Notes
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[1]
Ces questions sont largement développées dans l’ouvrage déjà signalé : Danic, Delalande, Rayou, 2006.
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Ils ont reposé aussi sur des entretiens formels et informels avec des enseignants et des parents, afin de découvrir la spécificité du regard des enfants par rapport à celui des adultes, plus encore que de préciser des informations.
1Si le développement d’une anthropologie de l’école peut être envisagé à partir de l’étude de l’institution scolaire, il peut être éclairé par une fenêtre sans doute secondaire, mais qui aujourd’hui se développe, celle de l’anthropologie de l’enfance ou plutôt de la socio-anthropologie de l’enfance. Du côté du regard porté sur les enfants, il semble en effet que, si l’on peut s’intéresser aux spécificités de l’apport de l’anthropologie sur l’objet d’étude, la recherche francophone sur l’enfance tente de s’inscrire aujourd’hui dans une approche pluridisciplinaire. Celle-ci rassemble, autour de ces deux disciplines, des chercheurs originaires d’autres disciplines qui prennent comme objet d’étude les enfants, tels que des philosophes ou des géographes sociaux.
2Dans cet article, je propose de donner quelques repères sur l’évolution d’une socio-anthropologie de l’école dans son lien avec un regard renouvelé sur l’enfance, tant du côté du sens commun que des scientifiques, avant de présenter quelques-uns de mes propres terrains qui, bien que relevant d’une anthropologie de l’enfance, se tiennent dans des écoles. Leur présentation et la référence à ceux de chercheurs travaillant sur le même objet devraient permettre de suggérer comment l’anthropologie se nourrit des héritages de sa discipline, mais aussi des réflexions passées et actuelles de disciplines voisines pour penser l’école. De ce fait, tout en pointant les spécificités de la discipline, elle encourage une approche pluridisciplinaire de l’école et de ses occupants.
Dépasser une approche « adultocentrique » des enfants au sein de l’école
• L’héritage du xixe siècle
3L’école a longtemps été étudiée, par l’ensemble des disciplines des sciences sociales, pour ce qu’elle est avant tout aux yeux de la population : une institution sociale visant à transmettre aux enfants, ici considérés comme des élèves, les connaissances jugées nécessaires pour leur formation de futurs adultes, et visant plus largement l’éducation de ces jeunes individus. Pour Émile Durkheim, un des « pères » de la sociologie française, l’école est un lieu permettant une « socialisation méthodique » [1922] des enfants qui « ne sont pas encore mûrs pour la vie sociale » [1911]. S’il écrit que la classe est une « petite société » [1925], c’est du fait du professeur qui organise la vie de cette communauté qui, sans sa présence, tournerait au désordre. Le discours tenu au xixe siècle par les pédagogues et éducateurs à propos de la cour de récréation insiste sur la nécessité de diriger les jeunes gens quand ils s’amusent, afin de ne pas laisser s’installer « les jeux de mains, les bandes, les coteries, l’inaction, en un mot, le désordre » [Nadaillac et Rousseau, 1891]. La récréation est valorisée en ce qu’elle permet la motricité et l’hygiène de vie, mais le jeu libre doit rester sous le contrôle vigilant des adultes.
4Tous ces éléments apportent de précieuses informations sur la perception des enfants dont nous sommes les héritiers et qui a conditionné notre action éducative. La socialisation entre enfants est nuisible car elle détruit le travail de l’éducateur. Seule une socialisation verticale, des adultes vers les enfants, est souhaitable. Par conséquent, les relations libres entre enfants doivent être limitées. Si, depuis, le courant pédagogique de l’éducation nouvelle a valorisé les relations horizontales dans l’apprentissage scolaire et dans la vie à l’école, et si aujourd’hui s’affiche la volonté politique de mettre l’élève, ou même l’enfant, « au centre du système éducatif » (selon la loi d’orientation de 1989), cette valorisation du jeune individu n’empêche pas une représentation essentiellement « adultocentrique » de l’école et de l’enfance, c’est-à-dire fondée sur les préoccupations des adultes et voyant en l’enfant un futur adulte plus qu’un être au présent [James et Prout, 1990].
• Le renouvellement du regard porté sur l’enfance
5L’évolution du regard sur l’école, amorcée dans les années 1970, vient sans doute d’une évolution des rapports entre générations. En France, l’histoire de l’école [Prost, 1981] comme la sociologie de la famille [De Singly, 2004] montrent comment l’on est passé, entre 1970 et 1990, d’un mode de relation autoritaire à un rapport compréhensif ouvert au dialogue. La Convention internationale des droits de l’enfant et sa ratification par la France en 1989 constituent des éléments révélateurs d’une prise en compte de l’intérêt de l’enfant. L’influence des travaux de puériculture et plus encore de la psychanalyse et de la psychologie a permis une évolution des mentalités et des pratiques. De l’enfant « dressé » à l’« enfant-sujet », celui-ci devient une personne, un interlocuteur.
• Du côté des sociologues…
6L’évolution des théories sociologiques suit l’évolution sociale autant qu’elle y participe. Le regard scientifique s’adapte en effet à une société en changement, invente de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes d’enquête, et par conséquent donne une analyse renouvelée des enfants, dans leur dimension d’êtres en construction et dans leur rapport aux adultes. La sociologie de l’école se libère d’une restriction aux questions d’éducation pour s’intéresser aux élèves acteurs dans le processus éducatif et à l’école comme lieu de vie. La sociologue Suzanne Mollo est l’une des premières en France à pointer la nécessité pour les scientifiques d’étudier l’école du point de vue des enfants et de leurs relations entre eux. Elle écrit : « Les relations sociales entre enfants, dont personne n’aurait l’idée de nier l’importance, sont bien maltraitées à l’école, qui est peut-être pour l’enfance la seule institution permettant l’apprentissage de la vie entre pairs… Qui pourrait répondre à ces simples questions : comment l’enfant voit-il l’école ? Comment s’y perçoit-il ? » [Mollo, 1974 : 117.]
7Du côté des concepts, le développement d’une sociologie attentive au travail de l’individu comme acteur permet de sortir d’une vision fonctionnaliste où les individus sont agis par les institutions sociales. L’enfant est perçu comme acteur de sa socialisation. À l’école, le concept de « métier d’élève » [Perrenoud, 1994] met au jour les compétences de celui-ci et le sens qu’il donne à son travail quotidien. La notion d’« expérience sociale » [Dubet, 1994] insiste sur la manière dont chaque enfant interprète son métier et développe des compétences pour répondre aux exigences de ce métier d’élève. En étant attentif à l’expérience enfantine, les chercheurs sont amenés à décloisonner les lieux de vie des enfants, tel qu’en témoigne le concept d’« enfant messager » (« go-between ») entre l’école et la famille [Perrenoud, 1987]. Au-delà de l’école, c’est donc au « métier d’enfant » [Sirota, 1998] que l’on aboutit, concept permettant aussi d’inclure les exigences du groupe de pairs pour comprendre la manière dont chacun compose à partir des codes sociaux et culturels des différents groupes auxquels il appartient.
8Si les dimensions sociale et culturelle sont présentes dans la recherche sociologique, une prédominance de la première s’explique par l’histoire de la discipline, préoccupée par les questions de socialisation. Ce que ces évolutions permettent, c’est donc principalement une transformation du concept de socialisation, celle-ci n’étant plus perçue comme une simple action des adultes sur les enfants, un façonnage de l’individu, mais comme le travail de chaque individu qui se socialise, qui devient donc acteur de sa socialisation.
• … et des ethnologues
9La dimension culturelle est surtout développée par les recherches des ethnologues, héritiers d’une forte attention à ce qui constitue l’Autre dans son altérité, sa culture. Depuis les travaux de l’anthropologue américaine Margaret Mead et ses travaux comparatifs entre le système éducatif américain et celui de Nouvelle-Guinée notamment [1930], l’attention est portée sur le rapport entre culture et personnalité, c’est-à-dire sur la manière dont on « enculture » l’individu. Alors que les psychologues de l’époque, dont Jean Piaget, construisent l’image d’un enfant qui se développe par stades successifs en fonction de critères psychomoteurs quel que soit son lieu de vie, Margaret Mead et d’autres anthropologues tel Marcel Mauss en France [1937] ébranlent cette représentation de l’enfant. Ils démontrent en effet, en présentant le développement et l’éducation d’enfants de contrées éloignées, comment chaque culture façonne le naturel, révise, réordonne et finalement donne un sens au repérage physiologique. Margaret Mead fragilise l’idée d’un déterminisme biologique en montrant notamment que les jeunes des îles Samoa ne connaissent pas de crise d’adolescence, démontrant que ce que l’on prenait pour un phénomène naturel est relatif au contexte culturel [1928]. Si d’autres chercheurs ont remis en cause depuis la validité de ses conclusions sur l’absence de crise d’adolescence à Samoa [Freeman, 1983], les travaux de l’anthropologue américaine et d’autres après elle ont permis de faire éclater le modèle d’un enfant unique dans la diversité des cultures humaines.
10En France, la dimension culturelle valorisée dans les travaux des anthropologues travaillant sur leur propre pays s’explique aussi par leur héritage des folkloristes qui, au xixe siècle, ont procédé à la collecte d’un folklore en train de disparaître sous l’effet de l’industrialisation. C’est dans ce cadre que des données sur les jeux, comptines et autres productions enfantines sont recueillies [Baucomont, 1931], mais en étant malheureusement extraites de leur contexte social. Sur la période contemporaine, les ethnologues dévient parfois de leur objet d’étude principal pour proposer des données et analyses enrichissantes sur le folklore enfantin, montrant l’intérêt de l’étude de l’enfance pour la discipline [Augustins, 1988]. Dans la première moitié du siècle, Arnold van Gennep, considéré comme l’un des fondateurs de l’ethnologie française, est l’un des premiers à dépasser le souci de conservation qui anime ses prédécesseurs, en présentant l’univers des enfants dans sa dimension culturelle et sociale. Il écrit : « L’éducation de l’enfant, son instruction verbale et agie, se fait surtout par les autres enfants, et sans qu’il s’en doute, par une contrainte morale et imitative » [1943 : 167]. Dans les décennies qui suivent, on trouve en Grande-Bretagne une initiative assez similaire avec Iona et Peter Opie [1959 et 1969] qui ont collecté les traditions orales et les jeux des jeunes Britanniques, dans les cours d’école et dans la rue.
• Vers une approche socio-anthropologique ?
11Sur la période contemporaine, la limite est plus floue entre le regard des sociologues et celui des anthropologues porté sur les enfants au sein de l’école, car ils se nourrissent des théories et concepts des uns et des autres et travaillent parfois de concert [Danic, Delalande, Rayou, 2006]. Les recherches se caractérisent par le fait qu’elles s’intéressent d’abord au point de vue des enfants et utilisent pour cela plus volontiers les méthodes ethnographiques. Les sociologues de l’école, attentifs au travail de l’acteur, abandonnent en partie une méthodologie quantitative des années 1970 adaptée à l’analyse du fonctionnement de l’école comme institution sociale, et empruntent aux anthropologues leur méthode de recueil de données. Celle-ci, d’abord adoptée par les chercheurs américains de l’éducation aux États-Unis, profite d’une large diffusion par le fait des travaux de l’école de Chicago. La rupture des barrages théoriques et méthodologiques, en écho avec l’évolution du regard porté par nos sociétés sur la population enfantine, semble permettre la naissance d’une socio-anthropologie de l’enfance.
12Le titre de l’ouvrage de l’anthropologue Cléopâtre Montandon et de la sociologue Françoise Osiek [1997], L’éducation du point de vue des enfants, est révélateur de l’approche adoptée : délaissant l’attention portée sur ce que l’on fait aux enfants, les chercheures s’intéressent à « ce que les enfants font de ce qu’on leur fait » [: 17]. Elles étudient la manière dont ils se représentent l’éducation qu’ils reçoivent, dont ils l’interprètent et y réagissent. Elles croisent les questions de transmission des savoirs, des valeurs, les questions de structures éducatives plus ou moins autoritaires et formelles, et celles d’une éducation visant l’orientation vers la société et le monde du travail. Philosophe de formation, Patrick Rayou a enquêté sur les lycéens [1998] puis sur les écoliers [1999] en inventant une méthodologie attentive à leur expérience sociale au sein de l’établissement scolaire, captant la manière dont, entre pairs, ils développent des compétences pour former une microsociété structurée sur des valeurs et normes communes, une « cité invisible » lycéenne, une « société de cour » d’école élémentaire. La sociologue Anne Barrère [2003] a enquêté sur le travail scolaire des lycéens, à l’école et hors l’école, en procédant à des entretiens, mais en leur proposant également de tenir un journal de bord scolaire dans lequel ils pouvaient noter leurs tâches objectives et leurs impressions personnelles au cours de ce travail. Elle a ainsi recueilli des informations très concrètes sur l’aspect invisible du travail scolaire, sur leur façon d’aménager, dans leur espace intime, un temps et un lieu pour les devoirs à la maison. Dans l’ouvrage à trois déjà signalé [Danic, Delalande, Rayou, op. cit.], les auteurs présentent des recherches qui donnent à voir l’enquête de terrain de chercheurs qui travaillent sur l’école et qui souhaitent capter le point de vue des élèves. Ils y privilégient des approches qui montrent que « […] bien que très fortement encadré par les adultes, le monde scolaire ne serait pas ce qu’il est sans la contribution propre des enfants comme acteurs sociaux » [: 68]. Tout en étant marqués par leurs milieux sociaux d’origine, ces derniers sont très largement socialisés par les interactions avec leurs pairs d’âge.
13Ces quelques exemples de recherche révèlent ce qu’une attention scientifique à l’expérience d’élèves engendre comme type de données et d’analyses, qui m’apparaissent caractériser la volonté de sortir d’un regard « adultocentrique ». Pour cela, les chercheurs sont prêts à emprunter à la sociologie comme à l’anthropologie, pour l’apport respectif de ces disciplines à une meilleure compréhension de l’homme en société.
Une ethnologue dans l’école : des enfants, des acteurs, des terrains
14La recherche sur l’école s’enrichit donc, d’une part, d’une recherche sur l’enfance qui prend en compte les élèves comme acteurs, parfois motivés par d’autres buts que ceux définis par l’institution scolaire. D’autre part, la compréhension de l’école s’approfondit grâce à une approche pluridisciplinaire. À l’échelle d’un chercheur, les objets d’étude se redéfinissent aussi en fonction des réalités du terrain, entendu à la fois comme lieu de réflexion et lieu d’échange avec des acteurs sociaux. Par la présentation d’éléments de mon propre parcours, on comprendra comment peuvent se construire des points d’intersection entre un regard sur l’école et sur l’enfance d’un côté, et entre les outils et concepts des sociologues et des anthropologues de l’autre.
• La mise en valeur de la dimension sociale et culturelle des groupes de pairs
15L’école peut parfois être prise comme terrain d’enquête, sans pour autant que la recherche porte sur l’institution scolaire. Elle est alors conçue comme un lieu privilégié pour rencontrer des enfants, par exemple pour étudier le rituel de la petite souris qui passe apporter une piécette ou un cadeau lorsqu’un enfant perd une dent de lait. Lors d’une enquête sur ce thème, j’ai mené des entretiens collectifs auprès d’enfants de 5 et 6 ans, afin de recueillir leur discours sur l’événement et sur le personnage mythique de la petite souris. Armée d’un regard d’ethnologue, j’ai abordé les enfants comme une population à part entière, pour recueillir leur point de vue sur ce rituel. Quelques travaux en ethnologie de l’enfance, comme l’étude de Georges Augustins sur les jeux de billes [op. cit.], m’ont incitée à creuser un domaine peu exploré. Mon enquête ethnographique sur les pratiques d’enfants dans des cours de récréation d’écoles maternelles et élémentaires est nourrie des principes classiques de l’ethnologie : un travail d’immersion de longue durée dans le groupe étudié, une approche monographique et totalisante. L’objectif est de comprendre ce que des enfants vivent dans une cour de récréation, en faisant l’hypothèse globale qu’ils organisent ce moment partagé et l’habitent de pratiques qui leur sont propres. Le projet est celui d’une compréhension globale de l’espace du point de vue de ses occupants ; il vise à dégager les dimensions sociales et culturelles du groupe.
16Une cour d’école peut être analysée comme une microsociété, à l’intérieur de laquelle tout enfant doit trouver sa place, par son intégration dans un jeu. La distribution des rôles dans le jeu crée des relations de dépendance entre participants et construit un lien de solidarité entre enfants qui, parti de l’activité ludique, la dépasse. À l’école maternelle, les enfants rencontrés organisaient beaucoup leurs relations de manière hiérarchique autour d’un leader, un « chef » (selon leur terme) qui décide à quoi on joue et qui participe, veille au bon déroulement du jeu et gère les conflits entre les joueurs. Profitant de sa reconnaissance sociale par le groupe, il se garde le meilleur rôle et prend plaisir à soumettre ses pairs à son autorité. L’observation des rapports enfantins dans une cour passe aussi par celle des relations entre filles et garçons, qui se donnent à voir par des jeux qui séparent plus qu’ils ne réunissent les enfants des deux sexes. Mais la prédominance de jeux sexués, qui amène les uns et les autres à développer des compétences et des plaisirs spécifiques, n’empêche pas l’existence de jeux mixtes tels que ceux de l’« attrape », des techniques d’approche telles que l’activité consistant à « embêter les filles » ou encore d’histoires d’amour qui impulsent une dynamique sociale essentielle à la compréhension des enjeux sociaux d’une cour d’école.
17Du côté des pratiques culturelles, le recueil de jeux et autres pratiques, leur transmission et transformation, leur construction à partir d’éléments empruntés aussi bien au monde de l’enfance qu’à celui des adultes, montrent l’intérêt heuristique de présenter les cours d’école en tant que lieux de transmission d’une « culture enfantine ». Je la définis comme l’ensemble des connaissances et des comportements attendu d’un enfant par ses pairs pour son acceptation dans le groupe. La déclinaison du concept de culture, central en anthropologie, pour désigner un savoir et des pratiques proprement enfantins, permet de sortir d’une analyse de la population enfantine comme simple groupe d’âge caractérisé par sa relation de domination et d’éducation face aux adultes ; il s’agit de penser les enfants dans leur altérité avec les adultes, et d’adopter un point de vue clairement anthropologique. Mais l’étude ethnologique restreinte au groupe des enfants ne doit pas occulter le cadre social et relationnel plus large dans lequel évoluent les enfants. Le risque existe en effet de transposer ce que l’ethnologie a parfois conduit à faire : considérer les groupes étudiés comme des systèmes clos sur eux-mêmes, imperméables aux changements et aux influences extérieures. Les expressions « culture enfantine » et « société enfantine » sont donc utilisées pour conceptualiser des pratiques enfantines sans gommer pour autant leur hétérogénéité et leurs interactions avec le monde des adultes [Delalande, 2006].
• D’une anthropologie de l’enfance à l’école comme lieu de vie
18Ces recherches sur l’enfance ne sont pourtant pas déconnectées du lieu d’enquête où elles puisent leur matériau. Les acteurs sociaux eux-mêmes, ici les enseignants des écoles choisies pour terrain et les parents des élèves, amènent parfois le chercheur à intégrer ses analyses dans des problématiques sociales qu’il n’avait pas prévues. La rédaction d’un ouvrage destiné aux parents [Delalande, 2003] comme celle d’articles grand public [Delalande, 2004] visent en ce sens à contrer une représentation construite par les médias. Elle pousse le chercheur à proposer non plus seulement une connaissance anthropologique de l’enfance, mais aussi une compréhension de l’école en tant que lieu de vie. Les enjeux d’une recherche sur l’enfance et sur l’école se rejoignent alors. Une étude en cours sur le passage des élèves en classe de sixième montre elle aussi les possibilités d’enrichissement réciproque entre ces deux champs de recherche. Quelles transformations, dans les habitudes et les manières d’être des élèves, le changement d’établissement de l’école primaire au collège engendre-t-il ? Est-ce, à l’image de ce que répètent les adultes, un moment de grandissement ? Centrée sur le point de vue d’enfants, l’enquête recueille leurs discours et leurs pratiques avant l’entrée au collège et au cours de l’année de sixième, mais en comparant leurs attentes et expériences à celles de leurs parents. Les parents expriment leurs appréhensions personnelles face à ce qu’ils vivent comme une aventure, tant pour leur enfant que pour eux-mêmes. Mais en même temps ils reprennent et s’approprient un point de vue socialement institué, que l’on retrouve chez les enseignants, selon lequel le passage en sixième accompagne une transformation de l’individu.
19Du côté des enfants, l’enquête montre au cm2 une impatience à quitter une école et un groupe d’enfants que l’on connaît trop bien, mélangée à la peur de l’inconnu et des grands du collège. En même temps, leurs propos montrent leurs bonnes connaissances et leur préparation à un nouveau fonctionnement, notamment au fait qu’il faudra abandonner le jeu pour se conformer à l’attitude des collégiens qui discutent dans la cour : « On va pas jouer, on va parler, parce qu’on a visité le collège et personne ne jouait, alors ça va faire un peu bête si on joue, on va être pris pour des bébés. » L’abandon du jeu semble ainsi commencer en cm2, soit en adoptant par avance cette attitude, soit en profitant des derniers mois à l’école primaire pour jouer avec les plus jeunes « à la maîtresse » ou « au papa et à la maman ». Le jour de la rentrée en sixième s’accompagne de troubles très clairement décrits dans les rédactions demandées par les professeurs de français. Un garçon écrit : « La veille de la rentrée j’ai très peur et mal au ventre. J’ai peur parce qu’il y a les grands. Il y a aussi que je ne serai certainement pas avec mes copains de l’année dernière, enfin bref, j’ai peur. » Dans les premiers mois, on cherche à rester avec ses anciens camarades de l’école élémentaire, à ne pas se perdre dans les nouveaux locaux, et petit à petit on s’habitue : « Je suis contente d’être en sixième parce qu’il y a beaucoup de choses qui changent, c’est un peu difficile au début de s’intégrer mais une fois qu’on a la technique, tout roule. » En prolongeant des relations amicales anciennes tout en adoptant les manières d’être du collège, les élèves de sixième aménagent leur passage déjà anticipé l’année précédente. Ainsi constate-t-on de remarquables compétences à prendre en charge le passage, une lucidité sur les constantes et les changements d’un établissement à l’autre, sur les avantages et les inconvénients de chaque lieu. En témoigne l’attention portée, avant même d’entrer au collège, à la modification des rapports humains entretenus avec les enseignants, en passant du maître unique aux professeurs multiples. Certains élèves regrettent par avance que le nombre de professeurs au collège entraîne la disparition d’un lien quasi familial : « Cette année, on connaît plein de trucs sur Sophie, ses enfants, son chien ; mais quand on ira au collège, on saura le prénom des profs et c’est tout. On saura pas s’ils sont mariés et s’ils ont des enfants. » En même temps, ils anticipent les avantages apportés par un anonymat et une massification qui rendent plus difficile le contrôle des élèves : « Au self, c’est mieux parce que si on fait une bêtise, ils nous voient pas parce qu’on est plus qu’à la cantine. »
• À la recherche de méthodes d’enquête adaptées
20D’une école à l’autre, les enquêtes amènent le chercheur à interroger la manière de recueillir le point de vue d’enfants en réduisant le plus possible les effets de leur relation hiérarchique avec les adultes [1]. Si mes recherches ont posé, dès leur origine, l’hypothèse qu’ils possèdent un savoir non ou peu connu des adultes qu’il s’agit de découvrir, en faire la démonstration à des enfants suppose d’instaurer avec eux une relation de confiance grâce à une enquête prolongée. Aux premiers terrains fondés sur des observations de plusieurs mois suivies d’entretiens (en petits groupes à la maternelle, individuels pour les élèves de 8 ans) [2], ont succédé des dispositifs qui visent à favoriser l’investissement des élèves et à amoindrir les effets d’un enquêteur adulte. Pour l’enquête sur le passage de l’école au collège, un dispositif est mis en place sur deux ans avec cinq enfants, avec leur accord et celui de leurs parents : un entretien collectif se déroule chez l’un d’eux, une première fois en fin de classe de cm2, une deuxième fois lors du premier mois au collège, et une troisième en fin d’année de sixième. Des entretiens complémentaires ont lieu avec leurs parents. D’autre part, un recueil de données par les enfants eux-mêmes est mis en place, une fois qu’ils sont en sixième. Dans ces « ateliers d’apprentis reporters », je forme ces quelques élèves au travail d’ethnographe : munis d’appareils photo jetables, de carnets, stylos et magnétophones, ils enquêtent sur l’entrée en sixième de leurs camarades. Nous réfléchissons ensemble au type d’informations à recueillir, et ils s’interrogent entre eux avant de se lancer dans l’interview de leurs pairs. Ils participent au dépouillement des entretiens. L’objectif de l’atelier est la réalisation d’un petit journal à diffuser auprès des élèves de cm2 et de sixième dans l’idée que les premiers bénéficient du témoignage de leurs prédécesseurs et que les jeunes collégiens constatent qu’ils vivent les uns et les autres des émotions et des événements communs lors de leur initiation au collège. Pour moi-même, l’atelier est l’occasion d’approfondir mes relations avec le groupe et de mener en parallèle l’enquête sur l’entrée au collège.
21La méthodologie m’a été inspirée par le sociologue britannique Andrew Pollard [1987] qui a pratiqué ce qu’il nomme une « approche collaborative » avec ses propres élèves de 11 et 12 ans (il était également enseignant). Ensemble, ils constituèrent un club à l’heure du déjeuner et le groupe d’enfants était chargé d’interviewer des élèves de leur âge et de commenter les analyses du chercheur. Son intention était surtout d’avoir un meilleur accès à leur culture que s’il avait lui-même mené l’enquête, mais aussi de remédier au peu de temps dont il disposait pour le faire, du fait de sa fonction d’enseignant. Cette expérience a été d’autant plus bénéfique qu’ils se connaissaient bien et se respectaient. Elle lui a permis, comme à moi-même, de recueillir des dialogues plus « authentiques » [op. cit. : 114] entre élèves, et de saisir davantage leurs perspectives.
22De son côté, le sociologue américain Gary Alan Fine, au sujet de ces « enfants collecteurs » [1999 : 137-138], prévient des travers à éviter : exploiter les enfants qui prendraient la place d’enquêteurs qui eussent été payés, les mettre en situation de danger ou dans une posture délicate face à leurs pairs. En effet, leur mission doit être précisément encadrée et leur recherche limitée et appropriée à leur âge. La démarche propose cependant un intérêt tant pédagogique que scientifique : elle éveille ces enfants à un savoir qu’ils possèdent, les met dans une situation d’écoute face aux autres, et bien sûr elle témoigne de la confiance que l’adulte leur porte et augmente par conséquent la confiance qu’ils ont d’eux-mêmes.
23Ce type de pratiques semble relever de la célèbre observation participante chère aux ethnologues, même si, ici, la participation est double puisqu’elle concerne l’enquêteur et les enquêtés. Auprès d’enfants, l’observation participante est une technique qui, comme tout outil, doit faire l’objet d’une adaptation. Elle peut s’entendre dans une acception proche de celle de son introducteur Bronislaw Malinowski, qui exposait en 1922 la nécessité de « planter sa tente au milieu du village » afin de « saisir le point de vue de l’indigène » [1989 : 63]. On cherche ainsi à réduire la distance entre enquêteur et enquêtés afin de diminuer les effets de l’ethnocentrisme : comprendre l’autre à partir de ses représentations et non à partir des modes de pensée de la culture de l’enquêteur. Dans le cas des enfants, le fossé semble être avant tout constitué par la différence d’âge. Derrière elle, ce qui préoccupe le chercheur est le fossé social et culturel qui le sépare des enfants. Comment avoir accès à leur perception du monde et à la manière dont ils évoluent dans celui-ci ? La pratique consistant à s’immerger dans le milieu observé reste un outil adéquat.
• L’ethnologue à l’école, ou la mise en valeur de l’altérité
24L’ensemble des recherches présentées témoigne du passage d’une méthodologie « classique » à une enquête en quelque sorte « partagée », à travers l’expérimentation de dispositifs incluant les enfants comme collaborateurs. Les travaux montrent aussi une ethnologie enrichie des problématiques sociologiques, mais encore une recherche sur l’école approfondie par une connaissance de l’enfance. L’enquête est enfin l’occasion d’une réflexion des acteurs sur leur expérience. La présence d’une ethnologue dans l’établissement amène l’équipe enseignante à porter une attention aux enfants en des termes qui dépassent la dimension strictement éducative. Mes échanges avec les enseignants, leur lecture de mes écrits, les invitent à aiguiser leur attention à un aspect du monde scolaire qui leur semble parfois secondaire : les relations entre élèves. Derrière celles-ci, c’est l’altérité de l’enfance face au monde des adultes qu’ils peuvent saisir. En travaillant avec des enfants de l’école maternelle jusqu’au collège, je les amène à constater qu’ils ont des savoirs que les adultes ignorent le plus souvent et qui intéressent l’enquêteur. En leur faisant découvrir l’objectif de l’ethnologue, connaître l’Autre, et en passant du temps avec eux afin d’apprendre d’eux quelque chose de leur univers, le chercheur leur propose un rapport original avec un adulte. Il les amène aussi à une démarche d’introspection sur leurs sentiments, leurs expériences. Entrer dans une école, à mes yeux, c’est donc d’abord faire de l’ethnologie de l’école, mais c’est certainement, du même coup, initier ses acteurs au regard du chercheur. ?
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : anthropologie de l'enfance, culture enfantine, anthropologie de l'école, cour de récréation, méthodes d'enquête
Date de mise en ligne : 12/10/2007.
https://doi.org/10.3917/ethn.074.0671Notes
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[1]
Ces questions sont largement développées dans l’ouvrage déjà signalé : Danic, Delalande, Rayou, 2006.
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[2]
Ils ont reposé aussi sur des entretiens formels et informels avec des enseignants et des parents, afin de découvrir la spécificité du regard des enfants par rapport à celui des adultes, plus encore que de préciser des informations.