1On admet volontiers que les îles constituent des terrains particulièrement propices aux recherches dans les différentes disciplines scientifiques, qu’il s’agisse des sciences humaines et sociales ou de celles relevant de la biologie. Géographe spécialisé dans l’étude des territoires et des espaces insulaires depuis plus de vingt-cinq ans, j’ai pu apprécier l’intérêt scientifique des approches comparatives de l’insularité. Au-delà, je retiendrai que les îles ont constitué pour moi non seulement un extraordinaire terrain de recherche, mais qu’elles ont totalement orienté mon destin professionnel et personnel.
2Cet article, en reconstituant un parcours scientifique, vise à montrer comment l’île, en tant que terrain de recherche, m’a ouvert à une vision pluridisciplinaire de l’espace et conduit ainsi à confronter mon point de vue de géographe avec celui d’autres chercheurs de disciplines différentes, comment les îles m’ont permis de voyager et ainsi de découvrir le monde, enfin comment elles ont balisé ma vie durablement au point d’en faire un élément central de mon existence.
3Cette expérience, qui se poursuit aujourd’hui, m’aidera à porter, sans rechercher une quelconque objectivité ni un ordre ou une chronologie particulière, un regard sensible sur ces espaces insulaires qui, au fil du temps, des visites et des rencontres, m’ont également permis d’acquérir une certaine vision de l’espace et de la vie.
Les îles de la jeunesse
4C’était durant l’été 1960. J’avais alors cinq ans. Mes parents, en vacances à Audierne, organisent avec des amis une visite à la journée de l’île de Sein. Ayant rarement quitté les bords de l’Indre et la Champagne berrichonne, je découvre alors un monde nouveau : le bord de mer et les îles. Ce sera ma première visite en tant qu’excursionniste dans une île. J’en garderai le souvenir d’une photo en noir et blanc de mon frère, prisonnier volontaire dans un casier à crustacés. Ces casiers, à l’époque par centaines sur le terre-plein des pêcheurs de l’île, ont aujourd’hui totalement disparu du paysage, témoignant ainsi du long et inexorable déclin des activités traditionnelles liées à la mer.
5Le début de l’histoire de « mes » îles est, dans une certaine mesure, celle de leur fin. En ce début des années soixante, André Guilcher, géographe de renom et Sénan d’origine, a déjà dressé, une trentaine d’années auparavant, un constat pessimiste sur le devenir de son île : « Les îliens ne vont même plus à Rochebonne où ils allaient il y a trente ans. Il semble que l’esprit d’initiative diminue et que les îliens soient de moins en moins entreprenants » [Guilcher, 1936]. Cette île, qui a connu un formidable développement de la pêche à la fin du xixe siècle, compte encore 169 pêcheurs en 1954, 77 en 1975, 17 en 1999. En 2002, seul un bateau de pêche avec équipage poursuit cette tradition, qui appartient dorénavant à l’histoire. En revanche, le jeune touriste que j’étais en 1960 ne pouvait imaginer le formidable développement touristique que Sein, comme les autres îles du Ponant, allait connaître. Mais il ne s’agit pas ici de faire un tableau géographique de l’histoire économique et sociale de ces îles, déjà brossé à plusieurs occasions [Brigand, 1983 ; 2000], mais de montrer le contexte dans lequel ces réflexions ont vu le jour.
6Cette escapade sénane aurait pu être la première et la dernière, mais c’était sans compter sur les hasards de la vie, qui me conduiront de Châteauroux à la ville de Brest. En cette rentrée scolaire de 1964, je découvre avec étonnement la pointe de la Bretagne et ses tempêtes automnales. Porte maritime vers la mer d’Iroise, Brest me mènera une dizaine d’années plus tard tout naturellement vers les îles du Finistère.
7On se rend dans l’archipel de Molène (mer d’Iroise) au départ du port de pêche du Conquet. La première île que l’on voit se dessiner sur l’horizon, c’est celle de Beniguet. Basse sur l’eau, elle forme un long ruban blanc, ceinturé dans sa partie nord par un cordon de galets. Il y reste une maison, autrefois habitée par des fermiers, qui, jusque dans les années cinquante, y exploitaient le goémon et y développaient l’exportation de galets à l’usage de la reconstruction de la ville de Brest. J’y débarque à l’âge de dix-sept ans, après une traversée qui m’apparaît à l’époque bien longue, à bord du canot en bois de Sam, gardien de l’île et personnage connu dans le port du Conquet. L’île appartient alors à la Fédération départementale des chasseurs, qui l’utilise essentiellement pour y prélever des lapins, relâchés ultérieurement sur le continent. Avec cinq de mes camarades lycéens, nous avons l’autorisation d’y aller, en échange de l’aide que nous apporterons à Sam pour récupérer des lapins à l’aide de furets putoisés, introduits dans les terriers préalablement obturés par des filets. Cette tâche, très nouvelle pour de jeunes citadins plus habitués à fréquenter les cinémas et les cafés de la ville de Brest que des îles désertes, nous ouvre les portes d’un univers qui nous fera découvrir les bonheurs inédits de la vie dans une petite île non habitée. Ce sera ma première robinsonnade personnelle, dont je garde, encore aujourd’hui, un souvenir ému, prêt à rejaillir à chaque débarquement sur Beniguet.
8Ce premier contact avec l’île fut bien un véritable déclencheur. Ainsi donc, il existait des espaces inhabités à quelques milles de la terre ferme et une nature incroyablement prégnante et présente – comme en témoignaient ces centaines d’oiseaux de mer, occupant le haut des estrans, que nous dérangions pour le simple plaisir de les voir s’envoler et se reposer dans un grand mouvement circulaire. Je goûtais, certes, au plaisir contemplatif de l’observation du rythme des journées à travers le jeu des marées, des couleurs du ciel et des passages des bateaux dans le chenal du Four. Mais, surtout, je découvrais le bonheur inédit de l’insularité, le plaisir hédoniste de regarder de « son » île le littoral continental, et ce sentiment, intimement partagé par l’ensemble du groupe, d’être à l’écart du reste du monde. Des années plus tard, en lisant les mémoires de Jean Simier (ancien instituteur qui acceptera, dans les années quarante, de passer quatre années de sa vie à encadrer les employés venant travailler sur l’île), je faisais l’analyse inverse de la sienne. Originaire d’Enez Cadec, « île » continentale de la commune de Plouguerneau, Jean Simier s’embarque en 1938 pour l’île de Beniguet, choisissant délibérément « la vie libre des îles » plutôt que « la vie tranquille à l’arsenal ». Mais, hélas pour lui, sa vie dans l’île s’apparentera « à un bagne volontaire », du fait des conditions difficiles qu’il rencontrera dans la gestion de l’exploitation et de ses ouvriers [Simier, 1994]. Pour moi, dans ces années soixante-dix, Beniguet ne s’apparentait pas vraiment à une prison, mais plutôt à un petit paradis. Elle fut aussi un véritable révélateur : au terme de cette semaine initiatrice, j’avais acquis la profonde certitude que je reviendrais dans les îles.
Belle-île-en-Mer, janvier 1979
9Mon intérêt pour la géographie s’affirmera véritablement durant l’année de maîtrise. On y fait alors les premiers choix véritables. On détermine un sujet d’initiation à la recherche et également le choix d’un enseignant qui accompagne l’étudiant dans sa démarche. À l’issue d’un entretien avec la professeur Annick Moign, ma future directrice de maîtrise et deux années plus tard de thèse de troisième cycle, cette dernière me demande si j’ai quelques idées sur le sujet que je souhaiterais traiter. Sans avoir vraiment préalablement réfléchi à la question, je lui réponds que j’aimerais bien travailler soit sur les îles, soit sur l’habitat traditionnel en Bretagne. Ces deux thèmes m’intéressaient, le premier probablement en fonction de son caractère exotique et de ce premier contact tissé quelques années auparavant avec les îles de l’archipel de Molène ; le second, en fonction d’un intérêt que j’avais alors pour l’architecture. Sa réponse fut claire : ce serait les îles de Bretagne, sujet sur lequel elle avait commencé à travailler dans le cadre de sa thèse d’État et qu’elle abandonna au profit d’un travail de recherche en géomorphologie littorale sur le Spitzberg. Ni elle ni moi ne pouvions imaginer à l’époque que je poursuivrais son projet en élaborant plusieurs années plus tard, sous la direction du professeur Verger, une thèse d’État sur la question !
10C’est ainsi que quelques mois après, étudiant en maîtrise, je me retrouve au cœur de l’hiver à Belle-Île-en-Mer. Le thème de recherche est celui de la vie associative de l’île. Ce sujet me fut proposé par l’appip (Association pour la promotion et la protection des îles du Ponant). Il visait à mieux connaître les associations locales dans la perspective de les faire travailler ensemble sur des projets de partenariat. Ces premiers pas dans le monde des îles furent l’occasion d’arpenter la plus grande des îles du Ponant, de rencontrer de nombreux îliens dans des domaines socioprofessionnels très différents et de me lier d’amitié durablement avec certains d’entre eux, notamment Yves Brien, aujourd’hui conseiller général de l’île et maire de la commune de Palais. Cette escale belliloise fut la première d’une longue série qui s’est enrichie, au gré de programmes de recherche, de la découverte de centaines d’autres îles, en France, mais aussi en Méditerranée et plus ponctuellement sur plusieurs océans de la planète.
L’arrivée dans l’île
11Qu’elle soit aérienne ou maritime, la traversée est essentielle. C’est un temps d’incubation, durant lequel on se prépare à l’arrivée dans l’île. On attend le premier regard qui percevra les contours de l’île. L’île se voit d’abord de la mer – ou du ciel pour les îles du large – et souvent de la côte, pour les îles proches des continents. Selon la façon d’aborder l’île, la perception change. En avion, on discerne l’île comme une carte en grandeur nature. À l’image du héros de Jules Verne, Cyrus Smith, découvrant l’île Mystérieuse du mont Franklin, on embrasse le paysage de l’île en un regard et l’on devine que cette île ou cet îlot sera plus ou moins accueillant, plus ou moins visité, plus ou moins habité. En bateau, les détails de la côte apparaissent progressivement et, à l’image des vues de côtes du célèbre cartographe Beautemps Beaupré, on perçoit si le rivage est hospitalier ou au contraire dangereux. On recherche du regard, soit le port où le bateau de liaison débarquera ses passagers, soit l’anse où l’on mouillera sa propre embarcation. Cette première perception est essentielle, car elle pose d’emblée le cadre général de la géographie de l’île, le cadre dans lequel on va évoluer et travailler, celui qui permettra de recomposer et de réinventer la réalité qui s’affiche devant nos yeux. Puis on pose le pied sur l’île. Soit on recherche alors le point le plus haut pour l’embrasser d’un seul regard, soit on entreprend l’incontournable tour de l’île, dont la durée sera proportionnelle à son linéaire. Plus ce tour prendra du temps, moins l’île sera île.
12Arriver dans l’île avec son propre bateau provoque un plaisir vif et sans égal, car avant de parvenir au rivage attendu il faut affronter la mer et parfois ses difficultés. Le regard du barreur porte en permanence vers le rivage îlien qui apparaît progressivement en épousant le rythme de l’embarcation, tandis que le continent disparaît de la vue. Dans ce cas, l’île se mérite encore plus et le plaisir est démultiplié après une traversée dont on aura été le modeste héros. Ce sentiment, je le redécouvre régulièrement, chaque fois que j’aborde les îles avec mon canot pneumatique et que je frappe l’amarre au quai de débarquement ou que je mouille l’ancre dans la crique abritée de l’îlot.
Faire des recherches sur les îles ou le plaisir de vagabonder dans les champs des savoirs
13La géographie est une science qui aime vagabonder dans les champs connexes du savoir. Aussi, le géographe musarde-t-il volontiers dans les disciplines voisines de la sienne. Selon sa sensibilité personnelle, il développera ses connaissances dans les domaines des sciences sociales, physiques ou environnementales. En parcourant mes terrains insulaires avec des collègues sociologues, ethnologues, biologistes ou archéologues, j’ai appris et pris beaucoup de plaisir à croiser les approches et à mélanger les savoirs.
14Le fait de travailler en géographe sur les îles encourage donc fortement la pluridisciplinarité et son exercice. Le phénomène m’est apparu avec encore plus d’acuité sur les petites îles, voire les îlots. Plus l’espace insulaire est limité, plus on cherche à comprendre pourquoi l’île forme un tout aussi évident. Et c’est ainsi que, progressivement, je me suis intéressé à la genèse des paysages, à la composition de la végétation, à l’histoire de l’usage des sols, aux rapports sociaux entre les groupes humains… Le géographe Joël Bonnemaison, pour qui « les îles sont des révélateurs qui expriment le monde », l’avait bien mis en évidence en sillonnant pendant des années les îles du Pacifique [Bonnemaison, 1991]. Dans l’île, on cherche à tout comprendre, car on perçoit que tout est en relation. Cependant, si l’île semble simplifier la lecture géographique, du fait qu’elle s’apparente à un microcosme, on constate rapidement et paradoxalement qu’elle révèle bien davantage la complexité de l’espace et des hommes. Et, à ce moment-là, le chercheur comprend qu’il n’a pas tout compris. Il faut alors se remettre en question et reprendre le fil de la connaissance, pour redessiner les nouveaux contours scientifiques de l’île étudiée. Dans ce jeu entre le terrain et le chercheur, il existe un piège majeur, parfois difficile à éviter : rester prisonnier de son île et oublier que l’île n’existe bien souvent que parce qu’il y a des continents. Cet écueil est réel. Il oblige à avoir un recul permanent et indispensable avec son terrain.
L’île amie
15Je connais des personnes qui n’aiment pas aller dans les îles, car, une fois le pied posé sur le quai de débarquement, elles s’ennuient ou sont prises d’un sentiment de claustrophobie aigu au point de repartir au premier bateau. En ce qui me concerne, je n’ai bien évidemment jamais eu ce sentiment. À l’inverse, il m’est arrivé occasionnellement de rester prisonnier sur des îles, à cause de conditions météorologiques ne permettant pas de rallier le continent. J’ai toujours éprouvé beaucoup de bonheur lors de ces moments rares, non programmés, qui m’ont donné à la fois l’impression d’être hors du temps et de gagner du temps sur le temps…
16Mais il faut aussi revenir dans l’île. Une île où l’on sera allé une seule fois ne sera pas une île amie, mais simplement une île de plus. Une île amie, on y revient régulièrement. Seul le retour répété ouvre les portes à une complicité étroite qui engendre une réelle connivence. Et c’est seulement après de multiples allées et venues que l’on découvre que cette île est peut-être l’île idéale. Mais idéale pourquoi ? Se poser la question renvoie aux motivations que l’on recherche en allant dans l’île. Les utopies sur les îles sont nombreuses et le scientifique, lui non plus, n’échappe pas à la recherche de l’île qui rassemblerait toutes les vertus. Selon sa superficie, son éloignement, son climat, son relief et son peuplement, on pourrait définir les meilleurs critères pour que l’île soit une « vraie » île. Je ne me suis jamais amusé à mener ce genre de réflexion, qui, à mon avis, s’assimile plus à un jeu de l’esprit qu’à une véritable réflexion scientifique. Dans le même ordre d’idées, mes amis me demandent fréquemment quelle est l’île que je préfère. Il m’est réellement impossible de répondre à cette question. D’une part, lorsque je séjourne dans une île, je m’y sens toujours bien et, à la limite, j’y trouve toutes les qualités possibles, d’autre part, parce que mon jugement est largement influencé par les moments passés et les expériences humaines vécues sur chacune d’entre elles. Donc, selon moi, l’île idéale n’existe pas plus qu’elle ne se laisse modéliser aussi facilement que certains le souhaiteraient. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’île est un objet fondamentalement complexe.
17Avec les îles, j’entretiens une liaison amicale et durable. Elles sont devenues les complices et les balises de mon itinéraire de vie. Il a fallu du temps, beaucoup de temps, d’abord celui de les parcourir et, ensuite, celui d’y revenir. À chaque nouvelle arrivée dans une île connue, on la redécouvre sous un angle nouveau et avec autant de plaisir. L’on se dit qu’elle est vraiment « bien », car elle a ceci ou cela, que les autres n’ont pas. On sait qu’en entrant dans le café ou le restaurant sur le port on retrouvera le décor familier, des visages que l’on a croisés. On retrouvera également ceux qui sont progressivement devenus des proches. Car, au fil des missions et des rencontres, des amitiés se sont tissées et ancrées solidement, entre le chercheur et les îliens. Cette relation humaine est essentielle. Pourtant, l’attachement sentimental a ses limites et peut devenir un obstacle à l’objectivité scientifique. Il faut, pour cette raison, passer d’une île à l’autre, savoir à un moment donné abandonner le rivage, devenu trop familier, pour revenir à un plus ancien, oublié pendant quelque temps, redécouvert avec encore plus de bonheur. Mais on peut aussi en découvrir un nouveau, qui enrichira le cercle.
18Jusqu’où peut aller cette complexité dans la relation intime avec une île ? À mon sens, elle s’exprime souvent par l’acquisition d’une maison dans l’île et par la perspective d’y célébrer des moments forts comme son propre mariage ou celui de ses enfants, voire d’y passer la fin de sa vie et de s’y faire enterrer. Pour ma part, je n’ai jamais envisagé l’achat d’une maison dans une île. Non par peur d’en faire trop vite le tour ou de ne pas supporter l’exiguïté du territoire et une certaine promiscuité humaine, mais tout simplement pour ne pas être attaché et dépendant d’une seule destination îlienne. Je préfère passer régulièrement d’une île à l’autre, et être ainsi itinérant et nomade, plutôt que fixe et sédentaire.
Collectionner, classer et observer : Bibîles, Basîles et Bountîles
19La géographie est une discipline qui ouvre à la découverte et aux voyages. Le géographe « fait du terrain ». Celui qui travaille sur les îles « fait les îles », et, un peu à l’image des ornithologues qui « cochent » sur les ouvrages décrivant les différentes espèces dans le monde les oiseaux qu’ils ont pu observer dans la nature, je suis progressivement devenu un « cocheur » d’îles, un collectionneur de terres insulaires en quelque sorte. Dans les premières années de mes recherches, je n’allais que sur les grandes îles, celles qui apparaissent clairement sur les cartes, celles que l’on voit distinctement de la côte. Plus tard, j’ai repéré sur les cartes à grande échelle les plus petits îlots des rivages de la Manche et de l’Atlantique, puis je les ai observés sur des photos aériennes et enfin, étape ultime, j’ai débarqué sur la plupart d’entre eux. Cette recherche universitaire devait d’abord répondre à plusieurs questions centrales : combien trouve-t-on d’îles et d’îlots sur les côtes françaises ? Quelle superficie représentent-ils ? Quel est leur linéaire en comparaison avec le linéaire côtier continental ? Quelle en est la répartition géographique ? Dans ce but, nous avons réalisé, avec les membres du laboratoire du cnrs auquel j’appartiens, une base de données dénommée « Basîles ». L’identification des îles a constitué une première étape, leur intégration dans un système d’information géographique, une seconde. L’élaboration de la base s’est faite en trois temps. La première phase a été celle du repérage, puis de la numérisation de l’ensemble des entités insulaires figurant sur les cartes topographiques de l’ign au 1/25 000. Dans un second temps, un travail de photo-interprétation a complété cette approche. Enfin, une vérification de terrain a été opérée sur la quasi-totalité du littoral, à l’exception des grands secteurs manifestement vides d’îles ou d’îlots. La vérification des données recueillies sur les cartes et les photographies aériennes verticales de l’ign s’est généralement accompagnée d’une visite de terrain. Au total, sur les 1 188 observations réalisées à partir des cartes et des photographies aériennes, 975 vérifications de terrain furent menées, soit à partir du canot pneumatique qui nous permettait de nous déplacer et de faire le tour des îles, soit de la côte, soit en débarquant. L’utilisation des jumelles et de la longue-vue favorisait, dans le cas des îlots de petite taille, le repérage des données que nous souhaitions rassembler. Des survols en hélicoptère ou en avion ont été opérés, notamment au-dessus des archipels : au total, 219 îles furent survolées. Enfin, plus de 400 îles ou îlots furent visités. Le temps passé sur chacune des îles a été très variable – de quelques heures à plusieurs journées consécutives –, s’échelonnant parfois sur plusieurs années. La dernière phase a consisté à mettre en relation les différentes données entre elles, afin de les exploiter. Au total, ces données sont regroupées en 33 classes et 194 variables. Elles ont abouti à des recensements et à des classifications multiples et des typologies. Ces opérations se sont accompagnées, grâce à la réalisation d’un système d’information géographique, de réalisations cartographiques permettant de localiser les données ainsi obtenues.
20La réalisation de cette base d’informations géographique est également devenue, au fil des débarquements, un véritable jeu de piste, auquel je me suis livré avec beaucoup de plaisir. J’ai pu découvrir quelques îlots oubliés par l’Institut géographique national et surtout débarquer sur des poussières d’îles, sur lesquelles je trouvais, étonné, de multiples traces d’occupation humaine, très anciennes (vestiges néolithiques) ou beaucoup plus contemporaines (canettes de bières ou préservatifs)… D’autres bases de données ont été créées, comme « Bibîles », base de données bibliographiques élaborée voici une vingtaine d’années et qui, à l’image de certaines îles disparaissant sous l’effet de l’érosion marine, s’est « évanouie » au détour d’une malheureuse manipulation informatique. « Bountîles », réalisée avec l’une de mes doctorantes, est beaucoup plus récente et, à la différence de « Bibîles », renaît d’île en île [Le Berre, Brigand, 2004].
21Pour faire face au développement des flux touristiques à terre et en mer, les gestionnaires des espaces insulaires sont de plus en plus demandeurs d’outils d’observation, support d’une aide à la gestion. Dans cette perspective, une étude de fréquentation des îles de Port-Cros et de Porquerolles nous fut confiée, en 2001, par le Parc national de Port-Cros. Cette étude, menée dans l’esprit d’une « étude participative », a étroitement associé les différents acteurs et donné lieu à une qualification et à une quantification précises des usages des visiteurs à terre et en mer. Notre action aurait pu s’arrêter à ce stade. Ce ne fut pas le cas. En effet, il est apparu indispensable de poursuivre la réflexion. Il fut donc décidé d’engager un projet d’observatoire sur la base des conclusions de l’étude de fréquentation. C’est ainsi que naquit « Bountîles » (Base d’observation des usages nautiques et terrestres dans les îles et sur les littoraux), outil de mesure et de suivi de la fréquentation. « Bountîle Porquerolles » et « Bountîle Port-Cros » constituent deux observatoires, élaborés sur les mêmes principes conceptuels, mais adaptés à chacun des deux sites. Ces observatoires ont été imaginés dans la perspective d’un suivi annuel et/ou quinquennal des évolutions quantitatives, qualitatives et comportementales de la fréquentation touristique. Chaque observatoire se compose d’une série de critères et d’indicateurs de suivi, ainsi que d’une base de données, associée à un système d’information géographique. En Manche, « Bountîles Chausey » est en route, en collaboration avec le Conservatoire du littoral, sans compter les nouveaux projets évoqués sur d’autres espaces méditerranéens.
22Les collectionneurs classent et répertorient les objets de leur convoitise. J’ai finalement, à travers ces bases de données, adopté les mêmes méthodes. Mais, à mon grand regret, cette démarche est, par nature et obligation, limitée à quelques îles. Pourtant, je peux parfois avoir des vues « hégémoniques » sur d’autres îles. Ainsi, pendant des années, j’ai eu, dans mon bureau à l’université, une carte du monde où ne figuraient que les contours et les noms des îles, les continents apparaissant simplement en blanc. J’aimais beaucoup cette carte, qui me faisait voyager d’île en île, en ignorant totalement le continent. Sans doute pour cette raison, je rêve de plus en plus souvent à un tour du monde des îles, qui me ferait « boucler » intellectuellement, mais aussi concrètement et physiquement, cette enivrante ronde insulaire. Plusieurs autres géographes, spécialistes des îles, élaborent également des bases de données insulaires, créent des indices et opèrent des classements, notamment François Doumenge, créateur de nombreux indices d’insularité [Doumenge, 1983] ; Christian Depraetere, qui se voue aux hiérarchies insulaires à l’échelle du globe [Depraetere, 1991] ; Philippe Pelletier et Christophe Grenier, spécialistes, respectivement, des îles japonaises et des Galápagos [Pelletier, 1997 ; Grenier 1998] ; Gilbert David, qui s’intéresse à la capacité de charge insulaire [David, 1999], Françoise Péron qui classe les îles du Ponant en fonction des cartes mentales des enfants [Péron, 1993] ou encore Louis Marrou, qui entreprend un recensement des archipels dans le monde [Marrou, 2005]. Ces chercheurs, docteurs « ès îles », sont des nissologues !
Le destin possible d’un nissologue
23Balisant mon parcours professionnel, les îles sont devenues un puissant repère dans ma vie, chaque nouveau diplôme obtenu – grâce à des recherches centrées sur elles – me faisant franchir des étapes importantes dans ma carrière. Devenant ainsi un spécialiste des îles, comme d’autres le sont de la montagne, de la ville ou de la végétation, j’ai tout naturellement été conduit à développer des échanges avec d’autres scientifiques travaillant, eux aussi, sur des espaces insulaires. Je suis rentré dans ce qui pourrait ressembler à un club de chercheurs, ou plus précisément, comme le dirait Abraham Moles, de nissologues [Moles, 1982]. Selon ce sociologue, l’île est un objet capable de nourrir une science qui lui serait propre. Je dois avouer que devenir expert en nissologie fait souvent sourire mes collègues, qui ne manquent pas de me faire remarquer que mes destinations de recherche ne présentent pas le caractère sérieux d’autres terrains… Devenues des territoires hautement touristiques en une cinquantaine d’années, tout déplacement vers l’une d’entre elles est potentiellement perçu comme une forme de loisir…
24En outre, étudier les îles fascine autant le pédagogue que l’étudiant. La transmission des connaissances étant la mission première d’un enseignant, j’ai, bien entendu, présenté les résultats sur mes recherches insulaires à des étudiants. Dès le premier cours de première année de géographie, j’introduis le sujet et demande à mes étudiants de réfléchir aux îles. L’exercice introductif proposé à ces apprentis géographes est de dessiner une carte à partir d’un texte de Jules Verne, extrait de L’île mystérieuse. C’est leur premier voyage initiatique dans le monde des îles et de l’insularité. Ensuite seulement, vient un cours sur les îles. Quelques années plus tard, j’en retrouve certains avec moi sur le terrain, en master ou en thèse. J’ai actuellement six étudiants poursuivant des thèses sur des thématiques insulaires, qui vivent leurs premières pérégrinations insulaires. Puisque l’on fait le tour de l’île, la boucle semble bouclée !
Des îles et un conservateur
25À la fin de cette réflexion sur « mes » îles hors des sentiers académiques, j’évoquerai mes tâches associatives et militantes qui, curieusement, me font également dériver vers des rivages insulaires. Depuis plusieurs années, je suis conservateur bénévole des trois îles de Banneg, Banaleg et Trielen, dans l’archipel de Molène. Aujourd’hui inhabitées, ces îles étaient, il y a une cinquantaine d’années, utilisées pour l’exploitation du goémon. On y trouve encore aujourd’hui des ruines témoignant de la mise en valeur agricole passée. Classées, en 1992, réserve naturelle d’État, elles ont acquis – tout comme la plupart de l’archipel – un statut de conservation et de protection de la nature [Brigand, 2003]. Le travail du conservateur est de veiller au bon déroulement des programmes scientifiques, d’organiser les missions éducatives, de garantir une surveillance des sites et de représenter la réserve auprès des différentes autorités. Différents programmes sont menés par des équipes de scientifiques, dans des domaines variés : botanique, ornithologie, archéologie, géomorphologie… À cette mission d’acquisition de la connaissance s’ajoute celle de sa diffusion, assurée par des animateurs et par deux gardes durant la période estivale. Outre leurs missions de surveillance quotidienne, d’entretien des sites et d’encadrement scientifique, les gardes assurent une information durant toute l’année, en expliquant aux visiteurs l’intérêt environnemental des îles et les principes généraux de leur protection. Une maison de l’environnement insulaire, créée en 1998 et localisée dans le bourg de Molène, entraîne les visiteurs à trouver tous les éléments importants concernant la réserve et l’environnement insulaire, sous la forme de panneaux, de films et de maquettes. Cette nouvelle mission s’avère d’un grand intérêt car, contrairement à mes activités scientifiques, elle me confronte aux diverses difficultés de la gestion quotidienne des îles : acheminer un tracteur avec une barge sur un îlot sans cale de débarquement ou réaliser des travaux de réhabilitation du bâti ; mais elle m’offre aussi bien les occasions de travailler concrètement avec des îliens – à commencer par les gardes, Jean-Yves Le Gall et David Bourlès, assurant l’essentiel des tâches au quotidien – que de rencontrer régulièrement les habitants de l’île de Molène, également très attachés à ces îlots de la mer d’Iroise.
26Ma relation au temps des vacances se trouve également largement conditionnée par les îles. Je passe en effet, depuis plus d’une vingtaine d’années, la plus grande partie de mes étés sur mes « terrains insulaires », dans le cadre des recherches engagées sur la thématique des usages touristiques et récréatifs auprès de différents organismes (actuellement, du Conservatoire du littoral ou du Parc national de Port-Cros). Et, lorsque la question de partir en vacances se pose, le choix ne se fait pas attendre longtemps ! Les îles, encore, toujours les îles ! Peut-être pour compléter la collection commencée voici une quarantaine d’années…
Imaginer d’autres îles ?
27Imaginer aujourd’hui de ne plus travailler sur les îles est inconcevable. La géographie de ma vie est dorénavant intimement liée à ces confettis de terre, disposés le long des continents ou au cœur des océans. Je n’imagine pas changer de cap. Quoique…
28Mes prochaines îles seraient-elles, simplement, imaginaires ? Je me mets parfois à rêver d’une île que je pourrais créer moi-même, qui ne serait pas un simple refuge pour son créateur, mais plutôt un espace dont on ne connaîtrait pas les coordonnées géographiques, une île qui pourrait être itinérante comme un navire, dérivant au gré des courants et des vents porteurs, une île flottante en quelque sorte. Cette île ne serait pas une utopie, mais un cadre à l’intérieur duquel il conviendrait de décliner des fictions géographiques. Cette idée me rappelle une soirée, passée voici une dizaine d’années au café Le Fromveur, à Ouessant, attablé autour d’un verre avec Jean-Yves Cozan, homme politique élu et originaire de l’île, qui évoquait un nouveau destin pour cette île. Il imaginait pour Ouessant une autre orientation, non pas économique, sociale ou politique, mais géographique. Nous avions une carte de l’île sous les yeux. Mais la carte était retournée de bas en haut, si bien que le nord était au sud et l’ouest à l’est. Dans cette configuration, une autre île apparaît alors : la grande baie de Lampaul est à l’est, comme le village de Lampaul qui se retrouve alors face au Conquet, au fond d’une anse toujours aussi majestueuse mais devenue, par la magie du retournement de la carte, prodigieusement bien abritée des vents dominants. Et d’échafauder alors un nouveau destin pour cette île, dont le drame a toujours été de ne pas posséder un port abrité. Ouessant se dote alors d’un port, et du coup la baie de Lampaul connaît une histoire toute différente. Base avancée de la défense de Brest, elle joue au xviiie siècle un rôle majeur dans le contrôle de la mer d’Iroise, abrite casernes et garnisons. Au xixe, elle développe une importante activité de pêche : les conserveries se multiplient, l’île exporte des produits transformés et s’ouvre ainsi largement sur l’extérieur. Au xxe, elle devient un port à l’abri de la haute mer. On y organise le trafic maritime de la Manche. Une importante station de sauvetage est créée. Le plus gros remorqueur de l’Atlantique s’appelle l’Abeille Ouessant, si bien baptisé par l’écrivain Hervé Hamon, et est définitivement basé sur l’île [Hamon, 1999]. Notre imagination s’emporte et la discussion se poursuit ainsi un long moment. On se promet un jour de rédiger cette fiction géographique… Un jour peut-être…
29Depuis, mes pérégrinations se sont poursuivies sur de nombreuses autres îles. Je n’ai jamais eu le temps de rédiger cette nouvelle histoire d’Ouessant, d’autres échéances et d’autres projets se succédant les uns aux autres. Pourtant, dernièrement, j’ai eu l’occasion de découvrir des îles peut-être encore plus îles que d’autres. C’était en septembre 2005. Nous étions avec d’autres collègues géographes à la frontière de la Mongolie, de la Russie, de la Chine et du Kazakhstan. C’était la première fois de ma vie que je me trouvais aussi loin de rivages maritimes. Je découvrais l’Altaï, superbe pays de montagnes et de hautes plaines steppiques. Pour y parvenir, la route fut longue. Une véritable traversée. Et, sur place, ce ne sont pas des îles que je découvrais, mais un véritable archipel composé de villages enclavés, séparés les uns des autres par des montagnes.
30Et si les montagnes devenaient mes nouvelles îles ? ?
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : rivages, nissologie, géographie, île, cartes
Mise en ligne 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.063.0475