Notes
-
[1]
Cf. la bibliographie publiée dans le numéro spécial du Journal des anthropologues, intitulé « Questions d’optiques » [Maresca, 2000].
-
[2]
Sur ce dernier ouvrage et sur d’autres du même type, cf. [Jehel, 2000].
-
[3]
Dans la même veine, les éditions Taschen viennent d’éditer un volumineux album (558 pages !) des photographies africaines de Leni Riefenstahl, intitulé Africa [2005].
1Depuis quelques décennies, un courant actif des sciences sociales se préoccupe d’utiliser l’image dans les recherches et les publications. En particulier la photographie, qui gagne ainsi une visibilité réservée jusque-là au film. Les Américains ont été précurseurs dans ce domaine en relançant l’anthropologie visuelle à partir des années 1970. Concernant l’utilisation spécifique de la photographie, citons John Collier Jr., auteur d’un premier manuel en 1967, réédité et complété en 1986 [Collier et Collier, 1986] ; Douglas Harper, photographe devenu sociologue, dont l’enquête sur les vagabonds américains a été traduite il y a peu [1998] ; ou encore Howard S. Becker, sociologue et photographe à ses heures, qui a écrit plusieurs textes sur ce que les sociologues gagneraient à inclure la photographie dans leur démarche [1981, 1986, 1995]. En France, divers ouvrages ou numéros spéciaux de revues ont été publiés sur la question récemment. Aujourd’hui, des thèses font appel à la photographie pour collecter et fixer des données d’observation et renouveler la réflexion sur les manières de fabriquer la connaissance du social [1].
2Par ailleurs, un nombre croissant de photographes professionnels produisent des images dans une optique qui se rapproche ou s’inspire directement des sciences sociales, notamment de l’ethnologie. Citons, entre autres, Françoise Huguier qui a réemprunté l’itinéraire de la mission Djibouti pour réaliser son livre Sur les traces de l’Afrique fantôme [1990], Bernard Descamps qui a publié sur les Pygmées [1997] [2] ou encore Franck Desplanques sur les Nénètses de Sibérie [2005]. Au-delà, une veine plus commerciale exploite la curiosité des Occidentaux pour les peuples primitifs. Citons en particulier les albums érotico-documentaires de Gian Paolo Barbieri sur Madagascar ou Haïti [1997, 1998] [3], ou encore les publications récentes de Franco Zecchin [1998], Hibiki Kobayashi [1998] et Pierre de Vallombreuse [2006] sur le thème des peuples ancestraux à travers le monde. Dernièrement, sans se concerter, quatre photographes réputés dans les registres du photoreportage et de l’image documentaire ont pris pour objet les mêmes tribus éthiopiennes [Giansanti, 2004 ; McCullin, 2005 ; Munoz, 2003 ; Silvester, 2005]. On pourrait allonger la liste à l’envi : elle ferait ressortir les peuples indigènes, jugés les plus « photogéniques ». Car cette surenchère photographique se porte plus volontiers sur les horizons exotiques que sur les réalités quotidiennes des sociétés occidentales.
3Enfin, certains grands noms des sciences sociales voient valoriser sur le tard leur production photographique à travers la publication d’albums qui restituent des clichés souvent pris au début de leur carrière et qu’eux-mêmes n’avaient pas jugé bon alors d’exploiter plus avant [Lévi-Strauss, 1994, 1996 ; Tillion, 2001 ; Bourdieu, 2003 ; Ducret et Schultheis, 2005].
4Il règne donc une effervescence photographique. D’une part au sein des sciences sociales, puisque la photographie y prend place de plus en plus fermement parmi les techniques d’exploration et de restitution, ajoutant de nouveaux chapitres à l’œuvre de certains auteurs. D’autre part autour des sciences sociales, puisque le regard posé par ces disciplines sur les autres cultures inspire désormais de nombreux photographes professionnels. Mais s’opère-t-il une rencontre entre ces deux mouvements, s’inspirent-ils l’un l’autre, ou bien s’agit-il de tendances qui s’affirment chacune à partir d’un univers de référence autonome ? En d’autres termes, assiste-t-on à une confrontation entre la photographie documentaire et les sciences sociales, ou à de simples emprunts de part et d’autre, plus formels ou symboliques qu’engageant une réelle curiosité pour la démarche de l’autre ?
5La question n’est pas nouvelle : dans les années 1930, plusieurs grandes fresques sociales furent réalisées au moyen de la photographie, en Allemagne [Sander, 1980], en France [Kollar, 1986], aux États-Unis [Amériques. Les années noires, 1983]. Souvent, la sociologie fut invoquée pour leur conférer un crédit supplémentaire, mais, de fait, les liens effectifs entre la production d’images et la fabrique des sciences sociales étaient ténus, sinon tout à fait inexistants [Maresca, 1996 : 19-118].
6Je voudrais aborder, dans un premier temps, les principaux points qui rapprochent les pratiques de l’ethnologie et de la photographie documentaire, puis, dans un second temps, rechercher quelles sont les formes effectives ou souhaitables de confrontation entre l’une et l’autre.
Rapprochements
7Le photographe documentaire et l’ethnologue séjournent tous deux longtemps sur le lieu de leur reportage ou de leur étude. La durée de leur séjour est déterminante pour la connaissance qu’ils peuvent acquérir de la population photographiée ou étudiée, surtout si celle-ci leur est tout à fait étrangère. Toutefois, les conditions de travail des photographes et des ethnologues ont bien changé. Sauf exception, les premiers ne parviennent à se ménager des temps de prise de vue pour la réalisation de leurs sujets documentaires que dans les intervalles laissés libres par leurs engagements « alimentaires ». Dans ces conditions, leur présence sur le terrain s’apparente le plus souvent à du fugitif de longue durée :
8« Sur une période de trois ans, j’ai passé environ huit mois sur place » (Claudine Doury, photographe de l’agence Vu, parlant de son travail sur Les peuples de Sibérie [Doury, 1999], qu’elle a photographiés « du fleuve Amour aux terres boréales » (extraits d’une interview pour le magazine d’art en ligne @xélibre, www.axelibre.org/arts_plastiques/claudine_doury.php).
9« Hans Silvester travaille en Éthiopie depuis un an et demi, multipliant les séjours de cinq à six semaines » (texte de présentation de son exposition sur les tribus de la vallée de l’Omo, au Centre d’Art de la Fondation Jean-Paul Blachère) [2005].
10« 1991 – Il démarra son nouveau projet Les nomades aujourd’hui avec les Touaregs dans le désert du Sahara. 1993 – Il poursuivit ce projet : avril et mai avec les Vezos, sur la côte nord-ouest de Madagascar ; novembre avec les Maures de Mauritanie. 1994 – Projet Nomades : mars avec les Mohen en Thaïlande ; juillet en Mongolie puis avec les Bédouins en Jordanie. 1995 – Les Pygmées Baka au Cameroun et les Innuit au Québec. 1996 – Les Evènes en Yakoutie (Sibérie), puis en Tanzanie » (extraits de la biographie du photographe Franco Zecchin, « qui a voyagé dix ans en compagnie des populations nomades des cinq continents » – publiée en anglais sur le site Internet du réseau Picturetank).
11Rares sont les expériences aussi prenantes que celle des photographes Jean Bernard, Karl Kugel et Bernard Lesaing qui, entre 1990 et 1993, ont passé chacun l’équivalent de deux ans pleins dans l’île de la Réunion pour y documenter un programme de réhabilitation de quartiers urbains [Bernard, Kugel, Lesaing, 1994].
12De leur côté, les ethnologues passent en général plus de temps sur place et surtout ils y séjournent en continu. Cependant, ils rencontrent de plus en plus de difficultés à organiser ces séjours sur le terrain, pour des raisons financières ou géopolitiques. Eux aussi le font souvent en plusieurs fois, si bien que, en termes de durée, la différence tend à s’amenuiser entre un travail photographique documentaire et un terrain ethnographique.
13« Les auteurs ont effectué de longs séjours de recherche en Afghanistan entre 1964 et 1998. […] Ethnologues, [ils] ont sillonné ce pays, à de multiples reprises pendant trente-cinq ans, munis de leurs outils de travail : carnet de notes et appareil photographique » (présentation du livre de photographies de Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont sur l’Afghanistan) [2002].
14Corollaire de la durée, la qualité de la relation établie avec les « indigènes » est déterminante, tant pour la pertinence des photographies que pour celle des observations ethnographiques. Photographes et ethnologues sont des spécialistes de l’entrée en relation avec autrui. Les premiers insistent davantage sur cet aspect fondamental pour leur travail, notamment parce qu’il contribue à les démarquer des photographes de presse et qu’il confère à leurs images une aura d’« humanité ».
15« Proche des gens et de leur quotidien, Claude Doury développe une volonté photographique et humaine rare » (extrait de sa biographie présentée sur le site de l’agence Vu, www.agencevu.com).
16« Il lui a fallu s’immerger dans ces tribus, vivre sous la tente, partager leur vie quotidienne, apprivoiser les gestes et les regards pour les prendre sans les surprendre, pour les saisir dans leur réalité en évitant la mise en scène. L’authenticité est à ce prix avec son corollaire qui est la beauté […] » (exposition d’Hans Silvester) [2005].
17Chez les ethnologues aussi, l’accent est mis sur l’importance de l’entrée en relation avec l’Autre : « Si vous êtes capable de vous procurer de l’orge en mars (période de disette), de louer un mulet en mai (période de la moisson), de renvoyer un domestique sans vous brouiller avec sa famille, de ne jamais vous mettre en colère, d’obtenir cependant une partie de ce que vous demandez – alors, vous pouvez commencer à faire de l’ethnographie. À condition que ces diverses activités vous en laissent le temps » [Tillion, 2001].
18Effectivement, pour les photographes ou les ethnologues, la rencontre est surtout décisive en ce sens qu’elle engage la suite de l’interaction et qu’elle conditionne la possibilité de réaliser ce que les uns et les autres sont venus faire, à savoir un reportage photographique ou une étude savante. Sur place chacun se trouve soumis à la nécessité d’établir la bonne distance, pour tout à la fois réussir à s’immerger dans la vie des autres, rester concentré sur son travail et s’absorber dans l’observation tout en affirmant son propre regard.
19Enfin, les photographes documentaires comme les ethnologues ou les sociologues valorisent leurs expériences respectives à travers un type particulier de publication – livre d’auteur ou monographie savante – qui requiert une certaine dimension et une forme spécifique d’organisation pour donner toute leur ampleur à la richesse et à la complexité des images ou des analyses proposées.
20La nouveauté, au cours des dernières années, aura été l’intérêt d’éditeurs commerciaux pour ces ouvertures sur les sociétés exotiques. Initié par la revue américaine National Geographic et, en France, le mensuel Géo, cet intérêt a profité davantage aux photographes bien introduits dans les sphères de la publicité ou de la presse qu’aux ethnologues. Encore que certains de ces derniers aient à leur tour conçu des ouvrages grand public, largement illustrés de photographies [Centlivres et Centlivres-Demont, 2002 ; Bonte, 2004]. D’ailleurs les albums photographiques publiés par Claude Lévi-Strauss, Germaine Tillion ou Pierre Bourdieu doivent beaucoup à cet engouement éditorial pour la photographie documentaire et les horizons exotiques, redoublé ici par une curiosité visuelle pour les débuts sur le terrain de ces figures fameuses des sciences sociales.
21Il y a donc indéniablement des points communs entre les manières de faire des ethnologues (ou des sociologues les plus empiriques) et les pratiques des photographes documentaires. Il reste que leurs objectifs divergent profondément : les photographes ambitionnent de composer des images, tandis que les spécialistes des sciences sociales se soucient d’élaborer une analyse savante. Le reproche souvent fait aux photographes, surtout aux photoreporters, de ne pas regarder les personnes qu’ils photographient, de ne pas prendre le temps de s’adresser à elles, méconnaît cette réalité constitutive de leur travail. Ils regardent d’abord la photo qu’ils sont en train de faire, à l’instar des cinéastes qui concentrent leur regard à travers l’œilleton de la caméra. Les photographes espèrent un succès public, voire une consécration artistique, quand les chercheurs aspirent à la reconnaissance de leurs pairs et à une consécration intellectuelle. La principale ligne de partage se dessine donc au niveau des finalités. Si La main de l’homme du photographe Sebastião Salgado [1993], pour prendre un exemple très médiatisé, affirme une dimension de description sociale des conditions de travail des hommes à travers le monde, c’est avant tout un album de photographies, valorisé comme tel. Lorsque, de son côté, Douglas Harper publie ses propres photographies dans un article, c’est avant tout pour outiller sa réflexion sociologique [1987].
22Toutefois, les derniers exemples de valorisation éditoriale d’ethnologues ou sociologues en photographes ont quelque peu brouillé les frontières entre la photographie grand public et les travaux universitaires. Les auteurs concernés ont exprimé des réserves, voire des réticences, sans s’opposer pour autant à ces projets inattendus de valorisation photographique.
23« Qu’on s’intéresse à ses photographies ne lui déplaît pas, mais [Lévi-Strauss] tient à préciser d’entrée de jeu et très clairement qu’il n’est pas un photographe et ne saurait donc être considéré comme tel. “Je suis ethnographe et non pas photographe. À chacun sa spécialité” » [Garrigues, 1991a : 76]. « Confronté à l’idée de […] publier [ses photographies d’Algérie] et d’en faire une exposition, Pierre Bourdieu fut d’abord sceptique, car il n’entendait pas surestimer l’impact artistique et esthétique de ses photographies » [Christine Frisinghelli, in Bourdieu, 2003 : 213].
24De leur côté, plusieurs photographes documentaires éprouvent désormais le besoin de se situer par rapport à cette incursion des sciences sociales dans le domaine photographique, soit pour se réclamer à leur tour d’une certaine pertinence sociologique ou ethnologique, soit pour s’en démarquer au nom d’une rigueur esthétique qu’ils dénient aux savants photographes :
25« Gilles Favier participe d’un questionnement sur la nature, les enjeux et donc les limites d’une photographie qui dialogue avec l’ethnologie. Inventorier, décrire sans reproduire, être obligé de s’inscrire avec la plus grande humilité, être obligé […] de montrer sans dire, sans prouver, sans penser à la vérité, mais également s’effacer. En fait participer d’une ethnologie qui, parce qu’elle est photographique, pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses » (Christian Caujolle, directeur de l’agence Vu, à propos des photographies que Gilles Favier a réalisées en 2000 à Itacare da Bahia au Brésil).
26« Il faudrait maintenant que je me démarque de ce que l’on a dit sur l’expo [de ses photographies à la Villette en 1999] et qui est vrai, ce côté ethno-documentaire où se dilue le propos sur la photographie. Je me définis avant tout comme photographe » (extrait de l’interview de Claudine Doury pour @xélibre).
27On trouve même des cas, certes plus rares, de photographes qui retravaillent visuellement l’imagerie des sciences sociales. Ce n’est pas d’aujourd’hui que ces disciplines produisent des images sur les individus ou les groupes qu’elles étudient ; depuis leur création, elles ont été très prolixes en clichés sur les « sauvages » des quatre coins de la terre [Edwards, 1992 ; Maresca, 2000 ; etc.]. Le postmodernisme réactive une curiosité critique sur les évidences constitutives de ce regard savant. Les travaux d’historiens se multiplient sur le sujet. Dans la foulée, certains photographes s’emparent à leur tour de photos anthropologiques pour soulever les pans cachés de cette mise en image des « primitifs », longtemps drapée dans sa dignité scientifique, mais dont l’arbitraire est désormais mis à nu avec une saine cruauté. Une belle illustration de cette démarche est offerte par le photographe finlandais Jorma Puranen qui a retravaillé les portraits anthropométriques des Lapons réalisés au xixe siècle [Puranen, 1999 ; Maresca, 1996 : 195-238].
28Au final, les sciences sociales se voient ainsi talonnées par la photographie. Les ethnographes des populations exotiques, en particulier ceux qui utilisent la photographie, se trouvent, qu’ils le veuillent ou non, en concurrence avec des clichés commerciaux qui brouillent leur propre message :
29« Les photographes professionnels […] je pense qu’il ne leur était pas facile de prendre, sauf par accident, une vision non convenue de cette société, sans autre grille que la catégorie du pittoresque, tisserand à son métier, femmes rentrant de la fontaine » [Bourdieu, 2003 : 39] ; « Les “beaux types indigènes” et l’iconographie ethnique : le cavalier turkmène, le laborieux Hazara, le Tadjik industrieux, le fier Pachtoun, représentent une tentation forte pour l’observateur néophyte, […] amateur d’exotisme tombé sous le charme du pays et de ses habitants si habiles à séduire et à captiver l’étranger » [Centlivres et Centlivres-Demont, 2002 : extrait de l’introduction].
30Ils sont aussi confrontés à des propositions artistiques de photographes-créateurs qui, à l’instar de Jorma Puranen, interrogent leur propre regard savant.
Confrontations
31Ces photographes contemporains qui tutoient les sciences sociales et les spécialistes de ces disciplines qui, de leur côté, font de même avec la photographie amorcent-ils entre eux des rapprochements, voire des collaborations, ou bien continuent-ils à évoluer sur des rails parallèles qui, bien que semblant proches, ne se croisent jamais ? Quelles relations, quelles confrontations effectives existe-t-il entre ces deux registres iconographiques ?
32Tout d’abord, certains photographes sont devenus ethnologues ou sociologues. Confrontés, dans leur pratique de reportage, aux aspects complexes de chaque culture et de chaque société (à commencer par la leur), ils se sont tournés vers les sciences de la société, s’y sont formés et y ont entamé une seconde carrière, dans laquelle ils réservent souvent une place à leur premier métier. Depuis l’origine du musée de l’Homme, plusieurs opérateurs sont ainsi devenus ethnographes. Citons également Pierre Verger, ethnologue sur le tard, dont on revalorise aujourd’hui le talent premier de photographe [1993, 2005].
33La plupart des pionniers de l’ethnologie ou de la sociologie visuelles ont d’abord commencé par être photographes. C’est le cas de John Collier Jr. et de Douglas Harper, ou aujourd’hui encore de plusieurs doctorants et enseignants-chercheurs en ethnologie visuelle (voir les deux exemples donnés dans le Journal des anthropologues [2000] : l’article de Sylvaine Conord coordonnatrice du présent dossier d’Ethnologie française et celui de Leonardo Antoniadis ; ainsi que l’ouvrage de Luiz Eduardo Robinson Achutti [2004]).
34Ces photographes convertis aux sciences sociales pourraient analyser avec à-propos les usages que ces disciplines font des images, car ils savent pertinemment comment les fabriquer et les utiliser. Ils savent aussi que l’ethnologie ou la sociologie visuelles ne peuvent pas se réduire à restituer autrement des observations de terrain ou à illustrer des analyses. Ou alors c’est que l’image n’y trouve pas son compte. Assumer et maîtriser pleinement ce qu’implique de faire de l’image un genre expressif autonome, voilà ce que les photographes pourraient apporter aux chercheurs attirés par le visuel.
35Cependant, il n’existe que peu de contributions théoriques ou méthodologiques de ce type. Comme si l’impératif de s’affirmer intellectuellement dans le champ des sciences sociales obligeait ces anciens photographes à reléguer au second plan leur compétence première.
36« Ces dernières années, j’avais oublié que j’étais photographe car je m’occupais surtout de questions de religions africaines ou des relations qui existent entre Bahia, au Brésil, et une certaine partie de la Côte d’Afrique qui était le lieu d’origine du trafic des esclaves… Cela peut s’appeler de l’ethnographie, mais cela peut s’appeler également de l’intérêt humain » (Pierre Verger, extrait d’un entretien recueilli en avril 1990 par Emmanuel Garrigues [1991b : 172]).
37Il n’y a que quelques exemples de discussions proprement formelles sur la composition des images prises sur le terrain, mais ils restent trop rares, tels celui de Sylvaine Conord [2002] ou du photographe Gilles Saussier à propos de l’approche relativiste de Howard S. Becker [2001 : 326-328]. Comment donner des bases plus solides aux méthodes iconographiques dans les sciences sociales si ces outils ne font pas l’objet de débats techniques équivalents à ceux qui ont abouti à codifier un minimum les enquêtes quantitatives ? Peut-on imaginer un instant que les sciences de la nature aient développé leur panoplie si large d’outils visuels sans jamais en discuter la pertinence ni l’efficacité ? Notons que l’imagerie médicale, pour ne prendre que cet exemple, s’enseigne dans les universités comme les autres outils de la médecine. Seule une approche « technicienne » permettrait de dépasser le préjugé platonicien qui pèse encore lourdement sur la perception des images dans ces disciplines très philosophiques que continuent d’être les sciences sociales. Les photographes qui y travaillent pourraient apporter une contribution précieuse à cet effort. Je pense à Luiz Eduardo Robinson Achutti, auteur d’un « manuel de photoethnographie » [2004], ou encore à Dianne Hagaman [1996] pour sa description détaillée des différences proprement visuelles entre la photographie documentaire et la photographie de presse.
38Il existe quelques cas peu fréquents de collaborations entre des photographes et des ethnologues ou des sociologues. Elles sont souvent délicates, pour ne pas dire difficiles, car elles soulèvent, parfois brutalement, la divergence d’objectifs des deux partenaires. Les concilier n’est pas une mince affaire. Ménager la liberté de fonctionnement de chacun non plus. Beaucoup débouchent sur des conflits qui rétablissent par la force l’autonomie de création de chacun, ou alors sur des impasses dont on ne connaîtra jamais le résultat.
39Plutôt que de rechercher de but en blanc de telles expériences, souvent trop impliquantes pour être menées à leur terme, surtout si elles ont été engagées sans une clarification préalable suffisante des objectifs et du rôle attendu de chacun, il serait plus judicieux d’organiser des rencontres entre des producteurs d’images et des producteurs de connaissances afin d’amorcer un véritable dialogue sur leurs démarches respectives. Leur curiosité commune pour l’image fixe et les sujets qu’ils photographient devrait constituer un premier motif de rapprochement. Au-delà, tous auraient intérêt à cette confrontation. Cela pour plusieurs raisons.
40D’abord la profusion actuelle de la photographie documentaire pourrait pousser les ethnologues (ou les sociologues) à raffiner leur production d’images afin qu’elle devienne plus pertinente visuellement, et ne se justifie pas seulement grâce au soutien d’un texte d’analyse. Ensuite, si les universitaires communiquaient aux photographes documentaires leurs connaissances et certains éléments de méthode d’enquête, ils contribueraient à densifier le contenu cognitif des photographies documentaires. Encore faudrait-il que ces échanges s’engagent à égalité de considération et que chacun puisse y demeurer pleinement ce qu’il est. Cela suppose, me semble-t-il, que les photographes et les spécialistes des sciences sociales confrontent ce qu’ils font et leur(s) manière(s) de le faire, plutôt que l’idée qu’ils s’en font et les ambitions qu’ils nourrissent. Un bon échange technique sur les protocoles et les procédés, voilà ce qui amorcerait une véritable rencontre. Il pourrait porter sur divers points :
41• Les modes d’observation : comment regarde-t-on, selon qu’on a en tête de produire des images ou des idées ? Photographier, est-ce la même chose qu’observer ou que décrire ? Et sinon, en quoi est-ce différent ?
42• Les façons de fixer ou de retenir ce que l’on a vu : quels sont les codes respectifs de la mise en images et de la mise en mots ? Quelles transformations formelles s’opèrent selon que l’on transpose ses observations en images ou en textes ? Que voit-on ou perçoit-on à travers les images ou les descriptions écrites ? Que retient-on et que perd-on dans l’un ou l’autre registre ? De quelle manière les impératifs de neutralité et d’objectivité sont-ils pensés et justifiés ? Idem pour les questions de style et d’esthétique et le rapport entre la forme et le fond.
43• Les relations nouées avec les personnes ou populations observées : quelles approches et quels modes de justification les photographes et les chercheurs emploient-ils ? Quels retours donnent-ils en échange de leur curiosité ? Etc.
44Ces rencontres pourraient commencer par quelques questions de ce type, plus complexes qu’il n’y paraît, et auxquelles il n’existe pas de réponses toutes faites. La productivité de ces échanges tiendrait à ce que les partenaires qui les engageraient s’impliqueraient comme des praticiens qui ont tout à gagner de l’expérience des autres. On pourrait peut-être ainsi dépasser les préjugés qui ont cours de part et d’autre et, pour ce qui concerne les usages des images dans les sciences sociales, les outiller avec des protocoles techniques beaucoup plus solides et formalisés, tout en délimitant plus strictement leur validité.
45La part de création inhérente à la photographie documentaire ou au texte en sciences sociales devrait également être abordée de front : existe-t-il une manière purement documentaire de photographier ou d’écrire ? N’engage-t-on pas immanquablement une ambition artistique ou littéraire [Maresca, 1998, 2002] ? Cette ambition est-elle pleinement assumée ou déniée sous l’emprise d’une autocensure qui, selon les cas, se pare des vertus supérieures de l’information ou de la science ?
46« En fait, le souci d’être sérieux scientifiquement m’a porté à refouler la dimension littéraire : j’ai censuré beaucoup de choses. […] Or il m’arrive souvent de regretter aujourd’hui de n’avoir pas conservé de traces utilisables de cette expérience [vécue en Algérie]. […] Oui, c’est vrai, il faudrait que j’essaie un jour avec un magnétophone de dire ce qui me revient à l’esprit en regardant les photos… » [Bourdieu, 2003 : 42].
47En soulevant toutes ces questions, entre professionnels, entre praticiens, on sortirait des discussions de principe sans fin pour entrer dans la mise au point fonctionnelle de techniques élargissant la palette des méthodes d’enquête et de restitution des sciences sociales. Sur ce terrain, les spécialistes des sciences sociales ont besoin des photographes. ?
Bibliographie
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- Salgado Sebastião, 1993, La main de l’homme : une archéologie de l’ère industrielle, Paris, La Martinière.
- Sander August, 1980, Hommes du xxe siècle, Paris, Chêne-Hachette (texte de Ulrich Keller).
- Saussier Gilles, 2001, « Situations de reportage, actualité d’une alternative documentaire », Communications, 71 : 307-332.
- Tillion Germaine et Nancy Wood (en collaboration avec), 2001, L’Algérie aurésienne, Paris, La Martinière, Éditions Perrin.
- Vallombreuse Pierre de, 2006, Peuples, Paris, Flammarion (textes d’Edgar Morin, Emmanuel Garrigues, Pascale Lespinasse).
- Verger Pierre, 1993, Le messager, Paris, Revue Noire.
- Zecchin Franco, 1998, Nomades, Paris, La Martinière (textes de Pierre Bonte et Henri Guillaume).
Expositions
- Les tribus de l’Omo, Éthiopie par Hans Silvester, exposition à la Fondation Jean-Paul Blachère, 25 mars-30 septembre 2005.
- L’œuvre photographique de Pierre Verger, exposition au Jeu de paume, site Hôtel de Sully, Paris, 11 octobre-31 décembre 2005.
Mots-clés éditeurs : publications, confrontations, techniques, enquêtes, photographie documentaire
Mise en ligne 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.071.0061Notes
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[1]
Cf. la bibliographie publiée dans le numéro spécial du Journal des anthropologues, intitulé « Questions d’optiques » [Maresca, 2000].
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[2]
Sur ce dernier ouvrage et sur d’autres du même type, cf. [Jehel, 2000].
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[3]
Dans la même veine, les éditions Taschen viennent d’éditer un volumineux album (558 pages !) des photographies africaines de Leni Riefenstahl, intitulé Africa [2005].