Couverture de ETHN_092

Article de revue

Visions récursives : Gregory Bateson et le paradigme ethnique de la mer du Nord

Pages 217 à 227

Notes

  • [1]
    En français dans le texte (NdT).
  • [2]
    « L’information apporte une différence qui fait la différence », « le menu n’est pas le repas » (c’est-à-dire : « la carte n’est pas le territoire »), « ma main n’a pas cinq doigts mais quatre liens entre les doigts » (NdT).
  • [3]
    Qui désignent respectivement la matière ou le non-vivant et les êtres vivants, une distinction empruntée aux gnostiques (NdT).
  • [4]
    Qui joue sur le double sens de « matter » : « matière/affaire déplacée » (NdT).
  • [5]
    « It takes at least two somethings to create a difference. […] There is a profound and unanswerable question about the nature of those “at least two” things that between them generate a difference which becomes information by making a difference. Clearly each alone is – for the mind and perception – a non-entity, a non-being. Not different from being, and not different from non-being. An unknowable, a Ding an sich, a sound from one hand clapping. »
  • [6]
    En français dans le texte (NdT).

1Par son climat et sa géographie, la Norvège occupe une place à part. Or il semble bien que l’anthropologie norvégienne se situe, elle aussi, par son histoire, hors des sentiers battus. Voilà peut-être pourquoi l’anthropologie sociale moderne s’est développée dans ce pays sous l’impulsion d’un anthropologue, Gregory Bateson (1904-1980), qui se situe, lui aussi, en marge de l’establishment universitaire.

2Surtout connu pour sa théorie controversée de la « double contrainte » ou du « double bind » en rapport avec la schizophrénie, l’homme est un penseur singulier aux talents variés, un chercheur insatiable, voire impatient, qui a fait de brèves mais fructueuses incursions dans des domaines aussi variés que la communication chez les dauphins, la maladie mentale, l’alcoolisme, le rituel ou le sacré, et qui, finalement, autour de la cinquantaine, a quitté la corporation des anthropologues pour travailler dans des contextes interdisciplinaires. Il est également l’un des fondateurs de la cybernétique et de la théorie moderne des systèmes. Les essais majeurs de cet écrivain peu prolifique sont rassemblés dans Steps to an Ecology of Mind [1972a] (Vers une écologie de l’esprit [t. 1, 1977, t. 2, 1980]) et dans un ouvrage posthume, A Sacred Unity [1991] (Une unité sacrée [1996]). Il ne produit qu’une monographie anthropologique, Naven [1958 (1936)] (La cérémonie du Naven [1986 (1971)], basée sur une enquête de terrain menée en Nouvelle-Guinée dans les années 1930. Il écrit Mind and Nature [1978] (La nature et la pensée [1984]), son principal ouvrage d’épistémologie, et tente de développer une théorie alternative du sacré dans Angels Fear [Bateson et Bateson, 1988] (La peur des anges [1989]), théorie complétée après sa mort par sa fille Mary Catherine Bateson. En ajoutant Balinese Character, une photo-ethnographie coréalisée avec sa première femme Margaret Mead [Bateson et Mead, 1942], on réunit presque toutes ses publications.

3Connu pour son style à la fois elliptique et dense, sentencieux à l’occasion, Bateson a inspiré toute une littérature secondaire qui tente de « décompacter » les idées originales, rarement développées dans leur totalité, qu’il cristallise dans des bons mots[1], tels que « Information is a difference that makes a difference », « The menu is not the food », ou « My hand does not have five fingers but four relationships between fingers » [voir par exemple Brockman, 1977, ou Winkin, 1988] [2]. Il exerce également son influence sur le mouvement écologique (notamment en Californie), la psychiatrie humaniste, la cybernétique – et enfin l’anthropologie.

4L’anthropologie scandinave doit ainsi énormément à Bateson. Au Danemark, en Suède et en Norvège, l’anthropologie sociale attire chaque année des centaines de nouveaux étudiants, et occupe une bonne place sur la scène publique, particulièrement en Norvège. Depuis les années 1970, pratiquement tous les étudiants du pays ont été exposés à deux ou trois des principaux articles de ce chercheur, et nombre d’entre eux ont utilisé certaines de ses idées dans leurs propres travaux. Parmi ces idées, retenons le concept des « systèmes récursifs » (c’est-à-dire de systèmes « autoréférentiels » dans lesquels les processus présents à un niveau s’appliquent aussi à d’autres), qui fait l’objet d’un superbe développement dans la monographie de Peter Harries-Jones [1995] sur la pensée écologique de Bateson. S’y trouvent également la « schismogenèse », un processus d’autorenforcement de nature généralement conflictuelle, ou encore l’analyse systémique de la dépendance et de l’autonomie, illustrée par sa théorie de l’alcoolisme. Y figure bien sûr la « double contrainte » et, plus récemment, la distinction jungienne entre « pleroma » et « creatura » [3], dont il se sert dans son travail sur le sacré. Les anthropologues norvégiens qui ont bénéficié de l’influence décisive de G. Bateson travaillent dans des domaines aussi variés que l’anthropologie du travail et des organisations [Sørhaug, 1996], l’aggravation du discours conflictuel sur l’« Occident » et l’« Islam » [Eriksen, 1995], le concept de personne dans les cultures russe et américaine [Nielsen, 1987], la dynamique sociale en Turquie [Grønhaug, 1975], les politiques des minorités indigènes [par exemple Hovland, 1996], le renouveau de la musique populaire norvégienne [Sinding-Larsen, 1983], et le conflit opposant les propriétaires de moutons aux prédateurs [Brox, 2000].

5L’attrait des anthropologues norvégiens pour les idées de Bateson s’explique sans doute, en partie, par un intérêt commun, fondé sur une approche normative et analytique, pour les questions d’écologie et de ce qu’on appelle à présent le « développement durable ». Ce n’est toutefois pas dans le domaine de l’anthropologie écologique à proprement parler que son influence est la plus marquée, mais dans celui, plus inattendu, des recherches sur l’ethnicité. De plus, cette influence sur ce qu’on peut appeler le « North Sea ethnicity paradigm » (ou « paradigme ethnique de la mer du Nord ») n’a été reconnue de façon explicite que partiellement. Mon modeste propos, dans cet article, est d’essayer de cerner la mesure dans laquelle une école de recherche qui a joué un rôle essentiel dans le développement ultérieur des études sur les relations interethniques, en Norvège mais aussi dans le monde, s’est inspirée de la théorie des systèmes [voir aussi Eriksen et Nielsen, 2002].

L’anthropologie norvégienne en rupture avec son passé

6Pour mener à bien ce « décompactage », nous devons renoncer à toutes les classifications traditionnelles, nationales ou régionales, des écoles de recherche. Dans chacun des cinq pays nordiques (la Suède, la Finlande, le Danemark, la Norvège et l’Islande), l’université a sa propre histoire et l’anthropologie socioculturelle s’y développe avec des priorités et des identités spécifiques. L’anthropologie suédoise contemporaine s’est construite à partir des explorations dans le monde entier, auxquelles s’ajoute l’apport de l’ethnologie européenne (la « Volkskunde » essentiellement) et de contributions anglo-américaines plus récentes. L’anthropologie danoise est étroitement liée, historiquement, aux études ethnographiques sur le Groenland, et elle a été façonnée, à parts égales, par les anthropologies américaine, britannique et française. L’anthropologie finnoise bénéficie, quant à elle, d’un double héritage, en sociologie et en ethnologie, alors que l’anthropologie islandaise naît de recherches menées dans le pays même, par des anthropologues aussi bien étrangers que locaux. Le courant principal de l’anthropologie norvégienne, en revanche, entretient depuis la fin des années 1950 des rapports extrêmement étroits avec l’anthropologie sociale britannique, à tel point qu’il pourrait presque passer, parfois, pour l’une de ses ramifications.

7Certes, dans tous les pays nordiques, qui gravitent plus ou moins autour de la vie intellectuelle allemande jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’anthropologie sociale s’enracine dans l’ancienne école ethnologique d’outre-Rhin, mais se développe, par la suite, de façons différentes dans chaque pays. En ce qui concerne la Norvège, le rôle joué, à l’université de Bergen, par Fredrik Barth (en poste de 1960 à 1974) et par ses étudiants ne sera jamais assez reconnu.

8Avant qu’une poignée d’étudiants de troisième cycle, qui se morfondaient dans le grenier du Musée d’ethnographie d’Oslo où une pièce leur était réservée, ne révolutionnent en douceur l’anthropologie norvégienne au milieu des années 1950, la sommité de la discipline était le professeur Gutorm Gjessing (1906-1979). Intellectuel engagé et écologiste convaincu, il était aussi l’un des membres fondateurs du Parti socialiste du peuple, détaché de l’aile gauche du parti travailliste au début des années 1960. Son œuvre, riche et variée, fut publiée pour l’essentiel entre les années 1940 et 1960, et révéla un intellectuel à l’esprit de synthèse, qui ne plaçait guère de limites aux perspectives ouvertes par cette nouvelle discipline. Qu’il écrive sur les Sames, sur l’adaptation au milieu ou sur la politique comparée, cet archéologue de formation laisse rarement passer une occasion de tirer des conclusions d’ordre politique ou de se remettre en question. Son anthropologie est une véritable « critique culturelle », même si elle ne s’aligne pas tout à fait sur celle engagée par George Marcus et Michael Fischer [1986].

9Le règne des iconoclastes hauts en couleur et des érudits non conformistes comme G. Gjessing n’était toutefois pas destiné à durer (et il se peut que certains d’entre nous le déplorent). Dès les années 1950, certains étudiants avancés du Musée ethnographique assimilent rapidement les toutes dernières productions de l’anthropologie sociale britannique, considérée à juste titre comme la branche la plus dynamique et la plus innovante de la discipline à l’époque. Dans le grenier du Musée, le jeune Axel Sommerfelt, étudiant hors pair, convainc ses quatre camarades, n’en déplaise à Meyer Fortes et Max Gluckman, que l’anthropologie est, en fait, l’étude comparée des formes sociales, en particulier des formes juridiques et politiques. Il les persuade également que l’anthropologie extrêmement ambitieuse d’un Gjessing manque beaucoup trop de précision et, en fin de compte, de sérieux pour être considérée comme scientifique. Peu après, le grenier du Musée voit arriver le jeune et fringant Fredrik Barth. Ce dernier part à Cambridge pour y passer son doctorat, puis, peu après la publication de son célèbre ouvrage Political Leadership Among Swat Pathans [Barth, 1959], occupe à Bergen la chaire d’anthropologie sociale. Ancrée dans son individualisme méthodologique, sa critique du fonctionnalisme structural, certes controversée, fait autorité à Oslo et dans d’autres universités. Le reste, comme on dit, appartient à l’histoire.

10Plus exactement, le reste appartient à l’histoire de l’anthropologie sociale norvégienne. Les anthropologues modernes ont réussi à effacer le souvenir des premiers anthropologues norvégiens : ils leur refusent une place dans notre généalogie, et ne donnent même pas aux étudiants, ou rarement, la possibilité de connaître les anciennes traditions. Mary Bouquet (d’après une communication personnelle) se revoit sur les bancs du Musée d’ethnographie au milieu des années 1990, étudiant l’histoire du Musée et sa relation aux changements intervenus dans la représentation des autres peuples [Bouquet, 1996]. Le professeur Axel Sommerfelt est en train de leur traduire en anglais, et à voix haute, des passages d’un livre d’Ole Solberg, dont ils séparent les pages, au fur et à mesure, avec un canif. Ce livre, écrit par celui qui précéda le professeur Gjessing à son poste au Musée, et qui fut en son temps l’un des rares intellectuels norvégiens à tenir tête à la pseudoscience raciste développée par une anthropologie d’une tout autre nature – à savoir l’anthropologie physique –, ce livre donc avait passé un demi-siècle sur son étagère sans jamais avoir été lu. On était arrivé à ce degré d’amnésie délibérée lorsque, il y a cinquante ans, la majorité des anthropologues sociaux norvégiens décidèrent (on pourrait presque dire qu’ils le décidèrent tous les deux, tant les effectifs étaient alors réduits) qu’il fallait restreindre et délimiter le champ de la discipline, se dissocier des débuts de l’anthropologie norvégienne, et s’établir comme succursale de l’université d’Oxbridge.

11L’anthropologie norvégienne sous sa forme actuelle s’est ainsi développée comme une filiale de l’anthropologie sociale britannique. Dans l’ensemble, les anthropologues de la génération qui a participé à sa formation (et bon nombre de leurs successeurs) peuvent être considérés comme des parents matrilatéraux de leurs collègues britanniques (avec Fredrik Barth dans le rôle de l’oncle maternel). Sa position géographique relativement isolée confère néanmoins à la Norvège l’autonomie dont bénéficient les provinces lointaines, et il est fort possible que les orientations théoriques soient plus variées et éclectiques chez les chercheurs norvégiens qui profitent de cette situation que chez leurs confrères britanniques. L’accueil réservé aux anthropologies française et américaine y a certainement été beaucoup plus bienveillant qu’au Royaume-Uni en général. Qu’un outsider comme Gregory Bateson – un Anglais naturalisé américain qui termine sa vie, à la fin de l’époque hippie, à l’Institut d’Esalen en Californie comme prophète New Age ambivalent – ait pu nous influencer profondément et durablement ne peut que conforter ce point de vue.

L’ethnicité vue de la mer du Nord

12L’école de recherche sur l’ethnicité qui est examinée ici fait partie, sans aucun doute, de ce que nous pourrions appeler l’anthropologie de la mer du Nord, et ce même si elle est souvent associée à Fredrik Barth quand il est à Bergen (de 1960 à 1974). Plusieurs traits distinctifs la caractérisent. Elle pratique une épistémologie empirique. Elle défend le présupposé selon lequel les phénomènes sociaux sont antérieurs aux phénomènes culturels. Elle manifeste un intérêt explicite pour la politique, pour les questions d’intégration et de changements sociaux, et témoigne d’un manque d’intérêt pour l’histoire. Enfin, elle n’a cessé de se pencher sur les tensions qui s’installent dans la vie sociale entre la capacité d’action et la structure. On retrouve bien là certains thèmes privilégiés d’anthropologues de premier plan comme E. E. Evans-Pritchard, Max Gluckman, Raymond Firth et Edmund Leach, thèmes dont une version norvégienne, individualiste et « anti-radcliffe-brownienne », axée sur la méthodologie [voir Barth, 1966], est aujourd’hui encore enseignée aux étudiants sous une forme édulcorée.

13Cette école, composée au milieu des années 1960 d’une poignée d’experts ou guère plus, réalise une percée théorique décisive en développant une nouvelle approche, systématique et relationnelle, de l’étude des relations interethniques. J’ai avancé ailleurs que ce modèle d’analyse de l’ethnicité a bénéficié, sans le reconnaître, et probablement inconsciemment, de l’influence du structuralisme [Eriksen, 1991]. Or, avec la pensée systémique de Gregory Bateson, il semble s’être passé exactement le contraire : la théorie de l’école a déjà été développée sous sa forme première et classique quand ses principaux partisans découvrent sa convergence avec la pensée de Bateson, qu’ils se mettent alors à citer et à utiliser dans leur enseignement. Même de nos jours, personne ne peut étudier l’anthropologie dans une université norvégienne sans être plus ou moins exposé à la théorie systémique.

14On associe généralement l’approche nordique de l’ethnicité à l’introduction rédigée par Fredrik Barth pour Ethnic Groups and Boundaries [1969]. Cet ouvrage collectif remet radicalement en question certains présupposés sur les relations interethniques qui étaient jusque-là très répandus, et coulaient même de source dans bien des milieux. Barth et ses collaborateurs rejettent toutes les explications axées sur les différences culturelles pour se concentrer sur les frontières sociales qui séparent les groupes ethniques. Ce qui fonde l’ethnicité dans sa réalité n’est pas à chercher dans la différence culturelle en tant que telle, mais dans la communication sociale de la différence culturelle (réelle ou fictive). L’ethnicité a ainsi été reconceptualisée, elle n’est pas une affaire de contenu mais de relation, et l’enquête doit porter sur les frontières ethniques plutôt que sur la substance culturelle dont elle est faite.

15Ce groupe de chercheurs s’est en outre intéressé de très près aux façons dont les éléments d’une relation interethnique, et surtout sa pertinence sociale, se modifient en fonction des circonstances. L’ethnicité est ainsi aussi une affaire de situation. Une identité ethnique prend certes un aspect contraignant, mais, dans la pratique, comme le soutient Barth, sa signification sociale reste ouverte à une manipulation d’ordre situationnel ; ou, comme le formule Eidheim par exemple, l’ethnicité se subordonne à la dynamique du système social dans son ensemble.

16L’introduction de Fredrik Barth couvre un vaste domaine, et s’il est préférable d’en oublier certains passages (qui semblent d’ailleurs l’avoir été), d’autres, excellents, rendent le texte puissant et lucide. Son argument principal, qui porte sur la qualité relationnelle de l’ethnicité, a exercé une influence considérable à l’intérieur et à l’extérieur de la discipline, et en fait l’un des articles de sciences sociales les plus cités de ces quarante dernières années. Quiconque connaît le milieu intellectuel dans lequel ces idées se sont développées verra toutefois que Barth doit beaucoup aux travaux de Gunnar Håland au Soudan [1967] et à ceux de Harald Eidheim sur l’identité norvégienne et same [1971]. Le premier montre comment des individus peuvent changer d’identité ethnique, tandis que le second introduit une rigueur analytique et des distinctions conceptuelles dans un domaine de recherche où, jusque-là, elles faisaient défaut.

17Examinons à présent l’œuvre de Harald Eidheim. Modeste par la taille, et pratiquement oubliée dans le monde anglophone, elle joue néanmoins un rôle essentiel dans les développements futurs de la recherche norvégienne sur l’ethnicité, qu’il s’agisse de l’étude de peuples indigènes comme les Sames au nord de la Scandinavie, des relations entre les Norvégiens et les immigrés, ou des sociétés plurielles d’autres pays. Les points de concordance entre le travail de Eidheim et la pensée de Bateson sont importants. Le premier s’emploie, pendant deux décennies, à enseigner à des générations d’étudiants de l’université d’Oslo les idées du second sur la rétroaction et la « vision récursive ». (En mathématiques et dans la théorie systémique, la récursivité désigne un phénomène autoréférentiel, ou autoréplicatif, qui conduit à l’émergence de schémas similaires à des niveaux différents d’un même système, voire d’un système à l’autre.)

L’importance de Harald Eidheim

18Aspects of the Lappish Minority Situation est un petit livre composé de cinq courts articles, paru en 1971. Il résulte d’une enquête de terrain de longue durée menée dans des zones de peuplement same entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Eidheim n’a pas choisi de travailler dans les régions situées dans le comté de Finnmark au cœur de l’arrière-pays, là où l’identité des Sames, incontestée, est associée à l’élevage des rennes, à la transhumance et à la langue finno-ougrienne, à des façons de penser et à des pratiques culturelles qui les différencient sans ambiguïté des ethnies scandinaves. Il a, en effet, préféré se rendre dans une région où l’identité same est marginale et précaire, où les Sames sont bilingues (parfois même ne parlent que le norvégien), où ce qu’on appellerait aujourd’hui l’« hybridation culturelle » (autrefois qualifiée d’acculturation) est très forte, et où il existe peu de marqueurs visibles de cette identité. Les Sames installés sur les côtes sont alors considérés comme des représentants abâtardis, impurs et inauthentiques de leur ethnie, non seulement par les personnes d’ethnie norvégienne, mais aussi par les Sames des montagnes, si bien que leur identité contestée reste précaire et incertaine. De nombreux Norvégiens du Nord, la majorité peut-être, ont des origines métissées, même s’il était courant jusqu’à une époque récente de passer sous silence une ascendance same partielle, pour mettre en avant son identité norvégienne. Dans bien des endroits dans le nord du pays, l’identité ethnique demeure un sujet de tensions et de controverses, et souvent, dans une même fratrie, l’un se déclare same, tandis que l’autre se revendique Norvégien à part entière [voir Hovland, 1996, et Thuen, 1995].

19Déjà publiés à l’étranger dans des revues et des anthologies pendant les années 1960, les articles de Harald Eidheim examinent l’esprit d’entreprise en politique, l’économie symbiotique liant les Norvégiens et les sames, mais aussi les modes de communication vers l’extérieur des caractères ethniques distinctifs, qui, par rétroaction, affectent la politique interne en matière d’identité. Avec les deux derniers articles parus dans Aspects of the Lappish Minority Situation, Eidheim commence à développer ce qui sera plus tard son approche sémiotique des relations interethniques. Le texte intitulé « When ethnic identity is a social stigma » (« Quand l’identité ethnique est un stigmate social ») décrit les processus de signification de type hiérarchique qui, dans une communauté mixte, permettent l’attribution à soi-même ou aux autres d’une identité ethnique. L’article « Assimilation, ethnic incorporation and the problem of identity management » (« L’assimilation, l’incorporation des groupes ethniques et le problème de la gestion de l’identité ») distingue, quant à lui, les différentes sortes de significations investies par les Sames dans leur positionnement identitaire face aux personnes d’ethnie norvégienne.

20Notons qu’à ce stade l’influence de Gregory Bateson n’est pas encore manifeste. Dans les années 1960, Harald Eidheim s’inspire directement des modèles écologiques, du transactionnalisme, et de la sociologie d’Erwin Goffman [1959] sur les rôles et leur gestion. Quand il écrit ses articles sur le stigmate et l’incorporation de la diversité ethnique, il a commencé à développer, à partir de ces sources d’inspiration, une sémiotique écologique. Il se met alors à concevoir les relations interethniques comme une sorte de système écologique. Dans un tel système, par exemple, les contraintes sélectives et la dynamique des interactions affectent l’expression et l’importance de l’identité ethnique dans le sens d’un accroissement de la flexibilité et des changements situationnels ; autre exemple, les « niches écologiques » inoccupées peuvent être investies par des entrepreneurs politiques. Mais H. Eidhem se sert de l’écologie comme d’une métaphore. Elle lui permet, en effet, de lire la dynamique de la communication et les stratégies de l’interaction interethnique en termes de processus et de système écologique et, à la différence du jeune Barth dans son premier article « Ecological relationships among ethnic groups in Swat, North Pakistan », sans se référer à l’écologie au sens biologique du terme. Ainsi, des points de convergence existent entre la théorie émergente de H. Eidheim sur l’ethnicité et le travail de G. Bateson sur la métaphore des relations écologiques appliquée à divers domaines de la communication.

L’influence de Gregory Bateson sur Harald Eidheim

21Harald Eidheim a lu La cérémonie du Naven [Bateson, 1936, réédité en 1958] – un livre qu’il comprend d’ailleurs difficilement –, ainsi que certains des travaux en psychiatrie et en communication, et ce avant la parution en 1972 de Vers une écologie, publié un an après aspects [Eidheim, communication personnelle, 2006]. Ce n’est pourtant qu’après la publication de Vers une écologie qu’il reconnaît les affinités entre la pensée de Bateson et la sienne. Parmi les points communs figurent l’importance accordée aux relations, l’emprunt à l’écologie d’analogies applicables à la communication, un intérêt pour les boucles de rétroaction et, par la suite, pour la rétroaction négative ; et, enfin, une attention portée aux rapports entre la forme et le contenu, le processus et la structure. Tous deux partagent aussi un style extrêmement concis, au point de frustrer parfois le lecteur.

22Plus tard, comme enseignant, Eidheim ne cessera de montrer que l’ethnicité ne peut exister qu’en tant que relation, l’abondance de menus détails dont l’expérience vécue est remplie pouvant, en définitive, se réduire à des ensembles formels de relations. Il est par conséquent absurde de parler de l’ethnicité same, par exemple. L’ethnicité n’est qu’un aspect d’une relation et rien d’autre, si bien que, en toute logique, nous devrions dire l’ethnicité « samo-norvégienne » ou « samo-finnoise » ou « samo-russe ». Envisager un groupe ethnique isolément est une absurdité puisque l’ethnicité ne se manifeste pas dans le groupe mais entre groupes. Eidheim explique que Bateson l’a aidé à affiner et à enrichir sa propre réflexion, lui a fourni de nouveaux concepts et ouvert de nouveaux horizons théoriques.

23Lorsque je commence mes études d’anthropologie, au début des années 1980, la théorie systémique de Eidheim et l’épistémologie de Bateson peuvent, pour des étudiants, à peine se distinguer l’une de l’autre. Dans les départements d’anthropologie d’Oslo et de Bergen, leur approche fait alors partie des apports fondateurs de la discipline, au même titre que ceux de Clifford Geertz, Mary Douglas ou Claude Lévi-Strauss.

24Mais revenons en arrière pour retrouver l’origine de cette convergence entre les recherches sur l’ethnicité de H. HEidheim et la pensée systémique de G. Bateson. Voici le début de « When ethnic identity is a social stigma » de H. Eidheim :

25« La délimitation des groupes ethniques en tant qu’unités culturelles distinctes et la définition des frontières ethniques est un problème qui a retenu l’attention de nombreux anthropologues, en particulier parmi ceux qui se rattachent à l’anthropologie culturelle. La distribution des traits culturels et autres traits “objectifs” leur a généralement fourni les données empiriques sur lesquelles fonder leur approche. Les analyses de ce type de matériaux sont susceptibles de nous procurer une image statistique de leur distribution (en admettant qu’il soit possible de s’accorder sur la définition d’un trait), et nous montrent que certaines concentrations de traits sont en corrélation avec des groupes donnés. Toutefois, si les groupes ethniques ne se trouvent pas coïncider avec des systèmes économiques contrastés ou avec des groupes politiques bien établis, alors se pose toujours le problème des “zones de transition”, c’est-à-dire de franges où l’application de ces critères ne permet pas de bien définir les frontières ethniques. Or dans bon nombre de ces zones, les habitants eux-mêmes n’éprouvent apparemment aucune difficulté à identifier l’appartenance ethnique, et il se peut ainsi que nous trouvions un degré élevé d’“homogénéité” (une distribution plutôt non significative de traits objectifs), avec quand même les indications d’une diversité ethnique qui se manifestera dans la théorie indigène, et qui s’exprimera au quotidien dans les comportements interpersonnels » [Eidheim, 1971 : 50].

26L’énigme qu’il se propose de résoudre est la suivante : comment se fait-il que dans une société de la côte, où les différences culturelles entre les sames et les Norvégiens semblent presque insignifiantes, les contrastes et les frontières ethniques jouent encore un rôle important dans la catégorisation d’autrui et dans les schémas d’interaction ? (Notez la façon dont Eidheim observe, en passant, que la définition d’un « trait » peut constituer une difficulté. Un vrai problème dont ses étudiants se sont avisés très tôt, et qui donnera lieu, par la suite, en Amérique, à une abondante littérature sur le « problème de la représentation ».) la clé de l’énigme est la suivante : la reproduction de stéréotypes mutuellement entretenus et continuellement renforcés au cours d’interactions ordinaires, ainsi que la reproduction de « coulisses » ethniquement définies (c’est-à-dire de domaines informels de communication), créent des frontières nettes qui ne s’appuient pas sur des différences en soi, mais sur la communication socialement autorisée de différences culturelles. Ces stéréotypes et les schémas d’interaction qui les accompagnent deviennent ainsi « les différences qui font une différence », c’est-à-dire des informations vraiment utiles non seulement pour le chercheur, mais aussi pour les personnes concernées.

27Dans l’article suivant, qui est aussi le dernier, intitulé « Assimilation, ethnic incorporation and the problem of identity management », Harald Eidheim approfondit cette approche. Il met en opposition l’assimilation, ou la norvégianisation comme on l’appelle dans ces régions, et l’importance croissante accordée à l’identité ethnique et à la conscience ethnopolitique naissante. Les Sames sont en effet confrontés à un dilemme dans les années 1960 : citoyens de plein droit en tant que Norvégiens, ils n’ont cependant aucun droit particulier en tant que Sames. Il en résulte une identité culturelle incertaine et vulnérable. Une solution facile pour la plupart d’entre eux, semble-t-il, consiste alors à se norvégianiser, une option viable sinon dans la toundra au moins dans les régions côtières. L’assimilation se remarque dans la « déstigmatisation » de communautés entières, qui ont progressivement supprimé toute trace d’une identité same et en ont effacé le souvenir de leur histoire. L’incorporation, une stratégie plus intéressante d’un point de vue analytique – assurément une nouveauté dans les années 1960, avant la montée du mouvement mondial des peuples indigènes –, requiert le développement de ce que Eidheim appelle des « idiomes culturels », c’est-à-dire des « paquets » standardisés de significations culturelles spécifiques. Il distingue deux façons d’appliquer ces idiomes aux différentes situations : la « dichotomisation » et la « complémentarisation » [1971 : 74 sq.]. La première suppose une mise en opposition : les autres sont cupides, alors que nous sommes honnêtes ; ils sont paresseux, nous sommes travailleurs ; ils sont acculturés, nous sommes authentiques ; ils sont hiérarchisés, nous sommes égalitaires, et ainsi de suite. (Soit dit en passant, le parallèle avec les chiasmes lévi-straussiens – AB/BA – est évident.) la complémentarisation, quant à elle, est une forme d’appariement : ils ont leur musique traditionnelle et nous avons la nôtre ; ils ont un costume national, nous également ; ils ont une histoire dont ils sont fiers et nous aussi.

28L’argument de Harald Eidheim est le suivant : la complémentarisation et la dichotomisation sont toutes deux des moyens de communication nécessaires au bon déroulement des interactions à la fois dans les groupes ethniques et entre les groupes. Le maintien d’une société pluriethnique stable dépend essentiellement de ce bon déroulement. La complémentarisation facilite l’instauration de relations interethniques fondées sur l’égalité, et la dichotomisation renforce la communauté symbolique des sames en tant qu’elle est distincte et différente, voire l’« opposée », de la culture de la majorité.

29Voilà qui semblera familier aux lecteurs du « métalogue » de Bateson consacré aux contours. Placés en première partie de Vers une Écologie, les « métalogues » consistent en dialogues semi-fictifs portant sur l’épistémologie, qui se nouent entre Gregory Bateson et sa fille Mary Catherine alors âgée de sept ans. Dans ce métalogue particulier, intitulé « Pourquoi les choses ont-elles des contours ? », l’enfant précoce se demande pourquoi les artistes dessinent les choses avec des contours noirs, alors qu’elles n’en ont pas réellement. « Daddy » répond en disant que William Blake, son héros, a écrit une fois que les hommes sages dessinent des contours, mais également, une autre fois, que les hommes fous en dessinent. il conclut néanmoins que les artistes les dessinent parce qu’ils sont nécessaires [1972b]. Les « contours » des groupes ethniques obéissent à la même exigence. La vie sociale se déroule sans discontinuer, mais les individus et les groupes tracent des frontières tout autour d’eux afin de renforcer leur propre identité.

30Ce type d’analyse joue encore un rôle important dans les recherches menées en Norvège sur l’ethnicité, qui sont de plus en plus dominées par les travaux sur les migrations et le multiculturalisme dans les zones urbaines du pays. Mais je m’avise que la plupart des anthropologues cités dans cet article sont soit à la retraite, soit près de la prendre. Sommes-nous toujours sous l’influence de l’analyse systémique Batesonienne ? la réponse est oui et non. Les articles d’anthropologie dans ce domaine sont encore caractérisés par une approche relationnelle des configurations ethniques. Parallèlement, cet ensemble de recherches et d’hypothèses est interdisciplinaire, mais d’une façon différente de l’œuvre de Bateson. Le champ du savoir, dominé par les sociologues, dans lequel il s’inscrit soulève des questions sur l’intégration, les droits de l’homme et la citoyenneté, souvent attirées par l’utilitaire et le normatif. Il semble que la principale contribution des anthropologues consiste à maintenir une approche systémique et dynamique de la ville pluriethnique, et à rejeter toute idée d’un essentialisme culturel. L’héritage laissé par le paradigme Eidheim-Bateson continuerait ainsi de jouer un rôle fondamental, mais de façon souvent implicite.

Un héritage durable ?

31Les enseignements combinés de Eidheim et de Bateson sur la différence – ses schémas récurrents, ses processus, ses relations – ont profondément marqué, ai-je essayé de montrer, l’anthropologie norvégienne, et ce que j’ai appelé le « paradigme ethnique de la mer du nord ». Parmi les experts les plus éminents de cette question figure à mon avis Anthony P. Cohen, dont l’ouvrage The Symbolic Construction of Community [1985], inspiré par Fredrik Barth et Harald Eidheim, est l’un des meilleurs exposés, et l’un des plus clairs, de l’approche relationnelle de l’ethnicité. Il y défend l’idée que l’emploi de métaphores puissantes transcende les divisions internes et crée de la cohésion. L’impact du paradigme de la mer du Nord sur les études ethniques britanniques est également manifeste dans le célèbre Rethinking Ethnicity de Richard Jenkins [1997], mais aussi dans le manuel introductif de Marcus Banks [1996], ou dans une étude ethnographique comme Contesting Culture de Gerd Baumann [1996], et même dans le manuel élémentaire de sociologie des relations interethniques de Steve Fenton [2003].

32Pendant un temps, l’influence de Gregory Bateson semble omniprésente dans l’anthropologie norvégienne, suscitant une approche de la vie sociale en général, et des relations interethniques en particulier, en termes sémiotiques et processuels. Au début des années 1990, l’usage immodéré d’idées Batesoniennes mal digérées était tel que mes collègues et moi envisagions d’interdire aux étudiants de citer « a difference that makes a difference », phrase qui avait perdu son sens à force d’être répétée (de même d’ailleurs que la « matter out of place » [4] de Mary Douglas, et la « liminality » de Victor Turner). Naturellement, tous nos étudiants savaient qu’ils n’avaient pas cinq doigts à chaque main mais bien quatre liens interdigitaux. Mon propre mémoire de dea de 1987, intitulé « Communicating cultural difference and identity », qui analysait sur l’île Maurice les relations interethniques et les tentatives d’intégration « récursive » à un niveau systémique supérieur (national), était saturé de l’approche Eidheim-Bateson, et s’ouvrait sur deux épigraphes. La première, de Friedrich Nietzsche, portait sur l’habitude qui nous force à voir des contrastes là où, en réalité, il y a des différences de degré. La seconde était un passage tiré de Mind and Nature (La nature et la pensée) : « La création d’une différence requiert au moins deux petits quelque chose […]. La nature de ce quelque chose, qui doit être “au moins deux” pour engendrer une différence transformée en information par le fait même de faire une différence, soulève une question profonde qui reste sans réponse. À l’évidence, chacune séparément constitue – pour l’intelligence et la perception – une non-entité, un non-être. Ne se distinguant ni de l’être ni du non-être, inconnaissable, c’est une Ding an sich, l’applaudissement d’une seule main » [Bateson, 1978 : 78] [5].

33La pensée de Gregory Bateson a influencé une longue lignée d’anthropologues norvégiens, qui ne sont pas tous des spécialistes de l’ethnicité. Jan Petter Blom, professeur à l’université de Bergen, s’en est inspiré dans ses études sémiotiques de la musique traditionnelle norvégienne. Reidar Grønhaug, également professeur à Bergen, l’a beaucoup utilisée dans ses recherches sur les champs sociaux et les différences d’échelles dans la Turquie rurale. Tord Larsen de l’université de Trondheim a emprunté aux travaux d’épistémologie. Henrik Sinding-Larsen, de l’université d’Oslo, a fait appel à l’analyse systémique pour arriver à comprendre les changements intervenus dans l’interprétation de la musique traditionnelle norvégienne. Hans Christian Sørhaug (Oslo également) propose une approche Batesonienne de la psychiatrie et de la gestion (dont il prétend qu’elles « se ressemblent vraiment beaucoup »). Enfin, pratiquement tous ceux qui ont écrit sur les relations entre les Sames et les Norvégiens depuis les années 1970 – Georg Henriksen (Bergen), Trond Thuen (Tromsø), Vigdis Stordahl (Karasjok), Arild Hovland (Oslo) et beaucoup d’autres – ont absorbé certaines des idées de Bateson, directement ou par l’intermédiaire de Eidheim. Point intéressant, la plupart d’entre eux sont des héros méconnus par la communauté anthropologique internationale, mais très estimés localement par leurs collègues et les étudiants, qui n’ignorent rien par ailleurs des meilleures productions anthropologiques étrangères. L’anthropologie norvégienne ne sait sans doute pas « se vendre », comme bien d’autres anthropologies nationales qui, soumises au même problème, publient modestement ou dans des langues locales.

34Une affinité naturelle existe peut-être, comme je l’ai suggéré au départ, entre la vie intellectuelle norvégienne et l’« écologie de l’esprit » de Gregory Bateson. La première ressasse les romantiques du xixe siècle, adorateurs de la nature, en passant par Gutorm Gjessing et son engagement politique, mais aussi les débuts du mouvement écologique, et enfin les préoccupations actuelles de développement durable. La seconde prend parfois la forme d’une approche écologique pure et simple, par exemple dans « The roots of ecological crisis » (« Les racines des crises écologiques ») [1972c et 1995]. De fait, les parallèles entre Gregory Bateson et Peter Wessel Zapffe (1899-1990), sans doute le philosophe norvégien le plus original du xxe siècle, sont presque troublants. Quoique contemporains, ils ne se connaissent pas, mais sont influencés dans leur jeunesse, avant la Seconde Guerre mondiale, par les mêmes idées « brûlantes » : l’évolution selon le darwinisme mais aussi l’anti-darwinisme, le vitalisme, l’écologie à ses débuts, et la philosophie et la poésie romantiques. Dans son principal traité, Om det tragiske (De la tragédie) [1983 (1941)], Zapffe voit l’homme comme un être qui, d’un point de vue écologique et évolutionniste, est « suréquipé » : il partage tous les besoins des autres organismes et, en plus, il est équipé du besoin de donner un sens à sa vie, besoin qu’il ne peut assouvir qu’en s’auto-illusionnant. Alpiniste chevronné, Zapffe est, comme Bateson, profondément sceptique sur la civilisation industrielle, et peut être qualifié, là encore comme Bateson, d’athée panthéiste. (Il est plein de ressentiment envers un dieu en l’existence duquel il ne croit pas.) Cette philosophie entre en résonance avec d’autres courants de la vie intellectuelle norvégienne. Il se peut qu’un intérêt partagé pour la science de l’environnement soit en fin de compte à l’origine de la relation durable et privilégiée que l’anthropologie norvégienne entretient avec cet excentrique impénitent qu’est Gregory Bateson.

35Certains lecteurs penseront peut-être que, par mégarde, j’ai omis d’examiner l’un de ses premiers écrits, intitulé « Culture contact and schismogenesis » (« Contact culturel et schismogenèse ») [1972d, 2008], l’un des rares textes qui traitent explicitement de l’ethnicité. Cet article, presque visionnaire, propose un modèle d’analyse des conflits aggravés. Toutefois, bien que le premier exemple concerne la rencontre de groupes culturels différents, la discussion passe rapidement à d’autres domaines – les disputes conjugales, les courses aux armements – auxquels le modèle pourrait être applicable. Autrement dit, le génie de Bateson réside dans l’universalité de sa pensée et dans ses idées applicables à pratiquement n’importe quel champ ou sujet empirique. Si bien que cet article, et plus généralement la notion de schismogenèse, n’a en fait guère influencé la recherche sur l’ethnicité en Norvège, mais a bien inspiré des études sur la viabilité des ménages chez des fermiers-pêcheurs marginaux [Rudie, 1970], la réintroduction de prédateurs dans les forêts norvégiennes [Brox, 2000], ou encore le discours sur le racisme et l’antiracisme [Brox, 1991].

36Mais je n’ai pas complètement élucidé cette affinité étrange qui unit l’anthropologie sociale norvégienne à la théorie systémique. L’explication principale est peut-être, en fin de compte, psychologique. Nous, les anthropologues norvégiens, travaillons dans une lointaine succursale de la discipline, loin des centres de pouvoir – Oxford et Cambridge ont un temps attiré tous les regards, qui se tournent ensuite vers le Paris de Claude Lévi-Strauss et de Maurice Godelier, puis le Chicago de Marshall Sahlins, et le Princeton de Clifford Geertz, et ainsi de suite. Cependant, nous continuons de croire que nous sommes en marge, et nous pensons aussi que l’on peut faire de nécessité vertu. Un jour, Gregory Bateson se rend à un colloque où tout le monde en sait plus long que lui dans n’importe lequel des domaines abordés, mais où il est le seul à posséder des connaissances dans tous ces domaines. Or, comme lui, le vrai fondateur de l’anthropologie norvégienne moderne, le chercheur touche-à-tout Gutorm Gjessing, est un bricoleur [6] intellectuel qui a l’œil pour repérer les schémas récurrents. Espérons que nous, ses héritiers, saurons utiliser cette marginalité qu’on nous impose, et que nous ferons preuve d’autant de créativité que Bateson dans son exil volontaire aux marges de la vie universitaire. ?

37Traduit de l’anglais par Sylvie Muller

38ssmtrads@ orange. fr

Remerciements

Que Marit Melhuus, Marianne E. Lien et André Burguière trouvent ici l’expression de ma reconnaissance pour leurs remarques fort utiles et judicieuses concernant une version antérieure de cet article.

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Mots-clés éditeurs : théorie systémique, ethnicité, Harald Eidheim, Gregory Bateson, Norvège

Date de mise en ligne : 22/05/2009

https://doi.org/10.3917/ethn.092.0217

Notes

  • [1]
    En français dans le texte (NdT).
  • [2]
    « L’information apporte une différence qui fait la différence », « le menu n’est pas le repas » (c’est-à-dire : « la carte n’est pas le territoire »), « ma main n’a pas cinq doigts mais quatre liens entre les doigts » (NdT).
  • [3]
    Qui désignent respectivement la matière ou le non-vivant et les êtres vivants, une distinction empruntée aux gnostiques (NdT).
  • [4]
    Qui joue sur le double sens de « matter » : « matière/affaire déplacée » (NdT).
  • [5]
    « It takes at least two somethings to create a difference. […] There is a profound and unanswerable question about the nature of those “at least two” things that between them generate a difference which becomes information by making a difference. Clearly each alone is – for the mind and perception – a non-entity, a non-being. Not different from being, and not different from non-being. An unknowable, a Ding an sich, a sound from one hand clapping. »
  • [6]
    En français dans le texte (NdT).

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