement inférieur à celui des hommes, remettant en question la fécondité même de l’entreprise de comparaison. Cette disproportion entre les effectifs d’hommes et de femmes enquêtés apparaît également dans le récent travail d’Arnaud Gaillard [Gaillard, 2007], qui, s’il a le mérite de ne pas reposer sur une énième comparaison hommes-femmes, empêche néanmoins une approche rigoureuse, fine et nuancée de la situation chez les femmes.
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[2]
En plus des entretiens je fis tout de même passer un questionnaire aux détenues lors de ma première enquête, mais leur participation restreinte (je ne récoltai qu’une centaine de questionnaires) ne me permit pas d’en tirer des résultats fiables et satisfaisants.
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[3]
L’insistance dont ont fait preuve tous les établissements à me rencontrer en chair et en os avant de mettre en place l’enquête n’était pas fortuite. Le plus souvent elle ne renvoyait pas à un besoin de supplément d’informations. Comme en témoigne l’anecdote suivante, je saisis rapidement qu’au-delà de la présentation de ma démarche il me fallait également répondre aux attentes physiques à mon égard, en portant des habits sobres avec un minimum d’élégance propre au statut social auquel on m’associait a priori : lors de ma toute première rencontre avec mes interlocuteurs de l’un des établissements, je commis l’imprudence de mettre un pull rose assez voyant ; durant les deux années où je menai mes recherches dans cette prison, à chaque contact avec mes interlocuteurs, ces derniers plaisantèrent à ce sujet.
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[4]
Comme le souligne Abderrahmane Moussaoui, « même quand il n’écrit pas dans la presse de grand public, il [le chercheur] peut voir un passage d’un texte scientifique dont il est l’auteur repris hors contexte par un journaliste qui le met au service des opinions qu’il défend » [Moussaoui, 2001].
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[5]
Le règlement stipule que « constitue une faute au deuxième degré, le fait d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur » (article D249-2-5 du Code de procédure pénale).
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[6]
Concernant ma position d’« étrangère » au sein de la détention, voici la remarque que me fit l’adjointe au directeur d’un des établissements : « Il y a des barreaux invisibles, très présents. Il y a l’intérieur, le bleu marine, et l’extérieur. Même si ça se passe bien vous serez toujours quelqu’un de l’extérieur. » Simona Ioana Schumacher parle d’ailleurs d’un « statut immoral de l’enquêteur, présence foncièrement dérangeante, étrangère à la morphologie pénitentiaire dont les acteurs ne peuvent pas s’assurer de sa neutralité axiologique » [cesdip, 2005].
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[7]
Cet aspect se vérifie également dans les recommandations que l’on me fit avant de rencontrer les détenues : on me demanda expressément de ne pas les « bousculer » et de signaler au service psychologique toute réaction excessive de leur part ; car, comme le souligna un membre du personnel de direction : « Ça risque de déclencher certaines choses ; il faut les signaler pour le suivi psychologique. »
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[8]
Corinne Rostaing distingue deux types de logique professionnelle de la part des surveillantes : une logique missionnaire quand ces dernières accordent de l’importance à la dimension relationnelle avec les détenues, et une logique statutaire quand c’est l’objectif de garde qui est privilégié [Rostaing, 1997].
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[9]
Conséquemment à la remarque de Gilles Chantraine invitant à dépasser une vision de la prison comme une institution hors normes – ou tout du moins fonctionnant selon ses propres normes – [Chantraine, 2004b], j’ai jugé utile de suivre la voie tracée par Donald Cressey enjoignant de considérer le style de vie antérieur à l’incarcération et les valeurs prépénales comme fondamentaux pour appréhender la détention [Cressey, 1961]. Au cours de mes recherches, il est apparu en effet qu’il ne saurait être question de tenter de comprendre la vie carcérale des femmes détenues sans tenir compte de leur vie précarcérale, ce qui m’amène à souligner le caractère fondamental de l’hypothèse de permanence formulée par Daniel Welzer-Lang : l’institution pénitentiaire ne peut être considérée comme totalement séparée du reste de la société (et on pensera alors également au concept de « périmètre sensible » mis en lumière par Philippe Combessie [1996, Prisons des villes et des campagnes, étude d’écologie sociale, Paris, Éditions de l’Atelier]) ni apparaître comme le déterminant univoque des pratiques, puisqu’au contraire elle est un « lieu particulier d’actualisation de dispositions socialement acquises au cours d’une trajectoire personnelle dont l’agent est à la fois le produit et l’acteur » [Welzer-Lang et al., 1996 : 106].
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[10]
On retrouve cette idée chez Maurice Duval qui dit à propos de ses enquêtés : « Je devenais souvent un confident, en ce sens que je restais pour eux le marin d’un voyage, à la différence des marins véritables, c’est-à-dire permanents, auxquels on ne doit pas s’exposer en parlant inconsidérément » [Duval, 1998, Ni morts ni vivants : marins ! Pour une ethnologie du huis clos, Paris, puf : 22].
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[11]
L’auteur fait d’ailleurs remarquer à propos des grandes enquêtes sur la sexualité qu’« un cadre partiellement contradictoire est d’abord construit : on cherche à créer une relation de confiance entre enquêteur et enquêté […] mais on introduit une distance entre eux (enquête par courrier, par téléphone […]). En second lieu, on utilise des techniques évitant aux personnes interrogées d’avoir à dire explicitement ce qu’elles ont fait » [Bozon, 1999 : 6]. De la même manière, certaines des femmes enquêtées par Daniel Welzer-Lang-Lilian Mathieu et Michaël Faure avaient préféré enregistrer une cassette plutôt que de participer à des entretiens en face à face [Welzer-Lang et al., 1996].
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[12]
Et Oswald Ducrot souligne qu’« on a bien fréquemment besoin à la fois de dire certaines choses et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse refuser la responsabilité de leur énonciation » [Ducrot, 1972, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann : 5].
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[13]
Je pris donc des notes. Pour contraignant qu’était ce système, je veillais toujours à retranscrire le plus fidèlement et le plus intégralement possible les paroles de mes interlocutrices (les discours étaient donc pris à la première personne du singulier).
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[14]
Cela se percevait notamment lorsque les détenues commençaient à utiliser les noms de leurs proches, jusqu’alors soigneusement dissimulés et auxquels elles préféraient des termes de désignation formelle tels que « mon concubin », « mon fils », etc.
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[15]
Certaines détenues me le firent remarquer explicitement, comme cette femme condamnée pour abus sexuels sur mineurs : « On a une étiquette, on nous la fait sentir. Mais pas vous. C’est pour ça qu’on parle, que je parle avec vous. On se sent en confiance, y a pas de jugement. Ça se sent et c’est pour ça que je vous raconte. Y a pas ça avec tout le monde. » Je laissais toujours en effet à mes enquêtées l’initiative de me parler de l’infraction les ayant conduites en prison (et presque toutes le firent), mais je ne leur posais jamais la question directement. Cela m’amène à souligner l’importance excessive accordée au délit dans les travaux portant sur la vie en détention des détenus : je pense qu’il est plus judicieux de le considérer comme un facteur parmi d’autres des représentations et des pratiques en milieu carcéral plutôt que d’en faire le déterminant ultime comme certains auteurs tendent à le présenter. Philippe Combessie faisait d’ailleurs remarquer à propos de l’enquête de l’insee Histoire familiale dont une partie a été menée auprès d’hommes incarcérés : « L’enquête ne considère ni les infractions reprochées aux personnes placées en prison, ni les situations des personnes condamnées à d’autres peines, et de ces lacunes délibérées, elle tire son efficacité, parce qu’elle a écarté ces éléments qui trop souvent aveuglent ceux qui réfléchissent sur les prisons » [Combessie, 2002, « Hommes et détention », in insee [2002], L’histoire familiale des hommes détenus, Statistiques publiques, « Synthèses » n° 59]).
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[16]
Pierre Bourdieu parle d’une double dissymétrie dans la situation d’entretien : une dissymétrie relative au rôle des participants (l’enquêteur mène le jeu et assigne à l’entretien des objectifs et des usages parfois mal déterminés pour l’enquêté), redoublée par une dissymétrie sociale dès lors que l’enquêteur occupe une position supérieure à l’enquêté en matière de capitaux, notamment culturels [Bourdieu, 1993].
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[17]
Cela s’exprimait par des allusions récurrentes telles que « Vous êtes une femme, vous pouvez comprendre, vous », ou bien « Ah ! les hommes, hein ? » accompagnées d’un petit clin d’œil complice.
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[18]
Hannah Frith fait remarquer à propos des entretiens collectifs sur la sexualité réalisés avec des groupes de femmes : « Knowing that other group members may have encountered similar situations may lead individuals to feel less inhibited about revealing information about their own lives » (Savoir que les autres membres du groupe ont rencontré les mêmes situations peut amener les individus à se sentir moins gênés de dévoiler des informations à propos de leur propre vie) [Frith, 2000, “Focusing on sex : using focus groups in sex research”, Sexualities, vol. 3 : 284].
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[19]
Avec le père, on observe une distance fortement marquée en lien avec la violence qu’il a exercée contre sa fille (et souvent également contre la mère), sa défection du foyer familial et/ou l’autorité qu’il incarne ; et concernant le partenaire, elles sont très nombreuses à déclarer avoir enduré des violences conjugales répétées (y compris sexuelles), subi une appropriation de leur corps et de leur vie, et tenté de fuir et/ou de demander de l’aide aux instances sociales, souvent sans succès [Joël, 2007].
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[20]
Il s’agit de « […] configurations distinctes, en nombre limité, qui associent de manière stable des pratiques de la sexualité et des représentations de soi. Ces types d’orientations intimes constituent de véritables cadres mentaux qui délimitent l’exercice de la sexualité, définissent le sens qui lui est donné et indiquent le rôle que la sexualité joue dans la construction de soi » [Bozon, 2001 : 13].
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[21]
Le script sexuel est « un schème cognitif structuré […] sans lequel les acteurs ne pourraient pas reconnaître le caractère potentiellement sexuel de la situation […] Le script informe sur ce qui constitue ou ne constitue pas une situation sexuelle […] » [Gagnon, 1999 : 73].
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[22]
Nous sommes donc aux confins de l’hypothèse sexologique – omniprésente dans les travaux portant sur la sexualité en prison et dont Daniel Welzer-Lang appelle le dépassement [Welzer-Lang et al., 1996] – selon laquelle les pratiques sexuelles au parloir et l’homosexualité apparaissant après un certain temps d’incarcération renverraient à la satisfaction de pulsions trop longtemps contenues. Si effectivement ces pratiques semblent apparaître au bout d’un temps relativement long d’incarcération, je pense que ce n’est pas en raison de la nécessité d’une « décharge sexuelle » trop longtemps réprimée, mais de la transformation, progressive et souvent douloureuse, de l’habitus sexuel. Ce dernier se carcéralise, ce qui prend nécessairement du temps et permet ainsi l’élaboration de scripts sexuels intégrant le contexte prison. J’avance donc l’idée que la prise en compte du temps n’est pas à faire en termes de frustration mais au contraire en termes d’adaptation et dans une certaine mesure de pénétration consentie du milieu.
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[23]
Pour Alain Thalineau : « L’intimité est associée au contrôle du regard. […] Cela revient à dire […] que l’intimité est un construit social qui s’élabore en fonction de la place attribuée au regard d’autrui et de la possibilité objective de le contrôler » [Thalineau, 2001].
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[24]
Philippe Combessie, 1998, « Le pouvoir en prison : comme dans toute entreprise ? », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 31 : 111-122.
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[25]
Maurice Duval fait remarquer que l’emploi de « en » pour « en mer » (et j’ajouterais « en prison ») par opposition à l’emploi de « à » pour « à terre » signifie « le caractère englobant de ces mondes dans lesquels on pénètre » [Duval, 1998, op. cit. : 25].
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[26]
Anne-Marie Marchetti écrit dans son journal d’enquête lors de sa recherche sur les détenus condamnés à perpétuité : « J’enregistre, je retransmets et après, qu’est-ce que ça change ? Or non seulement le spectacle de la misère n’a rien de rigolo mais en plus voir ça et se sentir impuissant, c’est terrible ! […] On se sent salaud, on préférerait ne jamais avoir su pour pouvoir toujours dormir tranquille » [Marchetti, 2001 : 69].
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[27]
Corinne Rostaing souligne d’ailleurs que « L’écueil [de la recherche] est la production d’un discours partisan, oublieux de la construction scientifique de l’objet au nom de valeurs morales » [Rostaing, 1997 : 24] et cite à cette occasion Max Weber : « Une chose est à rappeler : s’il y a une vertu que l’on peut exiger d’un “intellectuel professionnel”, c’est l’obligation […] de garder toujours la tête froide […] face à tous les idéaux, même les plus majestueux […] » [Weber, 1965, Essais sur la théorie de la science [1904-1917], Paris, Plon : 477].
1Si les travaux sociologiques français concernant les femmes incarcérées sont assez rares [Rostaing, 1997 ; Combessie, 2005], l’intérêt pour certains aspects intimes de leur vie – et en particulier pour leur sexualité [1] – fait figure d’exception [Welzer-Lang et al., 1996 ; Lhuillier, 2003 ; Gaillard, 2007]. Dans une optique de réflexion sur l’accès au terrain et sur le déroulement de la recherche, je propose de revenir sur la réalisation de deux enquêtes que j’ai menées auprès de femmes détenues, en 2006 et 2007, dans le cadre de mon master. Ces enquêtes portaient – en partie – sur des sujets que l’on pourrait qualifier d’intimes, dans le sens où elles s’intéressaient à des aspects généralement considérés comme relevant de la sphère privée, voire très privée, et renvoyant ainsi à des expériences éminemment personnelles pour les détenues (liens familiaux et affectifs, sexualité, nudité, maladie, tentatives de suicide et automutilations, violences conjugales, viol, toxicomanie, alcoolisme, vie dans la rue, prostitution, etc.).
2Pour mener ces recherches, j’ai choisi de travailler par entretiens, la méthode quantitative ne me paraissant pas adaptée au type de thèmes que je souhaitais aborder pour obtenir des informations approfondies [2]. Au cours de ma première enquête, je ne rencontrai les détenues qu’une seule fois. Mais au vu de l’étendue de mes questionnements, je mesurai rapidement la nécessité de les voir régulièrement, ce qui fut possible lors de ma seconde étude puisque je parvins à obtenir des autorisations « ouvertes » dans la plupart des établissements, soit un accès illimité aux détenues dans un laps de temps précis. Je pus ainsi réaliser un suivi longitudinal qualitatif : je rencontrai mes enquêtées environ une fois par semaine pendant trois mois (et je revis certaines d’entre elles deux ans de suite). Au total, je me suis donc entretenue avec une cinquantaine de détenues dans six maisons d’arrêt et un centre de détention.
L’institution carcérale et mes interlocuteurs de l’Administration pénitentiaire
3Avant la mise en place effective de mes enquêtes, j’ai invariablement été priée de me rendre dans les établissements pour y rencontrer mes contacts de l’Administration pénitentiaire (ap) [3] et, de manière générale, j’ai été chaleureusement accueillie. Cependant, mon intention de m’intéresser à des thèmes relatifs à l’intimité en prison de femmes a suscité chez mes interlocuteurs deux types de réactions à première vue paradoxales. D’une part, ils se montraient très intéressés et affirmaient estimer que de telles études étaient nécessaires pour apporter de la connaissance là où, selon eux, le silence et les tabous les plus profonds sont encore très présents ; d’autre part, la perception d’une certaine gêne m’a cependant fait comprendre qu’il pouvait être délicat, et même malvenu, de travailler sur des questions pouvant placer l’ap dans une position inconfortable en cas de publication de mes travaux. Les membres de l’ap semblent en effet toujours désireux d’obtenir des informations les concernant, mais sans avoir à en subir le coût symbolique [Welzer-Lang et al., 1996]. Par voie de conséquence, si l’idée d’aborder ces thèmes leur paraissait profitable, mes interlocuteurs semblaient craindre en même temps que mes recherches viennent – y compris à mon corps défendant [4] – conforter et alimenter les discours militants des associations œuvrant pour le droit des détenus ou pour l’amélioration des conditions de détention et désignant fréquemment l’ap comme responsable des contraintes, jugées dégradantes, imposées à la population carcérale.
4Ce malaise était particulièrement perceptible pour tout ce qui concernait la sexualité en détention. L’éventualité d’aborder des questions d’ordre sexuel avec les détenues a, en effet, provoqué la crainte d’une critique des conditions de détention supprimant a priori toute sexualité, ainsi que le dévoilement au grand jour de l’existence de pratiques normalement interdites. Ces dernières renvoient en effet au contournement de la règle [5] non seulement par les détenues, mais également par les membres du personnel pénitentiaire qui peuvent, selon les traditions locales de gestion de la détention, se montrer « complices » en n’ayant pas recours à des sanctions, voire en favorisant certaines situations à caractère sexuel (faible contrôle des parloirs, regroupements de personnes homosexuelles dans la même cellule, etc.). Pour l’ap, la question des conséquences d’une recherche intégrant un tel thème ne pouvait donc manquer de se poser, ce qui fait ainsi dire à l’équipe de chercheurs travaillant sur les abus sexuels chez les hommes détenus qu’« ainsi mise en cause et toujours potentiellement suspecte, l’Administration pénitentiaire se trouve en situation d’alarme et conduite à adopter une attitude défensive chaque fois que le regard est porté sur les pratiques de “derrière les murs” » [Welzer-Lang et al., 1996 : 25]. Confrontée à une certaine réprobation vis-à-vis de mes projets dans le premier établissement où je me rendis, je pris rapidement conscience du caractère potentiellement polémique et « menaçant » de mes thèmes d’enquête. Je choisis donc de présenter mes recherches comme une étude globale de la vie au quartier des femmes, insistant sur le probable intérêt à certains thèmes vagues tels que les liens avec le conjoint, le corps, les relations entre détenues, etc.
Prescriptions positives et négatives concernant mes enquêtées et flou autour de mon statut
5Une fois contournées les difficultés liées à la mise en place de l’enquête, s’est posée la question de la légitimité de ma présence en détention. Suite à la venue répétée d’une « étrangère [6] » qui s’entretenait de longues heures avec les détenues et qui de surcroît les faisait pleurer, rire et vociférer, la plupart de mes interlocuteurs directs (en particulier les chefs de détention et les premières surveillantes) s’interrogèrent rapidement sur la teneur de mes entretiens, ce qui se traduisit par des demandes de précision concernant les sujets abordés. Mais leur méconnaissance de la discipline sociologique les gêna pour comprendre ma démarche, et eut deux conséquences importantes pour la suite du déroulement de mes recherches.
6En premier lieu, certains membres du personnel ne parvenaient pas à comprendre pourquoi je m’intéressais à des sujets touchant personnellement les détenues. Ayant une image macrosociale de la discipline (le sociologue étudie « la société » au moyen de vastes questionnements abstraits sur son fonctionnement général), le choix de mes thèmes de recherche leur paraissait incongru, voire inadéquat. Pour appréhender mon travail ils se référaient alors à la discipline dont les objets de recherche leur semblaient se rapprocher le plus des miens, à savoir la psychologie, terrain mieux connu auquel ils pouvaient identifier des représentants célèbres et/ou des acteurs œuvrant dans un espace familier (comme le psychologue de leur prison). Cette confusion s’est vite révélée doublement défavorable.
7D’une part, mes interlocuteurs ont parfois tenté d’orienter ma recherche, en particulier pour tout ce qui concernait la participation des détenues aux entretiens : parce qu’ils considéraient ces derniers comme une analyse thérapeutique, il n’était pas rare que certaines détenues ayant accepté de me rencontrer me soient soustraites au motif que ce qu’elles avaient vécu était trop pénible pour en parler et que l’entretien risquait de les ébranler plus que de les réconforter. À l’inverse, on me recommanda telle ou telle personne à qui « ça ferait du bien de parler ». L’accord ou le refus concernant la participation des détenues aux entretiens semblait donc renvoyer en partie au souci de les préserver et de les protéger [7], posant ainsi la question de la prégnance d’une logique missionnaire [8] chez les agents de l’ap. D’autre part, j’ai parfois rencontré des difficultés à m’entretenir avec certaines femmes sous prétexte qu’elles n’étaient pas « représentatives » de la population pénale féminine ou, à l’inverse, on a pris parfois l’initiative de me présenter des détenues jugées intéressantes (qui avaient repris des études, travaillaient d’arrache-pied, etc.). Ces prescriptions positives et négatives amènent à s’interroger sur la volonté manifeste de présenter au chercheur des détenues dont les histoires de vie ne confortent pas une vision misérabiliste souvent mise en avant par les militants.
8Le second point concerne l’imprécision statutaire dont est victime le sociologue sur le sol pénitentiaire, a fortiori quand il travaille sur des objets de recherche plus ordinairement considérés comme familiers d’autres disciplines. En effet, j’étais souvent confondue avec une psychologue comme je l’ai déjà mentionné, mais parfois également avec une assistante sociale ou même une journaliste en mal d’informations croustillantes. Cette ambiguïté à propos de mon statut se manifestait notamment dans mes autorisations d’accès : à l’instar de ce qu’a pu faire remarquer Léonore Le Caisne dans le cadre de son travail de terrain de plusieurs années en centrale, j’étais toujours notée comme « stagiaire », même si ce terme ne correspondait en rien à l’activité de recherche que je réalisais en détention [Le Caisne, 2000].
9Et si ce flou n’est pas propre au terrain carcéral, il engendre ici des difficultés pour mener à bien les recherches, car le chercheur dépend des membres de l’ap (et en particulier du personnel de surveillance) tout au long de son enquête. Il s’agissait pour moi de désamorcer l’hostilité de certaines surveillantes à mon égard qui se traduisait par le refus direct d’aller chercher mes enquêtées en cellule, par des railleries concernant ma recherche ou ma discipline, par des reproches sur un ton très dur quand je faisais quelque chose qui leur déplaisait, ou encore par l’interruption brutale de mes entretiens. Je m’efforçai donc de leur faire comprendre que j’étais inoffensive, ce qui m’amena très vite à leur expliquer ma démarche de façon approfondie et à mettre en avant mon statut d’étudiante, auquel on associe fréquemment des qualités d’ouverture d’esprit et de candeur qu’il est particulièrement judicieux d’afficher sur ce terrain [Cliquennois, 2006].
Les femmes détenues
Une relation de confiance fondamentale
10Parallèlement à mes entretiens individuels, je tentai également de mettre en place des entretiens collectifs. Mais si les détenues acceptaient de parler de sujets éminemment personnels en tête à tête avec moi, elles se refusèrent en revanche catégoriquement à aborder leur vie précarcérale [9] ainsi que certains aspects de la vie en détention devant d’autres détenues (y compris devant leur(s) cocellulaire(s)). Elles les jugeaient trop intimes pour être dévoilés devant des personnes avec qui elles partageaient le quotidien et dont elles ne pouvaient s’assurer la discrétion [10].
11Cela me conduit à souligner la nécessité de l’instauration d’une relation de confiance dans le cadre d’entretiens sur l’intime. Évoquer le terme d’intimité revient à poser l’existence d’une limite séparant deux mondes, un monde que les autres ne peuvent pas voir sans un accord préalable de l’individu et un autre visible de tous [Thalineau, 2001]. Mais comment accéder à ce territoire caché, d’autant que le chercheur tente de s’assurer la sympathie et la collaboration des personnes auxquelles il s’intéresse, mais qu’en même temps il les soumet « à des questions qui exigeraient dans d’autres types d’interaction la discrétion, la distance et le respect de la vie privée ? » [Arrif, 2001]. Aborder avec mes enquêtées des sujets d’ordre très personnel, comme la maltraitance ou la sexualité, a donc nécessité une « préparation ». Tout d’abord le discours à propos de tels thèmes était le plus souvent difficile à amorcer, les enquêtées ne souhaitant pas en parler spontanément avec une parfaite inconnue. Michel Bozon souligne d’ailleurs à propos de la sexualité que « si l’on est déjà très prudent avec ses confidents, la résistance est encore plus forte lorsqu’une personne est sollicitée par un inconnu pour évoquer son activité sexuelle […]. Le fait de nommer des pratiques sexuelles est toujours considéré comme un acte aux conséquences potentiellement incontrôlables, au même titre que le fait de les montrer » [Bozon, 1999 : 6] [11]. Ensuite, de nombreuses questions renvoyaient la grande majorité de ces femmes à des épisodes douloureux de leur vie (violence conjugale, viols) qu’elles s’efforçaient précisément d’oublier, et ruinaient du même coup tout effort de sauvegarde d’un « moi acceptable » durant l’entretien. J’aimerais d’ailleurs faire remarquer qu’au cours des entretiens les détenues avaient souvent tendance à utiliser la plaisanterie pour évoquer des événements pénibles. Le rire permet en effet d’effacer les tensions liées à leur formulation et parallèlement de se désengager de ce qui a été dit, en particulier quand certains sentiments comme la honte font surface [Bromberger, 1988] [12]. Enfin, la participation à l’enquête pouvait paraître moins attrayante pour les détenues qu’elles ne le pensaient en raison de la fouille après l’entretien dans certains établissements, et surtout de la crainte du non-respect de l’anonymat et de la confidentialité des informations.
12Ce dernier aspect m’amène à me pencher sur les modalités de recueil des données. Je suis parvenue à obtenir des autorisations d’enregistrement pour trois des sept établissements où j’ai mené mes recherches, et pourtant j’abandonnai rapidement l’usage du Dictaphone quand bien même il m’était permis [13]. En effet l’enregistrement des entretiens devint vite un handicap dans l’élaboration d’un discours de confiance sur des thèmes très intimes et/ou renvoyant à une transgression du règlement. Bien souvent, après un entretien superficiel et plutôt décevant, je constatais que les femmes rechignaient à partir et se mettaient à développer des sujets qu’elles avaient jusque-là sciemment évités ; l’arrêt du Dictaphone ayant pour effet magique de délier les langues sur des sujets sensibles. Quant au lieu où se déroulaient les entretiens (parloirs d’avocats, bureaux mis à la disposition des services sociaux ou encore salles d’ateliers), l’isolement sonore n’étant pas complet, les détenues baissaient fréquemment la voix pour ne pas se faire entendre quand elles abordaient certains sujets, et le passage incessant des surveillantes (et leur entrée intempestive) « cassait » parfois la discussion qui avait alors du mal à redémarrer. Dans ce cas, tout le travail d’approche patient et mesuré vers la question délicate que je souhaitais poser était alors à recommencer. Néanmoins, la réalisation d’entretiens avec les détenues au cœur de la détention permit d’insuffler un certain dynamisme dans nos échanges, mes enquêtées prenant plaisir à commenter les allées et venues et certaines allant même jusqu’à en profiter pour me présenter à leur groupe de pairs.
13La première réaction de mes enquêtées à l’évocation de certaines situations (notamment la sexualité en détention) était d’affirmer unanimement qu’elles n’étaient pas concernées, par crainte de se faire juger en raison de situations moralement peu gratifiantes ou dénoncer dans le cadre de pratiques non conformes au règlement. J’ai ainsi parfois eu le sentiment d’être « face à un feu que j’essaierais en vain d’allumer mais qui serait toujours sur le point de s’éteindre » [Marchetti, 2001 : 85]. De plus, la perspective de réaliser des entretiens individuels sur des aspects personnels de leur vie et le terme « sociologie » renvoyant dans leur esprit au mot « social », ma présence répétée amenait à une confusion de mon statut de sociologue avec celui d’assistante sociale. Cette méprise était d’ailleurs démultipliée lorsque je ne pouvais leur présenter moi-même ma démarche et/ou que les détenues analphabètes s’en remettaient aux surveillantes pour se la faire expliquer. Si certaines femmes nourrissaient alors des espoirs quant à ma venue, nombre d’entre elles avaient en fait rencontré, au cours de leur vie, des problèmes avec les services sociaux suite à leurs expériences de « galère » (placement des enfants, retrait des aides sociales…) [Joël, 2007] et éprouvaient à leur encontre la plus haute méfiance, voire un certain ressentiment. Il s’agissait donc pour moi de faire comprendre aux premières que je ne pouvais leur offrir qu’une oreille attentive, et aux secondes que je travaillais dans une perspective scientifique exempte de toute intention délatrice.
14Souvent mes enquêtées se montrèrent assez méfiantes et distantes au début du premier entretien, ce qui se traduisit par un discours de façade sciemment élaboré. L’attitude que j’adoptai pour contourner ces résistances – et le discours figé qu’elles produisaient – fut calquée sur celle préconisée par Georges Devereux [Devereux, 1980] pour éviter la perturbation provoquée par la présence de l’observateur sur les faits à observer : il s’agit de ne pas traiter la perturbation comme un écueil insurmontable pour la recherche mais plutôt comme une source de connaissance. Autrement dit, il faut tirer profit des effets induits par la présence perturbante de l’enquêteur en interprétant délibérément le rôle que l’enquêté fait jouer à l’enquêteur, afin de le faire fonctionner comme « un catalyseur de réactions susceptibles de se charger en valeurs symboliques, et donc d’instruire sur le monde de l’enquêté » [Schwartz, 1990 : 42]. Bien que dans mon cas je n’aie pas eu affaire à des faits mais à des discours, le processus était le même : comme Olivier Schwartz aux yeux de ses ouvriers, j’étais investie par les détenues d’une forte légitimité sociale (« l’intellectuelle »), ce qui les amenait à vouloir se faire observer sous un certain angle afin de faire valider une part d’elles-mêmes [Schwartz, 1990 : 43]. Aussi utilisai-je, dans le cadre de l’entretien, ce désir de reconnaissance pour être conduite jusqu’à leur intimité, leur monde privé constitué d’éléments soustraits jusque-là au regard extérieur, car « […] aucun regard ne s’était encore présenté jusqu’ici qui puisse valoir comme instance de légitimation » [Schwartz, 1990 : 43]. Avec ces « résistantes », je surinvestissais donc le rôle qu’elles voulaient me faire jouer pour mieux entrer dans leur intimité : je les plaignais, feignais de les craindre, de partager leur colère, etc.
15La discussion pouvait alors prendre par la suite un ton de confidence. Je sentais régulièrement un véritable « passage » montrant que les détenues avaient finalement décidé de s’investir [14]. Les entretiens étaient alors beaucoup plus longs (souvent plus de trois heures) et suscitaient beaucoup d’émotions chez mes enquêtées. De manière générale, j’ai été surprise par leur volonté de me livrer dans le détail des pans entiers de leur vie et de me relater des expériences éminemment intimes dont certaines n’avaient jamais fait part jusque-là qu’à leurs proches. Il faut souligner que le prestige de participer à une recherche jouait à un double niveau. D’une part, le fait de leur donner la parole signifiait que je m’intéressais à elles, à leur vie, à ce qu’elles pensaient, à leurs problèmes, à leurs doutes, à leurs difficultés – et tout cela sans leur donner l’impression de les juger [15] –, ce qui les valorisait en tant que personne dont le discours était considéré comme digne d’intérêt. D’autre part, on peut souligner un aspect décisif et complémentaire : en accordant de l’importance à leur vie en détention, je contribuais à revaloriser parallèlement le statut de détenue en lui donnant un sens. Dès lors, l’enquêtée se sentait digne d’intérêt non seulement en tant que personne, mais également en tant que détenue, et cela était crucial pour les femmes dont l’identité était incarcérée [Rostaing, 1997], c’est-à-dire qui ne parvenaient pas à dépasser les murs de la prison pour se voir autrement qu’en détenues.
L’importance du sexe en commun, clé de la compréhension des représentations du masculin et du féminin
16Mais surtout, au fil de mes recherches, j’ai clairement eu le sentiment que les discours de mes enquêtées à propos de l’intimité auraient été bien plus difficiles, voire impossibles, à susciter si j’avais été un homme. Il est apparu en effet que, dans l’élaboration de discours approfondis sur des sujets éminemment sensibles, notre communauté de sexe primait sur la double dissymétrie de la relation enquêtrice-enquêtée [Bourdieu, 1993] [16] (et à laquelle on peut ici adjoindre une troisième dissymétrie, celle relative au décalage entre détenue et non-détenue). Mes enquêtées mettaient, en effet, toujours fortement en avant dans les entretiens le fait que nous étions « entre femmes » [17]. Or la perception de ce rapport spécifique avec mes enquêtées s’est révélée extrêmement féconde pour l’analyse puisqu’elle a permis de mettre en lumière plusieurs aspects décisifs dans mon étude de l’intimité.
17Si les femmes me racontaient avec force détails des épisodes intimes de leur vie, et notamment des événements douloureux comme les viols ou les violences conjugales, c’est parce qu’elles me prêtaient une expérience similaire dans le rapport aux hommes [18]. Leurs discours, entièrement traversés par une nette méfiance envers les hommes, montraient que, selon elles, seule une autre femme pouvait comprendre ce qu’elles ressentaient (et certaines, au vu de mon jeune âge – vingt-trois ans –, tentaient d’ailleurs de me mettre en garde et de me conseiller afin de me préserver d’éventuelles erreurs). La compréhension de cette particularité de nos interactions m’a ainsi amenée à mettre au jour leur système de représentations vis-à-vis des hommes, liant domination masculine, violence et patriarcat [19]. Ce dernier s’inscrivant en fait de manière plus large dans des représentations du masculin et du féminin en stricte conformité avec les normes de genre, plusieurs aspects importants relatifs à la question de l’intimité en prison de femmes ont ainsi pu être mis en lumière.
18Les relations des détenues avec l’ensemble du personnel masculin étaient certes marquées par un vécu de violence, de peur et de déception, mais, au-delà de ces sentiments négatifs, l’homme était également apprécié comme un détenteur naturel du pouvoir et de l’autorité, conférant ainsi aux gradés masculins une totale légitimité quant à leur fonction. Ces derniers leur semblaient en effet plus à même de tenir un rôle de chef et de gérer des situations problématiques nécessitant force, autorité et réflexion (qualités dont elles estimaient les femmes dépourvues), et elles considéraient que les autres détenues leur devaient du respect. Se fondant sur une définition de la femme comme être provocant, irréfléchi, attisant volontairement le désir et responsable des attitudes masculines qu’elle suscite, elles faisaient preuve, devant ces hommes, de pudeur dans leur choix vestimentaire et condamnaient les détenues dont les vêtements laissaient entrevoir certaines parties du corps jugées indécentes dans le cadre de ce type d’interaction (décolleté, cuisses…). Par ailleurs, elles approuvaient le fait qu’un tiers soit systématiquement présent lors de rencontres privées avec eux, affirmant qu’ils devaient impérativement se « protéger » d’éventuelles accusations de harcèlement et de tentatives de séduction de la part des autres femmes incarcérées.
19La plupart de mes enquêtées estimaient que toutes les femmes sont pareillement sensibles au respect de l’intimité corporelle. Elles ont affirmé ne pas ressentir de gêne vis-à-vis des autres détenues en dépit de la proximité imposée, notamment dans les douches ou la cellule. Certes elles s’accordaient à dire qu’« en prison il n’y a pas d’intimité » et critiquaient sur ce point l’ap qu’elles tenaient pour responsable, mais leurs discours témoignaient de l’adoption de comportements de respect mutuel – notamment concernant la nudité et les besoins naturels – visant à la fois à préserver la face de l’autre et sa propre face [Goffman, 1967]. Les conduites semblaient donc fondées sur l’idée centrale de pudeur réciproque, renvoyant à une « classe de règles symétriques » [op. cit.]. De plus, les détenues m’ont fréquemment fait part de pratiques de caring renvoyant à du soutien et à des soins corporels multiples procurés dans certaines situations à leur(s) cocellulaire(s) (maladie, automutilation, sevrage, etc.) [Bessin et Lechien, 2004].
20Concernant la sexualité, les représentations de mes enquêtées étaient entièrement essentialisées : les hommes étaient considérés comme des êtres animés par une pulsion sexuelle irrépressible tandis que leurs propres représentations s’inscrivaient, pour la grande majorité, dans une orientation intime [20] de type conjugalo-affectif [Bozon, 2001], soit une sexualité intégralement inscrite dans le couple et subordonnée aux sentiments qui la traversent. En raison de ce profond enchevêtrement de la sexualité avec des représentations très strictes d’affectivité et d’intimité et des caractéristiques contraignantes du parloir (ponctualité, exiguïté, temps limité, proximité avec d’autres personnes, surveillance, etc.), la plupart des femmes n’avaient aucune pratique sexuelle en ce lieu, jugé inadapté car assimilé dans leur esprit à une insupportable autonomisation des comportements par rapport aux significations qu’elles y attachaient. Cependant, au bout d’un certain temps, les pratiques sexuelles y devenaient possibles, envisageables, pour celles dont l’« habitus sexuel » s’était « carcéralisé » [Joël, 2007]. Si l’on se réfère au concept de script sexuel [21] [Gagnon, 1999], on peut dire que, pour certaines détenues, s’est en effet progressivement mise en place une carcéralisation des scripts renvoyant à une adaptation marquée au monde carcéral et permettant la reconnaissance d’un nouveau contexte, le parloir, comme potentiellement sexuel [22]. Dans le cadre de ce processus d’élaboration de nouveaux scripts sexuels, les détenues mettaient alors en place une « intimisation » de leurs pratiques, dans le sens où elles tentaient de concilier leurs représentations de la sexualité alliant affectivité et intimité avec leurs nouvelles pratiques : pour se réapproprier ce « sentiment de l’intimité » au parloir, elles tentaient de contrôler autant que possible le regard [23] et les mouvements de circulation [Cardon, 2002] (vêtements cachant la vitre, jupe longue et absence de sous-vêtements pour ne pas découvrir les corps, refus de rapports sexuels en présence d’enfants dans les parloirs voisins ou de surveillantes particulièrement observatrices, etc.).
« Garder la plume froide [24] »
21Le chercheur ne sort jamais indemne d’une expérience de terrain aussi forte que celle de la prison [Rostaing, 1997]. Comme tous les terrains, mais peut-être plus encore que d’autres, la prison « prend » et « enveloppe » le chercheur [25]. L’atmosphère spéciale qui y règne, le bruit des portes et des clés, la luminosité, l’infrastructure, les conditions d’accès, les cris des détenu(e)s, leurs récits souvent difficiles à entendre, etc., tout cela contribue à plonger véritablement le chercheur dans son lieu d’étude et continue de résonner en lui quand bien même il ne s’y trouve plus physiquement. La prison n’est pas un terrain anodin ; le chercheur en est marqué, imprégné. Or il doit prendre un certain recul s’il veut coller – autant que faire se peut – au principe de neutralité axiologique au fondement de la discipline, et notamment ne pas se laisser submerger par l’émotion face aux récits et aux situations des enquêté(e)s [26].
22Les récits de vie de la plupart des femmes détenues que j’ai rencontrées étaient pour certains choquants et attristants (tentative de suicide, viols, violences physiques extrêmes, torture psychologique…), mais c’est précisément là que se joue la distinction entre le travail du militant et celui du sociologue : alors que le militant s’arrêtera à l’affectif et au sentimental pour le mettre en avant afin de toucher le public dans une perspective de dénonciation, le sociologue doit les dépasser pour les intégrer dans une analyse dont ils ne constitueront que des objets [27]. On pensera notamment au travail de Michaël Pollak sur les camps de concentration, dans le cadre duquel l’auteur souligne la nécessité d’étudier « froidement et à distance, des choses qui suscitent les réactions affectives les plus extrêmes, et qui sont d’ordinaire abordées dans le registre “chaud” de la révolte, de la dénonciation ou de l’indignation » [Pollak, Heinich, 1986 : 5]. Le sociologue doit donc se déprendre de la prégnance de son terrain afin d’instaurer un recul nécessaire, condition sine qua non de la construction de l’analyse sociologique, même s’il est parfois à la limite de la compromission éthique lorsqu’il assiste à certaines pratiques discriminatoires ou dépréciatives pour l’individu [Rostaing, 1997].
23La prison fait partie de ces « “terrains minés”, terrains sensibles, terrains qui exigent une vigilance constante pour repérer et éviter les pièges qui parcourent le cheminement de l’enquête(ur) » [Arrif, 2001]. Olivier Schwartz faisait remarquer qu’il serait vain de croire qu’une recherche peut fonctionner sous des conditions méthodologiquement pures et que le sociologue peut se plier à une « épistémologie de la rigueur » ; mais adopter une démarche critique-analytique objectivant les processus en jeu dans la situation de recherche semble constituer le moyen le plus sûr de tirer profit de cet empirisme de l’ethnographie [Schwartz, 1993].
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Welzer-Lang Daniel, Lilian Mathieu et Michaël Faure, 1996, Sexualité et violences en prison : ces abus qu’on dit sexuels, Lyon, Aléas, oip.
Notes
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[1]
Il existe en effet à ce sujet un vide sociologique qui a pour conséquence majeure de reléguer l’intérêt porté à la sexualité des femmes en prison en arrière-plan de celui porté aux hommes, dans une perspective invariablement comparatiste. Les études sur la sexualité des hommes détenus apparaissent donc comme un référent incontournable et systématique soumettant l’ensemble des recherches sur la sexualité des femmes à une comparaison à sens unique, et les conduisant ainsi à une caractérisation par la négative appauvrissante. On pensera notamment à l’article de Dominique Lhuillier « Intimité et sexualité des femmes incarcérées » qui, en dépit de son intitulé laissant penser qu’il s’intéresse exclusivement aux femmes, repose en fait essentiellement sur une comparaison entre la situation chez les hommes et celle chez les femmes [Lhuillier, 2003] ; ainsi qu’au travail de Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu et Michaël Faure [Welzer-Lang et al., 1996] où les auteurs n’envisagent la sexualité des femmes incarcérées qu’en confrontation avec ce qu’ils observent chez les hommes, et, de plus, s’appuient sur un effectif de femmes enquêtées largement inférieur à celui des hommes, remettant en question la fécondité même de l’entreprise de comparaison. Cette disproportion entre les effectifs d’hommes et de femmes enquêtés apparaît également dans le récent travail d’Arnaud Gaillard [Gaillard, 2007], qui, s’il a le mérite de ne pas reposer sur une énième comparaison hommes-femmes, empêche néanmoins une approche rigoureuse, fine et nuancée de la situation chez les femmes.
-
[2]
En plus des entretiens je fis tout de même passer un questionnaire aux détenues lors de ma première enquête, mais leur participation restreinte (je ne récoltai qu’une centaine de questionnaires) ne me permit pas d’en tirer des résultats fiables et satisfaisants.
-
[3]
L’insistance dont ont fait preuve tous les établissements à me rencontrer en chair et en os avant de mettre en place l’enquête n’était pas fortuite. Le plus souvent elle ne renvoyait pas à un besoin de supplément d’informations. Comme en témoigne l’anecdote suivante, je saisis rapidement qu’au-delà de la présentation de ma démarche il me fallait également répondre aux attentes physiques à mon égard, en portant des habits sobres avec un minimum d’élégance propre au statut social auquel on m’associait a priori : lors de ma toute première rencontre avec mes interlocuteurs de l’un des établissements, je commis l’imprudence de mettre un pull rose assez voyant ; durant les deux années où je menai mes recherches dans cette prison, à chaque contact avec mes interlocuteurs, ces derniers plaisantèrent à ce sujet.
-
[4]
Comme le souligne Abderrahmane Moussaoui, « même quand il n’écrit pas dans la presse de grand public, il [le chercheur] peut voir un passage d’un texte scientifique dont il est l’auteur repris hors contexte par un journaliste qui le met au service des opinions qu’il défend » [Moussaoui, 2001].
-
[5]
Le règlement stipule que « constitue une faute au deuxième degré, le fait d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur » (article D249-2-5 du Code de procédure pénale).
-
[6]
Concernant ma position d’« étrangère » au sein de la détention, voici la remarque que me fit l’adjointe au directeur d’un des établissements : « Il y a des barreaux invisibles, très présents. Il y a l’intérieur, le bleu marine, et l’extérieur. Même si ça se passe bien vous serez toujours quelqu’un de l’extérieur. » Simona Ioana Schumacher parle d’ailleurs d’un « statut immoral de l’enquêteur, présence foncièrement dérangeante, étrangère à la morphologie pénitentiaire dont les acteurs ne peuvent pas s’assurer de sa neutralité axiologique » [cesdip, 2005].
-
[7]
Cet aspect se vérifie également dans les recommandations que l’on me fit avant de rencontrer les détenues : on me demanda expressément de ne pas les « bousculer » et de signaler au service psychologique toute réaction excessive de leur part ; car, comme le souligna un membre du personnel de direction : « Ça risque de déclencher certaines choses ; il faut les signaler pour le suivi psychologique. »
-
[8]
Corinne Rostaing distingue deux types de logique professionnelle de la part des surveillantes : une logique missionnaire quand ces dernières accordent de l’importance à la dimension relationnelle avec les détenues, et une logique statutaire quand c’est l’objectif de garde qui est privilégié [Rostaing, 1997].
-
[9]
Conséquemment à la remarque de Gilles Chantraine invitant à dépasser une vision de la prison comme une institution hors normes – ou tout du moins fonctionnant selon ses propres normes – [Chantraine, 2004b], j’ai jugé utile de suivre la voie tracée par Donald Cressey enjoignant de considérer le style de vie antérieur à l’incarcération et les valeurs prépénales comme fondamentaux pour appréhender la détention [Cressey, 1961]. Au cours de mes recherches, il est apparu en effet qu’il ne saurait être question de tenter de comprendre la vie carcérale des femmes détenues sans tenir compte de leur vie précarcérale, ce qui m’amène à souligner le caractère fondamental de l’hypothèse de permanence formulée par Daniel Welzer-Lang : l’institution pénitentiaire ne peut être considérée comme totalement séparée du reste de la société (et on pensera alors également au concept de « périmètre sensible » mis en lumière par Philippe Combessie [1996, Prisons des villes et des campagnes, étude d’écologie sociale, Paris, Éditions de l’Atelier]) ni apparaître comme le déterminant univoque des pratiques, puisqu’au contraire elle est un « lieu particulier d’actualisation de dispositions socialement acquises au cours d’une trajectoire personnelle dont l’agent est à la fois le produit et l’acteur » [Welzer-Lang et al., 1996 : 106].
-
[10]
On retrouve cette idée chez Maurice Duval qui dit à propos de ses enquêtés : « Je devenais souvent un confident, en ce sens que je restais pour eux le marin d’un voyage, à la différence des marins véritables, c’est-à-dire permanents, auxquels on ne doit pas s’exposer en parlant inconsidérément » [Duval, 1998, Ni morts ni vivants : marins ! Pour une ethnologie du huis clos, Paris, puf : 22].
-
[11]
L’auteur fait d’ailleurs remarquer à propos des grandes enquêtes sur la sexualité qu’« un cadre partiellement contradictoire est d’abord construit : on cherche à créer une relation de confiance entre enquêteur et enquêté […] mais on introduit une distance entre eux (enquête par courrier, par téléphone […]). En second lieu, on utilise des techniques évitant aux personnes interrogées d’avoir à dire explicitement ce qu’elles ont fait » [Bozon, 1999 : 6]. De la même manière, certaines des femmes enquêtées par Daniel Welzer-Lang-Lilian Mathieu et Michaël Faure avaient préféré enregistrer une cassette plutôt que de participer à des entretiens en face à face [Welzer-Lang et al., 1996].
-
[12]
Et Oswald Ducrot souligne qu’« on a bien fréquemment besoin à la fois de dire certaines choses et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse refuser la responsabilité de leur énonciation » [Ducrot, 1972, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann : 5].
-
[13]
Je pris donc des notes. Pour contraignant qu’était ce système, je veillais toujours à retranscrire le plus fidèlement et le plus intégralement possible les paroles de mes interlocutrices (les discours étaient donc pris à la première personne du singulier).
-
[14]
Cela se percevait notamment lorsque les détenues commençaient à utiliser les noms de leurs proches, jusqu’alors soigneusement dissimulés et auxquels elles préféraient des termes de désignation formelle tels que « mon concubin », « mon fils », etc.
-
[15]
Certaines détenues me le firent remarquer explicitement, comme cette femme condamnée pour abus sexuels sur mineurs : « On a une étiquette, on nous la fait sentir. Mais pas vous. C’est pour ça qu’on parle, que je parle avec vous. On se sent en confiance, y a pas de jugement. Ça se sent et c’est pour ça que je vous raconte. Y a pas ça avec tout le monde. » Je laissais toujours en effet à mes enquêtées l’initiative de me parler de l’infraction les ayant conduites en prison (et presque toutes le firent), mais je ne leur posais jamais la question directement. Cela m’amène à souligner l’importance excessive accordée au délit dans les travaux portant sur la vie en détention des détenus : je pense qu’il est plus judicieux de le considérer comme un facteur parmi d’autres des représentations et des pratiques en milieu carcéral plutôt que d’en faire le déterminant ultime comme certains auteurs tendent à le présenter. Philippe Combessie faisait d’ailleurs remarquer à propos de l’enquête de l’insee Histoire familiale dont une partie a été menée auprès d’hommes incarcérés : « L’enquête ne considère ni les infractions reprochées aux personnes placées en prison, ni les situations des personnes condamnées à d’autres peines, et de ces lacunes délibérées, elle tire son efficacité, parce qu’elle a écarté ces éléments qui trop souvent aveuglent ceux qui réfléchissent sur les prisons » [Combessie, 2002, « Hommes et détention », in insee [2002], L’histoire familiale des hommes détenus, Statistiques publiques, « Synthèses » n° 59]).
-
[16]
Pierre Bourdieu parle d’une double dissymétrie dans la situation d’entretien : une dissymétrie relative au rôle des participants (l’enquêteur mène le jeu et assigne à l’entretien des objectifs et des usages parfois mal déterminés pour l’enquêté), redoublée par une dissymétrie sociale dès lors que l’enquêteur occupe une position supérieure à l’enquêté en matière de capitaux, notamment culturels [Bourdieu, 1993].
-
[17]
Cela s’exprimait par des allusions récurrentes telles que « Vous êtes une femme, vous pouvez comprendre, vous », ou bien « Ah ! les hommes, hein ? » accompagnées d’un petit clin d’œil complice.
-
[18]
Hannah Frith fait remarquer à propos des entretiens collectifs sur la sexualité réalisés avec des groupes de femmes : « Knowing that other group members may have encountered similar situations may lead individuals to feel less inhibited about revealing information about their own lives » (Savoir que les autres membres du groupe ont rencontré les mêmes situations peut amener les individus à se sentir moins gênés de dévoiler des informations à propos de leur propre vie) [Frith, 2000, “Focusing on sex : using focus groups in sex research”, Sexualities, vol. 3 : 284].
-
[19]
Avec le père, on observe une distance fortement marquée en lien avec la violence qu’il a exercée contre sa fille (et souvent également contre la mère), sa défection du foyer familial et/ou l’autorité qu’il incarne ; et concernant le partenaire, elles sont très nombreuses à déclarer avoir enduré des violences conjugales répétées (y compris sexuelles), subi une appropriation de leur corps et de leur vie, et tenté de fuir et/ou de demander de l’aide aux instances sociales, souvent sans succès [Joël, 2007].
-
[20]
Il s’agit de « […] configurations distinctes, en nombre limité, qui associent de manière stable des pratiques de la sexualité et des représentations de soi. Ces types d’orientations intimes constituent de véritables cadres mentaux qui délimitent l’exercice de la sexualité, définissent le sens qui lui est donné et indiquent le rôle que la sexualité joue dans la construction de soi » [Bozon, 2001 : 13].
-
[21]
Le script sexuel est « un schème cognitif structuré […] sans lequel les acteurs ne pourraient pas reconnaître le caractère potentiellement sexuel de la situation […] Le script informe sur ce qui constitue ou ne constitue pas une situation sexuelle […] » [Gagnon, 1999 : 73].
-
[22]
Nous sommes donc aux confins de l’hypothèse sexologique – omniprésente dans les travaux portant sur la sexualité en prison et dont Daniel Welzer-Lang appelle le dépassement [Welzer-Lang et al., 1996] – selon laquelle les pratiques sexuelles au parloir et l’homosexualité apparaissant après un certain temps d’incarcération renverraient à la satisfaction de pulsions trop longtemps contenues. Si effectivement ces pratiques semblent apparaître au bout d’un temps relativement long d’incarcération, je pense que ce n’est pas en raison de la nécessité d’une « décharge sexuelle » trop longtemps réprimée, mais de la transformation, progressive et souvent douloureuse, de l’habitus sexuel. Ce dernier se carcéralise, ce qui prend nécessairement du temps et permet ainsi l’élaboration de scripts sexuels intégrant le contexte prison. J’avance donc l’idée que la prise en compte du temps n’est pas à faire en termes de frustration mais au contraire en termes d’adaptation et dans une certaine mesure de pénétration consentie du milieu.
-
[23]
Pour Alain Thalineau : « L’intimité est associée au contrôle du regard. […] Cela revient à dire […] que l’intimité est un construit social qui s’élabore en fonction de la place attribuée au regard d’autrui et de la possibilité objective de le contrôler » [Thalineau, 2001].
-
[24]
Philippe Combessie, 1998, « Le pouvoir en prison : comme dans toute entreprise ? », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 31 : 111-122.
-
[25]
Maurice Duval fait remarquer que l’emploi de « en » pour « en mer » (et j’ajouterais « en prison ») par opposition à l’emploi de « à » pour « à terre » signifie « le caractère englobant de ces mondes dans lesquels on pénètre » [Duval, 1998, op. cit. : 25].
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[26]
Anne-Marie Marchetti écrit dans son journal d’enquête lors de sa recherche sur les détenus condamnés à perpétuité : « J’enregistre, je retransmets et après, qu’est-ce que ça change ? Or non seulement le spectacle de la misère n’a rien de rigolo mais en plus voir ça et se sentir impuissant, c’est terrible ! […] On se sent salaud, on préférerait ne jamais avoir su pour pouvoir toujours dormir tranquille » [Marchetti, 2001 : 69].
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Corinne Rostaing souligne d’ailleurs que « L’écueil [de la recherche] est la production d’un discours partisan, oublieux de la construction scientifique de l’objet au nom de valeurs morales » [Rostaing, 1997 : 24] et cite à cette occasion Max Weber : « Une chose est à rappeler : s’il y a une vertu que l’on peut exiger d’un “intellectuel professionnel”, c’est l’obligation […] de garder toujours la tête froide […] face à tous les idéaux, même les plus majestueux […] » [Weber, 1965, Essais sur la théorie de la science [1904-1917], Paris, Plon : 477].