Couverture de ETHN_074

Article de revue

Monoparentalité et sociabilité féminine

Apprentissages du rôle de mère en cité populaire

Pages 733 à 741

Notes

  • [1]
    Le terme de cité est utilisé par les résidants de ce petit quartier et par les habitants de la ville. Il fait référence à l’appellation de la cité d’urgence, à l’origine de ce quartier, et à l’homogénéité architecturale et à la taille réduite du groupe de petits immeubles. Je suis consciente de l’imprécision des termes « cité » ou « quartier populaire ». Ces mots regroupent des quartiers aux multiples visages. Ils ont une histoire, une composition de leur population, une réputation et une surface très différentes. Ils hébergent une population diversifiée, majoritairement, mais non exclusivement, inscrite dans les milieux populaires. Une grande partie d’entre eux font l’objet de traitement social. « L’appellation du dispositif pouvant suffire à stigmatiser ces quartiers » [Ion, 2005 : 41].
  • [2]
    Cette ville de 165 000 habitants n’est pas citée volontairement afin de ne pas renforcer la stigmatisation d’un de ses quartiers.
  • [3]
    Une question demeure quant à l’opportunité de distinguer des catégories de Français, au risque de focaliser l’attention sur les origines géographiques, de minimiser la dimension sociale des situations observées, de simplifier une réalité sociale et de ne plus parler des milieux populaires. Les catégories utilisées par les habitants reposent surtout sur les faciès et une culture d’origine plus ou moins lointaine. Ils prennent en compte des critères qui entraînent des discriminations et des préjugés. Ils différencient « les Africains » (en fait les Noirs parmi lesquels se retrouvent des gens originaires des dom-tom), « les Maghrébins », « les Asiatiques » et « les Français » dans lesquels ils incluent les Européens mais pas « les voyageurs ».
  • [4]
    Pour ces mères, confier ses enfants à des étrangers même s’ils sont professionnels reste l’expression d’un abandon, d’une négligence. Des femmes dénoncent cette attitude en affirmant que « certaines mères n’ont jamais leurs enfants avec elles, elles s’en débarrassent ».
  • [5]
    Paul Grell et Anne Wery définissent la « débrouillardise sociale » comme l’ensemble « des pratiques multiformes, tapies dans les entreprises et les “savoir-faire” des gens. [La débrouillardise sociale] relève de l’intelligence pratique et recourt aussi bien à des calculs et des stratégies à long terme qu’à des procédés indirects et occasionnels, à des apparences destinées à faire croire et agir, à la dissimulation, au secret… mais aussi à toutes sortes d’actions concrètes et ponctuelles dans les champs de la consommation, du logement, etc. » [Grell, Wery, 1993 : 176].
  • [6]
    À propos de la place des enfants dans les milieux populaires, Michel Verret rappelle que « le référent identitaire en cette classe ne peut guère être trouvé au passé […] Si l’on peut rêver, c’est sur l’avenir. Pour le futur aujourd’hui déjà présent : l’enfant » [Verret, 1996 : 63].
  • [7]
    Les travaux de Martine Segalen [1996] et de nombreuses études, notamment sur les budgets temps, montrent le maintien dans toutes les catégories sociales des stéréotypes masculins et féminins dans le rapport aux tâches domestiques. La division des rôles reste très prononcée.
  • [8]
    « Ces femmes reprennent à leur compte la question d’un salaire maternel. Ce débat national, récurrent, se glisse en permanence entre la question du travail des femmes, celle du chômage et de la politique nataliste. Certaines allocations, comme l’allocation parentale d’éducation, ou une partie de la paje, sont bien une compensation à la suspension du travail féminin, sorte de contrat à durée déterminée » [Knibiehler, 1997].
  • [9]
    La difficulté pour les pères séparés d’exercer leur autorité parentale n’est pas propre à cette catégorie sociale.
    Yvonne Knibiehler, analysant le comportement de trois générations de femmes, rappelle qu’il y a peu de changement, les femmes gardent toujours la haute main sur les enfants [Knibiehler, 1997].
  • [10]
    Cette analyse, faite par Alain Thalineau à propos des hommes incarcérés, peut être étendue à certains hommes de la cité [Thalineau, 2002 : 41-49].

1Cet article s’inscrit dans la poursuite d’une réflexion menée dans le cadre d’une thèse de doctorat sur les modes de vie au sein de la cité populaire [1] Ney. Cette cité est composée de logements collectifs de seconde catégorie (cité d’urgence et programmes sociaux de relogement). Elle est construite à une extrémité d’une ville de province [2] et héberge essentiellement une population d’origine ouvrière. Elle réunit en son sein des étrangers, des Manouches sédentarisés et d’autres autochtones [3]. Les situations sociales des résidants ne sont pas homogènes mais les chômeurs sont nombreux. En 2002, le taux de chômage était de 53,5 % et les revenus liés aux salaires ne représentaient que 26,4 % de l’ensemble des ressources des habitants. Une troisième réhabilitation, en cours, a entraîné la démolition de bâtiments et le départ de 900 des 1 800 habitants.

2Dans cette cité, les femmes semblent investir tous les espaces y compris les lieux traditionnels de sociabilité masculine : les cafés, l’encadrement des équipes de football, les jardins ouvriers devenus jardins familiaux… Elles sont très majoritaires dans les réunions, les associations… Elles prennent en main les festivités et les actions collectives de solidarité et de défense. Parmi les femmes, des jeunes mères âgées de 20 à 35 ans se déplaçant régulièrement en groupes sont particulièrement visibles. Les situations matrimoniales de ces mères ne sont pas identiques cependant, pour l’opac hlm, 53 % des ménages avec enfants de la cité sont des familles monoparentales en 2000. Tout au long de ces années de rencontres, j’ai constaté qu’elles restent administrativement des familles monoparentales alors qu’elles alternent des périodes de vie en couple et seule. Ces femmes sont plusieurs à affirmer haut et fort : « On garde nos enfants, mais si les hommes nous pompent l’air ils s’en vont. » Elles mettent effectivement fin à la conjugalité dès qu’elle devient trop contraignante.

Une journée ordinaire

3Entre 1996 et 2004, j’ai privilégié l’observation et le recueil de paroles d’habitants en écoutant, interrogeant, notant, glanant ce qui se dit, établissant des réseaux, participant aux fêtes et aux réunions, et procédant à une série d’entretiens approfondis. Tout en arpentant le terrain de la cité, je me suis intéressée plus précisément aux membres d’une famille, les observant dans leur quotidien, à l’intérieur des espaces familiaux et de leurs réseaux de relations.

4En observant des jeunes mères, je constate que leurs journées sont organisées autour de leurs enfants, de la gestion du quotidien et de l’entretien des relations. Leurs déplacements sont routiniers et ordonnés par les horaires scolaires. Un grand nombre d’entre elles accompagnent leurs jeunes enfants à l’école après avoir fait le ménage. La cité est ainsi régulièrement traversée par des groupes de femmes et d’enfants, le matin, le midi et le soir. L’accompagnement des enfants n’est pas toujours nécessaire. Il est parfois un prétexte à l’exposition du statut de mère et à des rencontres entre femmes. Le fonctionnement en groupe leur donne une grande visibilité et la présence des plus jeunes enfants, non scolarisés, confère un aspect spectaculaire au regroupement devant l’école primaire. Cette « mise en scène » est appelée par ces femmes « la réunion des poussettes ». Certaines femmes vont ensuite faire le ménage, s’il n’a pas été fait avant de sortir. L’exigence de propreté est la manifestation des capacités de chacune à tenir une maison. Plusieurs femmes rappellent cet honneur domestique et cette « dignité ouvrière » maintes fois observés dans les milieux populaires [Segalen, 1990 : 97-99]. Elles affirment : « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit être crade. »

5L’une d’elles ajoute : « La honte, si c’est sale et que quelqu’un vient. » La saleté est le critère de différenciation le plus souvent utilisé par les habitants de la cité. Cet attribut sert de base au discrédit de certains de leurs voisins. Face au manque d’entretien de certains halls, des habitants évoquent la honte qui rejaillit sur tous. Ils ont le sentiment d’être collectivement discrédités, inclus dans une masse indifférenciée de locataires dont la saleté serait le symptôme d’un manque, d’une déchéance, d’une déviance. L’attachement à la propreté de ces halls d’entrée témoigne, pour certaines femmes, d’une appropriation de ces espaces de transition utilisés comme un prolongement des logements (espace de rangement, de jeux pour les enfants, de rencontre, de conflit, de stationnement). La propreté du « porche d’entrée » est perçue comme l’expression du respect de soi mais aussi comme la capacité à gérer son domaine et à se faire respecter.

6Après avoir terminé l’entretien de leur logement, certaines de ces femmes vont voir leur mère qui réside à proximité. Leur choix de la « matrilocalité » renforce les liens mère-fille à partir de l’échange du quotidien, du partage de l’actualité du jour, des ragots et des services rendus. Ces grands-mères assurent la permanence du lien familial et sont au centre de la solidarité familiale quotidienne. Les services rendus sont déclinés dans de multiples directions : aide aux démarches administratives, prise de rendez-vous (médecin, caf, assedic, mairie…), réception des appels téléphoniques, garde des petits-enfants, accueil des enfants lors des crises conjugales, prêts en tout genre, travaux de couture… Si la mobilisation des ressources familiales, qu’elles soient morales, pratiques ou matérielles, est réactivée dans différents milieux afin d’amortir les effets de crise [Attias-Donfut et Segalen, 1998], elle est permanente et traditionnelle dans les milieux populaires [Pétonnet, 1985 ; Hoggart, 1970]. La solidarité familiale est une pratique commune à différentes catégories sociales mais les objectifs et les formes de ces aides entre les générations ne sont pas semblables [Pitrou, 1992]. Dans la cité, on observe des « aides à la subsistance » avec une circulation importante d’argent et de denrées alimentaires sous forme de prêts. Les proches, amis et membres de la famille, perçoivent des revenus à des dates différentes et les prêts offrent la possibilité de jongler avec les échéances décalées des allocations familiales, des pensions de retraite ou d’invalidité, des assedic et des salaires. Ces échanges financiers sont une manière de gérer collectivement des ressources limitées. Contrairement à d’autres milieux, ils ne sont pas une avance sur héritage ou un complément de revenus et des prestations de l’État social [Attias-Donfut, 1995].

7En poursuivant la matinée, nous retrouvons ces femmes dans les commerces et la grande surface les plus proches. Comme leur mère, elles font leurs achats au jour le jour, elles font peu de stock, si ce n’est en lait. Elles n’anticipent pas la composition des repas et reproduisent cette manière de consommer observée dans les milieux populaires par Richard Hoggart [1970] dans les années cinquante. Lors de ces déplacements, ces mères sont souvent accompagnées d’une amie et des enfants non scolarisés. Ces femmes vont ensuite ensemble chercher les enfants à l’école. Pour le déjeuner, chacune veille à ne pas laisser une amie ou une parente sans la compagnie d’un autre adulte. Deux ou trois femmes et leurs enfants se réunissent, les frais du repas sont partagés et le lieu de regroupement est variable. Si un homme est présent, sa conjointe se conforme à son rôle de femme au foyer et le repas se déroule chez elle. En l’absence d’homme, c’est plutôt autour d’une grand-mère que chacun se restaure. Ces mères s’ennuient quand elles sont seules. L’ennui est un sujet qui revient spontanément et régulièrement dans les entretiens. Il est associé à la solitude et permet de comprendre pourquoi les téléviseurs, dans certaines familles, fonctionnent toute la journée et tiennent compagnie. Les relations et les bruits sont associés à la vie et à l’activité.

8Après le repas, les groupes reprennent la direction de l’école. Si les matinées de ces femmes sont consacrées aux tâches domestiques et à l’entretien des relations familiales, les après-midi sont vécus comme un temps qui leur appartient, un temps non contraint. Elles vont partager un café au domicile de l’une d’elles, puis souvent vont se promener dans la ville. Parfois à la recherche d’une bonne affaire, elles comparent les prix. Ces jeunes mères sont rarement à leur domicile et parcourent des kilomètres chaque jour. Certaines se voient reprocher par leur mère de prendre du temps pour elles. « N’ont-elles rien à faire chez elles ? » interroge une grand-mère qui désapprouve ses filles et tente de les fixer dans un territoire et un rôle. Ces jeunes femmes utilisent alors le prétexte des démarches administratives et de la gestion du quotidien pour « faire un tour en ville ». La finalité des déplacements les autorise à prendre du temps libre.

9Ces femmes transforment la nécessité en plaisir et leurs déambulations ont un goût de liberté. Le centre-ville exerce un pouvoir d’attraction sur ces femmes, « comme s’il se passait quelque chose en plus », comme si faire un tour en ville signifiait « en prendre possession », suggère Pierre Sansot [1998]. « Aller en ville » marque symboliquement l’appartenance à la communauté urbaine. Ce droit d’aller « en ville » est revendiqué par ces femmes. Elles reprennent à leur compte le combat de vieux habitants, militants au sein de la Confédération nationale du logement et de la Confédération syndicale des familles, qui refusent la proposition des pouvoirs publics de développer des services de proximité (distribution de la banque alimentaire, annexe de la Caisse d’allocations familiales, de la Caisse primaire d’assurance maladie, des assedic…). L’installation au sein de la cité de ces « services pour les pauvres » ou « réservés aux habitants du quartier » est vécue comme l’expression d’une volonté de mise à l’écart. « C’est comme s’ils ne voulaient plus qu’on aille en ville », expriment en chœur ces femmes. « Ils ont peur qu’on leur abîme leur centre-ville », ajoute l’une d’elles. Ne plus y aller renforce le sentiment d’être exclu de la ville, de ce lieu d’anonymat, de consommation et de brassage social qui appartient à tous.

10Lors de ces promenades collectives et féminines, personne ne cherche à gagner du temps. Elles « traînent », s’arrêtent et repartent au rythme des conversations et des magasins contemplés. Les échanges sont bruyants et entrecoupés de rires. Les plus jeunes enfants les accompagnent parfois, mais ils restent souvent chez une grand-mère, une voisine ou sont exceptionnellement confiés à la halte-garderie [4]. Ces femmes s’attardent et achètent parfois « un petit truc ». Lors de ces « balades », elles prennent leur temps et se laissent guider par leurs pas. Puis elles se pressent, elles font des achats pour le repas du soir et vont chercher les enfants scolarisés. À la sortie de l’école, les familles se regroupent, il faut « attendre toute la tribu ». C’est encore en groupe qu’elles « traînent » dans la cité, discutent et s’installent sur un banc. Chacune rentre ensuite chez elle. L’espace public est alors laissé aux groupes d’adolescents.

Une gestion du quotidien qui s’appuie sur des réseaux

11Ces femmes déroulent leur journée dans une dynamique féminine et collective et, ici comme ailleurs, le quotidien partagé fonde le lien social. L’organisation de leur temps est déterminée par leur rôle, leurs ressources économiques et leur inscription dans un réseau.

12De nombreux déplacements, effectués en groupe, sont occasionnés par la tentative de bénéficier de dégrèvements ou de tarifs préférentiels. Les démarches administratives prennent beaucoup de temps et l’instabilité des couples et des revenus ne simplifie pas la tâche. Il leur faut sans cesse fournir des documents pour prouver leur pauvreté, leur identité et leur situation matrimoniale afin d’obtenir des prestations et des aides financières diverses (aide médicale, rmi, aide juridictionnelle, dégrèvement de la taxe d’habitation ou de la redevance télévisuelle, accès à la distribution des Restos du cœur ou de la banque alimentaire…). La précarité des budgets ne permet pas d’affronter le moindre retard de versement et de lourds endettements seraient impossibles à rembourser.

13L’absence de véhicule transforme tout paiement de facture en un long parcours. Chaque règlement, chaque demande d’explication ou de report s’effectue dans les locaux de l’administration concernée. Ces femmes préfèrent le face-à-face avec un employé à l’envoi de courrier. Cette relation personnalise l’échange, laisse le temps d’expliquer les situations particulières et permet souvent de régler immédiatement l’éventuel problème. La discussion devant un guichet est aussi une manière de contourner l’écrit avec lequel certaines femmes ne sont pas très à l’aise. Leur rapport concret à l’argent et leur crainte de l’interdit bancaire expliquent en partie leur habitude de ne pas posséder de carnet de chèques et de régler en espèces. Ce mode de paiement multiplie les attentes dans les locaux administratifs. Ces moments sont vécus comme un temps perdu, vide, inutile, dépourvu de qualité lorsqu’ils se déroulent dans la solitude. En groupe, les discussions deviennent une activité à part entière et remplissent l’attente. La densité du temps varie suivant le type d’interaction sociale.

14Les informations recueillies au cours des promenades, des rencontres et des lectures des publicités sont transmises et commentées. Un temps important est consacré à la comparaison des prix et à la recherche de rabais. Lorsqu’une « bonne affaire » est détectée, l’information circule et chacune en profite. Ces femmes pratiquent un système de consommation qui exige un travail de mémorisation et une recherche permanente du moindre coût. La vie au jour le jour, l’instant, le moment sont au cœur de leur organisation. Le temps s’offre à elles, il n’est pas rare. Il n’est pas productif et peu planifié.

15Les démarches et les visites mutuelles sont employées à améliorer leur existence et celle de leurs proches. Pour limiter leurs dépenses, nous avons vu que ces femmes ont recours aux organismes caritatifs, aux magasins de discount ou de seconde main et aux braderies diverses. Elles y ajoutent des soirées de vente à domicile qui sont l’occasion d’acheter à crédit des articles « de meilleure qualité », disent-elles. Ces « réunions » se perpétuent d’une génération à l’autre et sont le prétexte à « des soirées entre femmes ». Elles entretiennent les réseaux de relations et entraînent des obligations ; chaque invitée est sollicitée « pour rendre service » en organisant une vente chez elle et en faisant des achats. Ces pratiques sont complétées par le recours traditionnel au crédit chez certains commerçants et par la réduction des besoins, souvent involontaire (téléphone en usage restreint, fermeture du compteur électrique…). Les dépenses sont rarement prévues à l’avance, excepté les cadeaux de Noël des enfants. Tous les ans, ces emplettes sont échelonnées sur plusieurs mois. La mise en rayon des jouets dans les grandes surfaces donne le signal de départ. L’anticipation de ces achats, très onéreux, laisse aux femmes le temps de comparer les prix. Elle marque peut-être aussi leur difficulté à résister aux sollicitations publicitaires et à différer le plaisir de faire ces acquisitions. Ces dépenses montrent surtout la priorité donnée aux cadeaux des enfants qui, comme l’observait Colette Pétonnet [1968] il y a quarante ans, sont toujours considérés comme un dû. Ces femmes rappellent que leurs enfants ne doivent pas recevoir moins que ce que les autres sont supposés avoir. Il n’y a pas de raison qu’ils « souffrent de la pauvreté ». Ces dépenses adoucissent la vie et révèlent une volonté de ne pas être en dehors du mouvement de la société. Les achats de jeux et de matériels très coûteux, le port de vêtements de marques ou la possession des dernières nouveautés en électronique de loisir s’inscrivent dans des aspirations semblables à celles des autres membres de la société : le plaisir de la nouveauté et du confort, une sensibilité à la mode et aux sollicitations.

16La recherche d’un équilibre budgétaire se traduit, pour quelques femmes, par une participation occasionnelle à des pratiques illégales (recel de vêtements d’origine « inconnue », vente de produits illicites, vol dans les grandes surfaces…). Celles-ci sont désapprouvées par d’autres, au nom de valeurs morales et des risques encourus. D’autres « tactiques » visent à obtenir un maximum de ressources en utilisant les incohérences des lois, les enchevêtrements de dispositifs et parfois en fraudant les administrations. Dans l’usage des petits « arrangements », les limites de chacune ne sont pas identiques. La falsification de documents est désapprouvée par certaines, d’autres manipulent les effaceurs sans complexe. Elles font au mieux de leur intérêt du moment en jonglant avec les logiques de chaque administration. Elles vont, par exemple, déclarer qu’elles vivent avec un conjoint salarié auprès de l’opac hlm, pour pouvoir déménager, puis seules auprès de la caf pour percevoir l’allocation parent isolé. Ces femmes minimisent l’importance de leurs actes en les qualifiant de « débrouilles » ou de « bidouillages ». Ceux-ci s’avèrent parfois lourds de conséquences ; elles ne gagnent pas toujours à ce jeu qui offre cependant la possibilité de faire face aux dépenses du moment. Lorsque la supercherie est découverte, les services publics réclament le trop-perçu.

17Entre les membres d’une famille, les amis et les voisins, un système de troc, de prêt régulier et de vente à bas prix organise la circulation d’argent, de denrées alimentaires et d’objets (meubles, vêtements, livres, appareils ménagers…). Cette « débrouille » est complétée par le recours aux services de la Maison pour tous et du Centre communal d’action sociale qui donnent accès à des activités culturelles, sportives et sociales à des tarifs réduits.

18Ces formes de « débrouillardise sociale » [5], appelées communément « système D », améliorent l’existence, protègent du passage à une plus grande précarité, permettent de pourvoir aux besoins sans renoncer à quelques plaisirs de la vie. Cet « art de faire » contribue à équilibrer les budgets et à aller, parfois, au-delà d’une économie de subsistance. Il permet de vivre et pas seulement de survivre. Ces pratiques sont répétitives et s’installent dans la durée. Elles constituent de véritables modes de vie et s’appuient sur un système de valeurs qui désignent les limites et les priorités. Elles s’inscrivent dans un rapport au temps particulier qui intègre à la fois des situations durables, des réponses immédiates aux priorités du moment et des règlements provisoires de difficultés. Les pratiques quotidiennes sont marquées par le présent, le rapport à l’occasion et à un certain hédonisme qui incline à prendre du « bon temps » lorsqu’il se présente. Cette capacité à profiter de l’instant, à tenter de prendre la vie comme elle vient, à se fabriquer des plaisirs au jour le jour, allège la dureté des conditions de vie.

19Toutes ces sociabilités servent de base économique et jouent un rôle considérable dans la mise en route et le développement de leur « débrouillardise ». La gestion des budgets s’appuie sur un système de prêt, sur l’utilisation adaptée des différentes prestations et, ponctuellement, sur le recours à des aides sociales. À partir de l’expérience de leur entourage, chacune apprend comment le système de protection sociale peut répondre à leur situation particulière. Les aides sociales ponctuelles restent une possibilité et offrent une certaine garantie de ne pas « tomber dans la misère ». Ces femmes, qui sont contraintes de se débrouiller avec des situations complexes et des ressources pécuniaires limitées, calculent, s’adaptent, font des choix et agissent sur la réalité perçue. Elles développent des pratiques qui sont le fruit d’un apprentissage mais qui restent fragiles car elles s’appuient sur des relations sociales. Elles obligent à rester dans un jeu permanent d’échanges qui participe à la solidarité et renforce l’interdépendance. Ces femmes défendent avec fierté le fait de ne rien devoir à personne, c’est-à-dire à personne d’extérieur à leur entourage. Si ces femmes ne peuvent échapper à l’injonction d’autonomie, qui s’impose à tous, elles ne traduisent pas ce terme par indépendance. Pour elles, il s’agit d’être capable de mener leur vie et de protéger leurs proches en s’appuyant sur des réseaux de solidarité familiale et de voisinage et sur l’État social. Les comportements quotidiens reposent sur des règles et des valeurs qui parfois contreviennent aux règles sociales. Le primat des siens face aux autres soutient parfois une morale pratique, un « familialisme amoral », pour reprendre l’expression d’Edward Banfield, qui visent à « maximiser l’avantage matériel à court terme du groupe domestique ; présupposer que les autres en font autant » [Mendras, 1995 : 164].

Être une « bonne mère »

20La priorité pour toutes ces femmes est de « nourrir ses gosses » et la nourriture demeure l’objet incontournable de la solidarité dans la cité. Une femme est avant tout une mère nourricière et certaines se voient reprocher d’avoir d’autres priorités et de dépenser « l’argent des enfants », celui des allocations familiales. Toutes ces femmes ne gèrent pas leur budget alimentaire de la même façon et la « nourriture reste le lieu du manque ou la forme première de l’abondance » [Schwartz, 1990 : 144]. Les plaisirs de la table sont déclinés chez certaines par une alternance de disette et de festin ; elles souhaitent profiter de la vie lorsqu’elles en ont les moyens. Certaines femmes tentent de démontrer qu’elles assurent leur rôle en offrant à leurs enfants une alimentation consistante et riche en apport énergétique. Les débats autour de la gestion des budgets alimentaires sont nombreux. La famille et les voisins se sentent concernés car ils sont sollicités pour combler les fins de mois difficiles. Ces femmes ont en commun d’avoir réduit le temps consacré à la confection des repas et d’acheter régulièrement des plats cuisinés. Leurs pratiques alimentaires s’inscrivent ainsi dans l’évolution de celles des Français [Poulain, 2002 : 39].

21L’éducation des enfants est aussi l’affaire des femmes et les sorties dans les parcs d’agrément, à la piscine… se font entre femmes et enfants d’une même famille, auxquelles s’adjoignent la voisine, la copine et leurs enfants… Comme dans la plupart des familles, les conflits se cristallisent autour des problèmes éducatifs [Attias-Donfut et Segalen, 1998]. Les méthodes éducatives au sein de la cité sont variées. On pourrait cependant dire que les enfants « rois » sont nombreux si le terme n’était impropre à qualifier les conditions de vie de ces enfants qui sont loin d’être royales. Les femmes rencontrées sont très nombreuses à adopter des attitudes très permissives. Elles considèrent que les contraintes viendront bien assez rapidement ; l’enfance n’est pas le temps des frustrations. Elles sont attentives à l’épanouissement de leur enfant et l’une d’elles affirme : « Réussir l’éducation de ses enfants, c’est leur permettre de faire plus tard ce qu’ils veulent, qu’ils soient bien dans leur peau et sachent se débrouiller. Ce n’est pas une question de revenu. L’objectif n’est pas qu’ils gagnent bien leur vie, même si avoir un travail est important. » L’importance des enfants permet de comprendre l’acharnement d’un groupe de jeunes mères de la cité à obtenir des espaces de jeux. Ces femmes sont peu habituées à mener, dans la durée, des combats collectifs mais l’importance de l’enjeu et le bouche-à-oreille à l’intérieur de leur réseau leur ont permis de s’organiser et d’obtenir satisfaction.

22Au sein de la cité, les enfants sont l’objet de l’attention de tous [6]. Ils sont connus de tous et ils sont nombreux à jouer dans les espaces entre les bâtiments sans surveillance apparente. Ils y font l’expérience du risque sous la vigilance collective des adultes et des enfants un peu plus âgés. Aujourd’hui, de nombreuses mères acceptent difficilement les interventions d’un autre adulte auprès de leurs enfants. Les habitants de Ney sont collectivement disqualifiés et les mères sont devenues susceptibles à toute remarque mettant en doute leur compétence. Ces femmes se débattent avec un modèle d’identification qui repose essentiellement sur la fonction maternelle et chacune tente de déplacer le discrédit attaché à la mauvaise mère sur l’autre. La reconnaissance familiale et sociale de chacune repose sur le concept de la « bonne » mère. Ce critère est situé en haut de l’échelle des valeurs et des femmes se livrent à une véritable compétition. Les dernières places du classement sont attribuées à celles dont les enfants sont confiés à l’Aide sociale à l’enfance.

23Si toutes les familles de la cité ne sont pas organisées et composées à l’identique, les pratiques exposées confirment la place essentielle de la sphère domestique dans l’identité de ces femmes. Comme dans les autres catégories sociales [7], ces mères gèrent l’essentiel du quotidien et s’occupent du foyer au sens large (entretien du logement, gestion des ressources, enfants, bien-être des siens…). La propreté de leur intérieur, la gestion de leurs ressources financières, la qualité des repas, l’éducation des enfants… participent à leur réputation. En se définissant d’abord comme des mères, elles échappent à une identité disqualifiée liée au territoire d’habitation. Leur investissement dans la fonction maternelle confirme leur utilité et les enfants leur apportent l’espoir et la chaleur affective. Elles revendiquent le rôle traditionnel de femme au foyer, de « maîtresse de maison », comme l’affirmation de leur féminité, de leur utilité, de leur liberté et de l’appropriation de « leur » espace. Elles s’autorisent cependant à avoir une vie moins contraignante que celle de la génération précédente. Elles font des choix en s’appuyant sur les droits et les pouvoirs acquis, notamment dans le domaine de la sexualité et de l’intime. La sexualité est évoquée à la fois comme un plaisir et comme un besoin. Elles ont recours à la contraception, à l’ivg et à la fécondation in vitro, même si l’utilisation de la contraception reste ambivalente pour certaines.

24Ces femmes conçoivent leur vie en partie hors de leur logement. Lorsque leurs enfants sont jeunes, elles s’investissent rarement ou ponctuellement dans un travail. Celui-ci n’est pas vécu comme libérateur ou symbole d’indépendance. Sans formation, c’est avant tout en usine ou comme femme de ménage que ces femmes seraient employées. En travaillant elles seraient, en plus, obligées de s’éloigner, de se démarquer de leur réseau d’entraide et de soutien moral. Ces femmes choisissent de sortir de l’espace privé en prenant du temps pour elles, « entre copines », en participant à des activités, des sorties (gymnastique, danse, boîte de nuit…) et en se mobilisant momentanément au sein de la cité pour soutenir une revendication ou pour organiser un moment festif : soirée, carnaval, feu de la Saint-Jean, tournois de football… Leurs engagements se font par à-coups et sans contrainte d’organisation. Ce type de participation à la vie publique rejoint une des caractéristiques du modèle actuel de mobilisation. Les engagements d’aujourd’hui « cherchent à agir sur le corps des choses sans attendre les lendemains qui chantent. […] Il s’agit d’abord et principalement d’agir, ici et maintenant. Ce qui ne suppose plus forcément une insertion de long terme dans des collectifs » [Ion, 2003 : 30].

Une captation des fonctions parentales ?

25Si, traditionnellement, les femmes des milieux populaires gèrent le budget familial, une partie d’entre elles est aujourd’hui à l’origine des ressources financières. L’aide sociale, construite autour de la femme et de l’enfant, est souvent la seule source de revenu régulier des ménages. Avec la massification du chômage et la précarisation de l’emploi, les salaires souvent irréguliers des hommes deviennent des revenus d’appoint. Ils entrent peu en jeu dans la gestion du quotidien. Ces femmes gèrent ainsi « leurs » prestations sociales qui garantissent une sécurité, une régularité, un équilibre matériel et limitent les risques d’une plus grande précarité. Les allocations familiales sont vécues comme « leur salaire » [8], « leur argent » et celui de leurs enfants. Les conjoints sans ressources, même lorsqu’ils sont les pères de leurs enfants, ne peuvent vivre indéfiniment sur ces prestations. À propos d’hommes dans cette situation, une grand-mère exprime sa désapprobation et une désymbolisation des hommes. Elle dit : « Ils sont nourris, blanchis et baisent à l’œil. » Lorsque les conjoints travaillent, ils ne sont pas toujours déclarés comme cohabitants. Leurs revenus feraient disparaître ou diminuer le montant des prestations. Ils sont officiellement domiciliés chez leur mère ou belle-mère. Le choix de certaines femmes d’être seules locataires de leur logement leur permet d’avoir un toit indépendamment des aléas de la vie de couple et du marché du travail.

26Les aides au logement offrent ainsi une garantie de paiement des loyers. Comme l’observe Annick Madec, l’accès au logement hlm, dans les quartiers stigmatisés, n’est plus lié au travail de l’homme mais souvent aux prestations sociales [Madec, 1996]. Ces femmes sont « chez elles », elles ont « le loyer à leur nom » et les hommes sont nombreux à n’être qu’invités temporaires. Certains sont mis régulièrement à la porte du domicile de leur conjointe. Ils donnent l’impression de nomadiser dans l’espace réduit de la cité. Ils naviguent entre leur conjointe, leur mère, leurs sœurs, le domicile d’un ami ou d’un voisin, des squats et momentanément leur propre logement. Certains hommes, pour se prémunir de cette dépendance aux femmes, ont un logement dans la cité qui reste un repli possible.

27Ces femmes laissent par ailleurs peu de place aux hommes entre elles et leurs enfants. Elles font obstacle à la reconnaissance de certaines paternités et refusent de donner à leurs enfants le patronyme de leurs pères. Leurs discours révèlent avant tout une volonté de se protéger, de « se simplifier la vie en cas de séparation ». Elles craignent les conflits conjugaux et espèrent maintenir un équilibre fragile en évitant les négociations avec un ex-conjoint. Elles se réservent la possibilité d’écarter les pères, d’empêcher leur coresponsabilité et d’effacer toute référence paternelle. Leurs expériences, celles des autres et la capacité supposée des enfants à oublier leur père servent de justification à ce choix. L’instabilité des couples, devenue plus importante dans toutes les catégories sociales, n’est pas récente dans la cité. En 1974, le docteur Colmin relève les difficultés du personnel médical à se repérer dans les familles de la cité qui se modifient sans cesse [Colmin, 1980]. Chez de nombreuses femmes interrogées, le fait d’avoir des enfants de plusieurs unions est présent dans les trois dernières générations. Mais plus que leurs mères, ces femmes tentent de faire disparaître les pères et les hommes du passé, pour s’investir dans la cellule conjugale présente. Il n’y a ni photographie ni discours tenus sur certains pères. Tous les hommes ne renoncent pas pour autant à leurs enfants. En s’opposant aux réticences du clan féminin [9], des pères s’attachent à maintenir des liens et accueillent ponctuellement leurs enfants au domicile de leur mère ou de leur nouvelle compagne.

28Ancrées dans le présent, imprégnées d’une époque de l’immédiateté, ces femmes aspirent cependant à recréer un schéma de famille traditionnelle composée du couple du moment et des enfants. Avec ambivalence, certaines essaient à la fois d’évincer des pères biologiques et d’inciter leur nouveau conjoint, parfois éphémère, à officier comme père. Elles laissent les enfants les appeler « papa » et, avec une certaine ambiguïté, elles incitent parfois leur compagnon à faire acte d’autorité auprès de leurs beaux-enfants. Elles tentent ainsi de donner une place à leur nouveau conjoint, de permettre des relations avec les enfants en réinstaurant un lien entre la parentalité et la conjugalité. Les pratiques observées révèlent les contradictions dans lesquelles ces femmes se débattent. Si elles évoquent crûment leur sexualité, par pudeur et pour ne pas « se laisser aller » elles ne parlent ni d’amour ni de sentiment, pourtant chaque nouvelle union est l’occasion de s’accrocher au rêve de la chaleur d’un foyer. La liberté et l’indépendance affichées à l’égard des hommes n’entravent pas leur rêve qui « reste de vivre de façon traditionnelle : avoir un homme qui travaille et procure sécurité affective et matérielle, donne son nom aux enfants » [Madec, 1996 : 346].

29Les stratégies de ces mères sont adaptées aux situations de précarité. Elles tentent d’éviter que les séparations et le chômage ne constituent des ruptures par rapport à une économie domestique fragile. Ces stratégies ne sont pas marquées par une volonté de captation des fonctions parentales, un désir d’autonomie féminine ou de redéfinition des rôles au sein du couple. Ces femmes transmettent par exemple à leurs enfants une différenciation assez stricte des identités sexuelles, et lorsqu’un nouveau couple se forme les attentes se redistribuent selon des rôles classiques. Le partage des tâches ménagères n’est pas du tout d’actualité, par exemple. L’instabilité matérielle, affective et matrimoniale semble renforcer le besoin d’affirmer avec force des repères identitaires traditionnellement définis ; chacun ayant besoin d’un cadre de référence solide pour conserver un équilibre. Dans les discours, en contradiction avec les situations observées, personne ne renonce à accorder aux hommes la responsabilité de nourrir leur famille. Malgré l’ampleur du chômage, la définition, par les hommes et les femmes, de l’identité masculine reste centrée sur une valorisation du travail. Leur rôle est défini prioritairement par leur fonction de pourvoyeurs de revenus. Chacun résiste à l’écart entre la réalité et ses aspirations, en occultant l’impossibilité pour les hommes chômeurs de répondre aux comportements attendus. En se cramponnant aux rôles classiques, hommes et femmes tentent de déterminer une place pour chacun, de retrouver un rééquilibrage domestique afin de conserver un respect mutuel, de rendre possibles les relations entre les hommes et les femmes et de les orienter. Dans les aspirations, en contradiction avec certaines de leurs pratiques, ces femmes essaient de ne pas évincer les hommes des fonctionnements familiaux et de la vie quotidienne de la cité. En résistant au rapprochement des genres, en se raccrochant à des modèles hérités et fondateurs des identités de genre, les hommes et les femmes limitent l’instabilité et l’obligation d’une détermination individuelle de leurs rapports. Dans le contexte actuel, les conduites attendues des hommes deviennent, pour certains, impossibles à assumer.

30La précarité, le chômage et le système de protection sociale estompent les hommes du paysage de la cité et questionnent en profondeur l’identité masculine. Des hommes sont à la recherche d’un modèle identificatoire et même d’une utilité. Il leur est difficile d’assumer les conduites concrètement attendues au sein de la société et, plus particulièrement, du couple. Certains ne peuvent se définir ni comme travailleurs, ni comme pères, ni comme époux. L’absence de reconnaissance sociale enracine leur identité sociale à leur lieu d’habitation stigmatisé. Les représentants de la gent masculine les plus visibles dans la cité sont les groupes d’adolescents et de jeunes adultes stationnant dans les halls des immeubles. Leurs comportements affichent parfois une forme exacerbée de virilité, accrochée aux attributs sociaux traditionnellement associés à l’homme qui incluent le courage, la force, la capacité à se battre… Leurs attitudes sont interprétables comme une affirmation identitaire liée à l’adolescence. Mais on peut se demander ce qui peut marquer le passage entre leur vie d’adolescent et leur vie d’adulte. Cette virilité ostentatoire, ce culte de la force physique comme mode d’imposition de soi, est aussi l’expression du désarroi de certains hommes. La tentative de se réfugier dans cet attribut social traditionnel peut être comprise comme la peur de ne pas être à la hauteur, voire un moyen de cacher et de refouler leur dépendance envers les femmes [10]. « Dans ce contexte, la transformation des rapports de genre renforce, pour certains, l’impression d’être un homme sans en avoir les moyens. Ils prennent alors par la force ce que le social ne leur donne plus » [Welzer-Lang, 2003 : 9]. Dans les discours, de nombreuses femmes de la cité valorisent la virilité de « leurs hommes ». Elles semblent ainsi les protéger et sauver leur honneur par un maintien quasi mythologique de la représentation de la force. Reliquat, conservation mal adaptée d’une valorisation de la force physique traditionnellement vouée au travail ? Tentative de légitimer l’autorité masculine ?

31Le débat sur la place de l’homme n’est pas propre à cette catégorie sociale. La transformation des rapports de genre traverse l’ensemble de la société et le remaniement des rôles parentaux ne va pas de soi. Mais la précarité n’engendre pas une réelle pacification des rapports de genre.

32Si certains hommes de la cité se cherchent, les jeunes mères rencontrées semblent avoir réussi à concilier traditions, contemporanéité et conditions de vie. Tout en s’accrochant à des modèles classiques, elles participent à la contemporaine recherche de réalisation de soi et d’épanouissement personnel, traduite par l’expression « être bien dans sa peau ».

33Ancrées dans leur époque, ces mères de 20 à 35 ans défendent des valeurs d’indépendance et de liberté, tout en reprenant à leur compte les apprentissages de leur rôle de mère et les références inculquées dans le cadre de leur éducation. Leurs vies sont ainsi très structurées autour de valeurs domestiques et familiales et elles transmettent à leurs enfants des valeurs classiques d’honneur, de dignité, de débrouillardise, de capacité à se défendre… Libérées d’un certain nombre d’activités ménagères par le modernisme et les modes de vie, ces femmes se créent des espaces de respiration. Elles adhèrent au modèle féminin classique tout en inventant des pratiques adaptées à un contexte de précarité et à une époque. Le comportement attendu se joue dans un subtil équilibre entre tradition, indépendance et liberté. Ces femmes appartiennent à cette génération qu’Yvonne Knibiehler a appelée « la génération du désir ». Leur « désir de maternité n’abolit pas le désir de liberté, de fidélité à soi, de réalisation personnelle. […] L’esprit d’abnégation et de sacrifice appartient à un monde révolu » [Knibiehler, 1997 : 311].

34Face à leurs situations précaires et complexes, chacune s’emploie à faire sa vie en protégeant ses enfants. Avec réalisme, une certaine sagesse de la vie quotidienne, une intelligence pratique et une certaine fragilité, ces femmes « font avec ». Elles se créent des espaces, des refuges pour préserver leur existence et leurs relations. Elles s’appuient sur une solidarité familiale et féminine, ce qui n’autorise pas pour autant à parler d’une autonomie de la communauté féminine. ?

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Attias-Donfut Claudine et Martine Segalen, 1998, Grands-parents. La famille à travers les générations, Paris, Odile Jacob.
  • Attias-Donfut Claudine (dir.), 1995, Les solidarités entre générations. Vieillesse, familles, État, Paris, Nathan.
  • Colmin Jean, 1980, L’aventure du quartier Ney, Paris, Scarabée, cemea.
  • Grell Paul et Anne Wery, 1993, Héros obscurs de la précarité : des sans travail se racontent, des sociologues analysent, Paris, L’Harmattan.
  • Hoggart Richard, 1970 (1957), La culture du pauvre, Paris, Minuit.
  • Ion Jacques, 2003, « Militer dans un monde incertain », Mensuel d’information Partage : 30-32.
    – 2005 (1990), Le travail social à l’épreuve du territoire, Paris, Dunod.
  • Knibiehler Yvonne, 1997, La révolution maternelle depuis 1945 : femmes, maternité, citoyenneté, Paris, Librairie académique Perrin.
  • Madec Annick, 1996, Chronique familiale en quartier impopulaire, thèse de doctorat de sociologie, Paris VIII.
  • Mendras Henri, 1995, Les sociétés paysannes : éléments pour une théorie de la paysannerie, Paris, Gallimard.
  • Pétonnet Colette, 1968, Ces gens-là, Paris, Maspéro.
    – 1985, On est tous dans le brouillard, Paris, Galilée.
  • Pitrou Agnès, 1992, Les solidarités familiales, Toulouse, Privat.
  • Poulain Jean-Pierre, 2002, Sociologies de l’alimentation, Paris, puf.
  • Sansot Pierre, 1998, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot.
  • Schwartz Olivier, 1990, Le monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord, Paris, puf.
  • Segalen Martine, 1990, Nanterriens, les familles dans la ville, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.
    – 1996, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin.
  • Thalineau Alain, 2002, Ethnologie française, 1, Intimités sous surveillance : 41-49.
  • Verret Michel, 1996, La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan.
  • Young Michael et Peter Willmott, 1983 (1957), Le village dans la ville, Paris, Centre de création industrielle Georges Pompidou.
  • Welzer-Lang Daniel, 2003, « Trois questions à… », Le Monde, 3 février : 9.

Notes

  • [1]
    Le terme de cité est utilisé par les résidants de ce petit quartier et par les habitants de la ville. Il fait référence à l’appellation de la cité d’urgence, à l’origine de ce quartier, et à l’homogénéité architecturale et à la taille réduite du groupe de petits immeubles. Je suis consciente de l’imprécision des termes « cité » ou « quartier populaire ». Ces mots regroupent des quartiers aux multiples visages. Ils ont une histoire, une composition de leur population, une réputation et une surface très différentes. Ils hébergent une population diversifiée, majoritairement, mais non exclusivement, inscrite dans les milieux populaires. Une grande partie d’entre eux font l’objet de traitement social. « L’appellation du dispositif pouvant suffire à stigmatiser ces quartiers » [Ion, 2005 : 41].
  • [2]
    Cette ville de 165 000 habitants n’est pas citée volontairement afin de ne pas renforcer la stigmatisation d’un de ses quartiers.
  • [3]
    Une question demeure quant à l’opportunité de distinguer des catégories de Français, au risque de focaliser l’attention sur les origines géographiques, de minimiser la dimension sociale des situations observées, de simplifier une réalité sociale et de ne plus parler des milieux populaires. Les catégories utilisées par les habitants reposent surtout sur les faciès et une culture d’origine plus ou moins lointaine. Ils prennent en compte des critères qui entraînent des discriminations et des préjugés. Ils différencient « les Africains » (en fait les Noirs parmi lesquels se retrouvent des gens originaires des dom-tom), « les Maghrébins », « les Asiatiques » et « les Français » dans lesquels ils incluent les Européens mais pas « les voyageurs ».
  • [4]
    Pour ces mères, confier ses enfants à des étrangers même s’ils sont professionnels reste l’expression d’un abandon, d’une négligence. Des femmes dénoncent cette attitude en affirmant que « certaines mères n’ont jamais leurs enfants avec elles, elles s’en débarrassent ».
  • [5]
    Paul Grell et Anne Wery définissent la « débrouillardise sociale » comme l’ensemble « des pratiques multiformes, tapies dans les entreprises et les “savoir-faire” des gens. [La débrouillardise sociale] relève de l’intelligence pratique et recourt aussi bien à des calculs et des stratégies à long terme qu’à des procédés indirects et occasionnels, à des apparences destinées à faire croire et agir, à la dissimulation, au secret… mais aussi à toutes sortes d’actions concrètes et ponctuelles dans les champs de la consommation, du logement, etc. » [Grell, Wery, 1993 : 176].
  • [6]
    À propos de la place des enfants dans les milieux populaires, Michel Verret rappelle que « le référent identitaire en cette classe ne peut guère être trouvé au passé […] Si l’on peut rêver, c’est sur l’avenir. Pour le futur aujourd’hui déjà présent : l’enfant » [Verret, 1996 : 63].
  • [7]
    Les travaux de Martine Segalen [1996] et de nombreuses études, notamment sur les budgets temps, montrent le maintien dans toutes les catégories sociales des stéréotypes masculins et féminins dans le rapport aux tâches domestiques. La division des rôles reste très prononcée.
  • [8]
    « Ces femmes reprennent à leur compte la question d’un salaire maternel. Ce débat national, récurrent, se glisse en permanence entre la question du travail des femmes, celle du chômage et de la politique nataliste. Certaines allocations, comme l’allocation parentale d’éducation, ou une partie de la paje, sont bien une compensation à la suspension du travail féminin, sorte de contrat à durée déterminée » [Knibiehler, 1997].
  • [9]
    La difficulté pour les pères séparés d’exercer leur autorité parentale n’est pas propre à cette catégorie sociale.
    Yvonne Knibiehler, analysant le comportement de trois générations de femmes, rappelle qu’il y a peu de changement, les femmes gardent toujours la haute main sur les enfants [Knibiehler, 1997].
  • [10]
    Cette analyse, faite par Alain Thalineau à propos des hommes incarcérés, peut être étendue à certains hommes de la cité [Thalineau, 2002 : 41-49].
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