Notes
-
[1]
Sur les notions de valeur, de préciosité et de rareté, voir l’ensemble du premier chapitre de la Philosophie de l’argent : « La valeur et l’argent ».
-
[2]
Il fait ici référence aux sociétés participant au cycle kula (îles de Polynésie), à propos du livre d’Annette Weiner [1992].
-
[3]
Les citations du texte sont extraites de l’édition Folio Gallimard de 1980.
-
[4]
Madame de***, film de Max Ophuls (1953) ; avec Danielle Darrieux, Vittorio De Sica et Charles Boyer dans les rôles principaux ; dialogues de Marcel Achard. Le Dictionnaire du cinéma (Larousse, 1991) y voit un chef-d’œuvre, sorte de « vaudeville racinien » où Ophuls fait preuve de sa virtuosité et bénéficie d’une « interprétation de premier ordre ».
-
[5]
Voir notamment Bidou-Zachariasen [1997] et Belloï [1993]. Ces travaux sont analysés et critiqués par Florent Champy [2000].
-
[6]
Sur Louise de Vilmorin (1902-1969) voir Michel P. Schmitt, in De Beaumarchais et al. [2001], vol. 2, p. 2024-2025. « Son œuvre romanesque se bâtit autour d’aventures sentimentales dans le monde clos et suranné des salons, des châteaux ou des lieux élégants. […] La frivolité y apparaît comme un art de vivre […] ; elle est, aux yeux de beaucoup, un poète mondain un peu démodé qui a su séduire un public bourgeois essentiellement féminin » (M. P. Schmitt).
-
[7]
D’autre part, le cinéaste donne à l’héroïne le prénom de l’écrivain, Louise ; un indice autobiographique supplémentaire ?
-
[8]
Voir notamment les travaux de Clifford sur l’écriture de l’ethnographie.
-
[9]
Mais contrairement à ce qu’a entrepris Claude Duchet pour Madame Bovary, je n’aurai pas ici l’ambition d’examiner statistiquement le système des objets mobilisé dans le roman. Rares sont les objets explicitement nommés dans Madame de*** ; ils constituent l’arrière-fond de l’intrigue, son décorum aristocratique. Ce sont ce que Duchet appelle des objets « à forte densité romanesque » [Duchet, 1983 : 23] qui m’intéresseront ici.
-
[10]
Le fait que ce cadeau ait été offert au lendemain du mariage est mentionné à plusieurs reprises et n’est sans doute pas indifférent. Lors d’une présentation orale de ce travail, Rolande Bonnain-Dulon m’a suggéré qu’il pouvait s’agir du Morgengab germanique, traditionnellement offert par l’époux à sa jeune femme au matin de la nuit de noces. Cette hypothèse mériterait d’être creusée, mais Louise de Vilmorin ne la confirme pas explicitement.
-
[11]
« Les transformations et les mutations contextuelles des objets ne peuvent être appréciées s’il est supposé que les cadeaux sont invariablement des cadeaux et les marchandises invariablement des marchandises » (je traduis).
-
[12]
« Puisqu’en vendant ses cœurs de diamant Mme de*** venait de lui prouver qu’elle n’y tenait guère, il trouva opportun d’en faire cadeau à cette belle maîtresse » [Vilmorin, 1980 : 17].
-
[13]
D’ailleurs, dans le film, Monsieur de*** éconduit violemment le bijoutier lors de la quatrième transaction, et c’est Madame de*** qui rachètera les bijoux. Ophuls a joué ici sur le caractère vaudevillesque de l’histoire, et donné une touche comique à la colère du militaire et à la fuite du bijoutier, penaud.
-
[14]
Une formule courante traduit bien ce savoir : on dira qu’elle « estime le bijou à sa juste valeur », la justesse du jugement reposant sur un apprentissage social.
-
[15]
Cercle formé pour l’essentiel par Monsieur et Madame de***, l’ambassadeur et le bijoutier. La « belle Espagnole » et une femme de chambre sont les deux seules autres personnes qui verront les boucles d’oreilles au cours de leur périple.
-
[16]
L’Homme, n° 162, avril-juin 2002 : « Questions de monnaie ».
-
[17]
Out of Time. History and Evolution in Anthropological Discourse, 1989, University of Michigan Press. Traduit par M. Naepels, 1998 : Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropologique, Paris, Belin. Voir notamment, sur les « biens précieux », les pages 122 à 125 et le chapitre 7.
-
[18]
« Que des objets, des pensées, des événements puissent être précieux, ce n’est jamais lisible dans leur existence et leur contenu purement naturels ; et leur ordonnancement d’après les valeurs s’écarte au plus loin de leur ordonnancement naturel » [Simmel, 1999 : 21-22].
-
[19]
« Si l’anneau devient alliance (anneau de mariage), il acquiert le caractère d’un genre extrêmement particulier de cadeau qui ne peut évoluer hors de ce contexte sans devenir quelque chose d’autre » (traduction de l’auteur).
-
[20]
« Ni la signification particulière ni les types de relations significatives ne sont stables dans les vies d’anneaux particuliers » (je traduis).
-
[21]
Sylvie Kauffmann : « Le bric-à-brac de Jackie Kennedy triomphe chez Sotheby’s à New York » et « La “Kennedymania” totalise 34,5 millions de dollars chez Sotheby’s », Le Monde des 26 et 28-29 avril 1996. Autres objets vendus à cette occasion, dans un ensemble hétéroclite « qui tient davantage de l’Emmaüs de luxe que de la collection d’art » (S. Kauffmann) : un repose-pied recouvert de toile déchirée (29 000 $), un cheval à bascule (75 000 $), un petit livre de conjugaison (42 550 $).
« … des entités nommées et renommées, chargées de l’histoire cumulée de leur périple, transitent entre des humains »
1Toute réflexion menée sur les objets matériels et leur statut dans la société amène à questionner la notion de valeur : « Quelle que soit l’acception, empirique ou transcendantale, dans laquelle on puisse parler de “choses” à la différence du sujet – en aucun cas la valeur n’est une “qualité” de celles-ci, mais un jugement à leur propos qui demeure dans le sujet » [Simmel, 1999 : 27] [1]. Il n’existe pas d’objet de valeur en soi, mais sur les objets s’exercent des actions – appropriations, échanges, pratiques – et des jugements évolutifs tributaires du contexte et de l’histoire, actions et jugements qu’il revient aux sciences sociales de décrire et d’analyser pour tenter de comprendre notamment comment se constitue la préciosité, et comment celle-ci donne sens à certains objets. Le caractère précieux d’un objet naît de son parcours, plus ou moins complexe, parmi les hommes et les sociétés, et Jean Bazin, dans un de ses textes de référence consacrés à l’objet, appelait de ses vœux le récit décrivant ce cheminement : « Il y a donc deux sortes d’actants : les choses qui, une fois lancées dans l’espace des dons et contre-dons en série, vont de main en main, d’île en île [2] – et tout ce roman pourrait être narré en les prenant pour héros – et les humains qui rivalisent, s’agitent, se livrent à des manœuvres complexes (séductions, intimidations, cadeaux et discours) pour avoir la chance de se trouver un jour sur leur parcours, de les garder quelque temps chez eux, d’éprouver un certain temps le plaisir de les contempler et de les toucher » [Bazin, op. cit. : 22-23].
2C’est en quelque sorte un tel roman, dont les objets sont les héros, que nous donne à lire Madame de***, court texte de Louise de Vilmorin (1951). Car si l’héroïne qui lui donne son nom est bien au centre de l’intrigue, elle n’y est pas seule ; il s’agit certes d’un épisode de la biographie d’une dame, mais aussi des aventures tumultueuses d’un objet, ou plus précisément d’une paire d’objets – deux pendants d’oreilles. À de nombreuses reprises dans le texte, ces derniers sont désignés comme des actants : ils « disent », ils « font », ils « rappellent », et les individus en viennent à se convaincre de leur autonomie. Ainsi l’un des personnages principaux, retrouvant les pendentifs après maintes péripéties, affirme : « Les bons objets, comme les gens de goût, connaissent les bonnes maisons » [Vilmorin, 1980 : 34] [3]. Ils font bien partie des héros véritables d’un récit dont l’intrigue est tissée par les rebondissements de leurs passages successifs de mains en mains, puisque bien qu’il s’agisse de boucles d’oreilles, Madame de*** n’aura l’occasion de les porter à cet endroit du corps qu’une seule fois, quand le drame sera déjà noué.
? Un récit exemplaire, une ambition anthropologique ?
3C’est d’abord le film de Max Ophuls, Madame de*** [4], puis la lecture du roman dont ce film est tiré, qui ont inspiré l’écriture de cet article. Il ne s’agit donc pas d’un « terrain » ethnologique classique, et c’est pourquoi quelques éclaircissements sont apparus indispensables sur ma méthode et sur l’usage que je compte faire de ce matériau inhabituel. Ne disposant en effet d’aucune compétence dans le domaine de l’analyse littéraire, je ne m’aventurerai pas ici à dégager les ressorts stylistiques de Madame de*** ni même à en étudier finement la structure romanesque. Ce n’est pas le roman lui-même, l’intrigue d’une grande subtilité psychologique et les faits qu’il présente qui constitueront mon terrain, mais les situations sociales qu’il met en scène, dotées de leur propre logique tributaire d’un contexte réaliste sinon réel. Car si « le monde décrit par le roman ne peut être connu des lecteurs que par la médiation du texte, hors duquel il n’existe pas » [Champy, 2000 : 361], il n’en reste pas moins que les auteurs de certains romans dotent leur œuvre – ne serait-ce qu’à travers certains faits décrits – d’une signification sociale. Même si, dans le cas de Madame de***, l’absence d’ancrage historique concret, voulue par Louise de Vilmorin, nous interdit de considérer ce texte comme un matériau sociologique, car il ne saurait fournir aux sciences sociales des éléments sur tel individu évoluant dans tel milieu à telle époque – ou du moins pas d’éléments suffisamment étayés pour alimenter une étude qui se voudrait scientifique. Pour qu’une œuvre littéraire recèle une valeur heuristique pour les sciences sociales, il faut que son sujet, fût-il fictionnel, s’inscrive dans le cadre d’un contexte tiré du réel. Si les romans constituant À la recherche du temps perdu ont pu donner lieu à de multiples essais sociologiques [5], c’est que les mutations sociales profondes affectant l’aristocratie et la bourgeoisie françaises des années 1880 à 1920 en constituent explicitement l’arrière-fond. Ils renvoient donc à un contexte historique précis, situé par l’intermédiaire de références à des événements réels comme l’affaire Dreyfus.
4Dans Madame de***, récit beaucoup plus limité dans sa durée puisque du début à la fin de l’histoire ne s’écoule pas une année, nous en sommes réduits à des hypothèses contextuelles, du fait de la volonté de mise à distance du réel manifestée par l’auteur. Le lecteur ne dispose que de maigres indices matériels sur l’époque servant de cadre à l’histoire, des objets – moyens de transport, mobilier, vêtements, éléments de confort domestique – dont la mise en système indique que nous nous situons à la charnière des xixe et xxe siècles. Géographiquement, les seuls repères dont dispose le lecteur sont rares et épars : l’histoire se déroule en Europe, dans une ville assez grande pour voir se développer une vie mondaine intense et s’installer des ambassades ; on pense à Paris, où Max Ophuls a d’ailleurs situé l’action de son adaptation du roman à l’écran. Et si l’on s’en tient aux quelques éléments biographiques connus sur Louise de Vilmorin [6], il est évident que Madame de*** possède de nombreux points communs avec sa créatrice, mondaine distinguée, femme de salon, d’ascendance aristocratique [7]. Ceci nous fournit de précieuses indications sur le point de vue à partir duquel ce monde décrit dans le roman est présenté, donnée essentielle pour éviter les écueils de ce type de démarche [ibid. : 363] : c’est un univers aristocratique mondain décrit par une aristocrate mondaine. Louise de Vilmorin a étendu l’anonymat de ses personnages à l’époque et au lieu où se déroule l’histoire, comme pour livrer au lecteur une parabole à valeur universelle – anthropologique ? –, réflexion sur la vanité de certains milieux, le jeu des apparences, la fragilité de la relation amoureuse enserrée dans le carcan social. Ainsi, la première phrase du livre, placée comme en exergue – « L’amour, en traversant les âges, marque d’actualité les événements qu’il touche » –, veut souligner l’actualité permanente, la vérité éternelle de l’amour et des rapports amoureux. Si l’écrivain a délibérément situé son récit dans un contexte historique et géographique assez indéterminé, c’est donc moins pour entretenir un quelconque mystère que pour lui donner une valeur exemplaire.
? Réalisme sociologique
5Cet anonymat contextuel n’autorise pas Louise de Vilmorin à s’affranchir d’un réalisme social certain : le milieu décrit dans Madame de*** est celui de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, où l’écrivaine elle-même a évolué et dans lequel elle situe ainsi son héroïne : « Dans un monde où le succès et le renom d’une femme dépendent moins de sa beauté que de son élégance, Mme de*** était, avec beaucoup de grâce, la plus élégante des femmes. Elle donnait le ton à toute une société […]. Tout ce qu’elle choisissait prenait un sens nouveau ou une nouvelle importance ; elle avait de l’invention, elle éclairait l’inaperçu, elle déconcertait » [Vilmorin, op. cit. : 13]. Le récit se déroule dans un univers de luxe, un monde d’ostentation où l’héroïne joue un rôle central par son savoir-faire en matière d’apparat. C’est ce que Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont défini comme le monde domestique, qui « apparaît chaque fois que la recherche de ce qui est juste met l’accent sur les relations personnelles entre les gens » [Boltanski et Thévenot, 1991 : 206] et où la « grandeur » est centrale dans l’établissement des codes sociaux. Ici, les objets tiennent une place déterminante : « Les objets n’y sont pas appréhendés dans leur grandeur propre, comme c’est le cas dans le monde industriel, mais essentiellement en tant qu’ils concourent à l’établissement des relations hiérarchiques entre les gens [et] en tant qu’ils permettent l’inscription de la grandeur des personnes et facilitent par là leur identification lors des rencontres » [ibid. : 207].
6Certes, doté d’une logique interne fictionnelle, ce roman ne saurait être « considéré comme représentation objective du réel » [Champy, op. cit. : 348]. Mais, outre le fait que l’objectivité de la restitution d’une enquête de terrain par un ethnologue peut, elle aussi, être sujette à caution [8], il est tout à fait envisageable méthodologiquement de « prendre au sérieux » cette fiction, sinon comme une histoire véridique, du moins comme une fable se référant de façon suffisamment précise à une certaine réalité sociale pour illustrer des hypothèses et ouvrir un questionnement sur la construction de la valeur des objets, sans prétendre aux résultats que produirait une analyse empirique. C’est le pari méthodologique tenté dans cet article, car, quoique m’intéressant aux objets, je n’aurai pas accès aux choses mêmes dans leur matérialité, mais aux seuls « faits de langage » que sont les objets en littérature, selon Claude Duchet : « Les objets sont une langue. Le romancier est un parleur d’objets » [Duchet, 1983 : 11]. Mais s’ils n’appartiennent pas au monde réel, s’ils forment un monde à part dans le système de significations propre à l’œuvre considérée, les objets qu’utilise le romancier ne sont pas autonomes par rapport à leur position effective dans le monde matériel. Autrement dit, si l’auteur « est un parleur d’objets », « […] la société les parle avant lui. Le statut social des objets investit son statut littéraire » [ibid.]. C’est à partir de cet « investissement », à partir de cette présence matérielle du social dans la fiction littéraire que j’ai souhaité travailler, car ce sont les bijoux placés par Louise de Vilmorin au cœur de l’intrigue qui m’intéresseront ici au premier chef [9]. Bien que n’ayant pas eu affaire à des bijoux – au sens commun donné à ce terme – dans les différents travaux de terrain que j’ai menés, ceux-ci m’ont néanmoins convaincu que les rapports complexes entre sujets et objets mis en scène dans cette fiction sont fort proches de ceux que l’on observe, par exemple, entre collectionneurs et objets de collection ou entre un individu et une babiole héritée d’un père ou d’un grand-père. C’est l’attachement aux choses, dans ses aspects collectifs et individuels interdépendants, qui est ici en cause. Je mettrai ma lecture de ce roman en résonance avec le travail d’une ethnologue sur les bijoux [Ciambelli, 2002] – qui a proposé sa propre analyse de Madame de*** – et enrichirai mon propos par le recours à des travaux importants sur cette thématique – ceux de Jean Bazin et de Nicholas Thomas principalement.
? Le choix des bijoux : un tri patrimonial
7C’est donc d’une vente que naît l’intrigue, et c’est à partir de cette situation que bascule le destin des personnages comme celui des objets en cause. À l’origine de cet acte, incongru dans un tel milieu, Louise de Vilmorin a installé des rapports de couple assujettis à des codes sociaux rigides. Ce n’est pas l’affectif qui préside aux rapports entre Monsieur et Madame de***, mais leur position sociale et son nécessaire maintien. Fortuné, Monsieur de*** est fier de la prestance de sa femme et ne lui refuse rien, confiance dont elle abuse en faisant des dettes sans lui en parler : « Ne voulant perdre ni le prestige qu’elle avait à ses yeux, ni la confiance dont il la croyait digne, elle estima que seule la vente secrète d’un bijou pourrait mettre un terme à sa situation » [Vilmorin, op. cit. : 14]. Ce qui retiendra ici mon attention est le choix des bijoux à vendre. Cette question cruciale est traitée en une phrase par la romancière : Madame de*** « ouvrit ses coffrets et, trouvant imprudent de se défaire d’un bijou de famille ou d’une quantité de bijoux de moindre valeur dont la disparition serait inexplicable, elle décida de vendre une paire de boucles d’oreilles faite de deux beaux brillants taillés en forme de cœur » [ibid.]. Le fait que les bijoux choisis soient taillés en forme de cœur n’est évidemment pas anodin. Cela permet à l’auteur de jouer avec une sémantique riche et de filer la métaphore à plusieurs reprises : Madame de*** nomme le plus souvent ses boucles d’oreilles ses « deux cœurs », tout comme son amant l’ambassadeur – « Voyez ces deux cœurs, ce sont les nôtres » [ibid. : 27] – et finalement Monsieur de*** : « Elle est morte, prenez ce cœur qu’elle vous donne, l’autre est le sien, j’en disposerai » [ibid. : 61]. L’équivalence entre les deux bijoux et les deux hommes de la vie de l’héroïne est évidente, et c’est la morphologie des objets qui retentit sur leur statut symbolique.
8En outre, ce passage nous donne une indication assez précise sur le rapport qualitatif entre objets de statuts différents, puisqu’un seul bijou de famille équivaut à un certain nombre d’autres bijoux, sans que ce rapport soit exclusivement basé sur la valeur marchande. Louise de Vilmorin a donné littéralement à son héroïne l’embarras du choix parmi ses bijoux, car nous apprenons plus loin qu’elle est parvenue sans peine à remplacer les boucles d’oreilles : « Les écrins de Mme de*** renfermaient un grand nombre de bijoux et elle pouvait changer de parure à son gré. Elle porta le soir même d’autres diamants qui lui venaient de famille et qui, par leur éclat et leur importance, étaient comparables aux pierres qu’on avait crues perdues » [ibid. : 20]. Le bijou choisi pour être vendu s’inscrit donc dans un système d’objets caractérisé par l’abondance et la qualité – l’éclat et l’importance, se référant aux normes de la joaillerie et du goût en vigueur. Toutefois, il se singularise par le contexte de son acquisition initiale – « C’était un superbe cadeau qu’elle avait reçu de M. de*** au lendemain de leur mariage » [ibid. : 14]. Madame de*** accepte donc de se séparer d’un cadeau de son époux – « superbe », qui plus est – offert à une époque de sa vie dont on aurait pu supposer qu’elle lui rappellerait des souvenirs affectifs forts, les lendemains d’un mariage pas encore affecté par l’usure du temps [10]. Par cet épisode, Louise de Vilmorin cherche à nous montrer qu’il n’y a plus d’amour véritable entre les deux époux.
9Dans le milieu décrit par Louise de Vilmorin, se défaire de bijoux de famille aurait donc été « imprudent », équivalant à la disparition d’une grande quantité de bijoux négligeables. Car le bijou de famille relève du patrimoine au sens juridique du mot, et s’il n’est pas juridiquement inaliénable, il l’est symboliquement dans le sens où il ne peut, sauf circonstances extraordinaires ou a-normales, être transmis qu’à un membre de la famille. Cette catégorie d’objets inaliénables nous renvoie à d’autres terrains très bien étudiés, notamment par Annette Weiner [1992]. Celle-ci a bien montré comment, même dans des sociétés fortement imprégnées par le jeu de l’échange, certaines choses ne doivent pas être données, indispensables qu’elles sont au maintien durable des identités collectives et à la différenciation des individus et des groupes. Inaliénable et patrimonial, le bijou de famille ne saurait donc être gagé.
10À l’occasion de la scène du choix, Louise de Vilmorin introduit dans son roman la question cruciale de l’attachement aux objets et de ses ressorts individuels et collectifs. Pour Madame de***, à ce moment du récit, la charge affective des boucles d’oreilles est quasiment nulle ; par ailleurs, elle ne se croit pas tenue – socialement – de les conserver, contrairement aux bijoux de famille. Cette double absence d’attachement l’autorise à mettre les boucles d’oreilles en vente puisqu’elles ne valent pour elle rien d’autre qu’une somme d’argent. Mais si elles n’ont alors qu’une valeur d’échange, cela ne tient pas à leur nature, à un statut immanent : c’est le produit de l’action des sujets et de l’histoire commune de l’objet et de sa détentrice. C’est la distinction entre objet marchand et objet inaliénable qui est mise en scène par l’écrivain, dichotomie qui n’a rien de définitif ni d’irréversible, comme l’a montré par ailleurs Nicholas Thomas sur l’opposition commodity/gift : « The transformations and contextual mutations of objects cannot be appreciated if it is presumed that gifts are invariably gifts and commodities invariably commodities » [11] [Thomas, 1991 : 39]. Dans le choix de Madame de*** n’intervient pas seulement la distinction de nature sociale entre ce qui est et ce qui n’est pas vendable, mais aussi la discrimination individuelle entre ce à quoi on tient et ce à quoi on ne tient pas.
? Passage de mains en mains
11Tout au long du roman, le personnage de Monsieur de*** fait montre d’un constant mépris de la valeur marchande des bijoux, facilité par sa grande aisance financière : il est celui qui a initialement acheté ces objets pour les offrir à son épouse, qui accepte de les racheter pour éviter tout scandale, et qui les rachètera encore deux fois, perdant sa mise à chaque échange, déboursant au bout du compte quatre fois la somme nécessaire à l’acquisition de ces objets sans jamais en récupérer un centime, toujours grâce à l’intermédiaire du même bijoutier – qui, lui, ne fait que vendre et racheter, sans perte ni gain avoué. Cet enchaînement est assez peu vraisemblable et relève quasiment de la farce [13]. Il nous rappelle le caractère fictionnel de notre objet, mais n’est pas dénué d’une certaine logique sociale que l’auteur cherche à dégager : ce qui compte, ce n’est pas le prix des objets ni la perte économique, c’est leur rôle dans l’espace social, où ils sont chargés de faire briller la femme du monde et indirectement son époux, en assurant la supériorité de son élégance ; mais plus subtilement, ce qui compte pour Monsieur de*** – c’est-à-dire pour le prototype d’aristocrate que construit Louise de Vilmorin –, c’est d’éviter que, de leur absence ou de leur apparition incongrue – leur présence dans la vitrine du bijoutier par exemple – ne survienne un scandale, d’éviter que naisse une rumeur ou un soupçon sur la mauvaise fortune du couple. C’est l’argument qu’invoque le bijoutier, venu vendre les mêmes bijoux à son client pour la quatrième fois : « Je me suis effrayé à l’idée de créer une confusion dans l’esprit de ceux qui, les voyant chez moi, auraient pu croire que des difficultés d’un certain ordre vous avaient contraint à vous en séparer. – Vous avez parfaitement raisonné, répondit M. de***. […] M. de*** acheta les boucles d’oreilles, le bijoutier s’excusa de les lui vendre pour la quatrième fois et ils se serrèrent la main en hommes qui, mêlés à la même aventure, sont destinés à se revoir bientôt » [Vilmorin, op. cit. : 55-56]. Les bijoux sont enserrés dans un système de valeurs déterminé par la position sociale de leurs détenteurs, en l’occurrence un milieu imprégné de conventions aristocratiques, qui peuvent apparaître irrationnelles à l’aune de la civilisation industrielle, aberrantes dans une logique capitaliste. Mais l’attitude de Monsieur de*** telle que la construit Louise de Vilmorin, familière de ce milieu, est tout à fait rationnelle dans la logique « traditionnelle » de l’aristocratie. C’est cette distinction fondamentale entre deux types de rationalité que Norbert Elias a mise en évidence en étudiant un autre contexte historique et social. L’attachement de Monsieur de*** aux bijoux peut être considéré comme futile : « Ce sont des “bagatelles” dans une société où la réalité de l’existence sociale consiste en fonctions financières et professionnelles. Dans la société de cour, ces “bagatelles” sont en réalité l’expression de l’existence sociale, de la place que chacun occupe dans la hiérarchie en vigueur » [Elias, 1974 : 84]. Le milieu dans lequel évoluent les personnages du roman qui nous intéresse ici n’est pas la cour royale française du xviie siècle, mais nous y retrouvons l’opposition entre rationalité aristocratique et rationalité bourgeoise, et l’équivalence entre la perte de rang ou de prestige pour l’aristocrate et la perte d’argent pour l’homme d’affaires. « L’importance qu’on attache à la démonstration du prestige, à la stricte observation de l’étiquette, n’est pas une chasse aux “apparences”, mais la confirmation de ce qui est essentiel pour l’identité individuelle d’un homme de cour » [ibid. : 94].
12Entre une perte matérielle et un risque de perte de prestige, le choix que Louise de Vilmorin fait effectuer à Monsieur de*** indique clairement où se situe la préférence d’un tel personnage, c’est-à-dire comment est constitué l’ordre des priorités dans le milieu aristocratique. Pour lui, c’est l’argent qui est une bagatelle, et la possession des bijoux qui est essentielle au maintien de son statut, sinon à son identité. Le caractère précieux des boucles d’oreilles n’est pas de même nature que la préciosité marchande des bijoux : les objets sont précieux non dans leur matérialité, mais dans leur fonction d’accessoires de prestige social.
? Un gage d’amour
13À ce moment du récit est établie une distinction entre deux catégories de cadeaux qui ne repose pas tant sur la nature des objets – la pureté de la pierre utilisée pour fabriquer le bijou, par exemple – que sur un accord quant à la valeur des choses. L’ambassadeur souhaite offrir deux cadeaux à Madame de*** : « Le jour de Noël vous recevrez de moi un de ces petits souvenirs, un de ces petits cadeaux, apparemment sans importance, qu’un mari peut permettre à sa femme de recevoir d’un ami. Mais ce cadeau que je vous apporte à présent est un gage de notre amour et c’est pourquoi il est très pur, très beau et doit rester secret. […] Voyez ces deux cœurs, continua-t-il, ce sont les nôtres. Gardez-les, cachez-les, confondez-les surtout et sachez que je suis heureux de vous donner un bijou que vous ne pourrez porter que lorsque nous serons seuls » [Vilmorin, op. cit. : 26-27]. Le texte ne nous dit pas en quoi consiste le « petit souvenir » – qui finalement ne sera pas offert – mais nous donne indirectement accès à la structure fine du système des objets mis en place dans ce roman ; les boucles d’oreilles en forme de cœur occupent certes la place centrale de l’intrigue, mais elles n’acquièrent leur valeur qu’en résonance avec les autres bijoux et accessoires de parure qui en constituent l’arrière-fond.
14Qu’il s’agisse d’un autre bijou – une bague ou un collier, par exemple – ou d’un autre type d’objet, le petit cadeau susceptible d’être publiquement offert est comparé en sa défaveur aux cœurs de diamant par rapport à un cadre de référence commun au donateur et à la donataire. Car l’ambassadeur ne prétend pas apprendre à Madame de*** à discerner un beau cadeau d’un cadeau sans importance. Il a affaire à une femme du même monde que lui, qui sait reconnaître la valeur des choses en s’appuyant sur un principe d’évaluation socialement acquis sans avoir explicitement recours à un répertoire figé classant les objets en catégories – répertoire basé par exemple sur la cote marchande [14]. Madame de*** connaît les objets – en l’occurrence des objets de luxe, dont les bijoux – et elle est censée distinguer sinon le vrai du faux, du moins deux niveaux de qualité, le « pur et beau » du « sans importance », le coûteux du meilleur marché, le bijou d’exception du bijou commun – ou de l’objet d’un autre type. La valeur marchande, dès lors, n’a nul besoin d’être invoquée par le donateur : elle va de soi, du moins pour quiconque détient les clés de cette connaissance.
15Cet épisode est un nouveau basculement, fruit d’un concours de circonstances là encore assez peu vraisemblable, rebondissement décisif introduit par l’auteur dans le récit retraçant le destin des objets. Car les objets deviennent précieux à l’occasion de ce don. Madame de*** accepte avec émotion le cadeau de l’ambassadeur et insiste pour avoir le droit de porter publiquement les boucles : « Je ne veux être privée ni de la fierté de porter ce bijou devant la terre entière, ni de l’émotion d’entendre sans cesse nos deux cœurs me parler de vous à l’oreille » [ibid. : 27]. Les cœurs vont lui « parler », ils deviennent acteurs de l’histoire. Jusqu’alors, les cœurs de diamant n’étaient chers à personne ; ils n’avaient aucune valeur symbolique suffisamment forte pour empêcher que l’on s’en sépare pour un enjeu économique. Leur destinée bascule à partir du moment où ils se chargent d’affectif, devenant gage d’un amour non conventionnel, qu’on peut qualifier de sincère. Mais ce tournant de l’intrigue repose aussi sur un mensonge lourd de conséquences, car Madame de*** ment par omission à son amant en ne lui révélant pas les péripéties précédentes, installant ainsi dans sa propre vie un quiproquo tragique.
? Du signe de trahison au bijou de famille
16À ce moment de l’histoire, la romancière fait preuve d’une grande virtuosité pour mettre en évidence la façon dont les objets se chargent et se déchargent symboliquement, au gré des circonstances, des tensions et des joies suscitées par leur perte ou leur possession. Elle enchaîne les rebondissements – tout en évitant le rocambolesque – pour conserver à son récit une certaine tension dramatique reposant sur un subtil déséquilibre : celui-ci naît d’un défaut dans la connaissance de l’enchaînement des événements qui constituent par leur accumulation la biographie de l’objet. Car l’histoire complète des boucles d’oreilles, porteuses de charges affectives inséparables de la liaison adultère entre Madame de*** et l’ambassadeur, n’est connue d’aucun des protagonistes, puisque chacun des trois en ignore au moins un épisode crucial. Cette lacune génère un malentendu dans l’échange entre les individus et souligne l’irréductible lien entre valeur de l’objet et rapports humains.
17Dans ce cadre, entre le moment où l’ambassadeur les offre à Madame de*** et celui du don forcé à la nièce, les bijoux sont tour à tour investis en tant que manifestation d’un amour illégitime, preuves de mensonge ou supports de duplicité. Chacun des trois personnages principaux détient sa propre version de la biographie des objets, et sa propre vérité, comme l’avoue Madame de*** : « Si je les achetais je ne pourrais les porter, dit-elle rêveusement, et ce bijou reprendrait le sens de la vérité qu’il n’a que pour moi seule » [ibid. : 50]. Dès lors, le jeu est faussé, et le drame peut se nouer.
18Louise de Vilmorin, pour faire entrer le bijou dans la catégorie suprême des objets – a priori – inaliénables, met en scène le moment cérémoniel au cours duquel les boucles d’oreilles sortent du cercle intime auquel elle les avait jusque-là cantonnées [15] : « Leur entrée fut saluée par des murmures affectueux ; il y eut des baisemains répétés, des échanges de baisers entre les dames, on admira le nouveau-né, puis Mme de*** s’inclina vers sa nièce, lui parla à l’oreille et lui glissa dans la main le cadeau qu’elle apportait. La jeune mère ouvrit l’écrin, elle poussa un cri de surprise et de joie et toute l’assistance, ronronnant des compliments et des remerciements, se pencha sur les diamants qui devenaient, en ce jour, des bijoux de famille » [ibid. : 36].
19La romancière fait tendre son récit vers le drame, il lui faut donc que son héroïne subisse non seulement une punition pour ses mensonges, mais une véritable humiliation qui aboutisse à son désespoir : c’est pourquoi Monsieur de*** ne se contente pas de priver son épouse du bijou, mais l’oblige à s’en séparer publiquement, à le restituer ainsi à l’espace public où cet objet doit légitimement – fonctionnellement – se trouver, affecté qu’il est à l’ostentatoire. Dans cet univers social, le cadeau ainsi rituellement offert fait pénétrer l’objet dans la catégorie suprême des bijoux de famille et l’extrait d’un même mouvement du circuit de l’échange. Car ce statut prestigieux est supposé définitif : on ne saurait, dans ce monde-là, se séparer de ces objets-là sans transgresser la règle sociale implicite, ce qu’avait déjà montré le choix initial de Madame de*** gageant un cadeau de son mari plutôt que des bijoux de famille. Nous voyons ici comment le même bijou, à deux moments différents, est considéré différemment, qu’il soit ou non bijou de famille, ce qui nous montre que cette catégorie n’est pas immuable ni figée, mais issue d’une construction dans laquelle un objet ne trouve sa place que par l’accumulation des charges qu’il enregistre. Nul bijou n’est intrinsèquement bijou de famille, mais tout bijou peut le devenir.
? Charges contradictoires et transgression sociale
20C’est à ce moment de l’intrigue que Louise de Vilmorin met le plus clairement en évidence la primauté de la charge symbolique des objets sur leur valeur purement économique. Elle montre parfaitement comment, plus que par le mensonge, l’ambassadeur est affecté par le fait que des objets puissent cristalliser à la fois des souvenirs attachés à son amour et des souvenirs liés à un amour antérieur : « N’avez-vous pas accepté de moi, sans frayeur, un cadeau qui pour vous n’était pas libre de tout passé ? lui dit-il » [ibid. : 43]. C’est bien la charge de l’objet qui est ici invoquée, celle qui l’attache au passé conjugal de Madame de***, inconciliable pour le diplomate avec la charge reçue par l’objet à l’occasion du cadeau qu’il a fait à sa maîtresse : « Et il sentit son cœur se vider de tout amour à la certitude que Mme de*** n’aurait pas répugné à mêler leurs souvenirs à eux, à d’autres souvenirs dont la pensée le blessait » [ibid. : 32]. Un cadeau ne saurait sans altération symbolique être chargé de valeurs mnésiques aussi contradictoires, celles de l’amour légitime, du mariage de raison s’opposant à celles de l’amour passion.
21La réponse de Madame de*** à ce lourd reproche nous ramène à l’épisode fondateur des dernières péripéties de la biographie du bijou, au moment où elle a introduit un cadeau dans le monde marchand : « Mais, s’écria-t-elle, je n’avais plus de passé ! Je ne tenais qu’à vous ! Et ce bijou ne l’avais-je pas vendu ? » [Ibid. : 43.] Ce que l’écrivain fait dire ici à son héroïne, c’est que la mise en vente d’un objet constitue une preuve qu’on n’y est plus attaché par aucun souvenir, puisque non seulement on accepte de s’en séparer, mais de surcroît on change l’objet de registre en l’introduisant dans le circuit de l’échange marchand, vénal et non affectif par excellence. Ayant vendu les bijoux, donc les ayant réduits à une valeur d’échange atténuant, voire annihilant leur charge affective initiale, Madame de*** estime les avoir libérés de leur passé, elle s’en est détachée comme elle semble s’être détachée du souvenir des premières amours avec son époux. Dès lors, les seuls souvenirs attachés à cet objet sont ceux de sa passion adultère, et pas ceux du mariage ; le second cadeau a effacé la charge du premier.
22Pour parvenir à introduire des retournements de situation dans une intrigue qu’elle a campée dans un milieu social structuré par des normes extrêmement rigides, Louise de Vilmorin a dû faire preuve d’imagination : comment faire revenir dans le circuit de l’échange des bijoux de famille, patrimoniaux, réputés inaliénables ? Par le même biais fictionnel qui a fait qu’initialement un cadeau de mariage s’est retrouvé gagé pour payer des dettes : un individu ne s’est pas conformé aux règles de son milieu, il a négligé la valeur des choses et le poids cumulé de leur histoire. On peut ici se demander si l’auteur déplore ce non-respect de la norme, qui au final provoquera un drame, ou inversement stigmatise les règles trop rigides d’un milieu incapable d’une certaine souplesse morale.
23C’est bien le grain de sable de l’attitude non conforme, hors norme par rapport aux conventions de classe, qui permet à l’histoire des objets d’enchaîner les rebondissements, à ce moment du récit comme lors de chaque épisode. Car le neveu de Monsieur de***, peu doué pour les affaires, a fait un mariage douteux : « Le frère aîné de M. de*** n’avait qu’un fils qui, sans égard pour les traditions de sa famille et sans souci de la peine qu’il causait à ses parents, avait épousé une très belle jeune fille, plus intelligente que lui, mais assez exaltée et fort aventureuse. On lui reprochait d’être la fille d’un homme de mauvaise réputation, un homme d’argent, qui n’en avait jamais assez pour mener clairement ses affaires et que d’incessantes et obscures spéculations avaient plusieurs fois contraint à la faillite » [ibid. : 35]. Après coup, Monsieur de*** portera sur le jeune couple ce jugement qui traduit bien le degré d’anormalité qu’il lui attribue : « Mon neveu s’est conduit comme un fou, sa femme est une folle, ils ont trompé mon frère » [ibid. : 56]. Où réside donc la nature de cette « folie », sinon dans la transgression des normes sociales ? – ici une femme apparemment choisie hors de la classe sociale du mari, qui en quelque sorte déroge. Quelque temps après le don du bijou à sa nièce, celle-ci vient avouer à Madame de*** que le jeune couple se trouve « aux portes d’un désastre » [ibid. : 50]. Ruinée, elle vient proposer à sa tante de lui vendre les boucles d’oreilles offertes par elle. Ainsi des objets inaliénables seront-ils aliénés. Nicholas Thomas a évoqué cette réversibilité de l’inaliénabilité du bijou de famille : une bague transmise de mère en fille dans une famille ne pourrait pas être donnée à un ami ou vendue, mais une des propriétaires peut être poussée par la pauvreté à se séparer de ses bijoux [Thomas, 1991 : 19-20]. En l’occurrence, les boucles d’oreilles seront (re) vendues finalement au bijoutier, qui, pour éviter tout scandale, les rendra moyennant paiement une quatrième fois à Monsieur de***. Celui-ci offrira une dernière fois les cœurs de diamant à son épouse, pour tenter de la sortir d’une dépression dont il ne connaît pas véritablement la cause.
24L’histoire s’achève par la mort de Madame de***, rendue neurasthénique et désespérée par la fin de sa liaison adultère. Les deux principaux protagonistes du drame se retrouvent ensemble au chevet de la mourante à l’instant où elle rend le dernier soupir : « Mme de***, dans un mouvement d’agonie, allongea ses longs bras sur le drap, poussa un soupir et mourut. Ses mains s’entrouvrirent montrant dans leurs paumes deux cœurs de diamant, comme si elle eût voulu donner deux cœurs à l’inconnu. L’ambassadeur et Monsieur de*** échangèrent un regard : “Elle est morte, prenez ce cœur qu’elle vous donne, dit Monsieur de*** à l’ambassadeur, l’autre est le sien, j’en disposerai.” L’ambassadeur prit le cœur que Mme de*** lui tendait. Il baisa la main de cette morte, puis sortit brusquement de la chambre et se fit conduire chez le bijoutier : “Scellez ce cœur à une chaîne d’or, dit-il, et scellez cette chaîne à mon cou. Je ne veux pas attendre.” Un instant plus tard il rentrait chez lui, donnait des ordres, faisait préparer ses bagages, envoyait des dépêches et quittait la ville » [Vilmorin, op. cit. : 61-62]. Pour la première fois, alors qu’elles étaient jusqu’alors traitées comme un objet singulier et unique – un bijou –, les boucles d’oreilles sont dissociées et deviennent deux bijoux matérialisant le souvenir d’une seule et même personne. Cette dissociation marque la fin d’un parcours biographique unifié, la fin d’une histoire d’objet résonnant avec la fin d’une histoire d’individu. Chacune des boucles devient relique, un objet-personne « dont le propre n’est plus tant d’agir comme une personne, mais avant tout, d’avoir appartenu à une personne, dont l’objet en question porte la trace, ou avec laquelle il a entretenu un contact » [Heinich, 1993 : 28]. C’est donc pour les bijoux un statut inédit, et Max Ophuls en ajoutera un autre. La fin de son film diffère nettement du dénouement de la nouvelle de Louise de Vilmorin : Monsieur de*** et l’ambassadeur vont se battre en duel, et Madame de***, désespérée par ce drame dont elle est la cause, va poser les bijoux comme ex-voto dans une chapelle, priant pour tenter, en vain, d’éviter le combat singulier. Ex-voto ou relique, les boucles d’oreilles entrent dans l’univers du sacré à l’issue de leur tumultueux parcours.
? Relativité du précieux
25La lecture anthropologique d’un texte littéraire que j’ai proposée ne se prétend ni une preuve ni une démonstration de quelque phénomène que ce soit. Mais il m’est apparu que, bien que fictionnel, ce récit nous invitait à transposer dans nos travaux empiriques la perspective qui consiste à ne considérer les objets qu’à travers leurs positions successives dans les interactions humaines, en les dépouillant des a priori les plus communs, souvent partagés par l’ethnologie et par le discours de certains musées.
26Dans Madame de***, même si là n’est pas l’objet principal du roman, est ouverte une stimulante réflexion sur la « notion de bijou » – comme on a pu, à partir de données empiriques, réfléchir à la notion de monnaie, par exemple [16] – et, au-delà, sur la problématique du précieux. Que la perception du précieux – et le statut d’objet précieux – soit relative au contexte historique et tributaire des conditions économiques a déjà été souvent mis en évidence, bien au-delà de l’image d’Épinal de l’explorateur apprivoisant le sauvage avec de la verroterie sans valeur en Occident, mais précieuse pour les autochtones d’Afrique ou d’Amérique qui la découvraient. L’histoire nous enseigne que la préciosité des matières – l’or, l’argent, le cuivre, les minéraux, etc. – dépend principalement de la facilité d’approvisionnement et du statut symbolique des matériaux spécifiques à chaque civilisation. Dans son étude sur le chaudron de cuivre en Amérique, Laurier Turgeon a souligné par exemple la fascination des Amérindiens pour la matière constituant cet objet usuel, cuivre dont ils firent notamment des ornements corporels, bracelets, colliers, pendentifs… et boucles d’oreilles [Turgeon, 2003 : 71]. Nicholas Thomas a montré par ailleurs, notamment dans Entangled Objects [1991] consacré à ce thème, mais aussi dans son essai épistémologique Out of Time [17], comment la valeur des objets et leur préciosité étaient fluctuantes et tributaires de l’histoire politique et économique de la région Pacifique, et notamment du processus de colonisation.
27Donc, puisque le précieux n’est pas une catégorie universellement partagée sur le même plan, puisque le statut d’objet précieux fluctue et recouvre différentes significations selon les situations, est-ce que chaque objet estampillé « bijou » à un moment de son existence le demeure indéfiniment ? À la question « qu’est-ce qu’un bijou ? », pouvons-nous répondre sans relativisme ? Finalement, un bijou n’est rien d’autre qu’un objet constitué d’une matière, dite précieuse en fonction de la valeur marchande et symbolique qu’elle a acquise dans une société et à une époque données.
? Les bijoux ne sont destinés à rien
28La façon dont Patrizia Ciambelli, dans son livre d’une grande érudition et de lecture plutôt agréable, ignore cette question définitoire est à mon avis assez représentative du traitement des objets matériels par les sciences sociales, et notamment par l’ethnologie de musée – traitement qui ne se limite pas aux objets précieux ou aux bijoux, mais s’étend à d’autres types d’objets souvent engoncés dans des catégories artificielles. Le livre Bijoux à secrets [Ciambelli, 2002] part du préalable – admissible mais un peu étroit – qu’en Europe occidentale un bijou est un objet que les hommes et les femmes portent comme parure ou conservent dans des écrins. Cette notion très générale lui permet ensuite d’affirmer, par exemple, que « le port des bijoux est devenu l’un des marqueurs privilégiés de la féminité » [Ciambelli, 2002 : 2], ou encore que : « En général, les filles ont droit aux bijoux des femmes, consanguines ou alliées, qui circuleront dans la lignée féminine, et les garçons se voient assigner les bijoux ayant appartenu aux hommes et ceux qui sont destinés à rester dans la famille, y compris les bijoux des aïeules » [ibid. : 105]. On pourrait multiplier les citations de cet ordre, qui ne remettent pas en cause le sérieux des enquêtes de terrain menées par l’auteur, mais posent un problème de perspective. En fait, une telle approche perd de vue les objets eux-mêmes pour ne considérer que leur statut tel que le sens commun l’a construit, et recueillir à partir de là des discours et des extraits de textes littéraires corroborant ces affirmations.
29L’auteur considère que les bijoux ne sont pas des choses comme les autres, ils « révèlent » – ou révélaient, dans les sociétés « traditionnelles » – des distinctions sociales, ils sont les marqueurs « d’une volonté de rupture et de singularisation » [ibid. : 4e de couverture]. Ils sont porteurs de secrets, principalement féminins, et surtout de secrets de famille. « Trésors arborés ou abrités dans leurs coffrets, boîtes, écrins, les bijoux redonnent corps à des fantasmes ; regardés, touchés, imaginés, ils activent une mémoire qui est surtout de l’ordre de l’inconscient et produit une parole qui oscille en permanence entre la présence et l’absence, le secret et le dévoilement, l’oubli et le “souvenir” » [ibid. : 6-7]. Cela revient à traiter « les bijoux » comme un ensemble autonome, une totalité matérielle transcendant le temps et l’espace. D’où une perspective pratiquement déconnectée de toute historicité, hormis une historicité globalisante assez peu convaincante, qui pousse l’auteur à déplorer, par exemple, que les codes traditionnellement matérialisés par les bijoux se soient « affaiblis dans notre société où l’uniformisation de la production tend à effacer les distinctions de rang, de sexe et d’âge. Aujourd’hui, par exemple, de plus en plus de femmes mûres adoptent les bijoux et les tenues vestimentaires des jeunes filles » [ibid. : 3].
30Cette analyse privilégie une « signification » abstraite, manquant ainsi en quelque sorte la « choséité » des objets en cause et n’hésitant pas à affirmer que « les bijoux sont par essence destinés à créer des liens, mais aussi à les défaire ; ils assurent une continuité ou bien marquent des ruptures » [ibid. : 95]. Un bijou n’est destiné à rien par essence, pas plus qu’un outil de forgeron n’est destiné aux vitrines d’un musée de société, ni qu’un masque africain n’est destiné aux ventes aux enchères parisiennes ou au Quai Branly. Les bijoux sont conçus et matériellement produits pour être commercialisés ; achetés, ils sont – parfois – offerts, puis portés ou thésaurisés, plus tard transmis ou revendus, ou perdus, et ainsi de suite jusqu’à destruction totale – le cas échéant. Leur don peut créer des liens entre deux ou plusieurs personnes, mais telle n’est pas automatiquement – essentiellement, par essence, ou naturellement, pour suivre Simmel [18] – la destinée de ces objets.
? L’objet est-il objectif ?
31Prétendre que ces choses que sont les bijoux sont destinées à telle ou telle action – créer des liens par exemple –, c’est nier par avance les effets de la charge accumulée au long de leurs parcours biographiques, charge qui est précisément au cœur du roman de Louise de Vilmorin, et que, pour rester dans la métaphore électrique, Jean Bazin nommait « force » : « Le don, mais aussi bien le refus du don (la thésaurisation, la mise en musée ou en monument, la collection, etc.) est à mettre au nombre des actes ou des événements de toute sorte par lesquels la réduction des choses à l’état de valeurs ou de signes se trouve interdite, différée, barrée, ratée, avortée, esquivée, ignorée, déniée… Résistance des choses où se manifeste justement leur force propre. Il suffit que d’un objet usuel et ordinaire je fasse don pour le transformer en une chose unique qui est, dans certaines conditions, le témoin de ma personne. Ce qui “anime” la chose, c’est le don. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire de croire que les choses ont de l’esprit pour avoir l’idée de les donner » [Bazin, op. cit. : 12].
32« Ce qui “anime” la chose, c’est le don », et, ajouterais-je, ce sont les circonstances, c’est le contexte du don. Pour le personnage de Madame de***, les boucles d’oreilles données par son époux au lendemain de leur mariage ne sont animées d’aucun sentiment affectif, et c’est pourquoi elle accepte de les vendre ; mais les mêmes bijoux offerts par l’homme dont elle tombe amoureuse se trouvent chargés de cet amour nouveau par ce nouveau don. Être cadeau n’est pas tant une valeur accordée à certains objets que le résultat d’une action particulière – faire cadeau –, parfois ritualisée comme on le voit lorsque Madame de*** offre les bijoux à sa nièce. Ici, c’est le faire-cadeau d’un amant pour qui elle éprouve un amour singulier et réfuté par son milieu qui revêt pour l’héroïne une tout autre coloration affective que le faire-cadeau par Monsieur de*** en tant qu’action convenable et conventionnelle au lendemain d’un mariage.
33Les bijoux changent carrément d’identité, ils ne sont plus les mêmes objets lorsqu’ils sont offerts à Madame de*** par l’ambassadeur que ce qu’ils étaient auparavant : l’échange marchand (le moment où elle les a gagés) les a affranchis de leur passé conjugal. Ils sont numériquement les mêmes, mais symboliquement – affectivement – sont tout autres. Ceci nous ramène aux réflexions de Nicholas Thomas sur l’alliance (wedding ring) : un anneau – une bague – peut être initialement une marchandise produite dans une usine ou par un artisan pour être vendue. Si l’anneau devient alliance, il acquiert un statut extrêmement particulier, devenant un cadeau propre à un contexte très spécifique dont il ne saurait être exclu sans devenir quelque chose d’autre. « If the ring becomes a wedding ring, it acquires the character of a highly specific kind of gift which cannot move beyond one context without becoming something else » [19] [Thomas, op. cit. : 18]. Ce cadeau est dit performatif dans le sens où sa transmission, accompagnée des mots justes et dans le juste contexte, est constitutive de la relation conjugale qu’il va ultérieurement représenter – ou matérialiser. L’objet n’est « cadeau de mariage », c’est-à-dire matérialisation d’une relation conjugale, qu’à travers l’action de donner de la bonne manière, d’offrir en respectant les règles. Et Thomas ajoute plus loin, élargissant son propos : « Neither particular signification nor types of relations signified are stable in the lives of particular rings » [20] [ibid. : 19]. Le caractère singulier d’un bijou ne vient pas d’une inamovible préciosité ou de son unicité, mais de son association étroite à une histoire personnelle. Les boucles d’oreilles mises en scène par Louise de Vilmorin sont un exemple parfait de cadeau performatif, qui, alors même que par leur matérialité elles ne sont pas le bijou typiquement signifiant des liens affectifs les plus forts – la bague –, deviennent des symboles amoureux tout aussi puissants pour l’héroïne que le serait une bague offerte par l’ambassadeur.
34Pour conclure, et en revenir à la notion de bijou, demandons-nous si l’authenticité des pierres précieuses, selon les normes de la joaillerie, joue un rôle décisif dans la préciosité du bijou. Auraient-elles été fausses, l’attachement tragique de Madame de*** au sort de ses boucles d’oreilles aurait-il été différent ? Pensons seulement à un collier de fausses perles, emblématique de la vente aux enchères en 1996, à New York, d’environ mille deux cents objets personnels ayant appartenu à Jackie Kennedy-Onassis : estimé environ 500 $, ce bijou fut adjugé 211 500 $ [21]. Paradoxe d’un bijou faux au regard des normes de la joaillerie, archétype de l’objet inauthentique, de la non-valeur, voire de la contre-valeur, qui se trouve doté d’une autre sorte d’authenticité, celle de la relique. Son authenticité singulière fut habilement attestée, lors de la vente, par sa présentation avec une photographie de John John Kennedy – fils du président des États-Unis – bébé jouant avec les perles de sa mère devant celle-ci en train de rire aux éclats. Nous sommes ici au cœur de la tension entre monde marchand et monde domestique : « Il suffit […] de mettre sur le marché la canne à pommeau de l’oncle André, pour laisser poindre, par le trouble qui s’ensuit, tout ce qui distingue l’objet marchand d’objets mis en valeur dans d’autres mondes. En mettant en lumière la qualité des objets de nature marchande, et leur rôle dans la coordination, on se prépare à traiter des situations complexes où des objets équivoques troublent cette coordination, un graffiti de Picasso sur un coin de table, un fût bosselé qui n’est plus aux normes, une voiture d’occasion, etc. » [Boltanski et Thévenot, 1991 : 243]. Cette remise en cause de l’« objectivité du bien » n’est-elle pas très proche de la réfutation de l’objectivité de l’objet, bien mise en évidence par Nicholas Thomas : « Objects are not what they were made to be but what they have become » [Thomas, 1991 : 4] ? L’ethnologie aurait tout intérêt à tenir compte de ces propositions pour saisir la richesse du rôle social des objets, en libérant ceux-ci de tout a priori, de tout statut immanent, de toute destinée prévisible – qui ne peut être qu’artificiellement imposée –, de toute catégorisation arbitraire. Il s’agit de considérer les objets comme des choses qui se chargent et se déchargent au fil de leur circulation parmi les hommes. ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bazin Jean, 1997, « La chose donnée », Critique, 596-597 : 7-24.
- Bidou-Zachariasen Catherine, 1997, Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois, Paris, Descartes et Cie.
- Belloï Livio, 1993, La scène proustienne. Proust, Goffman et le théâtre du monde, Paris, Nathan.
- Boltanski Luc et Laurent Thévenot, 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
- Champy Florent, 2000, « Littérature, sociologie et sociologie de la littérature, à propos de lectures sociologiques de À la recherche du temps perdu », Revue française de sociologie, 41 : 345-364.
- Ciambelli Patrizia, 2002, Bijoux à secrets, Paris, Mission du patrimoine ethnologique, Maison des sciences de l’homme.
- De Beaumarchais Jean-Pierre, Daniel Couty et Alain Rey, 2001, Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris, Larousse.
- Duchet Claude, 1983 (1969), « Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary », in Travail de Flaubert, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais » : 11-43.
- Elias Norbert, 1974 (1969), La société de cour, Paris, Calmann-Lévy.
- Heinich Nathalie, 1993, « Les objets-personnes. Fétiche, relique et œuvre d’art », Sociologie de l’art, 6 : 25-55.
- Simmel Georg, 1999 (1900), Philosophie de l’argent, Paris, puf, coll. « Quadrige ».
- Thomas Nicholas, 1991, Entangled Objects, Cambridge/Londres, Harvard University Press.
- Turgeon Laurier, 2003, Patrimoines métissés. Contextes coloniaux et post-coloniaux, Paris/Québec, Éditions de la msh/Presses de l’Université Laval.
- Vilmorin Louise (de), 1980 (1951), Madame de***, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
- Weiner Annette, 1992, Inalienable Possessions : the Paradox of Keeping-while-giving, Berkeley, University of California Press.
Notes
-
[1]
Sur les notions de valeur, de préciosité et de rareté, voir l’ensemble du premier chapitre de la Philosophie de l’argent : « La valeur et l’argent ».
-
[2]
Il fait ici référence aux sociétés participant au cycle kula (îles de Polynésie), à propos du livre d’Annette Weiner [1992].
-
[3]
Les citations du texte sont extraites de l’édition Folio Gallimard de 1980.
-
[4]
Madame de***, film de Max Ophuls (1953) ; avec Danielle Darrieux, Vittorio De Sica et Charles Boyer dans les rôles principaux ; dialogues de Marcel Achard. Le Dictionnaire du cinéma (Larousse, 1991) y voit un chef-d’œuvre, sorte de « vaudeville racinien » où Ophuls fait preuve de sa virtuosité et bénéficie d’une « interprétation de premier ordre ».
-
[5]
Voir notamment Bidou-Zachariasen [1997] et Belloï [1993]. Ces travaux sont analysés et critiqués par Florent Champy [2000].
-
[6]
Sur Louise de Vilmorin (1902-1969) voir Michel P. Schmitt, in De Beaumarchais et al. [2001], vol. 2, p. 2024-2025. « Son œuvre romanesque se bâtit autour d’aventures sentimentales dans le monde clos et suranné des salons, des châteaux ou des lieux élégants. […] La frivolité y apparaît comme un art de vivre […] ; elle est, aux yeux de beaucoup, un poète mondain un peu démodé qui a su séduire un public bourgeois essentiellement féminin » (M. P. Schmitt).
-
[7]
D’autre part, le cinéaste donne à l’héroïne le prénom de l’écrivain, Louise ; un indice autobiographique supplémentaire ?
-
[8]
Voir notamment les travaux de Clifford sur l’écriture de l’ethnographie.
-
[9]
Mais contrairement à ce qu’a entrepris Claude Duchet pour Madame Bovary, je n’aurai pas ici l’ambition d’examiner statistiquement le système des objets mobilisé dans le roman. Rares sont les objets explicitement nommés dans Madame de*** ; ils constituent l’arrière-fond de l’intrigue, son décorum aristocratique. Ce sont ce que Duchet appelle des objets « à forte densité romanesque » [Duchet, 1983 : 23] qui m’intéresseront ici.
-
[10]
Le fait que ce cadeau ait été offert au lendemain du mariage est mentionné à plusieurs reprises et n’est sans doute pas indifférent. Lors d’une présentation orale de ce travail, Rolande Bonnain-Dulon m’a suggéré qu’il pouvait s’agir du Morgengab germanique, traditionnellement offert par l’époux à sa jeune femme au matin de la nuit de noces. Cette hypothèse mériterait d’être creusée, mais Louise de Vilmorin ne la confirme pas explicitement.
-
[11]
« Les transformations et les mutations contextuelles des objets ne peuvent être appréciées s’il est supposé que les cadeaux sont invariablement des cadeaux et les marchandises invariablement des marchandises » (je traduis).
-
[12]
« Puisqu’en vendant ses cœurs de diamant Mme de*** venait de lui prouver qu’elle n’y tenait guère, il trouva opportun d’en faire cadeau à cette belle maîtresse » [Vilmorin, 1980 : 17].
-
[13]
D’ailleurs, dans le film, Monsieur de*** éconduit violemment le bijoutier lors de la quatrième transaction, et c’est Madame de*** qui rachètera les bijoux. Ophuls a joué ici sur le caractère vaudevillesque de l’histoire, et donné une touche comique à la colère du militaire et à la fuite du bijoutier, penaud.
-
[14]
Une formule courante traduit bien ce savoir : on dira qu’elle « estime le bijou à sa juste valeur », la justesse du jugement reposant sur un apprentissage social.
-
[15]
Cercle formé pour l’essentiel par Monsieur et Madame de***, l’ambassadeur et le bijoutier. La « belle Espagnole » et une femme de chambre sont les deux seules autres personnes qui verront les boucles d’oreilles au cours de leur périple.
-
[16]
L’Homme, n° 162, avril-juin 2002 : « Questions de monnaie ».
-
[17]
Out of Time. History and Evolution in Anthropological Discourse, 1989, University of Michigan Press. Traduit par M. Naepels, 1998 : Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropologique, Paris, Belin. Voir notamment, sur les « biens précieux », les pages 122 à 125 et le chapitre 7.
-
[18]
« Que des objets, des pensées, des événements puissent être précieux, ce n’est jamais lisible dans leur existence et leur contenu purement naturels ; et leur ordonnancement d’après les valeurs s’écarte au plus loin de leur ordonnancement naturel » [Simmel, 1999 : 21-22].
-
[19]
« Si l’anneau devient alliance (anneau de mariage), il acquiert le caractère d’un genre extrêmement particulier de cadeau qui ne peut évoluer hors de ce contexte sans devenir quelque chose d’autre » (traduction de l’auteur).
-
[20]
« Ni la signification particulière ni les types de relations significatives ne sont stables dans les vies d’anneaux particuliers » (je traduis).
-
[21]
Sylvie Kauffmann : « Le bric-à-brac de Jackie Kennedy triomphe chez Sotheby’s à New York » et « La “Kennedymania” totalise 34,5 millions de dollars chez Sotheby’s », Le Monde des 26 et 28-29 avril 1996. Autres objets vendus à cette occasion, dans un ensemble hétéroclite « qui tient davantage de l’Emmaüs de luxe que de la collection d’art » (S. Kauffmann) : un repose-pied recouvert de toile déchirée (29 000 $), un cheval à bascule (75 000 $), un petit livre de conjugaison (42 550 $).