Couverture de ETHN_070

Article de revue

Jean Cuisenier

Itinéraire d'un chercheur et questions pour l'ethnologie

Pages 5 à 9

Notes

  • [1]
    La bibliographie figure p. 161-166.
  • [2]
    Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, tome 4, 1994 : 680.
  • [3]
    Gheorghita Geana, « Les projets roumains d’Arnold Van Gennep », Ethnologica, 1983, Bucarest : 41.
  • [4]
    Miron Constantinescu, « Aperçu de la sociologie roumaine », communication prononcée au colloque de sociologie roumaine, Bucarest, 1971 : 4 ; cité par Claude Karnoouh et Guy Barbichon, « Le colloque franco-roumain de sociologie », Revue française de sociologie, 1971 : 435-439.
  • [5]
    Ce sigle a été fixé par Georges Henri Rivière dans les années 1940.
  • [6]
    Jean Cuisenier, « Construire son objet : l’ethnologie française et son domaine », Ethnologie française, 1971, 1 : 7-9.
  • [7]
    Christian Bromberger, « L’ethnologie de la France et ses nouveaux objets. Crise, tâtonnements et jouvence d’une discipline dérangeante », Ethnologie française, 1997, 3 : 295.
  • [8]
    Christian Bromberger, « L’ethnologie de la France à la croisée des chemins », in Dionigi Albera et Mohamed Tozy (dir.), La Méditerranée des anthropologues, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005 : 166.
English version

1La vie du chercheur en sciences sociales n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Derrière les passions intellectuelles et les réussites se profilent parfois les projets ou les ambitions contrariés, l’accès à des terrains rendus difficiles par les circonstances politiques qui l’obligent à ruser avec l’ordre établi, la charge des responsabilités administratives et scientifiques qu’il convient d’assumer auprès d’une communauté scientifique exigeante et au sein d’administrations publiques animées, chacune, par une culture spécifique.

2La vie et l’œuvre de Jean Cuisenier, à qui est destiné ce numéro d’hommage, rendent compte à des degrés divers de toutes ces ponctuations d’un parcours scientifique au demeurant bien rempli, illustrant l’emboîtement dans le même sujet de plusieurs compétences, fonctions et rôles : le chercheur, l’administrateur, le maître d’œuvre, l’entrepreneur scientifique, le savant lucide et attaché à l’usage public des savoirs sociaux.

3C’est dans la somme de ses publications [1] que s’incarne d’abord son immense travail, chacune livrant derrière les objets d’étude qui prennent forme une intention, une orientation, une perspective, une invitation, mais aussi les tâtonnements, les réorientations géographiques ou thématiques jusqu’à arriver progressivement au temps des synthèses, voire des manifestes scientifiques.

4Après sa thèse d’État, Économie et parenté, leurs affinités de structure dans le domaine turc et dans le domaine arabe (publiée en 1975), Jean Cuisenier va concentrer une partie de ses recherches, géographiquement, sur l’Europe centrale et orientale et, thématiquement, sur les expressions diverses de ce que l’on appelle par commodité les traditions populaires. La Bulgarie et la Roumanie deviendront ses terrains privilégiés avec, notamment, trois contributions majeures, Le feu vivant : la parenté et ses rituels dans les Carpates (1994), Les noces de Marko : le rite et le mythe en pays bulgare (1998), et Mémoire des Carpathes, la Roumanie millénaire, un regard intérieur (2000). Dans ce dernier ouvrage, l’auteur décrit et souligne, avec émotion et admiration, le sens et la puissance des rituels qui organisent de manière très sensible la vie quotidienne des sociétés de cette Europe de l’Est, laquelle contraste fortement avec les sociétés de l’Europe de l’Ouest où les rituels relatifs aux grands événements de la vie individuelle (naissance, mariage, mort) se sont pour une large part effacés, pour avoir perdu progressivement leur densité et leur efficacité symboliques. Jean Cuisenier y exprime aussi son attachement pour ce monde roumain dont il a voulu pénétrer, à la faveur de nombreux séjours, les composantes culturelles comme son étonnement admiratif devant la vivacité de leur présence dans l’imaginaire culturel populaire contemporain.

5Des deux derniers et récents ouvrages, Penser le rituel (2006) et L’héritage de nos pères (2006), se dégage une tonalité particulière, faite de gravité et traversée par une intention de legs intellectuel, en prenant la forme de bilans. Le premier réunit un ensemble de recherches destinées à réaffirmer la nature spécifique et l’importance sociale du rituel dans le fonctionnement des sociétés : le rituel condense les situations les plus sensibles d’ordonnancement des hiérarchies, des valeurs et des croyances. Sans rituels, pas de société à proprement parler. Le second se présente comme une interrogation inquiète sur le devenir de la culture nationale française, fondée largement sur la culture ordinaire – naguère de caractère populaire – soumise aujourd’hui à une forte menace : celle de l’enfouissement dans le passé par l’oubli, à la suite des défaillances des autorités publiques et des effets de la mondialisation. Une idée semblable anime cet ouvrage, celle-là même qui a marqué l’ensemble de ses travaux : comment discerner l’excellence dans l’ordinaire ?

6L’interrogation de Jean Cuisenier sur le destin de sa culture s’inscrit dans la matrice des relations qui peuvent exister entre le chercheur et sa société. Du refuge dans la tour d’ivoire à l’implication militante, il existe de nombreuses situations intermédiaires par lesquelles s’exprime le sentiment d’appartenance du chercheur au contemporain ainsi qu’à l’ensemble social dont il se revendique – sujet ainsi évoqué par Michel Foucault : « Pour le philosophe – et on peut dire, pour l’anthropologue – poser le problème de son appartenance à une doctrine ou à une tradition, ce ne sera plus simplement la question de son appartenance à une communauté humaine, mais de son appartenance à un certain “nous”, à un “nous” qui se rapporte à un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité […]. Par là s’affirme l’impossibilité de faire l’économie de l’interrogation par le philosophe de son appartenance singulière à ce “nous”. » [2]

7Jean Cuisenier précise finalement ainsi les exigences de toute recherche en sciences sociales qui ne peut se complaire simplement dans la recherche pour la recherche mais doit aussi penser à cette totalité sociale à laquelle appartient le chercheur et dont il doit faire l’héritière de ses travaux.

8On le sait, un terme – celui de folklore – se singularise dans le vocabulaire ethnologique français par sa position encombrante voire impossible, à cause de l’héritage des Lumières qui en firent le procès en le représentant comme une trace de l’Ancien Régime. Mais aussi en y voyant la désignation euphémistique et le mode d’objectivation désormais habituel des cultures paysannes pour lesquelles le seul destin acceptable serait la disparition sous les feux de la modernité ou, dans le meilleur des cas, la conservation sans gloire sous le statut patrimonial. Et l’on se souvient de la position institutionnelle marginale, en France, de l’illustre auteur du Manuel de folklore français contemporain, Arnold Van Gennep (même si la postérité a reconnu la haute valeur de sa contribution), qui reste la meilleure illustration de cette réticence à la fois théorique et pratique à donner au thème du folklore la dignité et la profondeur de sens qui lui reviennent. Aussi comment ne pas établir une correspondance entre Arnold Van Gennep et Jean Cuisenier, au travers de leur intérêt respectif pour l’Europe centrale et orientale, et la Roumanie en particulier, comme de leur passion commune à y observer l’extraordinaire richesse et la puissance structurante des signes et des rituels populaires. Le premier peut être considéré comme l’initiateur, malheureusement infructueux, de l’histoire des relations franco-roumaines dans le domaine de l’ethnologie. Dans une de ses correspondances, A. Van Gennep observe que « depuis la guerre, il [le gouvernement] a créé un peu partout des chaires de “civilisation française” pour la propagande mais il ne s’intéresse nullement à ce que j’aille enseigner l’ethnographie […] » [3]. Interpellé par ses amis roumains de Paris qui l’invitent à entreprendre quelque chose en Roumanie, A. Van Gennep sollicite le ministre de l’Instruction publique de la Roumanie en vue de la fondation auprès de la faculté des lettres de l’université de Bucarest d’« une chaire magistrale d’ethnographie et de folklore pour une période de cinq ans renouvelable » dont les objectifs seraient les suivants : faire connaître aux Roumains les méthodes modernes et nouvelles des sciences qui s’occupent de mœurs, habitudes, art, littératures populaires de tous les peuples ; attirer à Bucarest des étudiants et en faire un centre scientifique du même type que Paris, Londres, etc. ; organiser à Bucarest une Exposition d’Arts populaires roumains, à laquelle seraient présents des savants du monde entier, etc. (lettre datée du 14 avril 1927). Il pense également à y organiser l’un des Congrès Internationaux d’Ethnographie et d’Ethnologie dont il est le secrétaire général. Animé par cet esprit de franc-tireur qui le singularise tant, et manquant d’appui officiel dans ses démarches, mais aussi trop gourmand dans ses prétentions financières, il ne parvint pas à mettre en œuvre ses projets en Roumanie, avant d’échouer, plus tard, dans ses ambitions institutionnelles en France.

9Jean Cuisenier, lui, prend pied en Roumanie à la faveur d’un colloque franco-roumain de sociologie consacré au thème des transformations de la société rurale en relation avec l’industrialisation et l’urbanisation, et organisé à Bucarest en 1971, par le professeur Constantinescu qui ouvre la rencontre en rappelant la longue tradition de collaboration intellectuelle entre la France et la Roumanie. L’illustre école sociologique roumaine, portée par les représentants éminents qu’avaient été Dimitri Gusti, Henri H. Stahl et Dumitru Draghicescu, avait donné à la démarche d’enquête un statut méthodologique inédit et effectué un remarquable travail d’analyse socio-historique des campagnes roumaines, avant de devoir interrompre ses activités à cause de la situation politique du moment. Le colloque auquel participe Jean Cuisenier (de même que Guy Barbichon et Claude Karnoouh) se déroulant dans le cadre du régime de Ceausescu, les auteurs de communications sont contraints de s’assurer de toutes les garanties de la langue de bois en matière de phraséologie politique, dont on trouve un exemple dans les propos introductifs : « il est caractéristique qu’il a existé une liaison permanente dans les pays roumains entre les hommes de science et les révolutionnaires de ces pays » [4].

10À partir de là, Jean Cuisenier sera confronté, comme ses autres collègues roumains et étrangers, pendant près de vingt années, à l’expérience humiliante du chercheur condamné à pratiquer une sévère autodidaxie langagière et scientifique afin de pouvoir continuer le travail de la recherche. L’année 1989, date glorieuse pour les Roumains comme pour tous les habitants des pays communistes, signifiera l’avènement d’une nouvelle temporalité politique, celle de toutes les libertés. Libérée de ses entraves politiques, la parole ethnologique pouvait se déployer, d’abord dans un mouvement naturel de témoignage sur la condition communiste et l’état des sciences sociales sous le communisme, puis amorcer, ensuite, un mouvement d’autochtonie en affirmant son désir de s’inscrire dans une contemporanéité certes problématique, mais porteuse de promesses.

11À ces recherches sur les expressions populaires de la culture, Jean Cuisenier va imprimer une dynamique scientifique et donner une résonance institutionnelle forte en prenant la responsabilité (1968-1987) du musée national des Arts et Traditions populaires (Mnatp) [5] qui pouvait lui rappeler le grand musée du Paysan roumain construit sur la figure paysanne érigée en symbole de la nation roumaine : deux institutions toutefois bien distinctes dans leur histoire et leur retentissement culturel, dont le destin vient de se solder – pour le premier – par son intégration dans un programme muséographique nouveau et son déplacement à Marseille.

12Les fonctions conjointes de conservateur en chef du Mnatp et de directeur du Centre d’ethnologie française (cnrs) fourniront à Jean Cuisenier l’opportunité de lancer de vastes entreprises qui vont contribuer fortement à la structuration de la recherche ethnologique sur la France.

13Au titre de ses réalisations, citons d’abord le grand chantier scientifique du Corpus d’architecture rurale, élaboré à partir des nombreux documents inexploités, conservés au Mnatp, provenant de l’enquête d’architecture rurale réalisée entre 1942 et 1945, à l’initiative d’Edmond Humeau et d’Urbain Cassan, sous la direction de Pierre-Louis Duchartre et Georges Henri Rivière. La collection, forte de ses vingt-quatre volumes, met en évidence non seulement la diversité des expressions architecturales en France mais aussi la complexité des œuvres architecturales élaborées par des corps de métiers qui ignorent les architectes professionnels mais qui, néanmoins, savent concilier les exigences de la tradition, du conformisme social et du nécessaire développement du patrimoine immobilier. Cette collection constitue aujourd’hui un monument ethnologique sur les pratiques architecturales de la plupart des régions françaises appelant à de nouveaux questionnements anthropologiques sur les modalités d’actualisation de nombre de ces pratiques, au-delà même du processus de patrimonialisation qui les travaille.

14La collection des Récits et contes populaires créée au sein des Éditions Gallimard, trop rapidement interrompue après la publication de trente tomes, constitue le second chantier scientifique mené par Jean Cuisenier. Substrat culturel disparu dans beaucoup de régions et fortement compromis dans d’autres, la littérature orale devient, par sa formulation écrite, une préoccupation pédagogique notamment dans le monde scolaire, appuyée sur ce mode particulier de technicisation d’une mémoire sociale ayant perdu son efficacité.

15Il convient aussi de mentionner la collection Ethnologies, animée au sein des Presses Universitaires de France, avec l’ambition de proposer des ouvrages contenant des questionnements originaux sur l’ethnologie et ses objets d’étude comme son usage et dont nombre de titres ont connu un large retentissement scientifique.

16Outre l’œuvre personnelle et les chantiers collectifs, la fondation de la revue Ethnologie française qui sert de vecteur à l’ensemble de ces textes d’hommage constitue un des engagements majeurs de Jean Cuisenier sur la très longue durée. Les fonctions assignées à une revue scientifique obéissent à des objectifs divers : structurer une discipline et affirmer sa visibilité institutionnelle, organiser une école de pensée, faciliter l’émergence de nouveaux objets d’étude. Aussi la création d’une revue est-elle toujours un événement remarquable dans l’histoire d’une discipline dans la mesure où elle affiche une intention cognitive et une ambition plus large de constituer un cercle de chercheurs mobilisés autour d’un projet commun.

17L’initiative de Jean Cuisenier se fonde sur un constat à la fois désolant et paradoxal : la connaissance des sociétés exotiques est nettement plus étendue que celle des sociétés européennes. Les raisons de cette situation ne manquent pas : illusion de connaissance créée par le sentiment de proximité avec sa propre société, d’une part, conviction que la distance entre l’observateur et la société étudiée garantit la qualité de son regard analytique, d’autre part. D’où la nécessité de conforter, après l’étape incarnée par l’œuvre de Georges Henri Rivière, notamment dans la revue Arts et traditions populaires, l’épanouissement d’une ethnologie centrée sur le domaine français, c’est-à-dire « l’ensemble des cultures à parler français et des sociétés d’émigration française, quels que soient les lieux et dates de leur établissement » [6]. Lui faisant suite, mais incarnant une rupture, tant dans le contenu que la forme, le premier numéro de la revue Ethnologie française était ainsi lancé par Jean Cuisenier en 1971, appuyé sur un comité de direction composé de Isac Chiva, Jacques Le Goff et Marie-Louise Tenèze et un comité de rédaction constitué avec Raoul Bechman, Jean Favière, Jeanne Favret, Jacques Lautman, Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron, Jean-Marie Pesez, Marie-Marguerite Pichonnet-Andral. Depuis son lancement, trente-six années se sont écoulées, correspondant à une riche histoire scientifique, faite de la sédimentation d’une multitude de travaux couvrant les aspects les plus divers du domaine français, réunis dans cent quarante-cinq numéros.

18Sans procéder à l’inventaire complet des sujets traités, on peut relever que la revue a manifesté une inventivité permanente, en mettant en exergue et en étudiant les nombreuses modalités d’expression des composantes et des transformations du domaine français, dans leurs formulations culturelles, politiques, symboliques, économiques, religieuses, institutionnelles : Paroles d’outrage ; Immigration, identités, intégration ; Vertige des traces, patrimoines en question ; Penser l’hérédité ; Sida : deuil, mémoire, nouveaux rituels ; Les mots des institutions ; Pliures, coupures, césures du temps ; Le motif en sciences humaines ; Terrains minés en ethnologie ; Outre-mers : statuts, cultures, devenirs, etc. pour ne citer que quelques titres. En élargissant ainsi les frontières d’une discipline ethnologique attentive à toutes les façons de faire et d’être, la revue a largement participé à ce que Christian Bromberger, il y a dix ans déjà, a nommé « une assomption de l’ethnologie de la France réelle » [7]. L’examen de chaque numéro illustre « l’ampleur du chemin parcouru par l’ethnologie de la France depuis un quart de siècle : au renouvellement des thèmes et espaces d’investigation a répondu l’adaptation des méthodes et un souci accru de dessillement face aux choses d’ici semblant aller de soi » [8]. Dans son rapport au contemporain, les volumes successifs de la revue soumettent l’ethnologie à l’examen de son propre « régime d’historicité », selon la formule de François Hartog. La contribution forte à la construction d’une ethnologie indigène constitue, à n’en pas douter, l’une des qualités majeures de cette revue qui reflète en définitive la dynamique du monde d’aujourd’hui.

19La nécessité de conforter une ethnologie du domaine français n’a nullement signifié l’enfermement des recherches dans cet ensemble. Jean Cuisenier a donné à la revue une vigoureuse et nouvelle impulsion pour l’ouvrir aux trajectoires ethnologiques des sociétés européennes, non pas tant pour dénationaliser notre regard sur la pensée ethnologique que pour apprendre à nous distancier de nos propres constructions nationales. Cette entreprise a commencé avec l’Italie (1994), pour continuer avec la Roumanie (1995), la Russie (1996), l’Allemagne (1997), le Portugal (1999), l’Espagne (2000), la Bulgarie (2001), la Suisse (2002), l’Ukraine (2004), la Grèce (2005), la Hongrie (2006), la Grande-Bretagne (2007), en attendant d’autres numéros en préparation. Démarche inédite et unique au sein d’une revue de sciences sociales, et de surcroît exemplaire au moment où nous sommes lancés dans l’aventure de la construction d’une Europe de la pensée et des institutions universitaires. Le chantier est encore vaste.

20C’est donc tout naturellement sous la forme d’un numéro hors-série de « sa » revue que s’organise ce numéro d’hommage auquel ont collaboré vingt-sept collègues, quelques absents n’ayant pu nous rejoindre pour des questions matérielles diverses. Le bouquet offert s’articule aux quatre principaux pôles d’intérêt et d’activité de Jean Cuisenier et mesure l’influence de son œuvre dans ces divers champs : l’architecture rurale, la question de la muséologie, les rituels, l’épistémologie, l’ouvrage se refermant sur le thème des voyages qui ont jalonné autant sa vie que son œuvre. Contributions françaises et étrangères figurent à égalité dans le volume, les voix de l’Europe centrale montrant tout ce que l’œuvre de Jean Cuisenier a apporté pour faire connaître ces pays, changer la perception de leur image, mais aussi contribuer à rénover les ethnologies nationales.

21Ce volume ne pouvait s’ouvrir que sur les fondements solides de l’architecture vernaculaire, dans tous ses avatars sociaux (influence de la guerre et de la reconstruction, rôle des classes sociales), comme ses décors et ses traces dans le paysage pour y dessiner un espace urbain. Viennent ensuite quelques réflexions sur le difficile art de la muséologie, apportant des éléments aux débats toujours en cours sur ce que peut être en 2007 un musée d’ethnologie. Plus immatériel, mais tout autant au fondement de nombre de sociétés, le rituel, thème particulièrement cher à Jean Cuisenier, est débattu et analysé dans sa définition comme son efficacité – ses transformations étant l’objet de traitements singuliers, selon que l’on est dans l’ordre du religieux, du politique, du social, en France, en Europe centrale, en Afrique, en Guyane ou en Chine. Le débat épistémologique, dont on sait aussi que c’est un sujet auquel Jean Cuisenier est particulièrement attentif, reprend la question des rites, comme celui des moments de l’invention de l’ethnologie du soi, dans une dimension européenne, voire planétaire. Enfin le thème des voyages évoque Jean Cuisenier le hardi navigateur, savant et écrivain tout à la fois.

22Référencés implicitement ou explicitement aux travaux de celui à qui hommage est ici rendu, ces textes dessinent une vaste géographie en Europe (et parfois hors), affirmant ainsi la vocation de la revue de continuer de s’ouvrir à une dimension comparative. Dans l’espace limité qui leur était imparti, ils résonnent comme en écho à l’une ou plusieurs des facettes de l’œuvre de Jean Cuisenier, savant, administrateur et maître d’œuvre, qui a su offrir des outils pour la production et la diffusion de la connaissance. Sur les traces du maître (et/ou de l’ami), ils tentent de lier, à sa manière, science, éthique et politique. À travers eux, se dessine la silhouette d’un homme dans l’élégance de son esprit, dans la force de ses convictions, dans ses questionnements graves, habité par cette discipline de l’ethnologie qu’il a servie et qu’il continue d’honorer de la manière la plus noble qui soit, c’est-à-dire par l’écriture.

Curriculum vitae

Jean Cuisenier est né le 9 février 1927. Il est agrégé de philosophie (1954) ; professeur de philosophie au lycée de Caen de 1950 à 1954 ; détaché auprès de l’Institut des hautes études à Carthage en Tunisie (1955-1959) ; nommé à la Sorbonne de 1959 à 1968 comme assistant de Raymond Aron qui venait de créer le Centre de sociologie européenne, au sein duquel il est chargé du domaine méditerranéen.
Sa thèse d’État, menée sous la direction de Raymond Aron, est soutenue en Sorbonne en 1971.
Il est nommé directeur du Centre d’ethnologie française et conservateur en chef du musée national des Arts et Traditions populaires en 1968, fonctions conjointes qu’il exerce, pour la première jusqu’en 1986, pour la seconde jusqu’en 1988.
Il fut Overseas Fellow du Churchill College de l’université de Cambridge (1986-1987).
Il est officier de la Légion d’honneur, membre étranger de l’Académie royale des sciences orales et politiques d’Espagne (2001), de l’Académie des sciences de Bulgarie (2001), docteur honoris causa de l’université de Bucarest (2005).

Date de mise en ligne : 05/06/2013.

https://doi.org/10.3917/ethn.070.0005

Notes

  • [1]
    La bibliographie figure p. 161-166.
  • [2]
    Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, tome 4, 1994 : 680.
  • [3]
    Gheorghita Geana, « Les projets roumains d’Arnold Van Gennep », Ethnologica, 1983, Bucarest : 41.
  • [4]
    Miron Constantinescu, « Aperçu de la sociologie roumaine », communication prononcée au colloque de sociologie roumaine, Bucarest, 1971 : 4 ; cité par Claude Karnoouh et Guy Barbichon, « Le colloque franco-roumain de sociologie », Revue française de sociologie, 1971 : 435-439.
  • [5]
    Ce sigle a été fixé par Georges Henri Rivière dans les années 1940.
  • [6]
    Jean Cuisenier, « Construire son objet : l’ethnologie française et son domaine », Ethnologie française, 1971, 1 : 7-9.
  • [7]
    Christian Bromberger, « L’ethnologie de la France et ses nouveaux objets. Crise, tâtonnements et jouvence d’une discipline dérangeante », Ethnologie française, 1997, 3 : 295.
  • [8]
    Christian Bromberger, « L’ethnologie de la France à la croisée des chemins », in Dionigi Albera et Mohamed Tozy (dir.), La Méditerranée des anthropologues, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005 : 166.
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