1En Suède, l’ethnologie a pris lentement sa place dans le monde universitaire au cours du xxe siècle. Toutefois, les fondements de cette discipline plongent leurs racines bien plus avant dans notre histoire. En effet, la description de la vie quotidienne en Suède, l’intérêt pour les us et coutumes des populations locales et leurs cultures sont fort anciens.
■ Les prémices de l’ethnologie
2Le premier grand ouvrage relatant la vie des populations suédoises paraît vers le milieu du xvie siècle. Il s’agit d’un ouvrage en plusieurs volumes édité à Rome en 1555. Son auteur, Olaus Magnus (1490-1557), prêtre catholique et écrivain, s’était trouvé contraint à l’exil dans les années 1530, lors de l’établissement du protestantisme dans son pays d’origine. Rédigé durant le bannissement de son auteur à Rome et édité en latin, ce livre s’intitule Historia de gentibus septentrionalibus, soit, en traduction littérale, Histoire du peuple sous les sept étoiles. Ce n’est qu’au cours du xxe siècle que ce livre sera traduit en suédois. Le public international auquel il se destine y découvre le nord de l’Europe, sa nature et sa faune, son histoire et ses légendes populaires, ses nombreuses curiosités. Sans parler d’informations abondantes sur les coutumes du peuple suédois et sur ses conditions de vie : l’art de prendre un sauna ; les batailles de boules de neige entre jeunes ; la manière de pratiquer le ski chez les Sami ; la pêche au saumon ; la chasse à l’ours ; les habitudes en matière de consommation d’alcool ; les méthodes de culture et bien d’autres traits caractéristiques encore. Rehaussé de gravures exécutées en Italie, l’ouvrage d’Olaus Magnus est, aujourd’hui encore, d’une valeur inestimable pour la recherche suédoise en ethnologie et en histoire de la culture. Il reste l’ouvrage de référence en bien des circonstances. Cependant, il s’agit d’une œuvre à aborder avec prudence. L’auteur n’hésite pas à mélanger ses propres observations et ses souvenirs personnels aux récits des Anciens et à d’autres sources d’informations encore. C’est pourquoi, lors de la traduction de Historia de gentibus septentrionalibus, John Granlund, titulaire d’une chaire d’ethnologie à Stockholm entre 1955 et 1969, s’est attelé à la rédaction d’un commentaire savant et approfondi, commentaire désormais devenu indispensable pour le lecteur soucieux d’appréhender au mieux le contenu de cet ouvrage « mythique ».
3Au xviie siècle, des autorités administratives chargées de la gestion du patrimoine, de la conservation et de la surveillance des monuments historiques furent mises en place. Elles s’occupaient également de recueillir et de collecter les traditions orales développées autour de ces monuments et à propos de certains événements historiques. Ce n’est pas un hasard si l’initiative fut prise durant la régence de Gustave II Adolphe, au début du xviie siècle. La Suède s’apprêtait en effet à devenir une puissance européenne et le roi était une des figures de proue de la guerre de Trente Ans. Pour cette nouvelle puissance il importait, politiquement, de pouvoir afficher une histoire glorieuse et une vie populaire imprégnée de culture nationale. Il s’agissait, dès lors, de partir à la recherche des racines historiques de la nation…
4À la même époque, les savants d’Europe du Sud portaient un grand intérêt à ce lointain pays nordique. En particulier à la culture lapone ou sami de la Suède septentrionale. Déjà au xvie siècle, dans l’histoire d’Olaus Magnus, une place privilégiée avait été accordée aux Sami. Au xviie siècle paraissent de nouveaux travaux ethnographiques qui leur sont consacrés, comme l’ouvrage Lapponia de Johannes Schefferus, né en 1621 à Strasbourg et professeur à l’université d’Upsal de 1648 à 1679. Imprimée à Francfort en 1673, cette œuvre trouvera des lecteurs dans toute l’Europe. Elle sera traduite en anglais, allemand, français et néerlandais. Bien que fondant son ouvrage sur différents récits de prêtres installés dans la région – il n’avait jamais visité lui-même la Laponie –, Schefferus critique, à plusieurs reprises, la présentation des Sami faite par Olaus Magnus. Même si le but premier de Lapponia est de présenter de manière très générale les conditions de vie des Sami, il s’y mêle, sans aucun doute, une intention de propagande. L’État suédois voulait éradiquer les croyances supertitieuses selon lesquelles les Sami auraient été des adversaires particulièrement dangereux à affronter sur le champ de bataille. Une rumeur sans fondement allait en effet jusqu’à attribuer l’invincibilité de l’armée suédoise dans la guerre de Trente Ans aux pratiques de la sorcellerie sami.
5Au début du xviiie siècle, la Suède est reconnue comme une grande puissance aux ambitions militaires. C’est cet état de choses qui, durant tout le siècle, va influencer l’intérêt porté à la vie des populations. Des descriptions beaucoup plus prosaïques et factuelles remplacent ainsi les grands récits aux accents romantiques, ampoulés et tournés vers le passé. La fonction de la recherche ethnographique va dorénavant contribuer à la mise en valeur des expériences concrètes de la vie paysanne. La recherche ethnographique visera désormais à y puiser des connaissances utiles, applicables à d’autres domaines, comme les techniques de construction, l’outillage agricole ou les recettes de cuisine, autant d’acquis à répandre dans d’autres groupes humains ou encore applicables à d’autres secteurs d’activité. Le xviiie siècle en Suède est l’époque des descriptions de paroisses et de régions, souvent relatées par les prêtres. Cette littérature topographique, les nombreux récits de voyage et les journaux intimes, qui caractérisent ce siècle, ont aujourd’hui une valeur inestimable pour la recherche historique à orientation ethnographique. Au nombre des plus fameux récits de voyage figure par ailleurs l’œuvre de Carl von Linné (1707-1778), célèbre botaniste mais aussi voyageur infatigable, qui parcourut des régions entières de la Suède pour rassembler sous forme de notes, tout au long de ses déplacements, des pages remarquables consacrées à la vie des populations rencontrées.
Cavalier et son cheval, chaussés de raquettes, traversant des montagnes enneigées
Cavalier et son cheval, chaussés de raquettes, traversant des montagnes enneigées
Enfants jouant dans la neige
Enfants jouant dans la neige
? Un regard nouveau sur les traditions populaires
6Début xixe, l’esprit de l’époque prend une nouvelle orientation. Le culte de l’utile cède la place à une envie d’authenticité archaïque et de retour aux sources. Inspirées de l’époque romantique, de nouvelles approches de la vie des populations apparaissent. On redécouvre, après les avoir oubliées durant le pragmatique xviiie, les croyances populaires. On commence à considérer les mœurs populaires comme un réservoir de coutumes fort anciennes et de cultures archaïques. Écrivains et universitaires s’intéressent alors particulièrement aux chansons populaires, aux contes et légendes. Deux travaux font figure de pionnier : le premier, Svenska folkvisor från forntiden – Chansons populaires suédoises d’autrefois [1814-1817], est édité par le professeur d’histoire et poète Erik Gustaf Geijer et le prêtre Arvid August Afzelius ; le second, Svenska folksagor och äfventyr – Légendes et aventures suédoises [1844-1849], est l’œuvre commune de l’Anglais George Stephens installé en Scandinavie et du diplomate Gunnar Olof Hyltén-Cavallius. Vers le milieu du siècle, ce dernier jouera un rôle particulièrement déterminant dans le développement de l’ethnologie en Suède. Son ouvrage principal intitulé Wärend och wirdarne. Ett försök i svensk ethnologi – Wärend et ses habitants. Un essai d’ethnologie suédoise – paraît entre 1863 et 1868. Probablement s’agit-il de l’une des premières apparitions en Suède du terme ethnologie. Hyltén-Cavallius y décrit sa région natale du sud du Småland, adoptant pour expliquer le développement culturel de la région une perspective évolutionniste, attitude caractéristique de l’époque. Typiques aussi de cette période, les efforts déployés pour identifier la population originelle du Wärend. On se demandait par exemple si on pouvait déduire des techniques de construction ou encore des légendes populaires que le pays avait été colonisé à l’origine par des groupes humains d’origine finnoise ou peut-être même sami. Hyltén-Cavallius concluait que ces légendes du xixe siècle avec leurs trolls et géants, conservées à travers les siècles par la tradition orale, pouvaient effectivement détenir la clé de l’énigme laissée par ces groupes humains qui s’étaient disputé le pouvoir dans la région, à l’origine.
7Autrement dit, Hyltén-Cavallius s’intéressait autant au folklore qu’aux objets, vestiges du passé. À cette époque, en effet, le développement rapide de l’industrialisation attira l’attention sur la nécessité de sauvegarder tous ces objets témoins d’une vie populaire non seulement en plein changement mais aussi en voie de disparition. Ainsi, au cours du xixe siècle, on put observer la disparition progressive des vêtements régionaux fidèlement portés depuis des siècles dans certaines régions du pays. Ce phénomène entraîna tout un mouvement de collections d’objets et incita plusieurs auteurs à décrire une culture populaire en train de s’éteindre. C’est précisément le même Hyltén-Cavallius qui fonde en 1867 à Växjo, dans la province du Småland, le premier musée de la vie rurale. À la fin du siècle, inspiré par cette initiative, le linguiste Artur Hazelius fera construire à Stockholm le Musée nordique et le Musée en plein air de Skansen.
8Ces deux musées, comme on sait, auront tôt fait de connaître une renommée mondiale et serviront de modèles à bien des établissements de ce type dans de nombreux pays. L’idée de base du musée de Skansen était de rassembler des fermes typiques de différentes régions du royaume, afin de garder, pour les générations futures, le témoignage d’une Suède aujourd’hui disparue. Les bâtiments agricoles se voient peu à peu entourés d’autres lieux de vie rurale : un manoir, une école, une église et même tout un quartier citadin. Skansen fera bien des émules. Dans d’innombrables districts paroissiaux, on procède à la sauvegarde d’une ferme particulièrement représentative de la région, ainsi qu’à la réalisation en plein air d’un musée des Arts et Traditions populaires. Le mouvement de valorisation des arts et traditions populaires culmine autour de 1900. Il est favorisé par un renouveau patriotique, exacerbé à l’époque par la dissolution, en 1905, de l’union entre la Suède et la Norvège, une rupture douloureusement vécue par beaucoup de Suédois.
9L’intérêt déjà très soutenu à la fin du xixe siècle et au début du xxe porté aux populations et particulièrement à leurs conditions et mode de vie, laisse cette fois des résultats durables, d’une autre manière. Les Archives sont créées et les collections de traditions orales transmises par les populations rurales y sont rassemblées. Les archives de ce qu’on appellera Folkminnen – La mémoire populaire – sont établies à Stockholm, Uppsala, Lund et Göteborg à l’époque de la Première Guerre mondiale. Elles sont reliées soit directement aux musées (Stockholm), soit à une université (Lund), soit encore à l’Institut des archives dialectales (Upsal). Les collections s’agrandissent rapidement grâce aux efforts réalisés sur le terrain ou encore grâce à l’utilisation de questionnaires centrés sur des domaines spécifiques et adressés à des correspondants qui prennent leur travail très au sérieux. Ces collections ont été d’une importance majeure pour la recherche ethnologique au début du xxe siècle.
? L’ethnologie s’impose comme une discipline universitaire
10Il est frappant de constater que parmi ces écrivains ou muséologues qui se sont consacrés à l’ethnologie, aucun d’entre eux n’ait jamais bénéficié formellement d’une formation universitaire en ethnologie. Ils étaient historiens, chercheurs en littérature, bibliothécaires, linguistes ou encore artistes. Ce n’est qu’au début du xxe siècle que les universités suédoises seront mûres pour l’établissement institutionnel d’une recherche en ethnologie. La première chaire en ethnologie sera créée à Stockholm en 1918, avec cette particularité qu’elle se voit installée non pas à l’université mais au Musée nordique. La prise en charge de collections toujours croissantes exige en effet, d’une manière de plus en plus pressante, un personnel scientifiquement qualifié. Le premier titulaire à occuper la chaire d’ethnologie est l’archéologue Nils Lithberg. Le deuxième, Sigurd Erixon (1888-1968), titulaire de la chaire au Musée nordique de 1934 à 1955, sera en Suède le chef de file de l’ethnologie européenne de l’époque. Durant plusieurs décennies, il se déplacera à travers les campagnes suédoises. Il enregistre, mesure et photographie dans les villages tout ce qui peut avoir survécu à l’épreuve du temps, vieux objets comme bâtiments anciens. Le projet général de sa recherche était de dresser une carte de l’expansion des différents éléments de culture autochtone et de leurs voies de diffusion, travail scientifique qu’il rassemble dans une œuvre dont la première partie paraît en 1957, Atlas över svensk folkkultur – Atlas de la vie populaire suédoise. On y trouve des cartes sur des types d’outils ou des genres de constructions répertoriés suivant leurs limites géographiques ou leurs domaines culturels. Nombreux sont les ethnologues d’Europe centrale et de l’Est qui viennent s’inspirer de la recherche diffusionniste de S. Erixon pendant l’entre-deux-guerres.
11Après la Seconde Guerre mondiale, l’ethnologie ou plutôt la nordisk och jämforande folklivsforskning – La recherche des modes de vie nordiques et autres comparables comme on l’appelait alors, n’était encore établie que dans les universités de Stockholm, Upsal et Lund. Des instituts d’ethnologie apparaîtront plus tard à Göteborg et à Umeå. Il en existe aujourd’hui dans plusieurs autres établissements d’enseignement supérieur. L’orientation scientifique a été et reste encore de nos jours sensiblement la même dans ces différents centres de formation. L’ethnologie – ou recherche des modes de vie des populations – a bénéficié en Suède d’une approche large et embrasse aussi bien la recherche sur la culture matérielle que celle sur les conditions sociales et le folklore (notamment à l’université d’Upsal). Ce n’est pas le cas dans la plupart des autres pays, pays nordiques y compris. Dans ce domaine précis du folklore, quelques noms ont même atteint une renommée internationale, tels Carl Wilhelm von Sydow (1878-1952), professeur d’université à Lund de 1940 à 1944, et Dag Strombäck (1900-1978), professeur d’université à Upsal de 1948 à 1967.
? Une orientation sociologique
12Dans les années 1960, l’ethnologie glisse progressivement vers une approche plus sociologique. La prédominance d’un intérêt soutenu pour la culture paysanne des temps anciens commence à décliner. L’attention se tourne désormais davantage sur le passé récent ou même carrément sur l’époque contemporaine. L’intérêt que l’on portait aux objets anciens s’oriente vers les hommes eux-mêmes ; en d’autres termes, le regard porté sur l’objet se tourne désormais vers l’emploi que les hommes font de cet objet. On se penche moins sur le bâtiment en tant que construction que sur l’habitat. Cette perspective socio-anthropologique devient de plus en plus fréquente. Le lien autrefois évident entre l’ethnologie et les musées d’histoire de la culture s’estompe peu à peu.
13Dans cette réorientation de la discipline, un nom retient l’attention, celui du sociologue Börje Hanssen. En 1952, il avait soutenu une thèse de doctorat (Österlen) dans laquelle il présentait le contexte socioculturel du sud-est de la Scanie à la fin du xviiie siècle. Il y combinait des théories sociologiques et un travail minutieux de critique des sources à partir d’un matériel archivé. Il souhaitait essentiellement rendre compte des problèmes relationnels entre la ville et la campagne au niveau socioculturel, à la fin du xviiie siècle. B. Hanssen voulait mettre en valeur le fait que ces différences socioculturelles ne résidaient pas principalement au niveau de l’opposition classique ville-campagne, mais bien à celui des relations entre les groupes urbains qui vivent principalement en ville mais aussi dans les campagnes, et les groupes « rustiques » présents évidemment dans la population paysanne des campagnes, mais également dans les villes. Il consacra son étude aux différents styles de vie en observant par exemple comment des règles de vie non écrites se transmettent en matière d’usage du nom, d’habitudes vestimentaires, de possession de tel ou tel type de mobilier, d’activation de réseaux locaux de sociabilité, etc.
14En raison de son vif intérêt pour l’approche historique, B. Hanssen fait figure de mouton noir dans la sociologie suédoise des années 1950 totalement dominée par une recherche basée sur l’enquête quantitative à l’américaine. B. Hanssen change dès lors les orientations de la discipline et devient dans les années 1960 professeur responsable de la recherche ethnologique sur les modes de vie des populations à l’université de Stockholm. Il poussera le développement de sa nouvelle discipline dans une direction plus sociologique. Un de ses élèves suivra particulièrement cette optique, Åke Daun [1989], professeur d’ethnologie à l’université de Stockholm entre 1981 et 2001 (voir dans ce numéro son entretien avec Ch. Richette). Toutefois, alors que B. Hanssen portait un intérêt sincère à une recherche d’approche historique en tant que telle, Å. Daun choisira de développer une ethnologie utile dont les résultats sont directement applicables dans la société. Ses travaux touchent principalement les sociétés locales de différents types, la société industrielle et les banlieues des grandes villes par exemple. Cette recentration conduit l’ethnologie des années 1970 à être perçue comme une science de référence pour expliquer les comportements et les préférences des groupes humains de la société contemporaine. On sollicite ainsi une expertise ethnologique, par exemple lors des discussions qui tournent autour de l’aménagement de nouveaux quartiers d’habitation ou lorsque les autorités se voient contraintes de réformer les services postaux dans les campagnes, ou encore lorsque sont discutées les fermetures d’usines. Les années 1970 représentent, en ethnologie suédoise, une décennie privilégiée pour les enquêtes de proximité. Villages, ports de pêche, agglomérations rurales, quartiers de centre-ville ou de banlieues sont étudiés dans une perspective holistique.
15C’est autour des années 1970 que la nouvelle orientation trouve sa concrétisation dans le renouvellement terminologique évoqué plus haut ; le nordisk och jämforande folklivsforskning – Recherche des modes de vie nordiques et autres comparables – s’appelle désormais etnolog(ethnologie), en partie pour rendre la dénomination plus accessible et compréhensible au niveau international, mais également pour marquer l’élargissement de cette discipline à d’autres sphères que la culture paysanne traditionnelle. À peu près simultanément, les universités enregistrent un afflux considérable d’étudiants. En effet, au début des années 1960, l’ethnologie n’est encore qu’une très modeste discipline au sein des facultés de lettres. Un nombre fort réduit d’adeptes s’y inscrit chaque année et, tous niveaux confondus, les étudiants tiennent facilement dans une seule salle de cours. La plupart d’entre eux visaient alors une carrière dans quelque musée d’histoire des cultures ou encore peut-être aux Archives d’histoire.
16Vers 1970, cette situation de fait se voit bouleversée. Une décision politique de libéralisation des conditions d’accès aux études supérieures entraîne brusquement une forte augmentation du nombre des étudiants en général. Cette réforme favorise particulièrement l’ethnologie. La révolte estudiantine de 1968 conduit de nombreux étudiants à se tourner vers l’ethnologie en raison de son intérêt présumé pour « la culture du peuple ». En quelques années, cette discipline de second plan obtient ses lettres de noblesse et trouve sa place parmi les plus importantes. Mais parallèlement l’ethnologie en tant que moyen de formation des futurs muséologues devient vite obsolète. Dès lors, il n’est plus possible de considérer les études ethnologiques comme une préparation à une profession précise. L’ethnologie offre toutefois à tous une perspective élargie sur la perception de la vie quotidienne et sur les comportements humains en société.
? Deux ouvrages de référence
17Afin d’illustrer quelques traits de cette nouvelle ethnologie suédoise, permettez-moi de m’arrêter un instant sur deux ouvrages fort remarqués de la fin du xxe siècle. En 1979, Jonas Frykman et Orvar Löfgren, aujourd’hui tous deux professeurs à l’université de Lund, font paraître Den kultiverade människan – L’homme cultivé. Dans le domaine ethnologique, bien peu d’ouvrages de ces dernières décennies auront joui d’une telle notoriété en Suède. L’objectif de ce livre est de mettre en évidence les contrastes entre un mode de vie « bourgeois » qui s’impose de plus en plus dans la société et un mode de vie rural en voie de disparition. Les auteurs analysent particulièrement les différences culturelles observées au niveau du rapport au temps et à l’espace, au niveau des relations avec la nature, au niveau des attitudes face à l’amour, à la vie familiale, à la maison en tant que foyer, face à l’éducation des enfants, face aussi à l’hygiène et aux concepts de propreté-saleté. Ces observations concernent une période assez large qui va de la fin du xixe siècle à la Première Guerre mondiale.
18Dès sa sortie, Den kultiverade människan provoque un violent débat. Le livre est singulièrement engagé et, malgré un style captivant, sa rédaction sous forme d’essai reste difficile à juger du point de vue classique de la critique des sources. C’est en tout cas une source d’idées et de réflexions nouvelles, un puits débordant de suggestions et d’impulsions pour la recherche future. Leur livre aura en effet le mérite de faire école et d’introduire dans l’ethnologie suédoise une approche différente des modes de vie : le chercheur se réfère à des sources variées et souvent non conventionnelles. Il s’intéresse à des détails symboliques chargés de sens qui ouvrent des perspectives passionnantes. C’est une voie nouvelle en ethnologie qui met en valeur l’inventivité et l’originalité mais qui exige du chercheur beaucoup de créativité, d’autocritique et une grande capacité de représentation, exigences que bien peu sans doute remplissent pleinement.
19Les ouvrages suédois en ethnologie traduits en d’autres langues ne sont pas légion. Pourtant Den kultiverade människan paraîtra en anglais en 1987, sous le titre Culture Builders. A Historical Anthropology of Middle-Class Life. De même sera traduit le second livre que je me proposais de citer plus haut comme exemple d’une ethnologie suédoise originale de ces dernières décennies. Il s’agit de l’œuvre de Åke Daun parue en 1989, Svensk mentalitet – Mentalité suédoise, traduite en anglais en 1996 sous le titre Swedish Mentality. Cependant, si L’homme cultivé influence considérablement les méthodes de travail de toute une nouvelle génération, Mentalité suédoise n’aura qu’un impact assez réduit dans la discipline, alors que, paradoxalement, il sera beaucoup lu et discuté en dehors du monde ethnologique. Il sera d’ailleurs réédité à plusieurs reprises. Il reste incontestablement une des œuvres ethnologiques les plus remarquées de la fin du xxe siècle.
20Ces deux livres se rapprochent sur plusieurs points. Ainsi, tous deux traitent de la manière dont les humains appréhendent l’univers et les structures cognitives associées : le premier en comparant bourgeoisie et population paysanne, le second en analysant la mentalité suédoise. Il n’en reste pas moins que l’analyse culturelle sur laquelle s’appuie L’homme cultivé se différencie de l’approche de Å. Daun dans Mentalité suédoise. Daun est davantage intéressé par un matériel quantitatif et utilise volontiers des enquêtes sociologiques ; il cherche systématiquement à comparer son matériel à celui d’autres pays. Il s’intéresse aux normes régissant des phénomènes tels que la timidité, l’indépendance de l’individu, le silence et l’évitement des conflits, traits caractéristiques selon lui de la mentalité suédoise. Il cherche à ses observations des explications historiques et structurelles. En son temps, le livre a fait débat, en partie parce que pour beaucoup l’étude même des caractères nationaux représentait un défi. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le sujet était en effet resté sensible, mais à la fin du xxe siècle, l’internationalisation, l’immigration et le choc des cultures le mettent à nouveau à l’ordre du jour.
21Durant les années 1970, et en partie même durant les années 1980, l’ethnologie suédoise suit encore essentiellement une orientation historique. Parmi d’autres, se distingue un représentant particulièrement énergique de cette école, Nils-Arvid Bringéus, professeur à l’université de Lund de 1967 à 1991. Il ouvre la recherche à de nouveaux domaines comme l’art populaire ou les coutumes qui entourent les repas. À la fin du xxe siècle toutefois, la plupart des champs de recherche de l’ethnologie classique s’étiolent, comme la recherche sur les contes et sur les légendes populaires ou encore la recherche sur les bâtiments. L’ethnologie cesse de veiller sur ses acquis… L’art populaire par exemple semble être en bonne voie de passer dans le champ de l’histoire de l’art.
22Actuellement, l’ethnologie suédoise est fortement influencée par des approches théoriques de type sociologique. L’intérêt pour l’ethnologie se focalise souvent sur l’ethnicité et la rencontre des cultures, sur le genre et la sexualité, sur les comportements au sein de la vie professionnelle et dans le monde des jeunes, sur la construction de l’identité, sur les constructions symboliques, sur les formes du récit oral et sur les comportements ritualisés. Les expressions de la culture pop sont de plus en plus l’objet de l’intérêt de l’ethnologue, qu’il s’agisse de la mode vestimentaire ou de la culture sportive, du journalisme à sensation ou des programmes télévisés. Pour s’exprimer peut-être moins positivement, on pourrait dire que l’ethnologie de ce début du xxie siècle est particulièrement éclatée et déracinée. Aucun sujet ne semble échapper à son champ d’étude. Est-ce là le reflet d’une société toujours plus difficile à maîtriser ? La mission de l’ethnologie est désormais de déchiffrer cette société tout en s’efforçant d’inscrire ses tendances labiles et ses changements structuraux dans ce que nous croyons savoir de notre passé culturel à des époques historiques apparemment plus paisibles. ?
23Traduit du suédois par Marcelle Frison-Enskog
Références bibilographiques
- Atlas över svensk folkkultur, 1957, red. av Sigurd Erixon. Del 1. Materiell och social kultur [Atlas de la vie populaire suédoise. 1. Culture sociale et matérielle], Uppsala, Lundequistska.
- Daun Åke, 1989, Svensk mentalitet [Mentalité suédoise], Stockholm, Rabén & Sjögren. (Swedish Mentality, translated by Jan Teeland, University Park, Pa, Pennsylvania State University Press, 1996.)
- Frykman Jonas et Orvar Löfgren, 1979, Den kultiverade människan [L’homme cultivé], Lund, Liber. (Culture Builders. A Historical Anthropology of Middle-Class Life, translated by Alan Crozier, New Brunswick, Rutgers University Press, 1987.)
- Geijer Erik Gustaf et Arvid August Afzelius, 1814-1817, Svenska folkvisor från forntiden [Chansons populaires suédoises d’autrefois], Stockholm.
- Hanssen Börje, 1952, Österlen. En studie över social-antropologiska sammanhang under 1600-och 1700-talen i sydöstra Skåne [Österlen. Une étude du contexte socio-anthropologique en Scanie aux xviiie et xixe siècles], Stockholm, LTs förlag.
- Hyltén-Cavallius Gunnar Olof, 1863-1868, Wärend och wirdarne. Ett försök i svensk ethnologi [Wärend et ses habitants. Un essai d’ethnologie suédoise], Stockholm, Norstedts.
- Hyltén-Cavallius Gunnar Olof et George Stephens, 1875 (1844-1849), Svenska folksagor [Légendes et aventures suédoises], Stockholm, Norstedts.
- Magnus Olaus, 1909-1951 (1555), Historia om de nordiska folken [Historia de gentibus septentrionalibus], Uppsala & Stockholm, Michaelisgillet. (Histoire et description des peuples du Nord, traduit du latin et présenté par Jean-Marie Maillefer, Paris, Les Belles Lettres, 2004.)
- Scefferus Johannes, 1674, Lapponia, Frankfurt.
Mots-clés éditeurs : ethnologie, société contemporaine, culture populaire, histoire, Suède
Date de mise en ligne : 04/03/2008
https://doi.org/10.3917/ethn.082.0205