Couverture de ETHN_091

Article de revue

Les fils de l'intimité

Pages 133 à 140

Notes

  • [1]
    J’utilise le terme de linge dans son acception la plus large, il peut donc s’agir tout aussi bien du linge dit « de maison » que de vêtements ou autres ouvrages en tissus.
  • [2]
    Les travaux initiés par Roland Barthes (1957, Système de la mode, Paris : Seuil) comme les approches sociohistoriques plus récentes sur les pratiques vestimentaires de Maguelonne Toussaint-Samat (1990, Histoire technique et morale du vêtement, Paris : Bordas) ou ceux dirigés par Louis Bergeron (1996, La révolution des aiguilles. Habiller les Français et les Américains, xixe-xxe siècles, Paris : Éditions de l’ehess) prennent comme point de départ leur dimension éphémère et le renouvellement périodique des vêtements.
  • [3]
    Jean-Hugues Déchaux critique à juste titre la tendance à voir dans la déritualisation des pratiques funèbres les conséquences d’un « déni social de la mort ». Notons également, et ceci explique sans doute cela, qu’à de rares exceptions près [Zonabend, 1980 ; Gotman, 1985 ; Muxel, 1996 ; Déchaux, 1997] les travaux menés sur la mort ne s’intéressent justement pas à son inscription matérielle dans l’intimité des vivants, hors du cimetière.
  • [4]
    Sur ce point je renvoie aux résultats d’un travail précédent sur les conditions de conversion du regard pour la transmission d’un linge au musée [Dassié, 2002].
  • [5]
    Au sujet du tri des linges aux Emmaüs, voir Hoarau [1999 : 97-106].
  • [6]
    Jean-Claude Schmitt [2001 : 301].
  • [7]
    J’envisage ici le sacré en tant que relation comme l’a proposé Michel Leiris dans Le sacré dans la vie quotidienne [1994 : 126].

1L’intimité domestique se dissimule dans les armoires, les tiroirs de commodes et autres lieux de conservation du linge [1]. Qu’il soit vêtement, drap, ou mouchoir, le linge recèle des secrets en se voyant confier les humeurs corporelles de ceux qui les manipulent. Objets périssables, ils ne semblent pas de prime abord voués à l’accumulation domestique, bien au contraire. La mode et les pratiques de consommation contemporaines invitent plutôt à considérer les vêtements mais aussi le linge de maison sur le versant de l’ostentatoire et de l’éphémère [2]. Voués à l’usure, aussitôt démodés, ils semblent devoir disparaître au gré du renouvellement des garde-robes ou du linge de maison et, leur cycle d’usage achevé, rien ne s’oppose a priori à leur ultime dégradation au fond d’une poubelle. Les armoires familiales regorgent pourtant de linges inutilisés, gardés dans l’hypothétique espoir de resservir un jour mais surtout parce qu’on ne peut se résoudre à les jeter. Ce lien, qui conduit à la conservation de linges inutiles, nous amène à considérer une intimité qui se dévoile à travers des sentiments. On pourrait croire que les raisons affectives qui justifient ces thésaurisations privées soient tenues secrètes. Pourtant, quand arrive une ethnologue, leur gardien paraît ravi de trouver enfin non seulement quelqu’un à qui les montrer mais surtout apte à recueillir les souvenirs gardés avec eux : celui d’une robe portée au mariage d’un cousin quand on était petite, d’une tenture rapportée de Thaïlande, du brassard de communiant d’un grand-père, d’un drapeau brandi le jour de la libération de Paris en 1944 ou encore d’un torchon rapiécé à l’infini. Au fil des inventaires, des personnages disparus reprennent vie par magie, ils s’animent dans un récit fait d’incessants allers-retours entre un ici et un ailleurs, le présent et le passé. Dans un contexte social où la mort apparaît taboue, vêtements, draps et autres linges invitent curieusement les morts à prendre part ici à des conversations où on ne les attend pas [3]. Que l’on puisse aussi aisément parler d’un défunt en sortant un drap d’une armoire pose question. Y aurait-il dans ces pièces textiles une particularité propice à l’évocation des morts ? Plus largement, à quoi ces personnages absents du présent d’un individu doivent-ils leur place dans son espace domestique ? C’est toute une mise en forme de l’intime contemporain qui se trouve ainsi questionnée.

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Armoire, lieu privilégié pour la conservation du linge (photo de l’auteur, dans le Jura, en 2008)

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Armoire, lieu privilégié pour la conservation du linge (photo de l’auteur, dans le Jura, en 2008)

Archéologie textile

2Avant d’être mis au jour, le linge passe parfois de longues périodes à l’abri des regards. Sa fossilisation domestique peut durer plus ou moins longtemps : quelques mois, quelques années, un siècle voire un peu plus. Durant cette période, le linge dissimulé au regard de tous sombre plus ou moins dans l’oubli. Son devenir ne semble alors lié qu’aux seuls effets du temps : une lente dégradation qui va ternir, jaunir, fragiliser la fibre textile.

3La maison de famille de Paulette à Argenton-sur-Creuse, construite en 1908 par Auguste, son grand-père maternel, est emblématique d’une telle fossilisation textile. Habitée par les grands-parents de Paulette, elle est devenue à leur mort la résidence secondaire de ses parents installés en région parisienne à Gentilly. La maison est restée en l’état depuis 1921, et Paulette l’utilise à son tour pour y passer ses vacances. Mais voilà qu’en 2001 Paulette est expropriée de sa résidence d’Ile-de-France en raison d’un projet d’urbanisme. Elle décide alors de venir s’installer définitivement à Argenton. Les armoires y sont déjà bien pleines, aussi Paulette effectue-t-elle un tri dans ses effets personnels avant d’emménager. On ne peut décidément mettre deux maisons dans une seule et l’arrivée des cartons à Argenton le jour du déménagement génère de nouveaux tris auxquels participent ses amis venus l’aider. Or, chaque fois que quelque chose est sur le point d’être jeté, Paulette hésite et met son veto pour garder ce qui aux yeux de son entourage paraît sans valeur. Pour cette ancienne professeure d’histoire, ces restes ont une valeur historique indéniable et il n’est pas question qu’ils disparaissent. Leur place dans la maison se trouve justifiée par celle qu’ils prennent dans ses souvenirs, place légitimée par l’affection que Paulette leur accorde. C’est pourquoi il lui faut conserver tous ces trésors désuets malgré leur encombrement. Déballant les chemises, les napperons, les broderies ou encore les draps, Paulette retrouve une époque révolue, matérialisée dans la finesse des ouvrages et l’usure des matériaux : « Ma mère a fait, dans sa jeunesse, tout son trousseau, regardez, c’est entièrement brodé, des kilomètres de feston que vous ne pouvez pas imaginer le travail qu’il y a là-dedans, c’est tout fait à la main, à l’époque on faisait tout à la main, c’est inimaginable et pourtant… voyez, y’a son initiale. » La pérennité de ces ouvrages faits main et leur immobilisation dans ce lieu donne à voir toute une lignée berrichonne qui, de mères en filles, nous conduit à Paulette. L’inventaire des armoires, des buffets et des cartons du grenier la confronte ainsi au miroir de sa propre histoire, qu’elle pare soigneusement pour l’ethnologue d’atours historiques et techniques propres à lui donner une dimension collective. Les ancêtres, l’histoire familiale et l’histoire de France jaillissent avec le linge sorti puis soigneusement remis en place, alimentant un récit biographique partageable.

4Nombreuses sont celles qui, à l’instar de Paulette, ont chez elles un drap, vestige d’un trousseau soigneusement chiffré au fil blanc par les doigts habiles de l’ancêtre, des pièces « comme on n’en fait plus » à la toile rêche et lourde aujourd’hui inutilisable. L’exclusion de toute fonctionnalité qui justifie leur mise à l’écart ne semble pas pour autant liée au seul recours aux tissus plus modernes. Ces conservations « lingères » évoquent en effet celles du trousseau dont Agnès Fine a souligné l’importance pour la construction de l’identité féminine des jeunes filles jusque dans les années soixante. L’usage de ce trousseau pouvait déjà sembler quelque peu paradoxal puisque, souligne l’anthropologue, toute fonctionnalité lui était également déniée ; le linge restait plié dans les armoires et les jeunes femmes mettaient un point d’honneur à ne surtout pas l’utiliser : « Les femmes sont fières de pouvoir dire qu’elles ont eu tellement de linge que leurs draps n’ont jamais vu le lit ou encore qu’ils n’ont jamais touché l’eau » [Fine, 1984 : 174]. Parfois plusieurs générations après, au fil des héritages, leurs descendantes en sont devenues à leur tour les gardiennes. Ils peuvent ainsi rester longtemps en place à condition bien sûr que la maison dévolue à leur thésaurisation reste propriété familiale.

5L’immobilisation des linges n’est toutefois jamais définitive. L’activité ménagère génère des tris au cours desquels chaque vêtement peut réapparaître un jour. Les yeux « tombent » alors sur un linge imprévu, ce qui relève d’une véritable découverte pour ces archéologues de l’ordinaire. Le regard qui examine le linge oublié jusque-là va déterminer son nouveau statut [4] : il sera chiffon, déchet inutile que l’on va jeter ; ou souvenir, trésor que l’on remettra soigneusement à l’abri. Les grands rangements propices à de telles trouvailles sont exceptionnels : ils rythment les saisons (échange de la garde-robe d’hiver pour celle d’été) ou marquent une importante réorganisation domestique (arrivée d’un enfant, deuil…) dont le déménagement constitue l’événement paroxystique. Autre moment clef, le règlement d’une succession détermine son passage vers un nouveau récipiendaire. Il en est ainsi pour tous les linges thésaurisés ; longtemps immobiles, ils sont un jour amenés à circuler à nouveau et leur « discrète parade », pour reprendre l’expression de Michel Colardelle et Françoise Loux [1999 : 9], n’est pas aussi futile qu’elle le semble. Paulette en a bien conscience lorsqu’elle ouvre sa porte à une ethnologue venue du musée. Elle n’est plus toute jeune, n’a pas d’enfant et le destin de son linge est en suspens. Que va-t-il devenir ?

D’une main à l’autre

6Le linge passe d’une main à l’autre en diverses circonstances mais le début et la fin d’une vie attisent les enjeux de sa transmission. Le lien avec les morts se matérialise en effet avec une particulière acuité au moment d’une naissance et d’un deuil. Si la circulation des tenues de baptême et l’usage du linge ancestral pour habiller les nouveau-nés tendent à disparaître, les layettes et vieux habits n’en sont pas moins gardés et parfois ressortis à des fins ludiques sous forme d’habits de poupées ou de déguisements : « J’ai une petite malle où il y a des habits, alors c’est tout mélangé, y’a des jupons, des bas de coton, y’a un peu de tout et c’est une curiosité pour mes petits-enfants », explique Camille, 61 ans. Beaux ou cocasses, ces recyclages prêtent à sourire, ils font spectacle dans l’enceinte privée de la famille.

7À l’inverse, la fin de vie est le temps d’un dialogue moins désinvolte avec les morts. Avant d’évoquer l’héritage, « processus par lequel les vivants entrent en possession des biens des morts » [Gotman, 1989 : 126], soulignons la fréquence des linges donnés entre vivants mais en faisant référence à un défunt. Le plus souvent âgés et songeant à leur propre disparition, les donateurs anticipent le risque d’une disparition définitive de leurs trésors domestiques par une distribution des linges ancestraux à leurs descendants. Sidonie, 84 ans et veuve depuis treize ans, envisage ainsi son devenir et explique : « Quand je fais un grand ménage comme ça, c’est justement pour que mes neveux n’aient pas à le faire après moi parce qu’il vaut mieux ne pas laisser trop de choses […] je donne au fur et à mesure parce que je vieillis. » Elle n’a pas d’enfant et donne ce qu’elle peut à ses futurs héritiers pour leur épargner un tri fastidieux dans l’avenir, situation à laquelle elle-même a été confrontée au décès de ses beaux-parents. Réfléchir à sa propre mort, inéluctable, amène à refaire circuler les linges des ancêtres. Tout se passe comme si avant de mourir soi-même il fallait les traiter avec respect et commémorer leur présence en faisant circuler leurs vestiges.

8L’emprise des linges s’exerce aux deux extrémités de la vie. Cette juxtaposition de leur circulation aux deux pôles biographiques n’est pas sans rappeler le rôle de « la femme qui aide » tel qu’Yvonne Verdier l’a mis au jour à Minot [Verdier, 1979] et qui prenait en charge la toilette du nouveau-né et du mort. Les linges habillent le premier, l’intègrent à la communauté des vivants et sont repris à sa mort, ultime passage biographique. Leur mobilisation socialise celui qui vient d’apparaître ou de disparaître. Par des gestes anodins, les femmes surveillent ce passage, « moment de prise en charge, d’interprétation – pensée et théâtre – du biologique (du bio-chronologique) par le social au moyen d’un ensemble spécifique » [Fabre, 1980 : 1076]. Aujourd’hui, quoique moins technique ou moins visible, leur intervention reste essentielle pour accompagner leur destin.

9Car, pour être transmis, ces linges doivent avoir une histoire qui se raconte de femme à femme. Le récit d’origine de ces linges met en scène des personnages quasi romanesques. Ces morts de l’hagiographie familiale évoqués sans peine et immédiatement disponibles en mémoire ont un point en commun : tous sont à une certaine distance généalogique de celui qui en parle. En effet, jamais ces morts ne sont « trop » proches de ce dernier. Trois procédés permettent de les maintenir à bonne distance tout en justifiant l’évocation du textile prétexte au discours. Il y a tout d’abord la profondeur temporelle (linges d’un aïeul distant d’au moins trois générations en amont), ensuite la distance familiale (linges des alliés de la famille) et enfin la distance géographique (linges teintés d’exotisme ramenés d’un voyage). Les morts dont il est alors question sont clairement séparés de leur gardien, ce qui donne un statut particulier à leurs linges. La distanciation permet en effet leur inscription dans une dimension collective partageable. Ainsi, les robes brodées de perles qui se transmettent depuis le xixe siècle dans la famille de Camille sont à la fois le signe d’un savoir-faire et d’une époque révolus. Leur dimension historique favorise une fois de plus leur présentation à l’ethnologue, une inconnue introduite dans la sphère domestique.

10Linge de maison, costumes de cérémonie, tenues militaires, attributs essentiels au bon déroulement des rituels de passage, devront trouver un nouveau gardien quand leur récipiendaire ne pourra plus les garder. L’entourage familial féminin est alors le premier sollicité pour les recevoir : une petite-fille, une nièce, voire une aide ménagère ou une infirmière peuvent alors être désignées. Ces premiers tris restent toutefois incomplets. Certains linges paraissent en effet plus difficiles à transmettre que d’autres. C’est bien sûr le cas de la garde-robe personnelle dont on aura besoin jusqu’à son décès mais pas seulement. Certains souvenirs, d’ancêtres, du conjoint, d’enfants, posent aussi problème et restent dans les armoires. Pour donner, il faut trouver dans l’entourage familial, amical ou institutionnel un récipiendaire approprié. Les linges ne peuvent en effet être donnés au hasard. Sidonie a ainsi fait cadeau de napperons de famille à une nièce passionnée de broderie, les insignes militaires et le képi de l’oncle de son mari ont pris place chez un neveu collectionneur et un lot d’habits des années 1910 portés par son mari a rejoint le musée de société proche de chez elle. Le donateur doit s’assurer de la pérennité de son don en vérifiant au préalable l’intérêt d’autrui pour ces biens inutiles et sans valeur marchande. Or il arrive que l’entourage ne manifeste pas d’intérêt ni le moindre respect à l’égard de ces « vieilleries ». Les belles-filles sont souvent incriminées pour ce manque de considération à égard des linges qui, entre leurs mains, pourraient finir en torchons. Pour éviter ce risque, elles sont souvent évincées de la transmission et s’il n’y a pas de petites-filles dans la descendance pour pallier leur défaillance, le devenir du linge pose problème, comme chez Paulette qui trouvera elle aussi dans le musée un compromis à son impossible transmission familiale. L’absence de dépositaire convenable n’est pas le seul motif d’une telle mise en attente. Certains objets textiles s’avèrent particulièrement difficiles à transmettre en raison de l’attachement qui les lie à leur propriétaire. Sidonie pense ainsi ne jamais pouvoir donner la dernière chemise de son mari, car « on peut pas donner tout comme ça », explique-t-elle. L’attachement à cette dernière chemise présentifie un lien conjugal qui ne peut pas être dissous, fût-ce après plusieurs années de veuvage.

11La conservation du linge s’articule autour de deux pôles antagonistes : sa réception et sa transmission à autrui. Les événements familiaux balisent son parcours et ses réapparitions. Le temps du décès pose alors avec acuité la question du devenir du linge et en révèle les spécificités car ces objets faits de fibres textiles ne bénéficient pas du même traitement que les autres biens hérités.

Genèse d’une relique

12Jeter un vêtement dans une poubelle, directement au contact de la souillure des débris ménagers, paraît inconcevable. Au mieux est-ce possible après une transition par la mise en chiffon, intermédiaire entre l’objet textile et le déchet. Il va donc falloir trouver d’autres solutions pour les linges hérités et, là encore, les sentiments qu’ils suscitent jouent dans leur destinée.

13Appréhendés dans leur fonctionnalité, certains d’entre eux vont être transmis sans gêne aux proches de l’héritier. Les petits-enfants sont ainsi les donataires privilégiés des draps neufs, des tee-shirts ou des chaussettes qui n’ont quasiment jamais été portés. Restent les habits défraîchis, démodés, ceux qui ont déjà servi. Certains vont rester dans le registre de la fonctionnalité grâce aux organismes caritatifs (la Croix-Rouge, le Secours populaire ou les Emmaüs [5]), aux maisons de retraite ou aux « bohémiens », diverses figures du nécessiteux moderne. Les effets du mort sont alors entassés dans de grands sacs-poubelle et portés en vrac à leurs futurs récipiendaires. Ces dons de bienfaisance méritent d’être observés de plus près car, derrière des choix divers et motivés par l’altruisme et l’économie, se cachent d’autres finalités. Ce faisant, le linge passe en effet de la sphère privée vers le collectif. Le passage dans la communauté des pauvres permet une conversion du linge : effet personnel et personnalisé, il devient anonyme et pluriel. Le procédé rappelle la distribution des prébendes aux pauvres « symboliquement substitués aux défunts » [6] dans le christianisme médiéval. Dépersonnalisés, les vêtements pourront être reportés par d’autres.

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Linge chiffré hérité (photo de l’auteur, Ribérac, 2004)

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Linge chiffré hérité (photo de l’auteur, Ribérac, 2004)

14Tous les linges ne peuvent pour autant être envisagés dans cette perspective utilitaire. Ceux qui restent, impossibles à jeter pour autant, sont pieusement conservés et considérés avec respect. Ce traitement évoque la considération dont bénéficient les vestiges des saints. Ils ont également en commun avec les reliques sacrées une relation singulière avec le corps du défunt. Dernière chemise portée par un mari, le pull fétiche d’un père, les robes d’une sœur, les draps qui ont servi de linceul, le dernier ouvrage tricoté par une mère… ces « derniers » objets textiles imprégnés du corps qui les a habités ne peuvent être traités avec indifférence. D’ailleurs, les revoir, les manipuler tient lieu de confrontation difficile pour les héritiers. Les morts dont il est question ici, conjoint, enfants, parents, sont proches, trop proches pour pouvoir être remémorés sans émotion, et l’évocation de leurs reliques textiles suffit à rouvrir des plaies à vif. Aussi ces objets paraissent-ils encore plus profondément ancrés dans l’intimité de celui qui les reçoit. On ne les montre pas, on n’en parle guère. La proximité affective avec ces parents-là n’est toutefois pas le seul élément qui justifie le rapport singulier à ce linge. En effet, s’il « touche », c’est que la mort qu’il rappelle a bouleversé l’ordre des choses. Accidentelle, survenue trop tôt, brutale et sidérante, elle a inversé la succession des générations. C’est le cas par exemple du mari de Gisèle, décédé avant ses parents alors que cette dernière n’avait que 35 ans et leur fille 7 ans. Aujourd’hui, bien qu’âgée de 65 ans et remariée, Gisèle a toujours la veste de ce premier mari et les draps en usage au moment du drame. Elle les garde chez elle à l’insu de son second mari, dans un coffre. Ces draps, véritables linceuls jamais lavés, conservent l’empreinte du corps du défunt, son sang, ses humeurs, autrement dit les traces matérielles de ce qui fonde le caractère d’une personne.

15Le respect dû à ces restes impose une attention particulière à leur égard. Pas question, nous l’avons vu, de les jeter parmi les détritus ménagers ordinaires, ils doivent à toute force être gardés. Et quand un face-à-face avec eux devient trop insupportable, seule leur destruction par le feu est envisageable. Le recours aux flammes comme terme de la destinée textile mais aussi, notons-le, des photographies est une pratique relativement courante dont Arnold Van Gennep relevait déjà le procédé dans son manuel de folklore français. Technique purificatoire hygiéniste, ce type de destruction est d’après lui lié à une conception contagioniste de la mort, c’est-à-dire « transmissible par contact et qui doit être éliminée par des moyens appropriés » [Van Gennep, 1998 : 562]. Laver, brûler avaient donc pour but d’éviter une contagion et de « rendre à la demeure et au mobilier leur caractère profane d’innocuité » [id. : 670]. Le thème de la souillure est toutefois absent des discours contemporains bien que l’idée d’un contact dangereux reste très présente : ne suffit-il pas en effet de voir le vêtement d’un défunt pour être « touché » à son tour ? Plus que tout autre objet hérité d’un défunt, il en garde l’essence au plus profond de ses fibres et « toucher le linge revient à toucher le cadavre » [Gotman, 1989 : 130]. La disparition d’autrui ne suffit pourtant pas à justifier le recours aux flammes. Au décès de sa mère, Léna raconte avoir également brûlé un pull que celle-ci lui avait fait : « C’était la fin d’une époque, quand c’est la fin de quelque chose, on recommence avec autre chose… C’est comme si vous enlevez une peau et vous êtes une autre personne, voilà, c’est comme une renaissance. » Avec son pull sont également parties les photos de personnes « que j’avais plus envie de ressentir », poursuit-elle. Il en va donc de même du linge comme des photographies, les brûler permet non seulement de supprimer toute preuve d’une déliquescence de la mémoire en « sauvant l’illusion d’un souvenir jamais altéré » [Sagnes, 2000 : 58], mais aussi d’instituer radicalement un passage vers une nouvelle place biographique. Dans les flammes s’évanouissent les traces d’un autre soi-même, personnage qui, désormais, appartient au passé et doit céder sa place au profit d’un nouvel être social.

16Cette aptitude du linge à incarner le corps dans toutes ces facettes tient à la texture même des tissus. Souples et malléables, les vêtements ne tiennent que par le squelette de celui qui les porte. Ils en dessinent les contours physiques, sa corpulence, sa taille, mais aussi ses goûts, son style, autrement dit son visage social. Apte à devenir « dépouille » [Rouanet, 1998 : 12], « enveloppe détachable » [Berquière, 1999 : 33] par relation métonymique, l’habit est rarement exposé dans un intérieur. Les ouvrages en tissus peuvent l’être plus facilement à condition de rappeler le travail de patience de celles qui les ont façonnés. Les linges portent ainsi en eux l’intimité de celui qui les a côtoyés et la fibre textile, au contact du corps, incorpore son empreinte, son odeur, tel le saint suaire. Au propre comme au figuré, le corps se trouve en quelque sorte incarné dans la fibre textile.

17Ostentatoires dans le présent, les linges deviennent discrets avec le passé, cachés dans une maison, un grenier, un coffre, une boîte, un sac plastique… emballages gigognes qui assurent leur oubli temporaire avec leur pérennité. Le feu, l’oubli, l’anonymat et le secret absorbent en quelque sorte leur matérialité, traitement indispensable pour y voir des objets sacrés [7]. Touchés par des êtres qui n’existent plus, qu’ils soient morts ou qu’ils appartiennent à un passé pensé comme définitivement révolu, les linges touchent ceux qui les gardent et aident à la recomposition de leur identité personnelle. Autour des disparus, le périple du linge dissimule une mise en ordre symbolique de la manière d’introduire l’altérité au plus profond de l’intimité, dans l’expérience sensorielle de ceux qui en sont les gardiens. ?

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Mots-clés éditeurs : intimité, thésaurisation domestique, linge, reliques, mémoire/souvenirs

Date de mise en ligne : 05/01/2009

https://doi.org/10.3917/ethn.091.0133

Notes

  • [1]
    J’utilise le terme de linge dans son acception la plus large, il peut donc s’agir tout aussi bien du linge dit « de maison » que de vêtements ou autres ouvrages en tissus.
  • [2]
    Les travaux initiés par Roland Barthes (1957, Système de la mode, Paris : Seuil) comme les approches sociohistoriques plus récentes sur les pratiques vestimentaires de Maguelonne Toussaint-Samat (1990, Histoire technique et morale du vêtement, Paris : Bordas) ou ceux dirigés par Louis Bergeron (1996, La révolution des aiguilles. Habiller les Français et les Américains, xixe-xxe siècles, Paris : Éditions de l’ehess) prennent comme point de départ leur dimension éphémère et le renouvellement périodique des vêtements.
  • [3]
    Jean-Hugues Déchaux critique à juste titre la tendance à voir dans la déritualisation des pratiques funèbres les conséquences d’un « déni social de la mort ». Notons également, et ceci explique sans doute cela, qu’à de rares exceptions près [Zonabend, 1980 ; Gotman, 1985 ; Muxel, 1996 ; Déchaux, 1997] les travaux menés sur la mort ne s’intéressent justement pas à son inscription matérielle dans l’intimité des vivants, hors du cimetière.
  • [4]
    Sur ce point je renvoie aux résultats d’un travail précédent sur les conditions de conversion du regard pour la transmission d’un linge au musée [Dassié, 2002].
  • [5]
    Au sujet du tri des linges aux Emmaüs, voir Hoarau [1999 : 97-106].
  • [6]
    Jean-Claude Schmitt [2001 : 301].
  • [7]
    J’envisage ici le sacré en tant que relation comme l’a proposé Michel Leiris dans Le sacré dans la vie quotidienne [1994 : 126].

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