Notes
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[1]
En ce qui concerne les pays d’Afrique de l’Ouest colonisés par la France, la mise en place de l’enseignement public date des arrêtés du 24 novembre 1903. L’ensemble des colonies africaines qui dépendaient depuis 1895 du gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française (aof) sont alors organisées de façon centralisée et homogène à partir de Dakar, capitale de l’aof. Les arrêtés de 1903, pour l’essentiel, ne connaîtront pas de modification jusqu’en 1945.
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[2]
Nous pouvons citer le cas d’une école de la ville de Kayes au Mali où les autorités scolaires étaient incapables de faire déguerpir une famille qui habitait au milieu de la cour de récréation. L’école continua à construire des salles de classe autour de la concession familiale, puis le directeur obtint la construction d’un mur pour clôturer l’espace scolaire. Enfin, il fit mettre une porte en espérant isoler la famille récalcitrante : en vain, celle-ci s’empressa de fracturer cette porte, estimant que l’accès à sa propriété n’était respecté [enquêtes de terrain dans la région de Kayes, 1996].
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[3]
D’une part, ces pays sont des entités géographiques récentes, d’autre part, ils ont, depuis les indépendances jusqu’aux années 1990, connu des systèmes politiques de type autoritaire.
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[4]
En Afrique, on dénomme années blanches les années sans école, du fait des révoltes et des grèves, où l’absence de notes ou d’organisation des examens provoque le redoublement de l’ensemble des élèves des classes concernées. Certains pays africains ont connu deux, voire trois années blanches.
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[5]
Au Mali, les autorités déclarèrent les deux dernières années blanches comme « années facultatives », pour que les redoublements occasionnés ne soient pas comptabilisés et pris en compte dans le dossier scolaire des élèves.
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[6]
Les enfants et les jeunes Africains représentent souvent plus de 40 % de la population de leur pays. Dans les capitales africaines, comme Bamako, il n’est pas rare de compter des groupes scolaires primaires ou secondaires dont les effectifs dépassent les 4 000 élèves. Lors des révoltes, et lorsque « les élèves sortent », selon l’expression consacrée, le mouvement de foule est considérable, d’autant plus que même les enfants du primaire se joignent aux manifestants.
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[7]
Correspondant aux six classes de l’enseignement primaire en Afrique francophone.
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[8]
La dépendance financière varie selon les États africains : les politiques éducatives de ces pays sont financées pour une part allant de 30 % à 80 % des sommes publiques dédiées à l’éducation. Avec un budget éducatif financé à près de 80 % par l’aide extérieure, le Tchad détient le record de la dépendance [Lange, 2003].
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[9]
Les livres, le crayon et le papier sont porteurs de symboles forts au sein de sociétés dont les trois quarts des membres sont analphabètes. Certains illettrés n’hésitent pas à glisser un stylo dans leur poche de chemise, déni de leur analphabétisme. On entend souvent dire en Afrique francophone que « si tu ne connais pas le papier, tu n’es rien »…
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[10]
En cas de crise scolaire, le but est aussi d’empêcher les élèves du secondaire de faire sortir ceux du primaire, pour participer aux manifestations. Pendant les émeutes de 1994 et 1995, les clôtures scolaires n’ont pas vraiment protégé les élèves « enfermés » de certaines écoles primaires, se trouvant sous le feu des bombes lacrymogènes, envoyées à titre préventif.
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[11]
En vigueur dans de nombreux pays africains anglophones, mais aussi dans la plupart des pays francophones comme la Côte d’Ivoire, le Togo ou le Bénin. L’uniforme scolaire joue aussi le rôle de signe de « distinction » et renforce l’idée que l’élève possède un statut particulier [Lange et al., 2006].
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[12]
La tenue scolaire des élèves n’est pas un épiphénomène : elle peut être à l’origine de troubles violents, comme l’a montré Jibrin Ibrahim [1989] dans un article sur le Nigeria.
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[13]
S’isoler pour lire n’est pas perçu comme un acte impliquant des autres le respect de cet isolement. L’enfant qui fait ses devoirs ou qui lit un livre sera sans cesse sollicité par les personnes qui l’entourent pour aller faire une course, répondre à une demande d’aide ou simplement participer à une discussion.
1L’école s’est progressivement instituée en Afrique, de l’époque précoloniale à nos jours. Elle reste cependant marquée par l’histoire coloniale qui l’a fait naître : l’organisation des cycles d’enseignement, des contenus, des modalités de sélection ou le choix de la langue d’enseignement sont encore très dépendants de l’héritage colonial. De même, l’espace scolaire s’est construit sur le modèle européen. En raison du développement récent de la scolarisation et de la non-généralisation de l’enseignement primaire, cet espace est soumis à de fortes tensions.
2Cet article repose sur des terrains réalisés entre 1984 et 2006 en Afrique de l’Ouest (Togo, Mali, Burkina Faso) et sur la littérature scientifique relative au thème de l’espace scolaire. La thématique de l’espace scolaire est abordée de façon récente en France [Derouet-Besson, 1996] et elle n’a guère bénéficié d’études en Afrique. Il s’agit pour nous de montrer l’intérêt de cette approche qui permet de dévoiler, sous un nouvel angle, les enjeux culturels, sociaux et politiques de la scolarisation. Nous posons ainsi l’ébauche d’une étude de la constitution sociale de l’espace scolaire en Afrique.
Le « territoire scolaire » : la consécration de la présence et de l’autorité de l’État
3Si les premières écoles africaines furent parfois construites à l’époque précoloniale, c’est à partir de la mise en place des administrations coloniales [1] que les systèmes scolaires sont fondés [Lange, 2000]. L’instauration de ceux-ci est donc tout d’abord liée à l’ordre colonial : au moment de la conquête, les premières écoles furent ainsi parfois ouvertes par les militaires (Burkina Faso, Mali) qui assument la construction des premiers établissements scolaires et y dispensent les cours, avant que ne soient nommés des enseignants. Durant les premières années de la colonisation, en l’absence d’enseignants, les cours de français pouvaient d’ailleurs être donnés par d’autres fonctionnaires [Désalmand, 1983]. Aux indépendances, le développement des systèmes scolaires reste dépendant de la construction des nouveaux États. Certains d’entre eux (Congo, Bénin, Guinée…) s’orientent très vite vers une nationalisation des écoles privées ; tous considèrent l’éducation comme à la fois le moteur du développement économique et la base politique de l’édifice des nouveaux États indépendants. Les systèmes scolaires africains se sont donc développés de façon concomitante à de nouveaux types de pouvoirs économiques, sociaux et politiques, voire religieux. En Afrique, l’ordre spatial scolaire revêt une importance singulière, puisqu’il fut longtemps perçu – et l’est parfois encore de nos jours au sein de certains milieux ruraux – comme l’émanation directe d’un nouvel ordre culturel, social et politique. Il constitue toujours un enjeu politique fort où interviennent différents acteurs aux légitimités sociales et politiques diverses et parfois concurrentes, d’autant plus que la généralisation de l’enseignement primaire est loin d’être atteinte dans de nombreux pays.
4À l’époque coloniale, les premières écoles publiques furent construites à proximité des autres bâtiments administratifs. Comme le note Ola Uduku [2004 : 252] pour l’Afrique anglophone, « les établissements s’ordonnaient symboliquement autour du bâtiment administratif, se focalisant sur la tour de l’horloge, incarnation de la puissance coloniale ». De même, les écoles des missions étaient construites au sein d’une concession comportant l’église, le dispensaire, le cimetière. Il s’agissait bien de caractériser un espace, incluant le domaine scolaire au rôle déterminant, qui concrétisait spatialement l’arrivée des nouvelles autorités religieuses ou publiques. Dès sa création, le domaine scolaire est indissociable d’une nouvelle régulation du temps. En 1916, dans l’école primaire de Bingerville (Côte d’Ivoire), « le lever, le repas, le coucher, les entrées et les sorties, tout s’annonce au son du clairon » [Désalmand, 2003 : 274]. Aujourd’hui encore, le gong des écoles règle le temps des petits villages africains.
5L’espace scolaire naît souvent de la « privatisation » d’une parcelle de terre au profit du domaine scolaire. En l’absence de cadastre ou de règles foncières établies, les problèmes se posent dans la délimitation de l’espace scolaire. En milieu rural, lorsque la terre n’est pas encore objet de transactions marchandes, un chef de village (ou un simple chef de famille) peut faire don d’une parcelle de terre en vue d’y construire une école. En ville, où la pression foncière est plus forte et où la terre est devenue une marchandise, on peut observer de nombreux conflits autour du territoire scolaire. Dans les zones non loties (dénommées parfois habitat spontané), c’est-à-dire construites sans autorisation, le territoire scolaire peut être considéré comme illégal et l’école construite par les populations ou par des associations peut être détruite, à l’instar des habitations, sur ordre de l’administration. Même dans les zones loties des villes, les droits de propriété relevant à la fois de la coutume et de la juridiction moderne ne permettent pas de régler les conflits fonciers posés par la délimitation du domaine scolaire [2].
6Jusqu’aux années 1980, l’école fut considérée en Afrique comme l’institution la plus efficace pour instaurer l’ordre, et surtout la plus aisément contrôlable, par rapport aux autres institutions (militaire, religieuse…). Elle permet à la fois d’assurer l’intégrité territoriale (une même école, une même langue, une même culture pour tout le pays) et de maintenir un réseau de lieux spécifiques en expansion (établissements scolaires), où s’exerce la diffusion de savoirs en concordance avec les projets de l’État. Le rôle idéologique de l’école fut, sans conteste, très important dans les pays africains [3], car il existait très peu de secteurs où les connaissances, les idées pouvaient se diffuser indépendamment de l’autorité publique. La presse fut plus ou moins muselée ou inexistante, les Églises légitimèrent généralement les pouvoirs en place, le parti unique fut la norme politique (sauf dans de rares pays comme le Sénégal), et le syndicalisme fut monolithique et contrôlé par l’État, à l’exception notoire de quelques pays comme le Burkina Faso. Dans les pays africains, l’arbitraire culturel [Bourdieu et Passeron, 1970] apparaît de façon crue, en raison de la jeunesse des systèmes scolaires et de leur extériorité (langue d’enseignement, valeurs morales et modèles culturels étrangers). Ceci explique, en partie, pourquoi l’action pédagogique repose souvent sur des violences verbales (insultes, humiliations) et physiques (corvées à effectuer, brimades, coups…). Le contrôle de l’ordre spatial scolaire constitue un enjeu important [Proteau, 1996 ; Bianchini, 2004].
7La pratique de la coercition, de violences au sein de l’école n’empêche pas cependant l’émergence de résistances passives, voire de révoltes. Si l’école est le lieu où commence à s’exercer la violence sociale, elle est aussi celui où naissent les contestations. Celles-ci sont devenues de plus en fréquentes, suite à l’adoption de politiques économiques de rigueur mises en place au milieu des années 1980 sous l’impulsion des institutions internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international). L’agitation scolaire a ensuite souvent débouché sur une critique sévère des régimes en place (Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Zaïre…) ou des pratiques politiques de certains gouvernements, comme la contestation des résultats des élections du 28 février 1988 au Sénégal. Dans ce pays, l’année scolaire 1987-1988 fut proclamée année blanche [4], et l’ensemble des élèves de l’enseignement public a dû redoubler. Les années blanches se sont alors succédé au sein de nombreux pays africains, le système scolaire malien arrivant en tête avec trois années déclarées blanches entre 1980 et 1994 [5]. L’espace scolaire est devenu le lieu d’où partent les révoltes sociales, indiquant que l’école africaine est au cœur du mouvement social et que le rapport à l’école est d’abord un rapport à l’État. Si la construction des écoles primaires s’effectue toujours au centre des villes ou des villages, celle des écoles secondaires ou des instituts supérieurs est souvent déplacée à la périphérie des villes : le territoire scolaire est dorénavant perçu comme une menace à l’ordre public [6].
Un espace pauvre, mais symboliquement « fort »
8Avec le développement de la scolarisation, les établissements scolaires se répandent au sein de petits villages et se trouvent isolés des autres bâtiments publics. Dans de nombreux pays africains, comme le Bénin, le Burkina Faso ou le Togo, l’école est souvent le seul bâtiment administratif des villages, matérialisant la présence de l’État. Les bâtiments scolaires se distinguent des maisons des particuliers à la fois par leur situation périphérique, leur architecture (ils sont généralement rectangulaires et, parfois, construits en « dur »), et par la présence du drapeau national dans la cour de l’école. Les cérémonies quotidiennes du respect au drapeau, où, après le retentissement du gong, le drapeau est hissé chaque matin devant les élèves en rang et au garde-à-vous, participent à l’inculcation civique non seulement des scolarisés, mais aussi des populations qui doivent pareillement adopter une position immobile, si elles viennent à passer devant l’école à ce moment précis. Le bruit du gong de l’école qui structure le temps scolaire (entrée des élèves, début et fin de récréation, sortie des élèves) impose de la même façon aux villageois la notion occidentale du temps, par une inculcation discrète. L’action de l’école de village est donc double : elle s’effectue, certes, de façon prioritaire, sur les enfants scolarisés, mais, aussi, de façon plus insidieuse, sur l’ensemble de la collectivité rurale. Le territoire scolaire est donc perçu comme symbole de la présence de l’État : l’ordre qui y règne répond aux normes imposées par les règles bureaucratiques ; le désordre y est volontiers perçu comme opposition aux autorités gouvernementales.
9L’établissement scolaire demeure très différent des habitations des élèves, tout particulièrement en milieu rural, et il est aisément reconnaissable, alors qu’il tend à devenir en Europe un bâtiment comme les autres sans identité particulière [Forster, 2004 ; Derouet-Besson, 2005]. Si certaines écoles urbaines ressemblent aux écoles européennes, le domaine scolaire est le plus souvent constitué d’un ou deux bâtiments composés de trois salles de classe chacun [7], avec parfois un petit bureau ou un magasin attenant. De fait, la salle de classe demeure l’objet central de l’architecture scolaire africaine, quand elle n’en est pas l’unique bâtiment. On n’assiste donc pas encore à la création de lieux variés (bibliothèque, gymnase, terrain de sport, etc.), comme observé en Europe [Derouet-Besson, 1998 ; 2005]. Le domaine scolaire demeure restreint et la circulation des enseignants et des élèves en son sein reste limitée.
10Sous l’impulsion des bailleurs de fonds internationaux qui financent en grande partie les constructions de salles de classe [8], l’architecture des bâtiments scolaires tend à s’uniformiser : les écoles en paillote ou en banco sont remplacées par des écoles construites en dur, selon un schéma identique, quel que soit le pays d’Afrique francophone. L’architecture des salles de classe est dépouillée, limitée à un simple rectangle ; les dimensions des portes et des fenêtres sont imposées aux constructeurs par les bailleurs de fonds. Comme le décrit Françoise Leblond pour l’école française du xviiie siècle, l’espace scolaire constitue un monde normé où « les élèves sont voués à être façonnés […]. Cette méthode qui aplatit, découpe, quadrille les êtres, se reflète dans l’architecture : régularité des bâtiments, alignement des portes et des fenêtres, des faîtes et des façades » [Leblond, 2000 : 53-54].
11Les contrats de financement extérieurs définissent le domaine scolaire ou le « groupe scolaire ». Les écoles primaires peuvent disposer de six ou trois classes (selon le milieu urbain ou rural), d’une pompe à eau (en milieu rural) ou d’un accès à l’eau courante (en milieu urbain), de latrines, d’un magasin, d’un bureau pour le directeur, et parfois, en milieu rural, de logements pour les enseignants. À peine 10 % des écoles primaires d’Afrique de l’Ouest sont électrifiées. La cour de l’école n’est pas toujours délimitée : elle s’étend entre et autour des bâtiments scolaires, sans limites définies, lorsque le domaine scolaire n’est pas clôturé. Le jardin (ou champ) scolaire peut se situer au sein du domaine ou à l’extérieur du village. Le mobilier scolaire est lui aussi construit selon la même uniformité : il est composé de tables-bancs, d’un bureau et d’une chaise pour l’enseignant, d’une armoire et de tableaux, dans le meilleur des cas, car toutes les écoles africaines sont encore loin de disposer de ce minimum requis. Le matériel pédagogique disponible est, de la même façon, réduit au minimum. Beaucoup d’élèves de primaire ne possèdent pas de livre de lecture ou de calcul, même si la situation s’est beaucoup améliorée ces dernières années. L’espace scolaire peut apparaître comme « dépouillé » ; il est pourtant perçu comme un espace favorisé. La construction en dur des salles de classe, les toits en tôle (même si ceux-ci ne sont guère fonctionnels du fait du bruit qu’ils génèrent lors des grandes chaleurs ou des pluies tropicales) sont des signes de richesse aux yeux des populations rurales africaines. Enfin, la craie, les tableaux, les livres, les crayons, le papier [9], la façon de se vêtir des écoliers et des enseignants représentent le monde inaccessible des lettrés (et l’espérance d’une vie meilleure) aux yeux des populations rurales.
Les enjeux de l’appropriation du territoire scolaire : l’ordre spatial scolaire chahuté
12L’espace scolaire est encore, de nos jours, le plus souvent ouvert, et sa délimitation n’est pas matérialisée. En milieu rural, et parfois même en milieu urbain, la traversée du domaine scolaire par des individus ou des animaux d’élevage est fréquente, que ce soit pendant les heures de cours ou non. De petits commerces peuvent aussi s’installer à l’intérieur du domaine scolaire. Devant l’impossibilité de faire respecter le territoire scolaire, la demande de clôture est souvent l’une des premières revendications des directeurs d’école ou des enseignants. Ainsi, lors des enquêtes réalisées en 1994 et 1995 auprès de 260 écoles maliennes, la quasi-totalité des directeurs et des enseignants interrogés plaçaient la construction d’une clôture comme besoin prioritaire, alors même que souvent ils ne disposaient ni de livres ni de mobilier. La clôture du domaine scolaire devient un enjeu politique : au cours des années 1994-1998, des milliers de clôtures furent construites. La fermeture de l’accès au domaine scolaire permettait de faire évoluer la perception de ce territoire comme territoire étatique, donc public et d’accès libre, vers celle d’un espace privé dont l’accès était réservé à certains, selon des horaires et des usages définis. La construction des clôtures tend aussi à ce que l’utilisation des bâtiments scolaires ne soit pas détournée au profit d’intérêts n’ayant parfois que peu de liens avec la scolarisation des enfants. Certaines salles de classe peuvent ainsi servir de magasin pour le coton ou d’autres récoltes du village. En ville, la fermeture du domaine scolaire répondait aussi à un double impératif de sécurité : celle des élèves, censés être protégés par l’enfermement, et celle des populations, en cas de révolte des scolaires, du fait de l’enfermement des supposés émeutiers [10].
13L’imposition de l’ordre spatial scolaire se définit donc d’abord par l’exclusion de ce qui ne relève pas de l’école. Tant les enseignants que les élèves semblent vouloir fermer et protéger « leur monde » de l’extérieur, en quelque sorte rester entre eux. Les entretiens menés auprès des élèves du primaire au Burkina Faso confirment l’observation menée au Mali. Ainsi des enfants d’une école primaire déclarent : « Ce qui ne va pas ici, c’est que les gens viennent prendre l’eau de la pompe de l’école » (lesdits gens étant le plus souvent les membres des familles des jeunes élèves) ; « Il y a des villageois qui utilisent les latrines de l’école » ; « Tout le monde passe dans la cour de l’école, même les fous ». S’enfermer pour se protéger, pour rester entre soi semble constituer l’enjeu des clôtures. Les enseignants considèrent même souvent que seule la clôture incite au respect : « Nous sommes dans un milieu pauvre et analphabète : les paysans sont trop ignorants et ne nous respectent pas », et la solution à ce manque de respect se trouve dans la construction de la clôture. La clôture est donc aussi censée protéger du milieu paysan. Au Mali, un enseignant déclare : « Il n’y a pas de clôture et eux ne savent pas ce que c’est que l’école. Hier encore, un parent est venu chercher un élève dans ma classe parce qu’il avait égaré un bœuf. Ils viennent, ils entrent et font ce qu’ils font au village. Mais ici c’est l’école ! »
14À l’intérieur du domaine scolaire, l’utilisation de l’espace est soumise à différentes règles. Jusqu’aux années 1990, dans la plupart des pays africains, la tenue scolaire était obligatoire [11] (ensemble kaki composé d’un short ou d’une robe, selon le sexe de l’enfant) et venait renforcer le phénomène d’assimilation à un modèle national [12]. Même si dans la plupart des pays francophones l’élève de l’école primaire publique n’est plus obligé de porter un uniforme, les enfants ne s’habillent pas de la même façon s’ils vont à l’école, au champ ou au marché. S’ils le font, c’est encore par manque de respect, comme le déclare un enseignant du Mali : « Ici, l’école vient d’ouvrir. Ils ne connaissent rien à l’école. Ils envoient les enfants sales et en haillons à l’école. C’est un manque de respect. Je leur dis que l’on ne vient pas à l’école comme on va aux champs. » Par ailleurs, tout un ensemble de comportements normatifs y est imposé, quelle que soit l’origine de l’enfant. Aller à l’école à heures fixes, pouvoir se retenir de boire ou de manger, de dormir, rester assis pendant les heures de cours sont des contraintes d’une violence inouïe pour des enfants issus des milieux ruraux, qui n’ont guère été préparés à une telle discipline. Rappelons que moins de 10 % des enfants africains fréquentent l’école maternelle : ils entrent donc à l’école primaire sans y avoir été préparés. L’enseignant de la première année de primaire doit donc apprendre au plus vite à ses élèves les normes scolaires, d’autant plus que les effectifs parfois pléthoriques (plus de cent élèves par classe) ne permettent guère de laisser le désordre s’imposer. Comme en Europe au xixe siècle [Heller, 1998], le respect des règles inclut la connaissance des bonnes positions du corps, puisque la plupart des élèves ruraux ne disposent pas chez eux de mobilier de type occidental, comme celui que l’on trouve dans les écoles (tables, bancs).
15L’espace scolaire est indissociable du temps scolaire. Cet espace-temps se définit selon des règles strictes : heure d’arrivée, des récréations, de la pause repas, de la sortie. Il doit être perçu comme un continuum excluant les absences, intégrant la notion de calendrier annuel, mais aussi celle d’âge scolaire. Les enseignants sont souvent obligés de forcer les parents à établir les fiches d’état civil pour que les enfants non déclarés à la naissance (soit la majorité des enfants des petits villages des pays du Sahel) puissent avoir un âge légal. L’espace-temps de l’apprentissage reste presque exclusivement l’apanage des établissements scolaires. En effet, les conditions de vie des élèves (à l’exception des enfants issus des classes sociales supérieures) ne répondent pas aux exigences scolaires. Les enfants disposent rarement de lieu individualisé pour effectuer leurs devoirs le soir, ni du matériel nécessaire (éclairage, table, fournitures scolaires…). Ils ne disposent pas non plus de beaucoup de temps du fait qu’ils n’échappent ni au travail domestique ni au travail productif [Lange, 2006]. En l’absence d’un espace-temps « culturel » nécessaire, les enfants et les jeunes ne peuvent assumer leur métier d’élève dans toute sa plénitude. L’environnement familial, le manque de livres, de journaux ou de tout autre document écrit, mais aussi l’absence d’un espace culturel et sociétal nécessaire à la lecture [13] et aux devoirs sont des freins à l’intégration d’une culture scolaire. Souvent les élèves utilisent les lieux publics et il n’est pas rare de voir, dans les grandes villes africaines, les élèves et les étudiants se poster sous un lampadaire pour réviser ou préparer leurs examens. En milieu rural, les élèves du primaire sont souvent autorisés à effectuer leurs devoirs de maison… à l’école.
16En classe, la pédagogie frontale et les punitions corporelles sont encore courantes [Lange, 2006]. Le style cognitif en application dans les écoles primaires et secondaires est encore plus proche de celui en vigueur au sein des écoles coraniques, des espaces informels de l’apprentissage ou de ceux de la famille que des écoles européennes. Il repose essentiellement sur l’écoute, la mémorisation, la répétition dans un procès de transmission des savoirs où l’acquisition de ceux-ci n’implique que le mimétisme ; la réflexivité, l’analyse critique sont souvent absentes, à l’exception d’expériences éducatives marginales. Dans la salle de classe, l’enseignant est le maître incontesté : personne n’ose vraiment discuter ses instructions, remettre en cause son savoir ou simplement poser une question.
17Cependant, certains lieux (cantine, champ scolaire) situés dans l’espace scolaire sont sources de conflits et d’opposition. La cantine scolaire n’est pas souvent matérialisée par un bâtiment : il y a cantine lorsqu’il y a des aliments à donner à manger aux enfants. Les vivres sont le plus souvent fournis soit par des ong internationales, soit par les associations de parents d’élèves. Lors des entretiens menés auprès d’élèves maliens ou burkinabès, la cantine est l’un des thèmes le plus souvent abordés spontanément par les enfants, soit parce qu’il n’y a pas de cantine, soit parce que les repas sont insuffisants ou de mauvaise qualité, soit parce que les adultes (cantinières, enseignants ou parents d’élèves) sont soupçonnés de détourner des vivres à leur profit. Le magasin contenant la réserve est alors l’enjeu d’une répartition des pouvoirs. Au Mali, dans certaines écoles, un triumvirat (formé d’un élève de dernière classe du primaire, d’un parent d’élève et d’un enseignant) est seul autorisé à pénétrer dans le magasin des vivres, une fois par jour, pour assurer la préparation du repas de midi. Tout comme les cantines, les jardins ou champs scolaires ont été créés dès l’ouverture des premières écoles publiques ou chrétiennes à l’époque coloniale. Depuis, les pratiques d’exploitation des élèves par les enseignants ou d’autres fonctionnaires n’ont pas complètement disparu. Les élèves fournissent, en effet, une main-d’œuvre gratuite, corvéable à merci, pour effectuer diverses tâches (approvisionnements en eau, en bois) ou le travail dans les champs des fonctionnaires. La confusion entre le champ scolaire et les champs personnels des enseignants, la gestion peu transparente des revenus tirés des travaux champêtres des écoliers ont provoqué l’opposition des élèves ruraux aux champs scolaires. Les élèves des écoles rurales se plaignent volontiers des abus mentionnés. Au Togo, nous avons pu observer qu’ils répondaient parfois violemment à cette exploitation. Des champs scolaires étaient saccagés par des individus non identifiés, mais les enseignants accusaient volontiers leurs élèves de se livrer à ce saccage nocturne. Lors des révoltes qui secouèrent le Mali au début des années 1990, la première action des élèves fut de saccager les champs, de piller et de détruire les poulaillers, ainsi que tout matériel ou bâtiment liés à la ruralisation et aux activités de production. Il est clair que pour les élèves l’école (en particulier primaire et secondaire) ne doit pas être un lieu de production, mais le lieu de transmission de certains savoirs. De plus, « être producteur » est souvent perçu comme « être exploité » et les élèves refusent cet état de fait, contradictoire, selon eux, avec le statut d’élève qui est le leur.
18Dans la plupart des pays africains, la forme scolaire de l’éducation [Vincent, 1994] qui inclut une discipline des corps, un temps et un espace, ne s’est pas encore imposée partout : plus de la moitié des enfants en âge d’aller à l’école primaire n’y sont pas inscrits. Pourtant, la progression rapide de la scolarisation, l’allongement des études, la diminution de l’absentéisme ou des inégalités d’origine régionale ou sexuelle font que l’institutionnalisation de l’école est en marche. Au sein de systèmes scolaires en expansion, caractérisés par l’arrivée de nouveaux publics, peu concernés par des relations sociales de type bureaucratique, l’ordre spatial scolaire est sans cesse malmené. L’espace scolaire continue à se délimiter, s’autonomiser, tandis que l’ordre spatial scolaire étatique est soumis à de fortes tensions, du fait de l’expression des différentes pratiques spatiales. ?
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : Afrique, espace scolaire, éducation, ordre spatial scolaire, établissements d'enseignement
Mise en ligne 12/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.074.0639Notes
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En ce qui concerne les pays d’Afrique de l’Ouest colonisés par la France, la mise en place de l’enseignement public date des arrêtés du 24 novembre 1903. L’ensemble des colonies africaines qui dépendaient depuis 1895 du gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française (aof) sont alors organisées de façon centralisée et homogène à partir de Dakar, capitale de l’aof. Les arrêtés de 1903, pour l’essentiel, ne connaîtront pas de modification jusqu’en 1945.
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Nous pouvons citer le cas d’une école de la ville de Kayes au Mali où les autorités scolaires étaient incapables de faire déguerpir une famille qui habitait au milieu de la cour de récréation. L’école continua à construire des salles de classe autour de la concession familiale, puis le directeur obtint la construction d’un mur pour clôturer l’espace scolaire. Enfin, il fit mettre une porte en espérant isoler la famille récalcitrante : en vain, celle-ci s’empressa de fracturer cette porte, estimant que l’accès à sa propriété n’était respecté [enquêtes de terrain dans la région de Kayes, 1996].
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[3]
D’une part, ces pays sont des entités géographiques récentes, d’autre part, ils ont, depuis les indépendances jusqu’aux années 1990, connu des systèmes politiques de type autoritaire.
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En Afrique, on dénomme années blanches les années sans école, du fait des révoltes et des grèves, où l’absence de notes ou d’organisation des examens provoque le redoublement de l’ensemble des élèves des classes concernées. Certains pays africains ont connu deux, voire trois années blanches.
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Au Mali, les autorités déclarèrent les deux dernières années blanches comme « années facultatives », pour que les redoublements occasionnés ne soient pas comptabilisés et pris en compte dans le dossier scolaire des élèves.
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Les enfants et les jeunes Africains représentent souvent plus de 40 % de la population de leur pays. Dans les capitales africaines, comme Bamako, il n’est pas rare de compter des groupes scolaires primaires ou secondaires dont les effectifs dépassent les 4 000 élèves. Lors des révoltes, et lorsque « les élèves sortent », selon l’expression consacrée, le mouvement de foule est considérable, d’autant plus que même les enfants du primaire se joignent aux manifestants.
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Correspondant aux six classes de l’enseignement primaire en Afrique francophone.
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La dépendance financière varie selon les États africains : les politiques éducatives de ces pays sont financées pour une part allant de 30 % à 80 % des sommes publiques dédiées à l’éducation. Avec un budget éducatif financé à près de 80 % par l’aide extérieure, le Tchad détient le record de la dépendance [Lange, 2003].
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Les livres, le crayon et le papier sont porteurs de symboles forts au sein de sociétés dont les trois quarts des membres sont analphabètes. Certains illettrés n’hésitent pas à glisser un stylo dans leur poche de chemise, déni de leur analphabétisme. On entend souvent dire en Afrique francophone que « si tu ne connais pas le papier, tu n’es rien »…
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En cas de crise scolaire, le but est aussi d’empêcher les élèves du secondaire de faire sortir ceux du primaire, pour participer aux manifestations. Pendant les émeutes de 1994 et 1995, les clôtures scolaires n’ont pas vraiment protégé les élèves « enfermés » de certaines écoles primaires, se trouvant sous le feu des bombes lacrymogènes, envoyées à titre préventif.
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En vigueur dans de nombreux pays africains anglophones, mais aussi dans la plupart des pays francophones comme la Côte d’Ivoire, le Togo ou le Bénin. L’uniforme scolaire joue aussi le rôle de signe de « distinction » et renforce l’idée que l’élève possède un statut particulier [Lange et al., 2006].
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La tenue scolaire des élèves n’est pas un épiphénomène : elle peut être à l’origine de troubles violents, comme l’a montré Jibrin Ibrahim [1989] dans un article sur le Nigeria.
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S’isoler pour lire n’est pas perçu comme un acte impliquant des autres le respect de cet isolement. L’enfant qui fait ses devoirs ou qui lit un livre sera sans cesse sollicité par les personnes qui l’entourent pour aller faire une course, répondre à une demande d’aide ou simplement participer à une discussion.