Notes
-
[1]
La communauté de Båtsfjord, qui compte 2 200 habitants, se situe à 70,6° nord. Grâce aux conserveries de poisson, la ville a produit suffisamment d’emplois pour les deux sexes. L’emploi féminin y est bien au-dessus de la moyenne nationale : pendant les années les plus prospères, plus de 65 % de la population féminine totale occupait un emploi [Lien, 1987]. Si bien que Båtsfjord a attiré des immigrants en provenance de pays voisins comme la Finlande, mais aussi plus récemment la Russie. Aussi la ville est-elle animée par un mouvement permanent de personnes et de denrées, en particulier le poisson, la morue séchée (stockfisch ou merluche), aujourd’hui remplacée par des filets congelés (alors appelés cabillaud). Certaines personnes ont véritablement peur de subir une pénurie de nourriture, et craignent que celle-ci vienne à manquer dans les magasins. La plupart des familles ont au moins deux congélateurs et une ou deux pièces de stockage dans la cave, qui débordent de nourriture. La question cruciale n’est pas la prochaine récolte, c’est le maintien des communications, l’assurance que les « pistes » restent ouvertes.
-
[2]
Nous avons toutes été sur le terrain à Båtsfjord. Marianne Lien s’y est rendue en 1985, et y retourne régulièrement depuis. Sofia Spjuth y est allée en 2006, et participa alors pour la première fois au ski de minuit. Nous y sommes ensuite retournées ensemble en 2007. Même si notre enquête de terrain s’apparente à une sorte d’anthropologie « chez soi », elle n’en a pas moins constitué un dépaysement culturel, qui, à son tour, nous a fait prendre conscience de l’importance de la distinction locale entre « Finnmarking » et « søring » (c’est-à-dire les « gens du Finnmark » et les « gens du Sud »), distinction qui sert de marqueur ethnique. De même, d’ailleurs, que l’opposition entre les Sames et les Norvégiens (voir T. Thuen dans ce numéro).
-
[3]
L’art de skier joua un rôle déterminant dans le sabotage de l’usine d’eau lourde de Rjukan dans le département de Telemark, une histoire spectaculaire qui a été portée plusieurs fois à l’écran, notamment dans le très célèbre Les héros de Telemark. Un autre récit de la Résistance rendu célèbre par un livre concerne Jan Baalsrud, un résistant et un skieur chevronné qui survécut miraculeusement à un hiver passé en montagne dans le nord de la Norvège. L’ouvrage intitulé Ni Liv [Howarth, 1992, 1955] a été traduit en français [1955] et en anglais [2002, 1957].
-
[4]
Il existe également un code écrit, les « Fjellvettreglene » ou « Règles d’or de la montagne », qui compte dix recommandations destinées à garantir la sécurité en montagne. Ce code de bonne conduite a été introduit pour la première fois en 1967 par la Croix-Rouge norvégienne et l’Association norvégienne de trekking, à la suite de la mort en montagne, à Pâques, de dix-huit personnes. Depuis cet hiver particulièrement rude, les médias ne manquent pas de rappeler régulièrement les dix « Fjellvettreglene ». Tout le monde les connaît en Norvège, et on les trouve parfois affichées sur les murs à l’intérieur des vieilles cabanes en montagne.
-
[5]
Équivalant au taux de change actuel à 6,33 euros (NdT).
-
[6]
L’idée de consommer de l’alcool ne vient pas de Hilja, et n’a jamais fait l’objet d’incitations. Il arrive que certaines participantes aient trop bu pour parvenir à descendre les pentes les plus abruptes, et doivent être récupérées par les hommes de la chorale qui patrouillent sur la piste en motoneige.
-
[7]
Soit dit en passant, une nouvelle loi est actuellement proposée qui limitera sérieusement l’utilisation des motoneiges dans un cadre de loisir, et qui, si elle est acceptée, mettra fin aux excursions en montagne telles que les habitants du Varanger les pratiquent.
-
[8]
Le norvégien compte trois genres : le féminin, le masculin et le neutre. Il y a toutefois quatre formes du pronom personnel à la troisième personne du singulier (« det », « den », « hainn » et « ho »). Les deux dernières désignent principalement les êtres humains, masculins (« hainn ») et féminins (« ho »). Les deux autres s’appliquent aux êtres inanimés, féminins et masculins (« den ») d’une part, et neutres (« det ») de l’autre. La neige et le vent sont ainsi du genre masculin, et prennent le pronom « den ». Or, dans le dialecte du Finnmark, on utilise « hainn » (« il ») ou même « ho » (« elle ») pour les désigner, comme s’il s’agissait d’êtres humains.
-
[9]
On appelle parfois le vent « Gammeleirik » – le « Vieil Éric » –, l’un des nombreux noms donnés localement au diable [Spjuth, 2007a]. L’attribution d’une capacité d’action à des acteurs non humains est attestée ailleurs. Juliet Cruikshank, par exemple, a montré qu’en Alaska les Indiens Tlingit et Athapaskan « définissent le paysage en fonction de ses actions », privilégient l’activité et le mouvement, et « n’établissent aucune distinction entre l’animé et l’inanimé » [2005 : 3-4] voir aussi Povinelli [1995]. Dans la littérature anthropologique, ce type d’exemples concerne souvent les sociétés de chasseurs-cueilleurs, et ce n’est peut-être pas ce qu’on s’attend à trouver dans une communauté industrielle comme Båtsfjord. Toutefois, comme le note Elizabeth Povinelli, ces idées n’étaient pas inconnues en Europe, avant que les changements apportés par la révolution industrielle ne commencent à envahir la vie quotidienne, la langue et les croyances [cité dans Cruikshank, 2005 : 4].
-
[10]
« Snø » et « snor » ne sont que deux exemples parmi tous les mots qui désignent les phénomènes associés à la neige en norvégien. D’autres verbes et des adjectifs soulignent l’action de la neige (comme résultat de phénomènes météorologiques) ou son ressenti par le corps (un grand choix de termes permet notamment de signifier le ressenti de la neige sous la surface des skis, qui varie en fonction de sa qualité).
-
[11]
En hiver, la température varie de 0 à – 20° Celsius (le plus souvent de – 2 à – 10), mais le vent peut la faire baisser de façon significative. S’il fait – 5, un vent modéré de force 10,5 sur l’échelle de Beaufort (c’est-à-dire 10,5 mètres par seconde) donnera une température réelle (ressentie par le corps) de – 14 (et s’il fait – 15, il fera – 27 avec un risque d’engelure en 10 à 30 minutes).
-
[12]
La tradition recommande d’utiliser une bouilloire en aluminium, de la remplir de neige ; et de la placer sur le feu à l’extrémité d’une branche. Quand l’eau bout, on y ajoute du café grossièrement moulu.
1Dans Après le colonialisme, Arjun Appadurai [1996, 2001] affirme que le « lieu » (« locality ») est une réalisation sociale fragile. Selon lui, la production du lieu n’est pas forcément un phénomène spatial. Elle devrait être abordée essentiellement comme un processus relationnel et contextuel impliquant la production de « sujets locaux ». Quand la création de lieu suppose l’appropriation et la transmission de droits de propriété foncière – comme dans de nombreux habitats agricoles en Europe, par exemple –, elle coïncide empiriquement avec le maintien d’un village, d’un hameau ou d’une ferme. Mais dans les régions où l’agriculture ne s’est jamais imposée, le lieu doit être créé par d’autres moyens.
2La côte septentrionale du Finnmark, un département norvégien qui borde la mer de Barents au nord, la Russie et la Finlande au sud, correspond à ce cas de figure. C’est un endroit caractérisé par un climat rude et imprévisible avec des étés brefs, où la domestication des plantes n’a pour ainsi dire pas eu lieu. Les terres côtières fournissent à peine les pâturages nécessaires à l’entretien de quelques moutons durant l’été. Toutefois, une abondance de poisson comme de gibier et un climat qui convient au renne ont permis de vivre de la chasse et de la cueillette pendant des milliers d’années, ainsi que l’attestent les premiers vestiges archéologiques qui remontent à dix mille ans.
3Nous avons expliqué, ailleurs, que le sentiment d’appartenance reposait sur le mouvement ou la circulation de denrées alimentaires obtenues localement, et échangées sous forme de dons [Lien, 2001 ; Spjuth, 2007] (voir aussi Britt Kramvig et Trond Thuen dans ce numéro). Dans cet article, nous montrerons comment le mouvement peut servir à s’inscrire dans le paysage et nous approfondirons cette approche en considérant le mouvement comme un moyen de composer avec le paysage et de créer du lieu. D’un point de vue théorique, nous nous sommes inspirées du modèle relationnel de Tim Ingold sur les personnes et les lieux, selon lequel l’identité est une « expérience partagée consistant à vivre dans certains lieux et à suivre certains chemins dans un environnement donné » [Ingold, 2000 : 148]. Nous avons également emprunté aux recherches plus récentes de cet auteur, consacrées au temps météorologique et au vent qui représenteraient des dimensions clés dans la composition du paysage [Ingold, 2006]. Nous cherchons, en outre, à mettre en évidence une discontinuité entre les récits hégémoniques sur la construction de la nation norvégienne et la mémoire locale du nord du Finnmark. Les premiers, comme dans la plus grande partie de l’Europe, tendent à naturaliser les racines et les terroirs pour en faire le langage singulier d’une même appartenance. Sans que la société soit passée par une véritable « phase agricole », la mémoire locale s’appuie à la fois sur la survivance d’une économie de chasse et de cueillette et sur la transformation de cette économie de subsistance, via le commerce, en une économie industrielle.
4Notre étude de terrain porte sur ce qu’on appelle le « Midnattski for kvinner » – littéralement le « ski de minuit pour les femmes ». Cet événement a lieu chaque année en mai, quelques jours avant l’apparition du soleil de minuit, qui signale la fin d’un long hiver sombre. Le point de départ se situe sur un plateau montagneux au sud de Båtsfjord [1], une communauté ouvrière qui vit des conserveries de poisson sur la péninsule de Varanger au bord de la côte nord du Finnmark. Des femmes venues de partout se réunissent pour skier ensemble, elles descendent du plateau et vont vers le nord en direction du village, dont les maisons et les usines entourent le fjord niché en contrebas. L’événement commence à minuit et se déroule avec le soutien du chœur masculin de Båtsfjord, qui, tout au long du parcours, procure aux participantes du feu, des chants et des encouragements. Cet événement est devenu un rituel carnavalesque qui transcende les frontières liées au genre, au jour et à la nuit, à la neige et au soleil, et à l’imprévisibilité totale du climat arctique. Si nous avons choisi d’étudier cette manifestation, c’est en raison de ses caractéristiques carnavalesques et de la fragilité de son existence, qui en font un contre-récit face au discours hégémonique sur le ski et les activités de plein air qu’il convient de pratiquer en Norvège. À ce titre, le ski de minuit offre un exemple concret de la façon dont le mouvement et le paysage se voient investis d’une signification particulière, mais aussi dont le lieu se crée, dans une région qui, de l’extérieur comme de l’intérieur, ne cesse d’être renvoyée à sa marginalité géopolitique par le modèle de l’État-nation [Lien, 2003 ; 2006] [2].
Aux origines du ski de minuit
5Le ski de minuit eut lieu pour la première fois en mai 1992, à l’initiative d’une Finlandaise, Hilja Bjerk, alors âgée d’une cinquantaine d’années, qui a vécu presque toute sa vie d’adulte à Båtsfjord. Elle a raconté maintes et maintes fois, aux journalistes et à quiconque voulait bien l’entendre, comment, au départ, elle avait seulement voulu inviter certaines de ses meilleures amies à skier, au moment où les premiers rayons du soleil de minuit apparaissent à l’horizon vers le nord. Mais les amies ont invité leurs « copines », et ce sont finalement soixante-dix femmes qui ont descendu ensemble, en direction de la vallée, le plateau montagneux appelé « Båtsfjordfjellet ». Les médias locaux se sont déplacés, la nouvelle s’est répandue, et Hilja en a profité pour instituer l’événement : il serait annuel et réservé aux femmes. Car, selon ses propres termes, elle voulait « faire de cette nuit exceptionnelle un moment où les femmes pourraient se retrouver sans hommes ni enfants, faire l’expérience de la montagne sans stress ni compétition, et, ensemble, main dans la main, bras dessus bras dessous, éprouver leur force collective ». Au début, le droit d’entrée s’élève à deux morceaux de bois sec par personne, qu’il faut jeter sur le feu de camp en chemin. Hilja ne tarde pas à loger des participantes venues de tout le Finnmark, mais aussi d’Oslo, de Finlande, et de plus loin encore, des États-Unis et de Nouvelle-Zélande. Elle leur offre des lits et des matelas à même le sol, du moins à toutes celles qu’elle peut caser. L’année suivante, elles sont deux cents, en 1994 quatre cents, et, en 1997, sept cents femmes viennent participer, qui sont logées chez des amies d’amies, ou même dans l’école du village. Depuis la fin des années 1990, le nombre des participantes n’a cessé de diminuer et, au bout de dix ans, Hilja s’est retirée, cédant l’organisation du ski de minuit au chœur masculin de Båtsfjord. En 2007, elles sont bien moins de cent, mais l’événement suit à peu près le même schéma : des femmes venues de partout se réunissent pour participer à une descente à ski qui comporte à présent quatre feux de camp distincts placés le long de douze kilomètres de piste balisée. Comme on y fait des haltes, un trajet qui pourrait ne durer qu’une heure en prend quatre ou cinq, et les participantes arrivent à Båtsfjord au petit matin, juste à temps pour partager un petit déjeuner et, pour certaines, un sauna et un bain rapide dans le fjord.
La nation se construit à ski
6Le ski est l’une des activités de sports d’hiver qui rencontrent le plus de succès en Norvège. Sa popularité ne se limite pas aux émissions consacrées à nos champions nationaux lors des Jeux olympiques d’hiver. Le ski, en particulier le ski de fond, est également un mode de déplacement, et fait partie, à ce titre, de la vie quotidienne. À Oslo par exemple, les pistes de ski qui entourent la ville sont littéralement bondées en hiver, le week-end mais aussi le soir, lorsque les pistes sont éclairées et que les skieurs peuvent s’entraîner de nuit dans la forêt ou sur les pentes voisines de ski alpin. Pour autant, tout le monde ne skie pas en Norvège, et les différences régionales sont importantes, mais c’est une compétence tellement attendue qu’une explication est en général requise quand elle fait défaut. L’idée très répandue selon laquelle les « Norvégiens sont nés avec des skis aux pieds » est ainsi toujours d’actualité, et elle fait du ski un élément clé de l’identité norvégienne, à tel point que la ville d’Oslo a mis en place un service gratuit de location de skis, destiné aux familles des quartiers déshérités du centre, afin que leurs enfants puissent eux aussi apprendre à maîtriser cet art [Rickfeldt, 2006].
7La popularité du ski est étroitement associée à la construction nationale. Durant la fin du xixe siècle, alors que le pays forme encore une union avec la Suède, mais possède sa propre Constitution, l’élite urbaine déploie beaucoup d’efforts pour définir ou, plutôt, « découvrir » la culture traditionnelle norvégienne. La culture rurale, les petits paysans et l’enracinement dans la terre agricole deviennent alors les principaux traits distinctifs de l’identité nationale [Berggren, 1994]. Pendant les années qui précèdent l’indépendance en 1905, la position politique marginale de la Norvège, qui est une colonie, d’abord sous contrôle danois puis unie à la Suède, est compensée symboliquement par le succès des expéditions arctiques de Fridtjof Nansen. Ces événements seront par la suite commémorés comme fondement de l’identité nationale [Stenseth, 2000]. Ainsi, la victoire du Norvégien Roald Amundsen dans la course qui l’opposa au Britannique Robert F. Scott et au terme de laquelle il parvint le premier à planter le drapeau national sur le sol de l’Antarctique, le 14 décembre 1911, contribua également à faire de ce pays une nation de skieurs : le fait que l’équipe d’Amundsen se composait de skieurs chevronnés joua en effet un rôle décisif. Le ski est ainsi une discipline célèbre, associée à l’exploration de l’Antarctique, mais aussi à l’héroïsme et aux manœuvres militaires [Gotaas, 2004 ; Nedrelid, 1993 ; Rudie, 1991, 1999]. Les activités de sabotage menées par la Résistance norvégienne pendant la Seconde Guerre mondiale ont ainsi renforcé l’importance du ski en tant qu’expression singulière de la culture nationale [3]. Une importance que l’accueil des Jeux olympiques d’hiver par la Norvège, en 1952 puis en 1994, a réaffirmée. L’idée que le ski a pu forger le caractère national s’appuie également sur une découverte archéologique attestant sa pratique dès la préhistoire, et sur le récit qui fait du village de Morgedal dans le Telemark le berceau du ski. Une paternité que d’autres endroits ont par la suite revendiquée, comme par exemple Mortensnes dans le Finnmark, où les Sames auraient utilisé des skis pour pratiquer la chasse et la cueillette bien avant l’avènement de la nation norvégienne [Klausen, 1995 : 129]. La familiarité avec le vent et la neige a également inspiré et nourri un ethos national qui fait de la proximité avec la nature, les montagnes et les espaces sauvages un trait caractéristique de l’identité norvégienne. Cet ethos est également véhiculé par de nombreux récits et chansons dont la morale édifiante vante la robustesse et l’endurance de citoyens idéaux. La chanson intitulée Mot i brystet (« Haut les cœurs ») en est un parfait exemple (voir aussi, entre autres, Bomann-Larsen, 1993, et Witoszek, 1998) (voir encadré). Avec l’apparition du ski de randonnée pendant le xixe et le xxe siècle, les montagnes – appelées « fjellet » en norvégien – apparaissent sous un autre jour : lieu idéal où pratiquer cette activité, elles participent du pittoresque national [Ween et Abram, sous presse]. Ainsi connoté, le mot « fjellet » s’applique à de nombreux endroits en Norvège (y compris sur la côte du Finnmark), et peut être considéré comme un terme générique qui évoque une certaine image de la nature sauvage. On peut également y voir une métaphore pour désigner une idée plus abstraite de la nature, qui renvoie à son tour à un certain ordre moral édictant la bonne façon de se comporter en montagne [4].
8Historiquement, le ski de fond véhicule une forte charge symbolique liée à l’héroïsme masculin. Comme le souligne Ingrid Rudie, on a longtemps cru « que les femmes étaient dépourvues de la force et de l’endurance nécessaires à la pratique d’un sport aussi ardu » [1999 : 178]. La situation s’est un peu modifiée depuis les Jeux olympiques de 1968 quand l’équipe norvégienne gagna l’épreuve de relais féminin. Selon I. Rudie, les journalistes furent alors « rebutés par la vue peu attrayante de femmes épuisées et suantes, mais exprimèrent de l’admiration pour celles qui avaient réussi à franchir la ligne d’arrivée le maquillage intact ». En tout cas, son analyse des Jeux olympiques de 1994 révèle à quel point – tout à fait étonnant – les considérations esthétiques préoccupent dès qu’il s’agit de sport féminin.
9Étant donné le contexte, on est tenté d’interpréter le ski de minuit comme un acte de résistance, une façon pour les femmes de s’approprier le sport au même titre que les hommes. L’événement ferait ainsi la démonstration de leur courage et de leur force, de leur égale capacité à endurer le climat arctique, et serait le moyen pour elles de revendiquer leur part d’héroïsme national et sportif. Voilà ce que nous nous attendions à trouver à notre arrivée à Båtsfjord. Prête à relever un défi athlétique, Marianne avait apporté sa plus belle paire de skis de fond, courts et munis de carres métalliques. Mais ses remarques sur le type de fart qui conviendrait le mieux avec cette température et cette consistance de neige furent accueillies par des regards inexpressifs et des haussements d’épaules. Alors que toutes les participantes étaient rassemblées, une heure ou deux avant minuit, il nous fallut choisir entre la bière, le vin et le gin & tonic servis au bar. Nous avons réalisé, à ce moment-là, que le rassemblement n’avait vraiment rien à voir avec le sport. Alors de quoi s’agissait-il ? Penchons-nous sur l’événement lui-même.
Skier sans skis
10La nuit du 4 mai 2007, vers 21 heures, nous étions parmi les premières arrivées à « Skansen », la maison communautaire locale où, sur invitation du chœur masculin, toutes les femmes étaient venues « s’échauffer ». Le coût d’entrée s’élève à cinquante couronnes par personne [5], mais en payant le double, vous avez également droit à un tee-shirt où figurent deux femmes assises près d’un grand feu, leurs skis posés à côté d’elles sur la neige. Nous avons choisi la seconde option, et nous sommes entrées après avoir laissé nos skis dehors contre le mur. On avait alors l’impression d’arriver un peu trop tôt à une soirée où l’on ne connaît pas grand monde. Un bar improvisé servait des boissons et, nous efforçant de tenir d’une main un gobelet en plastique et, de l’autre, un anorak, un bonnet de laine, une écharpe et des gants, nous nous sommes installées à une table en compagnie de trois autres participantes. Ces dernières, qui venaient toutes d’un petit village près de la frontière russe, profitaient de l’occasion pour rendre visite à une amie vivant à Båtsfjord. Deux d’entre elles avaient déjà assisté à l’événement. Elles nous ont montré les pin’s qu’elles avaient rapportés d’une compétition de ski à laquelle elles avaient assisté la même année en Russie. Elles ont plaisanté sur les femmes russes qui font du ski en tenue de ville, ultra-maquillées, et auxquelles « ne manquent que les talons aiguilles ». Elles renvoyaient ainsi implicitement aux tenues de sport des Norvégiennes qui contrastent en privilégiant le confort et la fonctionnalité, associés à une protection high-tech contre les rigueurs du climat. La suite montra toutefois qu’en s’habillant pour le ski de minuit, les participantes n’avaient pas toujours placé la commodité au premier rang de leurs préoccupations. Nombre d’entre elles avaient, en effet, déployé des efforts considérables pour fabriquer des déguisements, en général selon leur appartenance à un groupe : les infirmières du centre médico-social sont arrivées en blouses blanches, les six « sorcières » sont venues de Honningsvåg sur leurs balais, tandis que trois « Indiennes d’Amérique » ont débarqué en poussant des cris et en chevauchant leur cheval-bâton.
11Une ou deux heures plus tard, le président du chœur est arrivé pour accueillir tout le monde et donner quelques renseignements pratiques avant de présenter la chorale. Les hommes ont alors chanté plusieurs morceaux que semblait bien connaître leur public entièrement féminin, impatient de faire chorus. Ils commencèrent par une chanson de leur composition sur le ski de minuit, suivie de quelques chansons à boire, et, peu après, le refrain En øl i hånda (une bière à la main) – s’élevait encore à l’arrière du bus, tandis que ce dernier progressait le long de la route qui mène sur le plateau montagneux.
12Quand nous avons déboulé du bus, peu avant minuit, un grand feu était déjà allumé qui rendait la nuit plus obscure qu’elle ne l’était vraiment. Avec l’aide de la chorale, nous avons réussi, non sans mal, à remettre plus de cinquante paires de skis et de bâtons à leurs propriétaires légitimes. Puis, comme la plupart des femmes s’apprêtaient à partir, les hommes se sont alignés pour nous chanter encore un morceau (ill. 1). Enfin, à minuit, un grand feu d’artifice embrasa le ciel, et c’était parti. Certaines se mirent aussitôt en route, d’autres s’attardèrent, pour attendre leurs amies qui se préparaient, ou pour prendre un verre [6]. Peu à peu, toutefois, une file de skieuses se forma qui traversa la pente dénudée de la montagne. La piste était indiquée de place en place par des branches, et, à mesure que chaque participante trouvait son rythme et sa vitesse, seule ou en petits groupes, la file s’allongeait pour former ce qui, de loin, devait ressembler à une interminable ligne de pointillés.
13Dans ce contexte ludique, le ski n’est pas le but du jeu. Alors que nous sortions nos skis du bus, une femme a déclaré en riant : « Je n’ai pas skié depuis vingt ans ! » Des déclarations de ce genre sont régulièrement venues nous rappeler que nous n’étions pas là pour accomplir des performances. D’ailleurs, la première fois que Sofia a pris part à l’événement, des amies lui ont dit de ne pas s’inquiéter : « Tu n’as pas besoin de savoir skier. En fait, tu peux y aller à pied, si tu veux. » Il se trouve qu’en réalité cela aurait été difficile, car la montagne cette nuit-là était recouverte d’une épaisse couche de neige fraîche. Un net sentiment antisport n’était pas moins perceptible, tandis que des participantes revendiquaient avec enthousiasme leur inaptitude, leur manque de pratique ou leurs craintes, tout en progressant lentement vers le second feu de camp. Nous allions bientôt y faire un arrêt ; mais pour apprécier ce que représente un feu au milieu de ce paysage dénudé, tournons-nous d’abord vers la neige et le vent, et faisons l’expérience charnelle d’un paysage exposé aux intempéries.
La neige dans les yeux : l’art du mouvement dans l’Arctique
14Vu de loin, le paysage offert par le haut plateau de Varanger donne l’impression d’avoir été inventé pour le ski : couvertes de neige, les montagnes sont douces et vallonnées, parsemées ici et là de quelques vallées pour pimenter le parcours. Ce paysage ressemble aux images qui passent en boucle à la télévision au moment de Pâques : des paysages où les skis s’imposent comme mode de déplacement, et où le bruit des véhicules à moteur (notamment les motoneiges qui nous dépassent en vrombissant alors que nous skions dans la nuit) semble, aux gens du Sud, quelque peu déplacé [7]. Mais les apparences sont trompeuses. En réalité, ces montagnes côtières sont traîtresses : le brouillard, le vent et la neige peuvent vous prendre par surprise, et il sera alors impossible de s’orienter en l’absence de piste, voire simplement de tenir debout sur ses skis.
15Certes, on pratique la marche à pied et le ski à Båtsfjord, mais la plupart des habitants y consacrent peu de temps. L’explication est simple : le vent est presque toujours présent, il est même si familier que, dans le dialecte du Finnmark, on dit simplement « hainn » [8] (« il ») pour le désigner. Et quand sa présence se fait fortement sentir, des expressions comme : « il est horrible aujourd’hui » [9] sont fréquemment employées. Après une tempête, les récits locaux sur les destructions matérielles rapportent les dégâts qu’« il » a causés, décrivant comment « il » a soulevé le toit d’une maison, par exemple. La sexuation du temps, sa féminisation cette fois, concerne également les congères qui se forment souvent après une tempête. Une expression évoque en ces termes ces amas de neige aux lignes douces : « No ligg ho kvit og fin » (« elle est blanche et belle ») [Spjuth : 2007a]. Le fait que l’on puisse concevoir ainsi un phénomène climatique montre à quel point le vent et la neige sont associés à l’expérience que nous avons du mouvement dans le monde extérieur. Les paysages des côtes comme ceux des montagnes sont favorables aux vents forts. Quand l’altitude et/ou la latitude sont élevées, la température diminue, et la neige mais aussi le vent se renforcent, un phénomène météorologique habituel dans le Finnmark, ainsi que dans les régions montagneuses plus au sud. Quand la neige, snø, et le vent, vind, se conjuguent, alors il snor : la neige vous souffle au visage et dans les yeux en tourbillonnant, elle gêne la vue, et il devient difficile de s’orienter [10].
16Les recherches sur le paysage privilégient souvent la vue et négligent l’expérience tactile. Selon Tim Ingold, « le monde habité est constitué en premier lieu par les fluctuations météorologiques, et non par les éléments fixes du paysage » [Ingold, 2006 : 16-17]. L’idée est particulièrement applicable aux côtes du Finnmark où règnent des conditions météorologiques changeantes dont il faut constamment tenir compte dans ses déplacements. En hiver, la route de montagne qui relie Båtsfjord au reste du monde est souvent fermée et, le reste du temps, la circulation se fait par kolonnekjøring : les voitures suivent le chasse-neige qui ouvre le passage à intervalles réguliers. Souvent, dans l’impossibilité d’atterrir, les avions de l’aéroport régional, prévus au départ et à l’arrivée quatre fois par jour environ pour chaque destination, sont contraints de ramener leurs passagers à leur point de départ. Toutefois, la première sensation physique suscitée par le temps en hiver, c’est le froid, qui résulte des effets conjugués d’un vent fort et d’une température basse, laquelle peut descendre jusqu’à plus de vingt degrés sous zéro [11]. Dans ces conditions, pour rester dehors, il faut porter des vêtements chauds, et veiller à ne jamais rester immobile. Par conséquent, le repos est pratiquement inconcevable, quand on fait du ski, si on ne dispose pas d’un abri, d’ailleurs difficile à trouver dans un paysage pratiquement dépourvu d’arbres. Mais d’autres solutions peuvent se présenter.
Le feu
17Dans les récits relatifs aux randonnées à pied ou à ski dans la région de Båtsfjord, les feux de camp allumés en chemin sont presque toujours mentionnés. Ils restent en mémoire au même titre que le temps fort d’une excursion au bord de la mer en été ou d’une partie de pêche sur la glace en hiver, ou simplement comme une halte sur la route. La présence d’un feu implique, en général, celle du café fraîchement préparé [12], de la convivialité, du réconfort, et même parfois des saucisses grillées. Mais le feu offre plus que l’occasion de manger un morceau. Une grande partie de l’année, quand les effets combinés du froid et du vent exigent que le corps soit constamment en mouvement, un feu représente davantage qu’une activité agréable pendant un arrêt : c’est un abri contre le vent. Si bien qu’il constitue en réalité la condition préalable à toute halte, et que, à ce titre, sa fabrication fait partie intégrante du voyage.
18Dans ce contexte, et même s’ils ne sont espacés que de quatre kilomètres, les feux de camp ont un sens. Les flammes et la fumée se voyaient de très loin, alors que nous approchions du premier arrêt. Après avoir planté nos skis dans la neige, nous avons pris place sur des sacs remplis de bois de bouleau, apportés au préalable par des membres de la chorale. Au gré des besoins en combustible, nos sièges improvisés disparaissaient l’un après l’autre dans le feu crépitant où nous les jetions ; occultées un temps par un épais rideau de fumée, les flammes reprenaient ensuite de plus belle. Les participantes faisaient circuler du renne et du poisson séchés, du chocolat, des petits gâteaux faits maison et, à l’occasion, une bouteille d’alcool. Assises autour du feu, serrées les unes contre les autres pour se tenir chaud, on nouait des liens en échangeant des propos, et bientôt les visages inconnus devenaient familiers. Parce que le feu offre plus qu’un lieu de rassemblement, et davantage qu’une source de chaleur, autour d’un feu se crée également un abri invisible contre le vent grâce au mouvement ascendant de l’air chaud. En neutralisant l’action du vent, ce dernier ouvre un espace qui « empêche le mauvais temps d’entrer », et où il devient possible de s’installer et de se reposer, sur un territoire par ailleurs vide et inhospitalier. Grâce au feu, la montagne se transforme ainsi, à titre temporaire, en un espace domestique. Si bien que l’espace d’un instant du lieu se crée, réplique miniature d’autres lieux habités, plus vastes, moins éphémères et pourtant fragiles, comme ceux d’où ces femmes sont venues, et vers lesquels à présent nous redescendons.
En suivant la piste
19Nous glissions lentement sur la pente immaculée, quand notre attention fut attirée par des détails du paysage signalant la présence sous la neige d’une sorte de structure, comme si nous skiions le long d’un fossé peu profond. Les femmes du coin nous apprirent qu’il s’agissait de la vieille route en gravier qui, dans les années 1960, reliait Båtsfjord au réseau routier principal, lorsque les routes n’étaient ouvertes à la circulation qu’en été. Et ce n’était pas une coïncidence si notre piste suivait l’ancienne route, à peine visible sous son manteau blanc. L’arrivée, dans ces années-là, de bateaux de pêche motorisés marqua le début d’une période de prospérité pour la ville de Båtsfjord. L’installation des conserveries de poisson a créé de nouveaux emplois, et la petite ville ouvrière a peu à peu absorbé l’habitat plus dispersé qui existait le long des côtes. La plupart des personnes d’âge moyen qui y vivent actuellement viennent d’ailleurs, et bon nombre de jeunes n’y resteront sans doute pas. En réalité, la plupart des femmes présentes ne résidaient pas à Båtsfjord. Originaires d’autres communautés de la région, elles étaient venues pour participer à l’événement. Leur point commun était un lien avec cette communauté particulière, par l’intermédiaire de leur famille, de leur belle-famille ou de leurs amis. Et le ski de minuit entre femmes était l’occasion pour elles de se retrouver.
20Traverser ce paysage à ski, c’était aussi une façon de commémorer les déplacements de migrants qui l’avaient traversé eux aussi autrefois pour rendre une visite, travailler, ou encore se marier et élever une famille. Nous longions, en effet, l’ancienne route qu’Hilja avait également empruntée à son arrivée à Båtsfjord dans les années 1960. Hilja aimait cette route, et elle pensait qu’elle pourrait conserver intact le souvenir de tous ces mouvements de personnes, si, cette nuit-là, on en suivait les contours presque enfouis. Avec tous les changements survenus dans le secteur de la pêche, avec la croissance et le déclin de l’industrie, la reproduction des liens sociaux requiert de la mobilité : pour les renforcer, il faut parcourir les routes. Le ski de minuit est l’occasion de fêter ces liens, ainsi que les routes qui, par le passé, ont contribué à les tisser.
21Au tout début, l’événement se focalisait sur la capacité des femmes à se passer des hommes en montagne. On pouvait y voir une célébration de la féminité, exprimée en termes d’autosuffisance. Ces dernières années pourtant, grâce au rôle croissant dévolu aux membres de la chorale masculine, qui « portent » symboliquement les femmes pendant le parcours, le ski de minuit est devenu un rituel inversé où les hommes, asservis, prennent soin des participantes. Cette nuit-là appartient aux femmes, et on attend des hommes qu’ils assurent le divertissement, préparent les feux et patrouillent les pistes en motoneige pour garantir la sécurité de tous. Ces activités ne font pas que mettre en scène l’inversion des rôles sexuels, elles sont, de facto, la contribution des hommes de la chorale à l’autocélébration des femmes. L’inversion temporaire des stéréotypes sexuels est ainsi devenue une composante amusante du rituel, tandis que l’autonomie féminine demeure un thème clé sous-jacent.
22À l’approche du matin, nous étions concentrées sur le mouvement de notre corps, sur les montées et les descentes, en suivant la piste d’un feu de camp à l’autre. Sous les effets conjugués de la fatigue, de l’alcool et de la sollicitation de muscles peu entraînés, négocier la toute dernière descente relevait presque du défi, et la plupart des femmes défaisaient les fixations de leurs skis pour terminer à pied. Peu importe d’ailleurs, car nous étions presque arrivées au dernier feu.
Les skis au feu : remarques finales
23Selon nous, le ski de minuit entre femmes serait un rituel commémoratif – une célébration carnavalesque. Cet événement annuel est construit à partir d’une combinaison d’éléments qui sont à la fois le contenu et l’expression d’un vécu essentiel : le sentiment d’appartenance propre aux régions côtières du Finnmark. Dans la mesure où il surmonte tous les obstacles aux déplacements – l’obscurité, le vent et la neige –, l’événement semble bien célébrer cette capacité de l’être humain à créer un habitat temporaire dans un paysage dénudé et exposé aux intempéries, montrant ainsi son aptitude à assurer sa propre survie dans un environnement arctique particulièrement rude. Une alternance constante entre le mouvement et le repos, entre le ski dans la montagne et la protection conviviale du feu de camp, permet la création de communautés temporaires. Ces dernières se composent de personnes qui ne font que passer, elles laissent une trace tout en suivant la piste qui s’ouvre devant elles. Nos seuls points communs cette nuit-là – notre identité de genre, le partage de nourriture, et une proximité spatiale et sociale – peuvent ainsi donner naissance, pour un temps, à un sentiment communautaire. D’une certaine façon, l’événement reflète la dynamique sociale qui a fait de Båtsfjord et d’autres communautés côtières ce qu’elles sont : un rassemblement de personnes venues d’ailleurs dans l’espoir de partager, temporairement, du travail, de la nourriture, de la convivialité, et d’autres ressources locales (ill. 2).
24En ce sens, le ski de minuit constituerait une répétition symbolique de certains éléments, qui ont joué un rôle essentiel dans la création de « lieux » comme Båtsfjord, situés sur les côtes arctiques. En même temps, il s’agit d’une activité ritualisée qui contribue par elle-même à la production de lieu : elle implique en effet des sujets locaux ainsi que le réseau de liens qui fonde leur appartenance au lieu. Pour ces femmes, le ski de minuit est plus qu’un acte de mémoire, c’est un agréable moment d’« évasion », loin des responsabilités domestiques et familiales qui incombent à leur sexe, et l’occasion de faire des connaissances et de retrouver des ami(e)s. Dans le même mouvement, l’événement permet une rencontre extrêmement charnelle avec les éléments, le vent, la neige et le feu ; situé à une latitude et à une date qui correspondent au lieu et au moment où l’obscurité va s’écarter devant le soleil de minuit, il transcende à sa façon les limites du quotidien. Ainsi, c’est bien de « création de lieu » ( making of locality) dont il est question dans le ski de minuit, dans une région où ce sont les habitats humains et non la nature « inhumaine » – les feux de camp et non le snor – qui constituent la ressource rare.
25Qu’en est-il alors du ski ? En Norvège, ce dernier est un mode d’expression national qui s’adresse à un large public d’hommes et de femmes. À ce titre, il attire toujours l’attention au niveau national, mais aussi régional. De plus, cette activité qui rassemble donne un sentiment de camaraderie qui occulte les différences liées à l’ethnie, à la classe ou à l’âge. Or, comme nous l’avons vu, cet ethos rassembleur est renforcé par l’absence d’esprit de compétition et par la suggestion que finalement même les skis ne sont pas indispensables. Hilja a pu ainsi montrer que, malgré toutes les différences qui ont le pouvoir de diviser, le genre féminin sait pratiquer une solidarité communicative.
26Le ski de minuit entre femmes s’inscrit dans un ethos national qui valorise les aventures héroïques en milieu sauvage, mais de façon superficielle. En effet, la plupart des participantes se servent de l’événement pour faire quelque chose de complètement différent, et s’approprient ce mode d’expression national pour célébrer la convivialité ou un sentiment d’appartenance. Voilà peut-être pourquoi, à la fin du parcours, au petit matin, les skis eux-mêmes n’ont plus d’importance, et pourquoi certains d’entre eux sont même littéralement jetés au feu. ?
27Traduit de l’anglais par Sylvie Muller
Remerciements
Nous souhaitons remercier ici celles et ceux qui, hier ou aujourd’hui, ont participé au ski de minuit, ainsi que les membres de la chorale masculine de Båtsfjord, qui nous ont si généreusement fait partager leurs expériences. Nous sommes également reconnaissantes envers Britt Kramvig, Simone Abram, Marit Melhuus et Sophie Chevalier pour leurs remarques constructives.Cette chanson pour enfants de J. Nicolaisen, vraisemblablement éditée pour la première fois en 1899 par Ole Koppang, faisait partie d’un recueil mêlant chansons et exercices, destiné aux élèves de l’école primaire.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Appadurai Arjun, 1996, Modernity at Large, Minneapolis, University of Minnesota Press.
- – 2001, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot.
- Berggren Brit, 1994, Da kulturen kom til Norge [Quand la culture arriva en Norvège], Oslo, Aschehoug.
- Bomann-Larsen Tor, 1993, Den evige sne. En skihistorie om Norge [La neige éternelle. Une histoire de la Norvège à travers le ski], Oslo, Cappelen.
- Cruikshank Julie, 2005, Do Glaciers Listen ?, Vancouver, University of British Columbia Press.
- Gotaas Thor, 2004, Først i Løypa [Les premiers sur les pistes], Olso, Andersen & Butenschøn.
- Howarth David, 1955, La fuite héroïque, Paris, Amiot Dumont.
- – 1992 (1955), Ni liv. Historien om Jan Baalsrud [Neuf vies. L’histoire de Jan Baalsrud], Oslo, Hilt & Hansteen.
- – 2002 (1957), We Die Alone : A WWII Epic of Escape and Endurance, Edinburgh, Canongate Publication Ltd.
- Ingold Tim, 2000, The Perception of the Environment, London, Routledge.
- – 2006, « Rethinking the animate, re-animating thought », Ethnos, 71 : 19-20.
- Klausen Arne Martin (ed.), 1995, Fakkelstafetten, en olympisk ouverture [Le relais de la flamme, une ouverture olympique], Oslo, Ad Notam Gyldendal Posten.
- Klausen Arne Martin (ed.), 1999, Olympic Games as Performance and Public Event, New York/Oxford, Berghahn Books.
- Lien Marianne E., 1987, Fra Bokna Fesk til Pizza : Sosiokulturelle perspektiver på matvalg og endring av spisevaner i Båtsfjord, Finnmark [Du « Bokna Fesk » à la pizza : approches socioculturelles des choix alimentaires et des changements d’habitudes alimentaires à Båtsfjord, Finnmark], Oslo Occasional Papers in Social Anthropology 18, Oslo, Université d’Oslo.
- – 2001, « Likhet og verdighet. Gavebytter og integrasjon i Båtsfjord » [« L’égalité et la dignité. L’échange de dons et l’intégration sociale à Båtsfjord »], in Marianne E. Lien, Hilde Lidén et Halvard Vike (eds.), Likhetens Paradokser [Les paradoxes de l’égalité], Oslo, Universitetsforlaget : 86-108.
- – 2003, « Shifting Boundaries in a Coastal Community. Tracing Changes on the Margin », in Thomas Hylland Eriksen (ed.), Globalisation, Studies in Anthropology, London, Pluto Press : 99-122.
- – 2006, « Drømmen om et Nordisk kjøkken » [« En rêvant d’une cuisine nordique »], in B. Hope, K. Nybø et H. H. Jensen (eds.), Matproduksjon og handel – fristelse og kunnskap [La production et le commerce alimentaires – la tentation et la connaissance], Kontur, 11/12, Oslo, Landbruksforlaget : 96-103.
- Povinelli Elizabeth, 1995, « Do Rocks Listen ? The cultural politics of apprehending Australian aboriginal labor », American Anthropologist, 97 (3) : 505-518.
- Rickfeldt Kristina, 2006, Dagens storbybarn : Født med ski på bena ? Om bruken av natur og friluftsliv i en sosialiserings – og integreringsprosess [Les enfants des villes aujourd’hui : nés avec des « skis aux pieds » ? De l’utilisation de la nature et du grand air dans un processus d’intégration sociale], mémoire de master, Département d’anthropologie sociale, université d’Oslo.
- Rudie Ingrid, 1991, « Mellom det tradisjonelle og det moderne » [« Entre le traditionnel et le moderne »], in Roel Puijk et Arne Martin Klausen (eds.), ol-94 og forskningen : rapport fra forskerkonferanse Lillehammer 29.-30. november 1990 [Les Jeux olympiques de 1994 et la recherche : compte rendu d’une conférence de recherches à Lillehammer, 29-30 novembre 1990], Lillehammer, Østlandsforskning : 101-108.
- – 1999, « Equality, Hierarchy and Pure Categories : Gender Images in the Winter Olympics », in Arne Martin Klausen (ed.), Olympic Games as Performance and Public Event, New York/Oxford, Berghahn Books : 173-195.
- Spjuth Sofia Josefine, 2007, Her finnes ikke matkultur. En socialantropologisk analys av förändring och kontinuitet med fokus på relationer mellan mat, landskap och människor i Båtsfjord, Finnmark [« Ici pas de culture alimentaire ». Analyse anthropologique du changement et de la continuité centrée sur la nourriture, le paysage et les gens, à Båtsfjord dans le Finnmark ], mémoire de master, Département d’anthropologie sociale, université d’Oslo.
- – 2007, « Midnattskirennet » [« Le ski de minuit »], Betwixt & Between, Sosialantropologistudentenes tidskrift, 17 : 337-354.
- Stensteth Bodil, 2000, En norsk elite : nasjonsbyggerne på Lysaker 1890-1940 [Une élite norvégienne : les bâtisseurs de la nation à Lysaker, 1890-1940], Oslo, Aschehoug.
- Ween Gro et Simone Abram, 2008 (sous presse), « The Norwegian Trekking Association. Trekking as constituting the nation », in Jo Lee Vergunst (ed.).
- Witoszek Nina, 1998, Norske naturmytologier : fra Edda til økofilosofi [Les mythologies de la nature en Norvège : de l’Edda à l’écologie], Oslo, Pax.
Notes
-
[1]
La communauté de Båtsfjord, qui compte 2 200 habitants, se situe à 70,6° nord. Grâce aux conserveries de poisson, la ville a produit suffisamment d’emplois pour les deux sexes. L’emploi féminin y est bien au-dessus de la moyenne nationale : pendant les années les plus prospères, plus de 65 % de la population féminine totale occupait un emploi [Lien, 1987]. Si bien que Båtsfjord a attiré des immigrants en provenance de pays voisins comme la Finlande, mais aussi plus récemment la Russie. Aussi la ville est-elle animée par un mouvement permanent de personnes et de denrées, en particulier le poisson, la morue séchée (stockfisch ou merluche), aujourd’hui remplacée par des filets congelés (alors appelés cabillaud). Certaines personnes ont véritablement peur de subir une pénurie de nourriture, et craignent que celle-ci vienne à manquer dans les magasins. La plupart des familles ont au moins deux congélateurs et une ou deux pièces de stockage dans la cave, qui débordent de nourriture. La question cruciale n’est pas la prochaine récolte, c’est le maintien des communications, l’assurance que les « pistes » restent ouvertes.
-
[2]
Nous avons toutes été sur le terrain à Båtsfjord. Marianne Lien s’y est rendue en 1985, et y retourne régulièrement depuis. Sofia Spjuth y est allée en 2006, et participa alors pour la première fois au ski de minuit. Nous y sommes ensuite retournées ensemble en 2007. Même si notre enquête de terrain s’apparente à une sorte d’anthropologie « chez soi », elle n’en a pas moins constitué un dépaysement culturel, qui, à son tour, nous a fait prendre conscience de l’importance de la distinction locale entre « Finnmarking » et « søring » (c’est-à-dire les « gens du Finnmark » et les « gens du Sud »), distinction qui sert de marqueur ethnique. De même, d’ailleurs, que l’opposition entre les Sames et les Norvégiens (voir T. Thuen dans ce numéro).
-
[3]
L’art de skier joua un rôle déterminant dans le sabotage de l’usine d’eau lourde de Rjukan dans le département de Telemark, une histoire spectaculaire qui a été portée plusieurs fois à l’écran, notamment dans le très célèbre Les héros de Telemark. Un autre récit de la Résistance rendu célèbre par un livre concerne Jan Baalsrud, un résistant et un skieur chevronné qui survécut miraculeusement à un hiver passé en montagne dans le nord de la Norvège. L’ouvrage intitulé Ni Liv [Howarth, 1992, 1955] a été traduit en français [1955] et en anglais [2002, 1957].
-
[4]
Il existe également un code écrit, les « Fjellvettreglene » ou « Règles d’or de la montagne », qui compte dix recommandations destinées à garantir la sécurité en montagne. Ce code de bonne conduite a été introduit pour la première fois en 1967 par la Croix-Rouge norvégienne et l’Association norvégienne de trekking, à la suite de la mort en montagne, à Pâques, de dix-huit personnes. Depuis cet hiver particulièrement rude, les médias ne manquent pas de rappeler régulièrement les dix « Fjellvettreglene ». Tout le monde les connaît en Norvège, et on les trouve parfois affichées sur les murs à l’intérieur des vieilles cabanes en montagne.
-
[5]
Équivalant au taux de change actuel à 6,33 euros (NdT).
-
[6]
L’idée de consommer de l’alcool ne vient pas de Hilja, et n’a jamais fait l’objet d’incitations. Il arrive que certaines participantes aient trop bu pour parvenir à descendre les pentes les plus abruptes, et doivent être récupérées par les hommes de la chorale qui patrouillent sur la piste en motoneige.
-
[7]
Soit dit en passant, une nouvelle loi est actuellement proposée qui limitera sérieusement l’utilisation des motoneiges dans un cadre de loisir, et qui, si elle est acceptée, mettra fin aux excursions en montagne telles que les habitants du Varanger les pratiquent.
-
[8]
Le norvégien compte trois genres : le féminin, le masculin et le neutre. Il y a toutefois quatre formes du pronom personnel à la troisième personne du singulier (« det », « den », « hainn » et « ho »). Les deux dernières désignent principalement les êtres humains, masculins (« hainn ») et féminins (« ho »). Les deux autres s’appliquent aux êtres inanimés, féminins et masculins (« den ») d’une part, et neutres (« det ») de l’autre. La neige et le vent sont ainsi du genre masculin, et prennent le pronom « den ». Or, dans le dialecte du Finnmark, on utilise « hainn » (« il ») ou même « ho » (« elle ») pour les désigner, comme s’il s’agissait d’êtres humains.
-
[9]
On appelle parfois le vent « Gammeleirik » – le « Vieil Éric » –, l’un des nombreux noms donnés localement au diable [Spjuth, 2007a]. L’attribution d’une capacité d’action à des acteurs non humains est attestée ailleurs. Juliet Cruikshank, par exemple, a montré qu’en Alaska les Indiens Tlingit et Athapaskan « définissent le paysage en fonction de ses actions », privilégient l’activité et le mouvement, et « n’établissent aucune distinction entre l’animé et l’inanimé » [2005 : 3-4] voir aussi Povinelli [1995]. Dans la littérature anthropologique, ce type d’exemples concerne souvent les sociétés de chasseurs-cueilleurs, et ce n’est peut-être pas ce qu’on s’attend à trouver dans une communauté industrielle comme Båtsfjord. Toutefois, comme le note Elizabeth Povinelli, ces idées n’étaient pas inconnues en Europe, avant que les changements apportés par la révolution industrielle ne commencent à envahir la vie quotidienne, la langue et les croyances [cité dans Cruikshank, 2005 : 4].
-
[10]
« Snø » et « snor » ne sont que deux exemples parmi tous les mots qui désignent les phénomènes associés à la neige en norvégien. D’autres verbes et des adjectifs soulignent l’action de la neige (comme résultat de phénomènes météorologiques) ou son ressenti par le corps (un grand choix de termes permet notamment de signifier le ressenti de la neige sous la surface des skis, qui varie en fonction de sa qualité).
-
[11]
En hiver, la température varie de 0 à – 20° Celsius (le plus souvent de – 2 à – 10), mais le vent peut la faire baisser de façon significative. S’il fait – 5, un vent modéré de force 10,5 sur l’échelle de Beaufort (c’est-à-dire 10,5 mètres par seconde) donnera une température réelle (ressentie par le corps) de – 14 (et s’il fait – 15, il fera – 27 avec un risque d’engelure en 10 à 30 minutes).
-
[12]
La tradition recommande d’utiliser une bouilloire en aluminium, de la remplir de neige ; et de la placer sur le feu à l’extrémité d’une branche. Quand l’eau bout, on y ajoute du café grossièrement moulu.