Couverture de ETHN_072

Article de revue

La fabrication du savoir sur le corps en Écosse, de 1880 à 1930

Pages 275 à 284

Notes

  • [1]
    J’ai élaboré ce concept parce qu’il permet de théoriser les relations dynamiques unissant les musées aux autres lieux d’accueil, d’entreposage ou d’exposition des collections. Il sera développé dans un ouvrage à paraître chez Reaktion Books : Anatomy Museum. The Body, Death and Display.
  • [2]
    Regius Professor, c’est-à-dire titulaire d’une chaire de fondation royale [NdT].
  • [3]
    Un médecin nommé par les autorités pour s’occuper de questions de santé publique [NdT].
  • [4]
    Nélia Dias aborde également ce sujet dans un article en français disponible en ligne : « La fiabilité de l’œil », Terrain, Authentique ?, 33 (septembre 1999) (url : http://terrain.revues.org) [NdT].
  • [5]
    Anthropometrical Laboratory Register of Observations : volume 1, 1896-1905, Special Libraries and Archives, université d’Aberdeen (msu 1332/5/1/1).
  • [6]
    Ce mot traduit « cast » qui a, en anglais, entre autres sens, celui de « mouler (une statue) » et d’« attribuer (un rôle) » [NdT].
  • [7]
    Je suis très reconnaissante envers Neil Curtis, conservateur principal du musée Marischal de l’université d’Aberdeen, qui m’a donné cette information et m’a généreusement aidée au cours de mes recherches au musée.

1Contribution à l’anthropologie historique, cet article se penche sur l’étude anthropométrique du corps humain, pratiquée dans le nord-est de l’Écosse au tournant du xxe siècle. Ce faisant, il explore des aspects importants de l’anthropologie historique, en l’occurrence le développement de pratiques visuelles et de moyens d’observation spécifiques. Sur le plan théorique et méthodologique, ce travail adopte la même approche que d’autres études anthropologiques menées en Grande-Bretagne depuis les années 80, tant dans le domaine de l’histoire de la discipline que dans celui de la culture matérielle et des musées. Il plaide en faveur d’une décentration de l’enquête ethnographique et d’une analyse anthropologique qui utilise pleinement les méthodes et les sources historiques [Thomas, 1989]. Il montre que les objets matériels et les images visuelles – et pas uniquement les documents écrits – sont eux aussi porteurs d’histoire. Or le fait de rechercher dans les collections d’objets matériels des éléments historiques et interculturels modifie la relation que l’anthropologie contemporaine entretient avec les musées, y compris avec ceux qui participèrent de près à l’anthropologie pratiquée il y a un siècle : cette relation devient en effet plus étroite, mais aussi, souvent, plus ouverte à la critique et à la réflexion. Nourri de toutes ces approches, cet article s’appuie sur des recherches (dont une enquête ethnographique) qui, menées en Écosse dans des musées et des archives, ont permis de reconstituer et d’étudier des époques différentes et des lieux peu connus. En se focalisant sur un laboratoire d’anthropométrie, il souhaite contribuer au débat contradictoire qui anime la discipline sur le thème du terrain comme lieu d’enquête et de recueil des matériaux utilisés par la recherche anthropologique [voir Gupta et Ferguson, 1997].

2Les relations entre les musées, les archives et les autres espaces consacrés à la conservation ou à l’exposition d’objets, à la sauvegarde du passé et à la constitution de la mémoire, sont à la fois importantes d’un point de vue culturel et intéressantes à analyser [Hallam and Hockey, 2001]. Le processus complexe d’intrication qui se déroule tant sur le plan social et culturel que sur le plan matériel a fini, avec le temps, par tisser des liens entre les musées et les autres cadres d’accueil des collections. À certains égards, on peut qualifier un tel processus d’« intermuséalité dynamique » [1] ; ce concept désigne l’enchevêtrement de références, d’allusions et de contacts qui, dans un va-et-vient continu, relie les expositions (permanentes et temporaires) et les collections dans leurs différents cadres (rarement étudiés en tant que lieux concrets). Tout musée s’inscrit dans un processus historique d’émergence, si bien que les formes prises actuellement par l’intermuséalité sont, dans le temps comme dans l’espace, à la fois diffuses et hétérogènes. Quand des objets matériels (y compris des images et des textes) sont créés et utilisés, puis collectés et enfin exposés, ils se retrouvent étroitement liés à des personnes qui, géographiquement et historiquement, sont éloignées entre elles : ils deviennent alors le support de relations interculturelles qui, par leur intermédiaire, peuvent être entretenues (ou rompues). On peut ainsi considérer un artefact comme une entité qui se transforme avec le temps : il est partie prenante du contexte social et culturel qui l’a engendré et qui le modifie [Thomas, 1991].

3Le musée semble s’inscrire dans un processus d’intermuséalité qui, par définition, recouvre des lieux d’acquisition et d’exposition géographiquement différents : et qui, en outre, rassemble des objets matériels dont le développement est en cours, leur « vie sociale » n’étant pas terminée. On appliquera ici cette approche à un lieu particulier de collecte et d’exposition, le laboratoire d’anthropométrie d’Aberdeen, pendant la période qui va de la fin du xixe au début du xxe siècle. On montrera que les relations qui se sont instaurées, dans la pratique, entre le laboratoire, le musée d’Anatomie, la salle de dissection et, par la suite, le musée d’Anthropologie – tous situés dans le Marischal College de l’université d’Aberdeen –, relèvent de ce processus d’intermuséalité. La circulation de matériaux entre ces différents lieux a donné naissance à une dynamique intermuséale qui a stimulé la création de moyens d’observation adaptés au corps humain. Cette dynamique locale s’inscrivait, en outre, dans un processus plus large, établissant des liens avec d’autres lieux de conservation et d’exposition, en Grande-Bretagne et ailleurs.

? Le laboratoire d’anthropométrie

4Le laboratoire du Marischal College est fondé en 1896 au sein du département d’anatomie (ill. 1) pour pratiquer l’anthropométrie, discipline consacrée à l’étude des proportions du corps humain à partir de son observation anatomique et physiologique, et considérée à l’époque comme une partie de l’anthropologie [Reid, 1899]. On explorera ce lieu en le replaçant dans son contexte, qui fait intervenir à la fois des relations de type colonial, des réseaux d’anatomistes et d’anthropologues, des modes de collecte et des pratiques liées à l’étude des peuples en Écosse et à l’étranger. Ce contexte particulier, qui associe des réseaux relationnels à des ensembles de pratiques, a servi de matrice à de nouvelles approches pour l’étude et l’exposition du corps humain, vivant ou mort. Or ce savoir anatomique, créé et développé par des anatomistes, des médecins et des étudiants en médecine, dans des cadres matériels particuliers, va exercer une grande influence sur l’anthropologie naissante. En regroupant plusieurs méthodes, l’exploration anatomique, la mensuration anthropométrique et l’exposition anthropologique, le laboratoire a facilité l’étude des groupes et des races vivant aussi bien dans une ville, celle d’Aberdeen, que dans des endroits « reculés » ou « isolés » d’Écosse, de Nouvelle-Guinée, d’Afrique de l’Est ou d’ailleurs [Reid, op. cit. : 13]. S’agissant d’un espace consacré à l’avancement de l’anthropologie (un terme forcément imprécis à cette époque), il apparaît évident que l’on considère la région d’Aberdeen comme susceptible de fournir des objets d’études, exactement au même titre que les îles Fidji [Reid, 1899 : 12]. La façon dont l’anthropologie, dans son discours et sa pratique, articule le proche et le lointain est des plus intéressantes dans ce contexte. Comme G. Stocking l’a montré à propos de l’idéologie culturelle de la seconde moitié du xixe siècle en Grande-Bretagne, il existe « une corrélation entre l’altérité domestique et l’altérité coloniale » [1987 : 234]. En établissant des parallèles entre certaines catégories sociales à l’aide de comparaisons métaphoriques, on en vient alors à assimiler « les criminels, les femmes, les enfants, les paysans, les ruraux, les ouvriers, les mendiants, les fous et les Irlandais » à des « sauvages » ou à l’homme « primitif » [op. cit. : 229].

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Le laboratoire d’anthropométrie du Marischal College, université d’Aberdeen, photographié vers 1906 (reproduit avec l’autorisation de l’université d’Aberdeen).

5L’histoire de l’anthropologie peut s’écrire en adoptant une pluralité de points de vue. Avec le choix de l’Écosse, le présent article se démarque des études qui, pour retracer le passé de la discipline en Grande-Bretagne, ont jusqu’ici surtout privilégié l’Angleterre. Prenons un exemple. Si, comme le suggère J. Urry [1993], l’anthropologie britannique s’est principalement développée au cours des années 1890 dans les sociétés savantes londoniennes fréquentées par des « gentlemen scholars » (« gentlemen érudits »), la localisation du savoir faisant autorité et l’identité de celui ou de ceux qui le détiennent ont dû être affectées en conséquence. Située au nord-est de l’Écosse, Aberdeen se placerait, de ce point de vue, à la périphérie lointaine du mouvement. Or, il suffit de reconstituer l’histoire de la discipline en Écosse (les lieux d’accueil, les données recueillies, les pratiques), pour obtenir une tout autre topographie du savoir anthropologique, dans laquelle Aberdeen, loin d’être isolée, est parfaitement connectée à un vaste réseau social.

6Dès sa création, le laboratoire d’anthropométrie est utilisé de diverses façons, allant de l’enregistrement d’observations et de mesures jusqu’à l’exposition, la conservation et l’étude d’objets matériels. Dans son contexte spatial, on l’a vu, il est associé à d’autres installations dont se servent les anatomistes et les étudiants en médecine, notamment le Musée anatomique et la salle de dissection. Il ouvre également la voie au musée d’Anthropologie, créé au Marischal College en 1907. Combinant l’anatomie et l’anthropologie, le laboratoire d’anthropométrie offre un lieu où élaborer puis diffuser ces deux savoirs. Dans un tel cadre, la connaissance du corps humain représente un centre d’intérêt particulier, supposant la mise en œuvre visuelle et matérielle d’un certain nombre de pratiques, d’appareils et d’artefacts. Le laboratoire accueille une multitude de projets et de techniques d’enregistrement, nécessitant le recours à la photographie, au dessin et à l’écriture, mais aussi à la mesure des squelettes et des corps vivants, à la collecte des empreintes digitales et à la pratique d’examens oculaires. Il produit une quantité de données qui concernent les personnes qui vivent en Écosse, tout en s’intéressant à l’étude des différentes « races ». On croit en effet que de telles études donneront la clef pour comprendre, non seulement les variations observées dans les types physiques, mais aussi dans les coutumes, les langues et le développement de la « civilisation » [Urry, op. cit. : 2-3].

7En Grande-Bretagne, l’anthropométrie se développe surtout au cours des années 1880 et 1890, alors qu’on s’intéresse de plus en plus aux techniques et aux méthodes scientifiques mobilisées pour étudier les variations physiques des populations humaines [Urry, op. cit.]. En 1884, Francis Galton installe un laboratoire d’anthropométrie à la International Health Exhibition, une grande exposition qui s’est tenue à Londres sur le thème de la santé, afin de « montrer au public la simplicité des instruments et des méthodes qui permettent de mesurer et d’enregistrer les principaux caractères physiques de l’homme » [1885 : 205]. F. Galton s’intéresse particulièrement à la promotion d’instruments susceptibles d’être fabriqués en série pour être vendus partout en Grande-Bretagne et à l’étranger : « On a besoin d’un équipement normalisé […], afin d’uniformiser les méthodes de mesure », déclare-t-il en 1885 à l’Institut d’anthropologie de Londres [op. cit. : 206]. Désireux de favoriser la multiplication rapide de bons laboratoires sur une base géographique aussi étendue que possible, F. Galton souhaite que cet équipement normalisé soit également commode à emballer et à transporter « d’un endroit à un autre, et facile à installer n’importe où afin qu’un mesureur professionnel puisse l’utiliser temporairement » [op. cit. : 207]. Les « migrations » du laboratoire de Galton inspirent la création d’un laboratoire d’anthropométrie conforme à son « peripatetic principle » (« principe de mobilité ») que l’on installe en 1892 dans une section du musée d’Anatomie comparée du Trinity College de Dublin [Cunningham et Haddon, 1892 : 36]. Deux hommes, Alfred Haddon, formé en anatomie comparée et détenteur de la chaire de zoologie du Royal College of Science de Dublin, et Daniel Cunningham, professeur d’anatomie au Trinity College, s’emploient à mesurer systématiquement des populations qui vivent dans les villes, les régions rurales et les îles, afin d’étudier les « types humains » et les « caractères raciaux » [ibid.].

8La pratique de l’anthropométrie produit ainsi une quantité de documents écrits et de photographies qui, depuis peu, sont analysés sous l’angle des relations coloniales et des formes de pouvoir auxquelles ils se sont trouvés associés. Depuis le milieu du xixe siècle, on a pu rassembler de cette façon, dans le cadre de l’occupation coloniale, des photographies de « types raciaux » dans le but de procéder à l’étude et à la classification des peuples, en particulier de ceux qui semblent alors « en voie de disparition ». Les tentatives pour uniformiser les poses des personnes photographiées, ainsi que leur étiquetage avec des numéros ou des indications génériques est révélateur du statut qui leur est accordé : celui de spécimens. E. Edwards s’est intéressée à la production et à l’utilisation des photos anthropométriques, elle s’est interrogée sur le pouvoir complexe exercé par ces images qui ont participé à l’entreprise coloniale tout en offrant des « points d’ambiguïté » et de résistance [2001 : 132].

9En examinant l’espace réservé dans les laboratoires à la pratique de l’anthropométrie (et de la photographie), en se penchant sur la composition matérielle et sociale de ces laboratoires en Grande-Bretagne, on affine notre compréhension de la situation. Créations sociales, culturelles et matérielles, ces laboratoires peuvent être pris comme objets d’étude, au même titre que les musées ou les expositions, dont les présupposés épistémologiques, l’esthétique et la politique ont déjà été étudiés par des anthropologues. On peut ainsi faire le lien avec l’histoire et la sociologie des sciences qui ont accordé beaucoup d’attention aux dimensions sociales, culturelles et matérielles des laboratoires et à leurs transformations historiques. L’argument de S. Shapin, selon lequel la science « se fait et se maintient grâce à une activité concrète et localisée », nous intéresse ici particulièrement [1994 : xix]. En outre, d’après P. Galison, « la compréhension scientifique est enracinée dans le terreau dont elle se nourrit », même si la science elle-même voyage sur de longues distances : cette dernière procède en effet de « façon partielle et partiale », en manipulant des fragments, car sa « tâche consiste toujours à relier des compétences et des pratiques locales avec des compétences et des pratiques venues d’ailleurs, à allier les objectifs d’hier à ceux d’aujourd’hui » [2001 : 107]. Ainsi, des pratiques et des matériaux localement implantés se combinent avec des éléments et des influences venus d’ailleurs pour produire la dynamique localisée de la science. En se focalisant sur un laboratoire d’anthropométrie particulier situé à Aberdeen, on peut distinguer plusieurs points importants : le premier concerne les processus sociaux et culturels qui produisent un savoir sur le corps humain ; le second, les cultures matérielles et visuelles qui sont associées à la pratique de la science ; le dernier concerne les facettes multiples des lieux dans lesquels le passé s’est incarné, avant de disparaître et de devenir disponibles à des reconstitutions ultérieures. L’examen de ces points révèle certains aspects de l’histoire de l’anthropologie en Écosse, qui concernent surtout l’anatomie. Dans ce contexte anthropologico-anatomique, les modes d’observation et d’analyse du corps, y compris du corps mort, sont particulièrement importants. Ce champ d’investigation a été ouvert et développé par des anatomistes, des médecins, des missionnaires et des administrateurs coloniaux qui, malgré leur dispersion géographique, appartiennent aux mêmes réseaux sociaux. Les collections de matériaux, d’ossements humains et de documents écrits qui ont été rassemblées fournissent la preuve tangible de l’existence de ces réseaux. La suite de cet article explore le processus dynamique qui a permis de les collecter, de les exposer et de les étudier au sein du laboratoire d’anthropométrie. Ainsi, certains aspects de ce processus relèveraient du concept d’intermuséalité présenté ci-dessus. La circulation d’objets entre le laboratoire et les autres lieux consacrés à l’exposition anatomique de cadavres occupe, à cet égard, une place importante.

? L’anthropométrie, un processus dynamique entre anatomie et anthropologie

10D’après l’un des récits officiels livrés par les archives historiques du laboratoire d’anthropométrie, ce dernier est fondé en 1896 au Marischal College par Robert Reid, professeur [2] d’anatomie (1889-1925) [Low, 1939]. Même si cette version met en avant un anatomiste en particulier, la science est une pratique qui, comme le soutient Shapin, implique l’intervention du groupe [1994]. R. Reid compte parmi ses relations professionnelles des anatomistes et des anthropologues, dont il a su tirer parti pour créer le laboratoire, développer le musée d’Anatomie (commencé dans les années 1860) et consolider le musée d’Anthropologie du Marischal College. Pendant la fin du xixe et les premières décennies du xxe siècle, R. Reid reste en contact avec des hommes qui occupent des positions importantes dans les deux disciplines, mais aussi avec les musées qui leur sont associés, en particulier à Londres et à Oxford, ou encore à Édimbourg et à Dublin. Certains parmi eux se détachent, comme Edward Burnett Tylor qui, selon R. Reid, aurait été le premier à attirer l’attention de l’université d’Aberdeen sur l’anthropologie : ou encore Arthur Keith, ancien étudiant en médecine au Marischal College et conservateur du musée du Royal College of Surgeons of England. Signalons également Charles Seligman qui rend alors visite au département d’anatomie de l’université d’Aberdeen, où il fait un exposé à partir des notes qu’il a prises pendant l’expédition Daniels de 1904 en Nouvelle-Guinée britannique. C. Seligman se focalise sur les « caractéristiques physiques des indigènes » [1907 : 22] qu’il illustre avec des projections lumineuses et une exposition de « spécimens » tirés des collections d’Aberdeen. Cadrées au format anthropométrique, les projections montrent des vues de face et de profil accompagnées d’étiquettes numérotées (ill. 2).

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Photographies de l’exposé donné par Charles Seligman au Marischal College en 1906, publiées dans les Proceedings of the Aberdeen University Anatomy and Anthropological Society (1906-1908). (Cliché reproduit avec l’autorisation de l’université d’Aberdeen.)

11Le réseau relationnel de R. Reid comprend des administrateurs coloniaux, des missionnaires et des médecins [voir Southwood, 2003]. Certains étudiants du Marischal College, restés en contact après l’obtention de leur diplôme, font souvent don au musée de « spécimens » d’origine animale ou humaine (en particulier des squelettes). Pendant la seconde moitié du xixe siècle, plus d’un tiers des diplômés en médecine de l’université d’Aberdeen partent à l’étranger poursuivre leur carrière, dans des cabinets indépendants, dans des compagnies privées, dans l’administration coloniale ou dans l’armée [Hargreaves, 1994]. Le musée d’Anatomie doit ainsi une partie de ses spécimens aux nombreux contacts établis par des anatomistes en Écosse, en Inde, à Ceylan, en Chine, en Afrique, à Bornéo et au Groenland, surtout à partir des années 1860 [Hallam, 2005]. Les relations que R. Reid noue pendant les années 1890 et les premières décennies du xxe siècle lui envoient régulièrement de nouvelles acquisitions pour le musée. Il reçoit également des dons en provenance, notamment, de la Nouvelle-Guinée britannique, des Nouvelles-Hébrides, de Singapour et de la Birmanie, où il a des contacts. Parmi les donateurs de R. Reid, l’un d’eux se détache : Sir William MacGregor. Étudiant en médecine à Aberdeen, il devient par la suite « chief medical officer » [3] aux Fidji, puis le premier administrateur de la Nouvelle-Guinée britannique. Grâce à ce réseau de relations établies avec les colonies britanniques par certains anatomistes, le laboratoire d’anthropométrie n’est pas seulement approvisionné en matériel : sa réputation de lieu dispensant un savoir qui fait autorité en est accrue.

12Au cours de ses premières années, le laboratoire d’anthropométrie est également connu sous un autre nom, celui de musée d’Anthropométrie, et considéré comme un musée anthropologique, une particularité indiquant que ses objectifs sont alors variés et sujets à interprétations. Au départ, une salle du département d’anatomie est « mise de côté » pour que les étudiants en médecine puissent y enregistrer leurs mesures [Low, 1944 : 334]. On y a exposé une petite collection de silex préhistoriques ; puis, à partir de 1899, une collection prêtée par William MacGregor, composée de « spécimens illustrant les arts, les coutumes et le folklore des peuples primitifs » dans les Fidji et en Papouasie [ibid.]. La même année, R. Reid remercie d’autres donateurs en précisant qu’il s’agit d’une vaste et « unique collection montrant les arts, les armes et les costumes de certaines races noires » [1899 : 14]. Dès 1906, une publication de l’université décrit le laboratoire en ces termes : on y « procède à des observations anthropométriques sur des étudiants […], [lesquels] acquièrent les méthodes permettant de réaliser et d’enregistrer ce type d’observations. [On y] conserve également une vaste et précieuse collection d’objets illustrant les us et coutumes des différentes races humaines » [Walker et Munro, 1906 : 101]. Le laboratoire développe ainsi des modes d’observation qui font de l’étudiant à la fois un objet mesurable et un sujet connaissant. L’apprentissage de ces méthodes d’observation suppose aussi que les étudiants partent de leur propre corps pour ensuite seulement recentrer l’analyse sur des corps appartenant à d’autres « races » : et il mobilise, ce faisant, les catégories culturelles associées à l’idée de « primitivisme ».

13Les orientations épistémologiques du laboratoire d’anthropométrie se fondent sur une représentation de l’anatomie humaine élaborée à partir de la dissection des corps morts. En témoignent les discussions sur la définition à donner de l’anatomie, de l’anthropométrie et de l’anthropologie. Dans son allocution présidentielle, lors de la première réunion de l’Aberdeen Anatomical and Anthropological Society (aaas), en décembre 1899, R. Reid approuve le rapprochement entre l’anatomie et l’anthropologie, se réjouissant des perspectives ouvertes par cette association. La société a été créée par le personnel enseignant et les étudiants en médecine du département d’anatomie, qui en accueille les réunions et les conférences. R. Reid déclare que l’« objet d’attention » de l’aaas est « l’histoire naturelle de l’homme dans son entier. Ce qui suppose de mettre en pièces le corps humain, afin d’acquérir une connaissance de sa structure individuelle, de comparer l’homme avec ses voisins les plus proches dans le règne animal, et enfin d’étudier les diverses races humaines ainsi que leurs différents modes d’adaptations à l’environnement » [1899 : 10]. À deux reprises, en 1899 puis en 1934, R. Reid décrit le « regard » ou le « point de vue » de l’anthropologie comme différent du « point de vue anatomiste », quoique « naturellement » issu de lui. L’observation de variations dans les « caractères physiques » a ainsi également conduit à la recherche de variations dans le « statut culturel des différentes races humaines » [Reid, 1934 : 8].

? En direct de la salle de dissection

14L’anatomie est alors considérée comme un domaine stable de la connaissance, où l’anthropologie pourrait puiser des méthodes de travail appropriées. En 1899, R. Reid assure l’aaas qu’« une bonne formation et des connaissances précises en anatomie sont absolument indispensables pour réaliser un travail sérieux […] en anthropologie physique » [1899 : 10]. Censée procéder comme l’anatomie, l’anthropologie doit s’appuyer sur « des expositions et des descriptions de spécimens » et sur « l’enregistrement d’observations concrètes », lesquels fourniront les matériaux nécessaires pour alimenter des « discussions » [ibid.]. En anatomie, les travaux pratiques se déroulent principalement dans la salle de dissection : les étudiants y apprennent à observer et à décrire la « topographie exacte » du corps humain, afin d’en comparer les organes et la structure avec « ceux qui leur correspondent chez d’autres animaux » : ils enregistrent aussi les « anomalies », en dessinant les « variations » rencontrées au cours des dissections [op. cit. : 11].

15Les méthodes enseignées dans la salle de dissection s’enracinent dans un mode d’observation considéré comme précis et fiable. On attribuait aux pratiques visuelles développées grâce à la dissection un pouvoir révélateur absolu. L’objectif était d’obtenir un accès visuel direct à l’intérieur du corps humain. Quand on étudie un corps en le comparant avec des schémas standard et des spécimens conservés, on relève également les différences et les similitudes. L’anatomie développe son approche visuelle en enseignant la pratique d’une observation ciblée, intensive et comparative, où la maîtrise du regard, qui va et vient d’un objet d’étude à l’autre, est essentielle. Les cadavres des salles de dissection et les morceaux de corps conservés dans les musées d’anatomie sont considérés comme nécessaires à la mise en évidence et à l’acquisition des techniques d’observation. En France également, pendant la seconde moitié du xixe siècle, on accorde à la dissection un rôle fondamental dans la production d’observations « objectives ». Ainsi, d’après N. Dias, la pratique de la dissection produit des corps démembrés, considérés comme des « artefacts authentifiés scientifiquement », c’est-à-dire des objets qu’il devient légitime d’exposer au musée [1998 : 39]. D’ailleurs, la salle où se pratique la dissection est une « antichambre du musée », qui fournit ce dernier en « faits » matériels [ibid.]. À Paris, pendant les années 1880, les conditions spatiales et matérielles requises pour exercer l’anthropologie paraissent évidentes : « S’il est possible de mesurer un crâne sur une simple table, certaines branches de l’anthropologie ont, quant à elles, des exigences très particulières : il leur faut un cabinet où ranger les instruments, un atelier de dessin, de photographie et de moulage et, par-dessus tout, une salle de dissection » [Brabrook, 1881 : 248]. L’observation alternée du corps vivant et du corps mort est à la base de l’anthropométrie. Comme l’explique Paul Topinard, l’« [a]nthropométrie […] se donne pour tâche de mesurer la totalité du corps humain, qu’il soit vivant ou qu’il se trouve sur la table de dissection » [1881 : 212]. Alors que les « formes extérieures du corps enveloppé dans ses parties molles, ses muscles et ses tendons » méritent exactement la même attention, le squelette est alors considéré comme le point de référence stable à partir duquel les anatomistes peuvent prendre de « vrais » mesures [op. cit., 216]. On voit dans le corps mort (le squelette) une source de « vérité anatomique », tandis qu’en prenant les mesures externes requises, tout en essayant de réduire les « erreurs » au minimum, on ne peut que « sacrifier la vérité » [ibid.]. Ces modes d’observation et de mesure sont transférés de la salle de dissection au laboratoire d’anthropométrie d’Aberdeen grâce à un processus d’apprentissage qui prend l’objet comme point d’ancrage. On a déplacé les compétences en anatomie dans un nouveau lieu, mais, à cette occasion, on a aussi établi une distinction entre deux types de matériaux : les uns seraient « naturels », les autres « culturels ».

16Parmi les photographies qui subsistent du laboratoire, deux clichés datant de 1906 représentent des vues partielles de ses collections et de son mobilier. La première photographie (cf. p. 276) montre des moulages en plâtre de personnes vivantes, originaires d’Afrique australe, étiquetées « Femme bochimane » et « Homme bochiman », et entourées de vitrines surchargées. Le musée d’Anatomie acquiert ces moulages en 1880, quand ils sont commandés par John Struthers, professeur (cf. note 2) d’anatomie. Ce dernier les a fait faire à Londres, après avoir vu les « Bochimans » de l’exposition d’Édimbourg, afin d’enrichir la collection du musée [1899]. Les ayant apparemment obtenus en double, il fait don d’un exemplaire au Royal College of Surgeons d’Édimbourg. Il n’est pas rare alors qu’on réalise ainsi des moulages corporels sur des personnes vivantes, exhibées dans des expositions qui parcourent toute l’Europe et l’Amérique. Des groupes d’indigènes font partie de ces manifestations itinérantes qui comprennent des théâtres, des salles de divertissements, des cirques, des musées et, pendant la seconde moitié du xxe siècle, des expositions internationales. On y trouve également des « laboratoires d’anatomistes », et les corps des personnes qui décèdent au cours de ces tournées sont souvent recherchés pour la dissection [Poignant, 2004]. Les moulages de personnes vivantes, étiquetées « Femme bochimane » et « Homme bochiman », ont facilité, en Écosse, la circulation entre deux lieux d’exposition, l’un populaire, l’autre savant : à Aberdeen, ils ont été intégrés aux matériaux utilisés dans le cadre des études d’anatomie et d’anthropométrie. Dans le musée d’Anatomie, ces moulages corporels sont exposés nus – comme les cadavres dans la salle de dissection –, entièrement livrés à l’observation dans le cadre d’une approche évolutionniste. Dans le laboratoire d’anthropométrie, par contre, on les habille avec des artefacts de façon à composer un « tableau vivant ». Le déplacement des moulages d’un lieu à un autre a ainsi opéré un changement significatif : tandis que le musée conserve des « collections illustrant la structure physique de l’homme et la variation de cette structure chez les différentes races », le laboratoire, quant à lui, propose des « collections montrant les modes de vie qui le caractérisent, ses arts, ses armes et son habillement » [Reid, 1899 : 14].

? En direct du musée d’Anatomie

17La migration des moulages corporels du musée au laboratoire ne constitue pas un cas isolé : des crânes humains vont suivre le même chemin, du moins pendant un certain temps. Ici encore, grâce à des techniques visuelles de comparaison, on distingue dans les matériaux entre les composantes « naturelles » du squelette et ce qui est jugé « culturel ». Lors d’une réunion de l’aaas, en 1900, C.T. Andrew « expose » quatre crânes « décorés » provenant de Fly River en Nouvelle-Guinée, dont il propose une « description » basée sur des « observations » pratiquées au laboratoire [Andrew, 1900 : 29]. Les crânes lui ont été « prêtés » par R. Reid, professeur au musée d’anatomie, qui les a lui-même obtenus du « chief medical officer » (cf. note 3) de la Nouvelle-Guinée britannique. Photographiés pour illustrer la description d’Andrew, puis publiés dans les Actes de l’aaas (1899-1900), ils continuent ainsi de circuler sous une nouvelle forme visuelle (ill. 3). Outre le calcul du volume et quelque vingt-huit autres mesures, les observations d’Andrew portent sur des « particularités » présentant un « intérêt », comme la présence d’« un motif décoratif sur l’os frontal » de chaque crâne [1900 : 29]. Cette façon d’ordonner les crânes en série, de les numéroter, puis de décrire les marques qu’ils portent pour tenter de les mesurer avec précision est également attestée dans l’anthropologie française de la fin du xixe siècle. Selon N. Dias, en effet, le fait d’« instaurer un langage numérique » permet d’effacer le sujet [1998 : 42] [4]. Contrairement au langage verbal, trop « vague », les chiffres, obtenus à partir d’observations « directes », ont une précision qui leur confère une valeur scientifique. Dans le laboratoire d’anthropométrie, C. T. Andrew décrit avec précision les « dessins » sur le crâne « no 1 » : « La décoration consiste en un motif symétrique, avec une composition centrale, entourée sur sa partie haute d’une bordure en forme de croissant, formée par deux lignes dont les extrémités se rejoignent, et entre lesquelles sont taillées vingt-huit lignes, disposées en arête de poisson, dont seize pointent vers la droite et douze vers la gauche » [1900 : 30]. Malgré l’importance accordée aux chiffres, les descriptions utilisent aussi des analogies faciles à reconnaître d’une culture à l’autre : les marques sur les crânes se voient attribuer une « forme de croissant », de « champignon » ou de « peigne » [ibid.]. On interprète celles que porte le crâne « no 1 » comme « une tentative rudimentaire de représenter la bouche », et celles du crâne « no 2 » comme « une tentative de représenter un bateau avec une voile » [op. cit. : 30, 33]. Une fois isolés et identifiés, ces dessins sont rapprochés de dessins similaires figurant dans les « spécimens de l’art de Nouvelle-Guinée », qui appartiennent à la collection de William Macgregor, exposée dans le laboratoire d’anthropométrie [Andrew, 1900 : 30]. Prenant modèle sur les observations anatomiques, ce procédé de mesure et de comparaison visuelle des ossements et des artefacts sert ensuite à attribuer aux crânes décorés un « type racial ». Si bien que la description de la topographie du corps pratiquée dans la salle de dissection est appliquée au crâne dans le laboratoire d’anthropométrie : en changeant de lieu, la comparaison ne porte plus sur des organes mais sur des « dessins ».

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Photographies de « Quatre crânes décorés de Nouvelle-Guinée » publiées dans les Proceedings of the Aberdeen University Anatomy and Anthropological Society (1899-1900). Ces objets font maintenant partie de la collection anthropologique du Marischal Museum. (Cliché reproduit avec l’autorisation de l’université d’Aberdeen.)

18Parallèlement à l’exposition et à l’examen visuel minutieux de moulages humains et d’ossements, on effectue également, dans le laboratoire d’Aberdeen, des mesures sur des corps vivants. Le contexte dans lequel s’inscrivent ces procédures est marqué par un intérêt pour l’histoire raciale de la Grande-Bretagne, intérêt qui, depuis les années 1870 en particulier, se manifeste par des recherches archéologiques et des études de population vivante. Ainsi, la British Association for the Advancement of Science (1875-1883) produit de nombreux travaux anthropométriques (des mesures, des tables, des rapports et des collections de photographies) portant sur les caractères physiques des habitants et sur les « types de races » attestés en Grande-Bretagne [cité par Poignant, 1992 : 58]. Durant les années 1890, l’Ethnographic Survey of the British Isles est en cours : soucieuse d’enregistrer les « faits », cette enquête s’intéresse surtout aux populations et aux coutumes dont on pense alors, conséquence de l’industrialisation et du développement des transports, qu’elles vont « disparaître ». Dans l’Aberdeenshire, en 1895, on prend les mesures de personnes participant à des bals ou à des événements sportifs locaux : les années suivantes, on mène dans les écoles une « enquête sur la pigmentation » qui recueille des informations sur la couleur des yeux et des cheveux des enfants. Œuvrant dans le même milieu, le laboratoire d’anthropométrie du Marischal College enregistre, à partir de 1896, les caractères physiques des étudiants en médecine et de la police d’Aberdeen.

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Une entrée du volume 1 de l’Anthropometrical Laboratory Register of Observations (1896-1905) du Marischal College. (Photo reproduite avec l’autorisation de l’université d’Aberdeen.)
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Photographies conservées dans le volume 1 de l’Anthropometrical Laboratory Register of Observations (1896-1905) du Marischal College. (Cliché reproduit avec l’autorisation de l’université d’Aberdeen.)

19Les anciennes pratiques anthropométriques ont produit des documents et des photographies qui sont devenus des pièces historiques, aujourd’hui conservées aux archives de l’université d’Aberdeen. Toutefois, à l’époque de leur production, ces documents sont actifs : ils servent à faire des observations et des mesures dans le laboratoire. Dans d’imposants volumes reliés cuir et toile, on remplit à la main chaque page d’un registre imprimé, en y inscrivant pour chaque individu concerné des observations et des mesures. Ainsi, la première entrée du volume 1 suit un modèle qui sera repris dans les 544 entrées suivantes (ill. 4). Les observations, attribuées au professeur Reid et à « ses assistants », divisent l’objet d’étude en ses éléments constitutifs (qui à leur tour sont subdivisés) : le nom, le statut familial, l’apparence physique (couleur de la peau et des cheveux, par exemple), les mesures de la tête, la taille, l’envergure des bras, le poids, les organes des sens, les empreintes digitales et la taille de la pupille [5]. On a ainsi consigné dans ce document la conversion d’une personne nommément désignée en une série de chiffres, grâce à l’utilisation de techniques standardisées, d’instruments et de formules. Par exemple, si les cheveux observés sont blonds et raides, une fois enregistrés, ils deviennent « B (1) ». On emprunte également les méthodes utilisées par des personnages influents : par exemple, celle de P. Topinard pour détailler le nez, celle de A. Keith pour l’oreille et celle de F. Galton pour les empreintes digitales. L’objectif est de faciliter l’analyse statistique de grands ensembles de données, et de créer ce faisant une documentation uniformisée susceptible d’être comparée avec celle rassemblée dans d’autres laboratoires.

20Cette façon de mesurer ou de « disséquer » le corps vivant grâce à l’observation anthropométrique fait écho aux méthodes visuelles employées pour étudier les cadavres dans la salle de dissection. Les personnes vivantes deviennent ainsi, elles aussi, des spécimens, comme en témoigne « l’anatomie » du registre anthropométrique, découpé en sections et en sous-sections. À partir de 1905, on commence à coller dans les volumes du registre la photographie des étudiants dont le Laboratoire d’anthropométrie a pris les mesures. Placés en face du rapport écrit, ces clichés, composés comme un portrait, montrent le visage et la partie supérieure du corps (ill. 5). Ils évoquent les poses standard adoptées sur les photographies anthropométriques qui servent à constituer une documentation sur les caractères physiques des diverses « races ». À cette différence près que les sujets sont entièrement habillés et désignés par leur nom (même si, sur la page d’à côté, leur évaluation anthropométrique les a convertis en numéros). On ajoute progressivement de nouveaux éléments à ces évaluations qui gagnent alors en nuances. On réexamine et on remesure les étudiants (chaque fiche individuelle prévoyant une série de six observations), que l’on photographie une seconde fois, mais en ajoutant, notons-le, une notice biographique. L’illustration 5 montre la fiche d’un certain A. Kellas, photographié pour le registre anthropométrique en 1906. Or, en 1915, on trouve un autre cliché du même homme accompagné d’une courte notice : « mort au combat dans les Dardanelles, le 6 août 1915, à l’âge de 31 ans ». Ainsi, ce qui n’est au départ qu’un registre anthropométrique devient aussi, par la suite, un mémorial individualisé et un vestige de la guerre. Le contenu commémoratif de ces registres tranche avec les images et les moulages corporels du laboratoire d’anthropométrie, qui, dépersonnalisés, hors du temps et sans histoire individuelle, ne sortent jamais du domaine général.

21Certains aspects de la fabrication du savoir concernant le corps humain, dans un laboratoire d’anthropométrie, en Écosse, au tournant du xxe siècle, ont été explorés ici. Grâce à la circulation d’objets matériels entre le musée d’Anatomie (ou la salle de dissection) et le laboratoire d’anthropométrie, mais aussi grâce au déplacement de moyens d’observation d’un lieu à l’autre, un processus d’intermuséalité s’est mis en place, qui a influencé la lecture qui était faite du corps humain. La culture matérielle et visuelle de l’anatomie, qui fait du corps une source de vérité, a eu, dans un tel contexte, une incidence considérable sur l’anthropologie naissante et sur ses méthodes d’observation. Dans le laboratoire d’anthropométrie, le corps humain est devenu, sous forme de moulages, d’ossements ou de spécimens conservés, de photographies et de documents écrits, un objet d’étude. S’étant focalisés sur le corps vivant, les registres anthropométriques ont même parfois été transformés en mémorial pour personnes décédées, cette éventualité toutefois dépendait de la conception de la différence culturelle qui avait cours, tout le monde n’ayant pas droit à une biographie.

22Cet article s’inscrit dans une recherche plus vaste qui tente de cerner les changements intervenus dans les relations entre le corps humain, les objets matériels et les images visuelles, dans le cadre des musées britanniques d’hier et d’aujourd’hui. Les documents et les matériaux recueillis dans le passé par l’anthropologie ne sont pas coupés des préoccupations actuelles : ils peuvent être pris en compte dans le processus d’analyse et de réflexion critique qui est en cours. Sans la présence matérielle des objets, il n’y aurait ni musées ni expositions : or, cette présence se prête à des interprétations différentes, comme en témoigne le court exemple qui suit. À Aberdeen, les moulages corporels de l’« Homme bochiman » et de la « Femme bochimane », qui furent exposés dans le musée d’Anatomie et le laboratoire d’anthropométrie à la fin du xixe siècle, ont fait l’objet d’une réinterprétation fondamentale, tout au long du xxe siècle, dans le cadre d’expositions au musée d’Anthropologie du Marischal College. De 1985 à 1995, le musée a inclus ces figures dans une exposition dont l’approche consiste à montrer, de façon critique, à la fois la signification politique d’une telle inclusion et le caractère hybride de l’identité culturelle. Dans l’exposition, About Human Beings : About Being Human, organisée par Charles Hunt, les figures sont accompagnées d’une pancarte écrite à la main qu’elles semblent tenir devant elle (camouflant partiellement leurs corps nus). Le conservateur y a fait écrire : « Nous refusons d’être ainsi exhibés. Sommes-nous des curiosités ou des êtres humains ? La science est-t-elle plus importante que la compassion ? Vous nous avez figés[6] dans un rôle que nous n’aurions pas choisi. » [7] Au regard de la notion d’intermuséalité, la façon dont ces moulages corporels sont présentés au public ne fait sens que si on la relie au mode d’exposition qui, antérieurement, fut le leur. Certains musées d’anthropologie contemporains ont une approche critique dont l’objectif est double : présenter une reconstitution d’anciens modes d’exposition, tout en essayant d’exposer leurs présupposés culturels et leur politique muséographique. Une approche susceptible de stimuler la recherche et le débat, tant sur l’histoire de l’anthropologie que sur la façon dont on pratiquait cette discipline au temps des colonies. ?

23Traduit de l’anglais par Sylvie Muller

24muller.s@club-internet.fr

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : histoire de l'anthropologie, Écosse, anatomie, anthropométrie, Grande-Bretagne

Date de mise en ligne : 03/10/2007

https://doi.org/10.3917/ethn.072.0275

Notes

  • [1]
    J’ai élaboré ce concept parce qu’il permet de théoriser les relations dynamiques unissant les musées aux autres lieux d’accueil, d’entreposage ou d’exposition des collections. Il sera développé dans un ouvrage à paraître chez Reaktion Books : Anatomy Museum. The Body, Death and Display.
  • [2]
    Regius Professor, c’est-à-dire titulaire d’une chaire de fondation royale [NdT].
  • [3]
    Un médecin nommé par les autorités pour s’occuper de questions de santé publique [NdT].
  • [4]
    Nélia Dias aborde également ce sujet dans un article en français disponible en ligne : « La fiabilité de l’œil », Terrain, Authentique ?, 33 (septembre 1999) (url : http://terrain.revues.org) [NdT].
  • [5]
    Anthropometrical Laboratory Register of Observations : volume 1, 1896-1905, Special Libraries and Archives, université d’Aberdeen (msu 1332/5/1/1).
  • [6]
    Ce mot traduit « cast » qui a, en anglais, entre autres sens, celui de « mouler (une statue) » et d’« attribuer (un rôle) » [NdT].
  • [7]
    Je suis très reconnaissante envers Neil Curtis, conservateur principal du musée Marischal de l’université d’Aberdeen, qui m’a donné cette information et m’a généreusement aidée au cours de mes recherches au musée.

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