Notes
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[*]
En raison de la profusion des citations (près de trois cent soixante), reflet nécessaire de la profusion du discours zaharovien – certaines expressions appartenant du reste à plusieurs locuteurs qui se sont allègrement recopiés –, il n’a pas été possible, par exception à l’usage habituel dans Ethnologie française, d’insérer des références bibliographiques dans le corps du texte, qui en aurait été trop alourdi.
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[1]
Voir ma communication au colloque du Centre d’études pour l’histoire de l’armement, Paris, 18-19 janvier 2001 : « La mythologie des “marchands de canons” pendant l’entre-deux-guerres », in Dominique Pestre (dir.), 2005, Deux siècles d’histoire de l’armement. De Gribeauval à la force de frappe, Paris, cnrs Éd. : 333-381.
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[2]
Il est le personnage principal d’un roman [Jute, 1982] et sa destinée aurait tenté Paul Bourget.
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[3]
Son caractère étant à l’unisson : « sournois », « rusé », « cruel », « impitoyable ». Celui du « caméléon » !
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[4]
Autre type de réponse aux solliciteurs d’informations et de confidences : une carte, « en superbe vélin », remise par un valet : « Sir Basil Zaharoff, n’ayant pas de voix, ne peut pas chanter. » Selon une autre version ces mots étaient gravés sur le plateau en or sur lequel les visiteurs déposaient leur carte.
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[5]
Des « documents innombrables » ont subi le même sort dans les jours qui ont suivi sa mort.
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[6]
Une note de police du 20 septembre 1933 (an F7 160281) indique cependant qu’il aurait fait remettre au roi d’Espagne Alphonse XIII des documents relatifs à ses négociations avec des hommes d’État français et espagnols ; ils furent déposés dans un coffre de la Westminster Bank à Londres. Aucun de ses biographes ne les a utilisés. Y seraient-ils encore ? Selon A. Allfrey [1989], la matière d’un Ph. D. gît dans les bureaux des ministères de la Guerre et des amirautés. Avis aux amateurs !
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[7]
Selon Robert Boucard [1926], la russification du nom est plus tardive et destinée à faciliter ses affaires « dans les salons de la Sainte Russie ». Le débat n’est pas seulement chronologique mais aussi linguistique : D. Mac Cormick [1965] soutient que Zaharoff n’est pas un nom russe, à preuve qu’il est porté par plusieurs abonnés au téléphone à Athènes.
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[8]
Le registre paroissial aurait disparu dans un incendie, semble-t-il volontaire.
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[9]
Une traduction figure dans son dossier de Légion d’honneur (an l 2766003). Elle a été légalisée en 1908. En 1912 la Sûreté a authentifié le certificat mais trente ans plus tard La Lumière a révélé que l’enquêteur était le fameux Nadel, en fait un agent de Zaharoff (dont celui-ci se serait donc débarrassé ensuite). D. Mac Cormick fait état d’un certificat de naissance à Tatavla en 1851, accepté par un tribunal londonien en 1873, qu’il estime plus véridique et corroboré par les archives du ministère turc des Affaires étrangères.
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[10]
Car, pour compliquer les choses, R. Neumann [1935] et D. Mac Cormick [1965] font de Mouklios et Mouchliou un seul et même lieu.
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[11]
Selon une déclaration de l’intéressé en 1921 et son acte de décès. Certains tenants de la naissance misérable la situent dans les taudis de Whitechapel, à Londres, où le père avait dû tenter d’étendre son commerce.
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[12]
Les archives de cette ville auraient possédé un photostat d’un certificat de naissance en yiddish, vérifié par un vieux rabbin. Celles de Scotland Yard aussi ! Un dossier remis aux Turcs par les Soviétiques en 1924, hélas disparu, confirmerait l’origine odessite. L’Okhrana avait quant à elle identifié Zaharoff comme Russe, mais né à Constantinople.
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[13]
Leur ressemblance était « extraordinaire » et « frappante ». Yvonne, la fille de H. Barnett, et une fille naturelle présumée de Zaharoff étaient « comme deux gouttes d’eau », « selon les témoins ».
-
[14]
an F7 160281.
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[15]
Autre version : il aurait fait cadeau à la tsarine, pour reconquérir sa faveur, d’une émeraude appartenant à son monastère. Elle était fausse.
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[16]
Les auteurs et encyclopédies qui veulent bien l’admettre donnent une date plus tardive : 1908 ou 1913.
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[17]
Exemple d’ajout à la tradition : Zaharoff serait allé ensuite proposer quatre sous-marins aux Russes en arguant de la menace turque en mer Noire. Personne n’a encore eu l’idée de compléter par une offre de huit submersibles au Japon.
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[18]
Notamment lors d’essais à Vienne. Dans ses mémoires, Maxim [1915] relate les manœuvres de Zaharoff mais sans citer son nom ni lui imputer un incident technique ailleurs régulièrement présenté comme un sabotage monté par le Grec, coupable aussi d’avoir saoulé les mécaniciens de Maxim à La Spezia.
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[19]
Selon A. Allfrey [1989], qui s’appuie sur la correspondance entre Zaharoff et son associé à Chypre, le Grec n’a quitté cette île qu’en 1880. Il a passé neuf mois à voyager en Méditerranée orientale. En 1881, à Paris, un projet de contrat d’agent de la Compagnie générale des ciments de Grenoble, pour la construction du canal de Panamá, n’a pas abouti. Il a travaillé ensuite à Alexandrie pour l’Eastern Telegraph. Évincé, il est parti aux États-Unis où il a investi dans un ranch et dans le pétrole et n’est rentré en Europe qu’en 1885. Il s’est alors occupé de la vente des premiers sous-marins Nordenfelt, qui ont été des échecs techniques, et il s’est installé à Londres et bientôt à Paris en exerçant les fonctions de conseiller extérieur de la compagnie pour l’Europe.
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[20]
Pour une appréciation non soumise à la « romantic imagination » du rôle de Zaharoff chez Vickers, qui a débuté en fait en 1894, voir Scott [1963] et Trebilcock [1977], où il est cité respectivement sept et onze fois.
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[21]
Certaines de ses interventions et le profit retiré ont été évoqués devant la Commission d’enquête sur les industries d’armement, présidée par le sénateur Nye, en 1934-1936.
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[22]
Sur les pratiques de corruption chez Vickers on se reportera à l’ouvrage de Scott [1963].
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[23]
Sur les intérêts bancaires de Zaharoff, voir la biographie d’A. Allfrey. Voir aussi Bonin [2001]. Cet historien m’a écrit que Zaharoff n’avait joué « aucun rôle » à la bup et à la bnc.
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[24]
Chiffre peut-être sous-évalué. L’estimation qui figure dans Historia en 1974 est de 30 milliards de francs environ.
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[25]
Depuis que lors d’une traversée du Channel ou de l’Atlantique sur un paquebot neutre celui-ci avait été arraisonné par un U-Boot. Zaharoff avait eu la présence d’esprit de se cacher dans le coffre de sa cabine et d’avoir un secrétaire dévoué qui s’était fait passer pour lui.
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[26]
C’est grâce à son intervention qu’en septembre 1914 le cargo norvégien transportant du nickel pour Krupp, intercepté et conduit à Brest, a pu reprendre sa route.
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[27]
G. Pedroncini [1969] ne souffle mot de Zaharoff. A. Allfrey [1989] fait état de conversations officieuses de celui-ci avec des représentants de la Turquie en 1917-1918, ayant préparé l’armistice du 30 octobre 1918.
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[28]
C’est le sujet du roman d’A. Jute [1982]. Zaharoff ne serait pas tout à fait étranger à l’assassinat de K. Liebknecht et R. Luxembourg. Alors qu’A. Allfrey [1989] tient la mission en Allemagne pour une pure fable, il demeure dans l’expectative quant à un possible rôle de Zaharoff dans l’affaire du non-bombardement de Briey. Puissance des légendes !
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[29]
Genre d’affirmation qu’on retrouve dans le Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre.
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[30]
Il était « paré » de décorations et titres honorifiques « tout comme un général mexicain » : 264 ou 298 décernés par 31 gouvernements. Pour lui « les croix d’or ; pour les autres les croix de bois ! ».
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[31]
Son dossier de Légion d’honneur et son dossier de police (an l 2766003 et F7 160281) permettent de reconstituer son cursus : chevalier en 1908 au titre de la Marine nationale, pour sa participation à l’Exposition maritime internationale de Bordeaux ; officier en 1913 au titre de l’Instruction publique, pour la fondation d’une chaire d’aéronautique à l’université de Paris ; commandeur en 1914, au titre de la Marine, pour la création d’un cercle du marin à Toulon et d’une maison du soldat à Paris, mais plus encore, en réalité, pour avoir fourni un prototype de canon et des poudres ; grand officier en 1918 et grand-croix en 1919, au titre des Affaires étrangères, pour « services éminents rendus à la cause des alliés ».
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[32]
Le fait est démenti par Jean-Baptiste Duroselle [1988], sur la base du témoignage de Georges Wormser, ancien directeur de cabinet du Tigre.
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[33]
On ne mentionnera que pour mémoire son rôle directeur dans l’occupation de la Ruhr, où il a jeté les « les uns sur les autres Français et Allemands », car l’affirmation est « invérifiable » et contestée.
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[34]
Pour une vision décrispée des affaires pétrolières de Zaharoff voir les ouvrages de J. Huré [1971] et A. Allfrey [1989].
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[35]
Le patriotisme grec ou « petite fleur bleue poussée sur la boue de ses pensées habituelles » est nié par plusieurs auteurs pour incompatibilité avec le cosmopolitisme et la cupidité.
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[36]
Et paraît-il son ami d’enfance. Vénizélos est né en Crète…
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[37]
Selon le témoignage d’Henri Turot [1920], fondateur de cette agence, ce sont Briand et Painlevé qui l’ont mis en contact avec Zaharoff. Les manœuvres des agences Reuter et Havas et de l’équipe de Clemenceau avaient entraîné le retrait du magnat en 1917 (mais n’était-il pas dû à un « ordre formel » de Londres ?) et ultérieurement la chute de Radio dans l’escarcelle d’Havas. Sur Zaharoff et l’agence Radio, voir la thèse de J.-C. Montant [1988].
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[38]
Une version de 1951 place son éventuelle accession à la présidence grecque en 1924. Cette fois il refusa pour cause de mariage.
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[39]
Sur le rôle de Zaharoff dans le conflit gréco-turc voir l’ouvrage de C. Kitsikis [1963], qui demeure cependant influencé par la littérature zaharovienne. Selon des témoignages qu’il a recueillis le marchand de canons a exercé une pression efficace pour faire cautionner le débarquement grec à Smyrne, en mai 1919, par Clemenceau et Lloyd George. J.-B. Duroselle [1988] reprend cette démonstration tout en la minimisant sur la base d’un témoignage de G. Wormser.
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[40]
On peut être historien sérieux et se laisser influencer. Ainsi, pour M. Beaumont [1967 : 177], L. George a été « éperonné » par Zaharoff. Le Premier ministre a été montré comme « l’exécutant » d’un groupe juif pangermaniste d’origine allemande, ou de banquiers juifs, Basil étant lui-même présenté comme un agent de cette influence juive. Par exemple Jean Maxe [1924 : 103-104].
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[41]
Selon une autre version la promesse aurait été faite par Clemenceau lors d’un déjeuner chez Zaharoff qui se serait évanoui de bonheur !
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[42]
Par ailleurs, L. George aurait eu une liaison avec l’épouse (séparée) de Zaharoff : Emily Ann Burrows. Avant guerre ce dernier avait constitué un dossier sur la vie amoureuse de celui qu’il pressentait comme un futur Premier ministre. Tous ces ragots sont écartés par A. Allfrey.
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[43]
Les premières attaques avaient été lancées par le sénateur nationaliste Gaudin de Villaine. Zaharoff n’a rien à voir avec ce traité. Voir : J. Laroche [1955]. Selon deux « historiens » de Monte-Carlo, G. W. Herald et E. Radin [1964], Zaharoff a fait taire la campagne en assurant à la France une part importante du pétrole de Mossoul. Enfin une infidélité à la cause anglaise !
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[44]
Voir La question monégasque économique et politique. Organe des petits actionnaires de la Société des bains de mer, n° 1 à 6, 19 avril à 31 août 1918.
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[45]
Tel Léon Barthou, le frère de Louis, maître des requêtes à la Cour des comptes, autrement dit « percepteur » (selon un rapport de police des réputées « Notes Jean », an F7 12952 (2), document f 8827 du 27 août 1923).
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[46]
Selon P. Brancafort [1957], la mainmise sur ces archives est plus tardive : c’est à condition d’en disposer que Zaharoff avait accepté de vendre ses actions de la sbm. La place de Zaharoff dans les intrigues autour de la sbm peut être évaluée de façon précise grâce à un copieux dossier des archives du ministère des Affaires étrangères (série Europe 1918-1940, Monaco 30).
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[47]
D’après son dossier de police, c’est en devenant l’amant de l’épouse d’un riche fabricant d’armes londonien qu’il avait débuté sa carrière de marchand de canons (an F7 160281, note du 25 octobre 1921). Selon une autre source policière il a été l’amant de la femme du boxeur Georges Carpentier (an F7 12951, document f 8090 du 18 septembre 1922). Une troisième laisse entendre qu’il avait une réputation d’homosexuel. Pour ses dernières années D. Mac Cormick [1965] étale quelques galanteries excentriques que le lecteur doit croire sur parole.
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[48]
Encore une légende dissipée par A. Allfrey [1989] : le duc est décédé dans une clinique de Neuilly le 17 novembre 1923.
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[49]
J. D. Scott [1963] indique qu’il a laissé à sa mort une fortune d’un million de livres, chiffre contesté par D. Mac Cormick qui indique celui de 103 millions pour la seule Grande-Bretagne. A. Allfrey donne quelques indications fragmentaires dont 193 000 livres de biens immobiliers en Grande-Bretagne et peut-être trois ou quatre fois plus en France.
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[50]
Zaharoff ne dédaignant pas de mettre la main à la pâte car ce « gourmand » à « l’appétit splendide » confessait une vocation de cordon bleu. Il est l’inventeur des bananes Zaharoff ou bananes à la mystère. À moins que sa santé délicate ne l’ait astreint à des nourritures plus monotones, dont les quatre œufs crus qui composaient son petit déjeuner, à l’effarement des serveurs dans les palaces.
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[51]
D’autres chaires d’aviation ont été créées à Saint-Pétersbourg et à Londres.
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[52]
an 94 ap 394, lettre de remerciement d’Albert Thomas, 23 septembre 1918.
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[53]
Une allée y porterait son nom.
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[54]
Le produit de la fonte de la vaisselle d’or. En fait elle a été remise à la Banque de France pour contribution à l’effort de guerre. Elle a été restituée et vendue au roi Farouk après la mort du propriétaire.
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[55]
Le jury était présidé par Paul Bourget.
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[56]
Elle y existe toujours. Le legs Zaharoff (25 000 livres, 1918) sert aussi à financer des bourses et la « Zaharoff lecture », conférence régulièrement éditée par Oxford University Press.
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[57]
Selon la baronne de Vaughan [1936], c’est la duchesse qui a acheté Balincourt, en 1916.
1Entre les deux Guerres mondiales, les courants pacifistes ont alimenté un discours copieux, presque une logorrhée, sur les « marchands de canons », fauteurs et profiteurs du grand massacre de 1914-1918, ne cessant d’attiser les tensions internationales et d’armer les candidats à la belligérance afin de renouveler cette juteuse opération. Tantôt ces dangereux criminels étaient stigmatisés de manière anonyme, tantôt s’incarnaient à travers quelques dynasties de maîtres de forges : côté allemand les Krupp, côté français les Schneider et les Wendel [1]. C’est, et de très loin, Basil Zaharoff qui a été l’objet des plus abondantes dénonciations. Aujourd’hui le personnage est presque tombé dans l’oubli. À l’époque, il faisait figure d’archétype. Pas moins de sept biographies plus ou moins fantaisistes hormis la dernière, ainsi qu’une pléthore d’articles de presse ont mis en scène ses faits et méfaits. Consécration suprême, il est apparu sous un nom à peine déguisé et avec des traits physiques fidèles (barbiche, gabardine, canne et chapeau) dans un album des aventures de Tintin : L’oreille cassée (1937). Le 5 mars 1973 sur la deuxième chaîne, Alain Decaux a « raconté », en déployant tous ses talents de fabuliste, Cet étrange Basil Zaharoff [2]. L’objet de cet article est de présenter la synthèse et les caractéristiques du discours mythifié qui l’a transformé en un être de légende.
Monstruosité et mystère
2La littérature zaharovienne recourt volontiers à l’hyperbole. Notre homme était « le maître suprême » [*], « le véritable maître du monde », « the most powerful and notorious international munitions agent of any period in history », « un des plus grands génies du temps », « l’as des as »… « Suprême incarnation de l’avidité » et de « l’essence même du mal », cet « individu aux mains rouges fomentateur de conflits », « brandon de discorde de l’Europe » et « pourvoyeur de tous les charniers du monde », « bandit souillé de sang [« des torrents »] dont la conscience supporte allègrement le poids de millions » et « millions de cadavres » – dont chacun lui avait valu un « accroissement de fortune » –, et d’autres « innombrables millions d’hommes estropiés, torturés, brûlés, mutilés », était « le super vendeur de la mort », le « moissonneur de trépas ». Les images animalières du « néfaste bipède », « charognard », « carnassier », « bête immonde qui se repaît de chair vivante » et « vorace aux mandibules extraordinaires », oscillaient entre l’« oiseau de proie », dont il avait le profil : « aigle, vautour, condor », et le « fauve » dont il avait la démarche « élastique, légèrement balancée et qu’on dirait toujours prête au bond » ; sans oublier « l’Araignée d’or », le requin, la pieuvre insinuant partout les « tentacules » de ses entreprises « aux suçoirs les plus multiples » [3]… et le plus pacifique paon à cause de ses multiples décorations. L’« existence orageuse », la « carrière invraisemblable », la « réussite prodigieuse » de ce « vieux forban », « satanique » et « fabuleux », « type même du condottiere » ou du « conquistador moderne » « entièrement dépourvu de scrupules et ne reculant devant rien », à la volonté « puissante », à l’énergie « incomparable » et à l’audace « extraordinaire » étaient dignes « de la plume d’un Balzac », de « deux Balzac » ! Étrangement, il n’a obtenu que la seconde place, derrière le président Poincaré, au concours de « la plus belle canaille de guerre » organisé par La Patrie humaine en 1933, alors qu’il avait été présenté en premier dans la liste « édifiante de fauteurs, provocateurs, responsables de guerre », dite « carnet R ».
3C’était peut-être la conséquence d’un trait universellement mis en avant : le mystère, « épais » comme il se doit. Le fait qu’on ait tout ignoré de sa carrière était « plus fantastique encore que sa destinée elle-même ». Le sénateur Henry de Jouvenel [Le Matin, 12 octobre 1921] semble avoir été le premier à le désigner, en tout cas en France, comme « l’homme mystérieux de l’Europe » et Jacques Bonzon, quelques mois plus tard, confiait que le « mystère duplice », dont Zaharoff s’entourait, rendait son enquête bien difficile. Un des individus « les plus sombrement fascinants de son époque », il travaillait « dans la nuit » ou à tout le moins dans une « ombre fluidique » et a toujours entretenu un silence « rigoureux » et « impénétrable » tant sur ses origines que sur ses années de jeunesse, ses affaires et ses activités politiques. Le « Monte Cristo de notre temps » demeurait « un inconnu, presque une figure irréelle », un « iceberg » dont les quatre cinquièmes flottent sous la surface de l’océan. Rarissimes étaient ceux auxquels il ne présentait pas « un masque ». « Manœuvrier invisible », il cultivait la dissimulation, le mutisme, l’anonymat. On racontait qu’il avait au moins deux sosies dont la seule tâche était d’apparaître à Londres ou à Monte-Carlo quand le vrai Zaharoff était à Washington ou ailleurs. Il fuyait les journalistes qui, selon Guiles Davenport, pratiquaient l’autocensure (sauf les Américains bien sûr). À Ralph Thompson, qui, en 1932, lui avait soumis son article destiné à Current History, il avait répondu que sa règle était de ne jamais rien dire sur lui-même [4]. L’année suivante, Rosita Forbes avait eu davantage de succès : elle avait pu passer plusieurs soirées à s’entretenir avec le magnat, dans une pénombre propice à raviver ses souvenirs. Son texte ne devait être publié qu’après la mort de Zaharoff et avait attendu dans la cave d’une banque londonienne. Les vingt-trois ou cinquante-huit volumes de ses mémoires, censés renfermer des secrets qui pouvaient faire vaciller les trônes, n’ont pas eu cette chance : il avait donné instruction de les détruire à sa disparition ; finalement, après le vol de quelques-uns par un valet, heureusement rattrapé alors qu’il tentait de les négocier au bois de Boulogne, il les avait lui-même brûlés [5]. Afin de « brouiller son image », il organisait l’élimination des pièces d’archives le concernant, un peu partout à travers le monde, une précaution qui était allée jusqu’au rachat de toutes les cartes postales représentant son château de Balincourt, au nord de Paris [6]. Autre règle : ne jamais démentir (une unique exception), ne répondre à aucune accusation, la meilleure méthode pour ne pas faciliter la prolifération des rumeurs, ragots et calomnies. Que se serait-il passé sans cela ? Dans les dernières années la discrétion obsessionnelle s’était transformée en réclusion. Une garde personnelle hindoue veillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. S’intéresser de trop près à Zaharoff était dangereux. Quelques bavards du village proche de Balincourt, Arronville, avaient perdu leur travail ou avaient été arrêtés par la police, deux avaient disparu. Un journaliste trop curieux (un Américain ?) avait été repêché dans le lac de Genève. Nadel, un ancien policier du tsar puis de la Sûreté française, qui avait enquêté sur Zaharoff, devenu portier au casino de Monte-Carlo, avait été retrouvé mort : suicide après une perte au jeu ou, plus probablement, élimination. Les auteurs ont proposé quelques explications de cette manie du mystère : désir de refouler un (ou plusieurs) « trou de vilenie » dans son passé, crainte d’être assassiné, nécessité psychologique et professionnelle, réserve et dignité naturelles (selon un banquier qui le connaissait), jeu d’une force surnaturelle et toute-puissante qui le contrôlait de derrière ?
4Le mystère, c’était d’abord celui de ses origines. Il n’avait « pas de pedigree certain ». Selon la version la plus courante, et qui paraît la bonne, Zaharoff était un Grec né dans l’Empire ottoman. Sa famille avait fui Constantinople en 1821, pour échapper à un pogrom. Réfugiée à Odessa (ou à Kichinev en Bessarabie), elle avait russifié son nom de Zacharias ou Zachariadis en Zaharoff ou Zacharoff [7]. De retour après 1840, elle s’était installée dans le quartier grec de Tatavla, « d’une misère absolue, de maisons qui sont des masures à demi écroulées », puis dans le village de Mouklios, ou Moughla ou Mughlia en Anatolie centrale où Zacharie Vasiliou (ou Basileios) vit le jour le 6 octobre 1849 [8]. Le père était un pauvre marchand (ou tailleur) ou un négociant prospère (en tissus ou importateur d’essence de rose) et armateur (et aussi notaire) ou, pour faire bonne moyenne, un petit commerçant ayant prospéré. Selon une autre version, Zaharoff était né à Mouchliou, un faubourg de Constantinople ; elle semble attestée par un certificat de naissance et baptême établi par le patriarcat en 1892 [9]. Mouklios, Mouchliou, Mouklios alias Mouchliou [10], Tatavla ou bien encore le quartier huppé des « Phanares » à Constantinople [11] ? Tous ces lieux ont été cités par Zaharoff lui-même, au gré des circonstances. En 1849, 1850, 1851 ? Il existe une autre version à succès, lancée d’abord par Jacques Bonzon : un juif russe, né dans une famille de modestes commerçants d’Odessa [12], les Sahar. À l’origine de cette version, il y a la tentative, en 1912-1913 et à nouveau après la guerre, d’un certain Haim Manelevitch Sahar, petit cordonnier ou fabricant de chaussures à Birmingham sous le nom de Hyman Barnett, de se faire reconnaître comme le fils de Zaharoff [13]. L’hypothèse russe comprend d’autres déclinaisons. Une note de police du 13 décembre 1922 désignait notre homme comme un certain Saharie Djiadez, né à Constantinople, naturalisé russe sous le nom de Basil Zaharoff pour éviter la confiscation de ses biens après avoir vendu des fusils allemands à la Turquie [14]. À moins qu’il n’ait été l’ex-« évêque catholique orthodoxe » Antonius ou Anthony, favori de la tsarine dans les années 1880, puis exilé parce qu’il avait osé donner à celle-ci, qui lorgnait « sur les joyaux sacrés » des reliquaires dont il avait la garde, de fausses pierres précieuses [15]. Quoi qu’il en soit, des Russes ont affirmé qu’il parlait le russe avec une grande pureté, tandis que les Grecs estimaient qu’il n’avait ni l’accent grec, ni l’aspect typique d’un Grec. Aux hésitants, on pourra proposer d’autres hypothèses : Albanais, Arménien, Bulgare, Levantin, Lituanien, réfugié des Balkans (sans plus de précision), sans omettre les combinaisons : père polonais et mère française, père russe et mère turque, père russe et mère grecque… Une chose est avérée : le « grand métèque » est mort français. Il a été naturalisé le 18 février 1898. Mais ses contempteurs l’ont toujours mis en doute. Des ministres ont été questionnés à la Chambre des députés ou au Sénat à ce propos. Ils n’ont pas convaincu [16].
5Sur les années de jeunesse de Zaharoff, une « énigme absolue », les imaginations se sont donné libre cours, à la faveur du « voile pudique » jeté sur cette période par l’intéressé. Le récit est évidemment différent, selon qu’il est né dans une famille pauvre (ou ruinée) ou aisée. Dans le premier cas, il est décrit comme « une petite gouape » survivant de petits métiers : balayeur, dès l’âge de huit ans, groom, guide pour étrangers (touristes et matelots) désireux de s’encanailler dans les bas-fonds de Constantinople (en clair « rabatteur pour mauvais lieux » ou « apprenti proxénète »), portier de bordel (en répondant lui-même aux « invites d’Occidentales »), petit changeur dans les bazars ou sur les quais, habile à « gruger ses clients », pompier, plus prompt à dévaliser les maisons en flammes qu’à éteindre les incendies avec du matériel hors d’usage et des tuyaux crevés. Ces expédients contribuaient à l’entretien de sa famille, à moins qu’il n’ait été chassé par elle. Sur le tard, il avait pu faire quelques études dans une école anglaise, ou américaine, grâce à la protection d’un riche compatriote. Puis, vers dix-huit ou vingt ans, il avait été embauché par un oncle maternel marchand d’étoffes ou de vêtements à Galata. Un beau jour, il avait vidé la caisse et s’était enfui en Angleterre. Poursuivi devant un tribunal londonien et mis en prison (1872), il avait pu se disculper en retrouvant providentiellement dans une poche de son pardessus une lettre prouvant que l’oncle n’avait pas respecté leur contrat d’association. Selon les versions, c’est le tiroir-caisse paternel qui avait été délesté ou l’escroquerie avait consisté en un détournement de quelques ballots de gomme et de noix de galle. La victime n’était pas l’oncle, mais un marchand grec. Zaharoff avait été incarcéré d’abord à Constantinople, s’était évadé en volant son dossier et en tirant sur un policier ou en le poignardant. Tout s’était terminé par un arrangement, car il eût été dommage de couper « les ailes à cette pie voleuse déjà toute prête à devenir un aigle » ou parce que les juges avaient été « incapables de tirer au clair cette chicaya levantine », ou avaient cédé « devant son intarissable bagou ». Nanti d’une famille riche, Zaharoff n’a pas été un enfant de la rue. Il a fait de bonnes études à Oxford, ou Eton, ou Rugby, ou Cambridge, sans oublier Paris. En revanche, s’il était russe, son destin a été soit celui d’un pauvre juif incorporé de force dans l’armée, envoyé en Sibérie pour vol, activités révolutionnaires ou désertion ; soit celui d’un officier d’artillerie, ce qui expliquait ses connaissances techniques en matière d’armement. Certains lui ont trouvé une autre jeunesse : bandit, employé de banque en Égypte (où il aurait purgé dix-huit mois de prison, l’épisode judiciaire étant quasi obligatoire) ; garçon de café à Sofia. Vers le milieu des années 1870, on l’a retrouvé à Athènes, menant une « vie de bohème », ou bien (ou même simultanément) à Chypre sous le nom de Z.Z. Williamson, s’occupant d’affaires de construction, de négoce varié (dont la vente de quelques fusils de chasse aux officiers britanniques et d’équipements militaires) et de transport maritime, ou encore en Allemagne où il aurait occupé un petit emploi chez Krupp à Essen (avec un passage au Creusot), ou bien aux États-Unis, où son intelligence et son travail lui auraient valu un poste de confiance chez Pullman.
• « Le roi des profiteurs de guerre »
6C’est d’ailleurs Pullman qui l’aurait introduit auprès de la firme d’armement Vickers-Maxim. La prise de contact avec l’entreprise dont il allait devenir le principal agent commercial, sinon plus, a elle aussi fait l’objet de récits variés. C’est alors qu’il était « guide » à Constantinople qu’il aurait rencontré un représentant de la firme et se serait proposé comme intermédiaire auprès des personnages influents de l’entourage du sultan qui faisaient partie de sa clientèle. Pour d’autres, il avait été découvert à Sofia et apprécié pour ses talents d’interprète. Selon la version la plus répandue, c’est le journaliste et homme politique grec Étienne Skouloudis qui l’avait présenté en 1877, « dans un tripot », au représentant de la maison Nordenfelt en quête de successeur. Le contexte – la guerre russo-turque – était on ne peut plus faste. Zaharoff ne tarda pas à inaugurer ses fonctions d’un coup de maître : la vente d’un sous-marin à la Grèce, en arguant de la menace turque, et de deux à la Turquie, en faisant valoir la menace grecque [17]. Après avoir entrepris de discréditer la mitrailleuse inventée par l’Américain Hiram Maxim [18], en la présentant comme une arme « philosophique » que seul son inventeur pouvait maîtriser et impossible à fabriquer en série, il avait négocié la fusion entre les maisons Nordenfelt et Maxim (1888) [19]. Et dix ans plus tard, il avait joué un rôle décisif dans les « noces » avec Vickers, « la reine anglaise des armes », qui s’était d’ailleurs décidée au mariage afin de s’assurer ses services. On a prétendu qu’il était devenu le véritable chef de Vickers, la « tête jupitérienne » (avec le titre d’administrateur délégué ou de directeur ou de président), à moins qu’il ne se soit satisfait du statut de « spiritus rector » ou de « sorte d’impresario », tenant les rênes « dans l’ombre des coulisses » ; et le principal actionnaire (avec 60 % ou 70 %) de la désormais « maison Zaharoff » dont il avait fait, en déployant une « activité fébrile » et en lui insufflant « un caractère plus hardi », « la plus internationale des industries d’armement » [20]. En 1913, il avait pris « la haute main » sur Armstrong, le grand rival de Vickers. Rien d’étonnant alors qu’après la guerre il ait usé de son influence pour lui couper toute subvention et crédit, et donc le pousser à la fusion, tout en ayant soin de retirer à temps « la plus grande partie de son capital en danger pour le placer dans des entreprises plus lucratives ». Le « dictateur de l’industrie de guerre britannique » prit sa retraite en 1927, avec la reconnaissance générale.
7Son champ d’action n’avait cessé de s’étendre, tant par la panoplie proposée (sous-marins, cuirassés, fusils, mitrailleuses, canons de campagne, dont le fameux « pom-pom » à tir rapide qui faisait merveille entre les mains des troupes coloniales, grosses pièces de marine et, plus tard, avions de combat…, sans oublier les activités de service telle la construction ou réorganisation d’arsenaux), que géographiquement. À la péninsule balkanique, « une bénédiction », et à l’Empire ottoman, se sont ajoutées l’Espagne, marché porteur pour cause de Cubains à mater et de guerre avec les États-Unis (il y avait accédé au rang de « fournisseur préféré » après un « combat féroce » contre le meilleur représentant de Krupp qui avait dû s’incliner devant le « champion des vendeurs ») ; la Russie, « un paradis » (où le favorisaient son nom à consonance russe, sa religion orthodoxe et son art de séduire les « grandes duchesses »). Après la guerre russo-japonaise, il avait pris « la part du lion » dans le budget de réarmement, grâce à des relations « adroitement menées ». Il avait planifié l’érection du « gigantesque » arsenal de Tsaritzine sur la Volga (1913), pour qui il avait obtenu le « monopole presque absolu de l’artillerie russe ». C’est encore lui qui avait monté la « fameuse affaire Poutiloff » au début de 1914, une opération d’intoxication par la presse ayant permis de faire croire que Krupp allait s’emparer de ces usines à l’occasion d’une augmentation de capital, et donc de susciter une grosse mise de fonds par Schneider et le placement d’un nouvel emprunt en France. Mais le fait est contesté, car, selon les auteurs, soit il cherchait à évincer Schneider de l’empire des tsars, soit il en favorisait la pénétration, d’autant qu’il y avait acquis une grosse participation, ou même le « contrôle » (mais il s’agissait là d’une affirmation « bien certainement exagérée »). Quoi qu’il en soit, notre « malin » savait « s’y prendre » ! Figuraient aussi, parmi ses terrains d’action, le Japon, où il marchait « la main dans la main avec Krupp » ; l’Italie : c’est sous ses auspices que Vickers s’est entendu avec la Banca commerciale italiana (principal agent de l’influence économique allemande dans la péninsule) pour fonder Vickers-Terni, Società italiana d’artigliera e d’armamente à La Spezia, en 1906 ; la France, où, en plus de Schneider, il avait des intérêts (souvent chiffrés par les auteurs), voire le contrôle, dans « les aciéries Hénécourt » (Marine-Homécourt !), dans Châtillon-Commentry et où il représentait Vickers aux ca du Nickel (en étant l’« acolyte » des Rothschild) et de la Société française des torpilles Whitehead (où le voisinage avec Marguerite von Bismarck, la bru du chancelier, était tout de même plus significatif de certaines collusions que les deux actions dont il était propriétaire) ; les États-Unis (où il a vendu la mitrailleuse Maxim et fait bénéficier de ses relations le fabricant de sous-marins Electric Boat Co. dont il était gros actionnaire) [21]. Il a effectué un premier voyage en Amérique latine en 1888, pour le compte de Maxim-Nordenfelt, y est revenu en 1893, 1894 ou bien 1895, pour la guerre du Chaco entre Bolivie et Paraguay, ou dans l’idée de vendre des munitions lors d’une guerre civile au Venezuela, et à nouveau en 1902, lors de la séparation Panama-Colombie. Selon « l’informateur Ro », il avait « à cette époque, le doigt dans toutes les affaires sud-américaines ». Il aurait présidé une république du sous-continent sous une identité déguisée. De tels horizons internationaux, en plus de ses « nationalités multiformes », faisaient de notre « voyageur en nouveautés de guerre » « un citoyen du monde », « le plus grand cosmopolite des temps modernes », et « le type le plus curieux de l’internationalisme d’affaires ». Cela commençait par le physique : il pouvait passer aussi bien pour un Anglais, un Français, un Russe, un Polonais, un Autrichien, un professeur d’université ou un baron d’Europe centrale. Il parlait couramment huit, dix ou quatorze langues, l’apprentissage ayant commencé à l’époque où il était changeur et entremetteur à Constantinople. Ses hôtels particuliers successifs ont été le « rendez-vous des magnats de l’industrie de la planète entière ». « Unter den Linden à Berlin, les Champs-Élysées à Paris, Kartnerstrasse [ou Koerntherstrasse] à Vienne et Brooklyn à New York [… étaient] également familiers » à ce « sans patrie », sans oublier Downing Street, où il avait un bureau. Et pas un coup ne pouvait être tiré dans le monde sans que le son du profit ne remontât vers lui.
8Le « système Zaharoff », qui a été « imité par tous les concurrents », reposait sur trois piliers. Le premier pilier du « système », et le plus massif, c’était la corruption, pour laquelle il était « évidemment sans rival » et de tous ses langages celui qu’il parlait avec le plus d’éloquence. C’est à coups de pots-de-vin que le marché russe a été conquis. Dans ce pays où « la prévarication [était] élevée à la hauteur d’un dogme », il était bon de gratifier les épouses ou les maîtresses (notamment les danseuses des grands-ducs) de fleurs et de bijoux car derrière les personnages publics il y avait toujours des femmes. Des perles allaient à celles des « journalistes spécialisés dans les problèmes extérieurs ». Un jour, il oublia son portefeuille chez le commandant de l’armée de Mandchourie. Ou bien il insistait pour faire des paris stupides que son interlocuteur était sûr de gagner. Il avait bousculé les méthodes traditionnelles du commerce des armes : il proposait ses canons et fusils au double du prix de la concurrence mais en triplant le dessous-de-table ; aussi « le plus analphabète des ministres [comprenait] vite que les 30 % de Zaharoff sur deux millions font six fois plus que 10 % sur un million », et de demander « alors 40 % sur deux millions et demi ». À la corruption « directe et personnelle », il a ajouté celle de « groupes entiers de fonctionnaires influents [par exemple ceux du Département d’État aux États-Unis] dont l’intérêt était alors de se couvrir les uns les autres, la découverte de l’un risquant de compromettre tous les autres ». Une assurance pour l’étouffement des scandales. « Il n’est pas jusqu’aux pacifistes » qu’on essayait d’amadouer. Au total, « le nombre de gens qu’il [avait] prostitués [était] considérable ». Dans tous les sens du terme, car il avait établi, à Paris et sur la Riviera, de « resplendissants bordels privés » destinés à divertir et à compromettre politiciens et généraux [22]. Le second pilier consistait à jouer les pays les uns contre les autres afin de solliciter les commandes de tous, la Grèce contre la Turquie et réciproquement, la Turquie contre la Serbie, la Serbie contre l’Autriche, la Russie contre le Japon et inversement… C’était « le principe du double jeu », « trouvaille absolument originale », portée par lui « à sa plus haute expression » en diverses occasions guerrières, appuyée sur un « culot pyramidal », ce qui prouvait qu’il avait « de plus larges vues que ses collègues ». C’est l’image retenue par Hergé dans L’oreille cassée, où B. Mazaroff (Bazaroff dans les éditions ultérieures), de la Vicking Arm Co. Ltd, vend successivement deux douzaines de la dernière création : le 75 tgrp et 60 000 obus au général Alcazar, de la République de San Theodoros, et au général Mogador, du Nuevo-Rico, rivaux pour les champs pétroliers du grand Chaco. Pendant la guerre des Boers, on a tué « des deux côtés » « avec du Vickers-Maxim ». Aux Dardanelles, en 1915, les Anglais ont été hachés par les canons Vickers vendus aux Turcs. Naturalisé français et décoré de tous les grades de la Légion d’honneur, Zaharoff n’en a pas moins organisé le soulèvement des Druzes et n’a pas été étranger à la guerre du Rif…
9Le troisième pilier du « système » n’était pas une invention de Zaharoff : il s’agissait du crédit, « au besoin jusqu’à la victoire » si le client présentait « de suffisantes garanties ». En conséquence, Basil était devenu rapidement banquier autant que vendeur d’armes. Il a fondé des banques : la Banque d’Athènes, la Banque commerciale de la Méditerranée à Istanbul, l’Express Bank à Paris, la New Ionic Bank à Smyrne. Il en contrôlait d’autres, éventuellement via des hommes de paille : la Banque de la Seine (ex-Banque Mayer frères), la Banque nationale de crédit, la Banque de l’Union parisienne, son cheval de Troie pour s’infiltrer secrètement dans Schneider [23]. Et comme on l’avait repéré dans la liste des deux cents principaux actionnaires de la Banque de France on en a fait un des quinze régents. On pourrait ajouter un quatrième pilier au « système Zaharoff », qui n’était pas sans liens avec les trois autres : l’espionnage. Par définition, il faut demeurer là dans des considérations évasives : était-il une « espèce de fondé de pouvoir » de l’Intelligence Service (sa qualité d’agent de ce service secret pouvant expliquer sa promotion comme représentant de Nordenfelt) ou seulement un « instrument » de celle-ci (dont elle se méfiait et qu’elle faisait surveiller par deux ou trois de ses meilleurs limiers), ou bien dirigeait-il sa propre organisation, « formidable » : le « réseau ZZ », qui contrôlait un grand nombre d’agences de police privée en Grande-Bretagne, France et Allemagne et disposait de cent soixante agents rien qu’en Grèce, qui vendait des secrets militaires et travaillait sans doute pour les Anglais mais en gardant « une liberté d’action complète » ? Ses chemins avaient croisé ceux d’espions célèbres tels Trebitsch Lincoln, Saint-John Bridger Philby ou Sidney Reilly, et le futur amiral Canaris. Peut-être ne faisait-il qu’un avec Cornelius Hertz, l’aventurier du scandale du Panamá, autre favori des Britanniques, avec qui il avait une « ressemblance curieuse » ?
10La Première Guerre mondiale a été l’apogée et l’apothéose, « the perfect flower », de la carrière de Zaharoff, la réalisation de son « rêve ». « Virtuellement le ministre des munitions de tous les alliés », il leur avait fourni 4 cuirassés, 3 croiseurs, 62 torpilleurs (pas de sous-marins ?), 2 328 canons, 100 000 mitrailleuses, 5 500 avions, pour un bénéfice de 3 milliards 400 millions [24], « dont 67 % à inscrire à son nom ». « Sa puissance et son influence étaient telles » que les gouvernements de l’Entente étaient obligés de le consulter « avant de faire des plans pour chaque grande attaque ». Il avait « ses entrées partout », son antichambre ne désemplissait pas et il lui arrivait d’avoir à déjeuner un cabinet entier. Ses mouvements étaient tenus secrets et il circulait de port en port « à bord d’un contre-torpilleur [ou croiseur ou destroyer] britannique qui avait été mis spécialement à sa disposition » [25]. Les Allemands avaient mis sa tête à prix (100 000 dollars), ce qui était certainement une rumeur car on devait apprendre, dès 1917 (Clemenceau) ou seulement en 1923 (Poincaré), qu’il avait régulièrement ravitaillé en carburant leurs sous-marins de Méditerranée, par fidélité à ses vieux principes [26]. C’est sous sa pression que « pendant tout le conflit, aucune action offensive ne fut dirigée par les alliés contre les hauts-fourneaux et fabriques d’armement de Briey et de Thionville, qui étaient aux mains des Allemands et avaient une importance vitale pour les approvisionnements en minerai » ; en effet « le plus important » pour lui était de s’assurer que toutes les installations « où il avait des intérêts, dans tous les pays, demeurent intactes jusqu’à la fin de la guerre ». Zaharoff a eu encore une autre occasion de contribuer à la prolongation de celle-ci. En 1917, lors des tentatives de paix par l’entremise du prince Sixte de Bourbon-Parme, ou du président Wilson, son avis avait été sollicité. Il s’était déclaré « entièrement pour continuer la guerre jusqu’au bout », ce qui n’était pas difficile à comprendre au regard des affaires florissantes qu’elle lui assurait [27]. A contrario, en 1918, il a effectué une mission ultrasecrète en Suisse et en Allemagne, déguisé en médecin militaire bulgare ; les informations recueillies sur les plans bolcheviks, dans les cafés de Zurich et à Berlin, décidèrent les alliés à hâter la fin du conflit [28]. Son rôle occulte à la conférence de Paris en 1919 a été « considérable » [29]. Le marchand de canons s’était transformé en « organisateur de la paix » ; ce qui lui permit de préparer l’élimination de son vieux concurrent Krupp, selon l’un, après que sa mission secrète outre-Rhin eut préparé la voie d’une amitié étroite avec le même Krupp (avec qui il partageait la même hantise du communisme) selon tel autre… Mais qui sait s’il n’était pas propriétaire de Krupp ?
• « Une des plus puissantes influences dans la politique du monde »
11Zaharoff ne s’était pas arrêté en si bon chemin. Autour de « toutes » les conférences internationales de l’après-guerre, « Cannes, Gênes, partout », on le vit « [rôder] » « avec ses pisteurs ». Il est vrai qu’il jouissait d’« un grand talent de diplomate qu’il tenait de ses origines orientales ». Ou russes ? Le « Raspoutine de la diplomatie internationale » était « maître et directeur des plus hautes consciences » ; il suggérait « aux pantins du pouvoir de l’heure la politique en faveur de ses intérêts », imposait « ses volontés aux puissants de ce monde » réduits au rang de « valets de chambre d’État ». Il était « le cerveau qui pense », « [jouait] sur l’échiquier de l’univers les destinées des nations et [s’arrangeait] toujours pour gagner quelle que soit l’issue de la partie ». Il était « doté du pouvoir, dont il usait largement, de faire tomber des gouvernements, de promouvoir des courses aux armements, de faire ou défaire des rois […], de provoquer des guerres […] ». À ceux, tel Anthony Allfrey, qui ont été tentés d’émettre quelque doute quant à son influence omniprésente et omnipotente et de trouver difficile de jauger sa vocation d’éminence grise, Henry Coston, un orfèvre en la matière, a répondu par anticipation que « ceux qui ont écrit l’histoire de ces quatre-vingts dernières années en ignorant le rôle joué par Sir Basil Zaharoff […] ont réalisé un tour de force comparable à l’exploit des historiens de la Révolution qui expliquèrent le grand mouvement de 1789 sans tenir compte de l’influence des loges maçonniques et des manieurs d’argent ».
12Parmi les hommes politiques les plus fréquemment cités dont il a été le « conseiller » et le « confident », s’ils n’étaient pas tout simplement ses « comparses » ou ses « serviteurs », on trouve, côté français, Louis Barthou, Aristide Briand et surtout Clemenceau, un « Saturne mâtiné de Zaharoff ». Le Tigre avait d’abord envisagé de le faire fusiller (ou au minimum de diligenter sur lui une enquête), à cause des livraisons de carburant aux U-Boote. Mais depuis qu’il s’était ravisé, ils étaient « au mieux ». Il y avait entre eux « des secrets ». Le marchand de canons avait casé plusieurs membres de la famille Clemenceau : Paul, un frère, était administrateur d’une dizaine de sociétés d’explosifs, Albert, un autre frère, avocat de Schneider et administrateur de « la plupart des sociétés dirigées par Zaharoff », Michel, le fils, un des dirigeants de la filiale française de Vickers-Armstrong. Ils avaient un ami commun : l’entrepreneur corse Nicolas Pietri et un domestique successif : Albert, chauffeur de Zaharoff puis valet de Clemenceau. Dans la foulée, Basil avait aussi des « liens » avec Tardieu. Il n’est donc pas étonnant que, devenu président du Conseil, celui-ci ait montré « que pour lui, tous les intérêts de la politique anglaise prédominaient ceux de la France ». En revanche, Jaurès a été son « ennemi invétéré ». Il a été assassiné le jour même où Zaharoff a été fait commandeur de la Légion d’honneur. Les relations politiques expliquaient évidemment son ascension au faîte des grades de cette distinction [30] : grand-croix [31].
13La presse a été pour lui un moyen privilégié de manipulation des hommes politiques et de l’opinion publique : « Pas de canons sans rédaction ! » Il contrôlait plus de vingt journaux en Europe : France, Grande-Bretagne, Russie, Grèce notamment. En Allemagne certains de ses agents étaient correspondants militaires de journaux. Il avait commencé, dans les années d’avant-guerre, en devenant le plus gros actionnaire de L’Excelsior, « principal organe anglophile du capitalisme français » et « le plus énergique apologiste de Vickers », publié par la Société des quotidiens illustrés. Il s’agissait de « combattre les tendances pacifistes » et non, comme il le prétendait, d’offrir à sa fille adoptive un journal approprié à ses lectures de demoiselle. Il avait tenté de s’emparer du Figaro après l’assassinat de Calmette, pour le compte de Caillaux ; mais R. Mennevée n’ajoutait pas foi à cette rumeur. Après le premier conflit mondial, il a été un important commanditaire de L’Écho national, un nouveau journal clemenciste, assez éphémère, animé par Tardieu [32]. Ses relations avec Le Temps (dont les articles sur lui tranchent il est vrai, par leur bienveillance, avec à peu près tout ce qu’on peut lire ailleurs) étaient plus obscures. On sait que ce titre est finalement tombé dans l’escarcelle de ses réputés amis du Comité des forges, en réalité, semble-t-il, pour lui barrer la route.
14La capacité d’influence politique de Zaharoff a été mise à profit pour ses trois grands « desseins », inaboutis, des années vingt [33]. Les grandes manœuvres pétrolières tout d’abord : sa « silhouette […] se [montra] dans les rues brumeuses de Londres »… Selon les auteurs, ou bien simultanément, il agissait pour le compte de la Royal Dutch-Shell, dont il était gros actionnaire, ou comme « la cheville ouvrière », via la Banque de Seine et la Société navale de l’Ouest, du groupe qui, derrière l’Anglo-Persian Oil Co., a fondé, en 1921, la Société générale des huiles de pétrole, cheval de Troie de la politique anglaise « d’accaparement » de l’or noir de l’ex-Empire ottoman, au détriment des ambitions américaines et de l’indépendance française. C’étaient aussi les hommes de notre « prospecteur national » qui étaient à la tête de la Société d’études, de recherches et d’exploitation des pétroles en Algérie, autre sous-marin des intérêts britanniques, directement ou indirectement (par étouffement de la production saharienne) [34].
15Albion en contrepartie, et pour mieux mettre la main sur le « trésor liquide de Mossoul », allait accorder à Zaharoff son soutien pour son second grand dessein, son « expédition d’Alexandre » : la « chimère » de la Grande Grèce, qui devait déboucher sur les affrontements gréco-turcs de 1919-1922, « sa guerre personnelle ». L’« instigateur payant » aurait puisé dans sa « cassette personnelle » quatre millions de livres ou un demi-milliard (de francs), « une bagatelle » certes, pour en être le « chef d’orchestre ». Ses motivations ont été présentées de manière variée : outre le pétrole, désir de châtier les Turcs pour cause de « traites jadis restées impayées » (la version boutiquier), ou exercice d’une « véritable vengeance d’Œdipe » (explication psychanalytique), ou nationalisme panhellène reléguant au second plan les considérations d’affaires (explication par l’amour sincère [35] ou le mot d’ordre des sociétés secrètes), ou sympathies mahométanes d’un nouveau Napoléon tentant de soulever l’Orient contre l’Europe affaiblie (d’après le sénateur H. de Jouvenel), ou menées de l’agent d’une bourgeoisie capitaliste grecque en pleine expansion (la théorie marxiste de J. T. Walton Newbold), ou d’un exécutant des instructions de l’Intelligence Service… À moins qu’elles ne soient demeurées « une énigme ». Il avait commencé à préparer le terrain avant et pendant la Première Guerre mondiale. Eleuthérios Vénizélos, plusieurs fois ministre à partir de 1910, était son protégé et obligé [36]. Il avait organisé la campagne contre la neutralité grecque et le roi Constantin qui voulait la maintenir, en finançant le parti adverse et l’agence télégraphique Radio, « actif instrument de la propagande française » [37], et des journaux. Il pouvait donc réclamer le mérite d’avoir éminemment contribué à l’entrée en guerre de la Grèce, en septembre 1916. Constantin avait dû quitter le pays. En octobre 1920, son fils et successeur, Alexandre, mourut après avoir été mordu par un singe dont on murmura qu’il avait été enragé par une injection de vénizéline concoctée dans le laboratoire de Zaharoff. Le nom de celui-ci fut suggéré pour être président ou roi mais, ayant des choses à cacher, il ne voulait pas paraître en première ligne et, surtout, il disposait déjà de plus de pouvoir qu’un monarque ou un président [38]. Constantin était donc remonté sur le trône et Zaharoff avait su le convaincre de poursuivre la politique belliqueuse antiturque de Vénizélos qui avait dû s’enfuir. Mustafa Kemal avait écrasé les troupes d’Athènes. Un « choc en pleine poitrine » pour Basil qui, selon les témoins, s’était arraché les cheveux ou était demeuré imperturbable. Les canons et munitions livrés aux Grecs n’ayant pas été payés la perte fut énorme : 20 ou 30 millions de livres, 20 ou 100 millions de dollars, un milliard de francs, au choix, quelque chose comme la moitié de la fortune de Zaharoff. Il décida d’arrêter les frais et la rupture avec Vénizélos, jusque-là la seule personne à laquelle il avait été incapable de résister, eut lieu dans un grand restaurant de Londres [39]. Sa responsabilité dans les événements a été mise en cause dans la presse française et surtout aux Communes et à la Chambre des lords où il a été dénoncé comme « la voix derrière le trône », « l’âme damnée » de Lloyd George (et déjà quand il était ministre des Munitions son « homme de confiance », son « intime », « très intime »), l’inspirateur de sa politique au Proche-Orient [40]. Celui-ci lui avait offert le plus beau jour de sa vie, selon une confidence à R. Forbes, en s’échappant de la conférence de la paix pour lui apporter l’Asie Mineure en cadeau, le jour de son anniversaire [41]. C’est peut-être pour l’en remercier que, grâce aux bons offices de Zaharoff, « a beautiful Greek woman » se serait introduite aux Chequers [42]…
16Le troisième grand dessein de fin de carrière du marchand de canons est censé avoir pu se développer avec la complaisance de Clemenceau qui, en 1923, fut accusé par certaines publications (notamment Les Documents politiques, diplomatiques et financiers de R. Mennevée et La Vieille France d’Urbain Gohier) d’avoir par le traité du 17 juillet 1918 bradé les droits de la France sur Monaco pour le compte de Zaharoff. Lequel passait pour être le « principal actionnaire » de la Société des bains de mer, propriétaire du casino, « véritable écluse du Pactole [qui ajoutait] encore aux faveurs dont l’[avait] comblé la Fortune », et ambitionner d’être le « maître absolu » de la principauté [43]. Des versions contradictoires s’opposent. Aux yeux des actionnaires qui, en 1918, faisaient grief à Camille Blanc, le président et directeur général de la sbm, de son despotisme, de ses dilapidations et du déficit, Zaharoff était « inféodé » au parti de Blanc [44]. Selon le récit le plus fréquent, il était de celui du prince et c’est grâce au « chèque le plus élevé qu’il ait jamais signé », « à ce qu’on sache », et à ses « hommes de paille » [45], qu’on avait pu renverser Blanc. Il tenait ses parts soit du prince, soit de C. Blanc, ou les avait achetées peu à peu et secrètement. Le prince Léon Radziwill, beau-frère ou neveu de ce dernier et autre « principal actionnaire », qui s’était opposé à lui, était mort d’une piqûre toxique, deuxième mort suspecte au casino attribuée à Basil. Ses mobiles ont été là encore très débattus : s’agissait-il de remonter sa fortune, écornée par les mésaventures anatoliennes, de « s’offrir un jouet » ou une « fantaisie », au « pays du soleil », où il avait ses habitudes hivernales, de s’assurer le contrôle d’une sorte de « substitut à la Grèce », de mettre la main sur « les archives secrètes de Monte-Carlo », « les plus riches du monde en renseignements concernant le passé, le présent, les ressources, les relations, de toutes les personnes de quelque importance qui avaient foulé le territoire de la principauté », et donc fort utiles à la rédaction de ses mémoires [46] ? À moins qu’il n’ait agi, là encore, pour le compte de « l’impérialisme anglais ». L’explication la plus complaisamment donnée est très romantique : Zaharoff avait voulu « conquérir, arracher, posséder une principauté pour une femme », « donner un trône » au grand amour de sa vie : « la femme aux 33 noms », dont ne voici que quelques-uns : Maria del Pilar Antonia Angela Patrocinio Simona de Muguiro y Beruete, duchesse de Marchena y Villafranca de los Caballeros.
17Basil était un grand séducteur, « le type même du bourreau des cœurs » [47]. Il ne manquait certes pas d’atouts : « beau comme Ulysse », « ondulation de ses cheveux blonds », « courbe aquiline de son nez », « mystérieuse étincelle de ses yeux clairs ». D. Mac Cormick lui a découvert une première épouse, insoupçonnée des biographes jusque-là. Lors de son séjour à Londres, au début des années 1870, il s’est marié avec la fille d’un entrepreneur de Bristol : Emily Ann Burrows, sous le nom de Zacharias Basilius Gortzacoff, général à Kiev et prince russe. Ils se sont séparés quelques années plus tard, sans divorcer, d’où, lorsqu’en 1885 un journal new-yorkais annonça ses noces avec une héritière américaine, un scandale dont il se tira en prenant la fuite et en modifiant son nom de Zacharoff en Zaharoff. C’est quelque temps après qu’il rencontra une duchesse ibérique de dix-sept ans, « d’une beauté divine » ; peut-être à Athènes à l’hôtel Grande-Bretagne (où il avait sa chambre et manœuvrait des maquettes de sous-marins dans les baignoires) ; peut-être en Suisse dans le Saint-Gothard-Express ou dans l’Orient-Express, où elle voyageait avec sa duègne, à moins qu’elle n’ait été poursuivie dans le couloir du wagon-lit par son mari, un Bourbon de la branche cadette, qui voulait l’occire ; peut-être dans un train vers l’Espagne ou sur les marches d’un palais ou hôtel madrilène où ledit mari tentait de l’étrangler. Ou bien encore en arrêtant les chevaux emballés de la voiture de la jeune aristocrate. Zaharoff s’interposa, offrit des fleurs. Reconnaissante, la duchesse le fit bénéficier de ses bons offices pour ses « petites affaires » avec le gouvernement de Madrid. Ne pouvant divorcer parce que catholique et de haut rang, elle devint sa maîtresse pendant presque vingt-cinq ans, trente ans ou même près de cinquante ans. En 1924, le duc ayant fini par rendre l’âme dans l’asile où il était interné [48], il l’épousa. Hélas, les Grimaldi refusèrent de vendre et de céder la place pour « l’intronisation » de la « dynastie Villafranca-Zaharoff […] issue des Bourbons et du quartier de Tatavla » ; d’où une campagne de presse pour pousser le prince Louis II à l’abdication, inspirée par le marchand de canons. La duchesse mourut en février 1926, ce qui expliquerait le retrait de notre homme de la sbm, avec une belle plus-value, à moins qu’il n’ait déjà été écarté par les Monégasques à cause de son impopularité au Quai d’Orsay ou par le prince Radziwill grâce à un paquet d’actions fournies par le Vatican.
• « L’homme le plus riche d’Europe » et du « monde »
18C’est un point sur lequel règne une quasi-unanimité, une diversité certaine subsistant pour les données chiffrées. Un rapport de police de 1921 évaluait la fortune de Zaharoff à « peut-être » plus de 100 millions (30 en 1916), tandis que J. Bonzon, en 1922, le créditait de plus d’un milliard dont 300 millions « mis de côté » pendant la guerre, La Vie ouvrière en 1923 de 800 millions de livres, Robert Boucard en 1926 de 4 milliards de francs (dont 1,6 de bénéfices de guerre, impossibles à chiffrer pour certains). La tendance à l’inflation s’est poursuivie malgré les amputations dues au conflit gréco-turc, aux difficultés post-bellum de Vickers et de la Banque de la Seine, aux pertes dans l’exploitation du bois au Canada (connue seulement du dernier biographe) : une demi-douzaine de milliards pour les auteurs de Marchands de canons (1933), au moins 100 millions de dollars à plus d’un billion pour le magazine américain Fortune (1934), 15 milliards pour Paris-Soir (1934), entre 10 et 20 milliards de livres pour le Daily Telegraph (1936)… « Le métier de massacreur international [était] vraiment profitable », chaque vente de canons « Kolossale », le « butin », « considérable », « immense », « prodigieux », « formidable », atteignant des proportions « gigantesques » et « fantastiques ». Il faisait mieux que Krupp ou Stinnes, jeu égal avec Ford ou Rockefeller et on l’imagine fort bien, « comme Crésus », « pliant sous le poids » des dividendes des trois cents sociétés et plus dont il était administrateur [49].
19Du train de vie généralement décrit comme fastueux on retiendra quelques éléments : le service de trente-six pièces en or, fabriqué par le joaillier Boucheron et considéré comme le plus beau du monde, dans lequel étaient servis des mets exotiques et rares apportés par avion [50], les cuillères incrustées de joyaux, le « lit à rocailles dorées qui avait appartenu à une des putains de Louis XIV ou Louis XV », acheté « presque aussi cher qu’un canon de défense aérienne de taille moyenne », la Renault bleu Oxford rehaussé de jaune fabriquée sur mesure et les « tapisseries de Bayeux »…
20Chacun s’est accordé pour reconnaître que Zaharoff n’a pas joui de sa fortune en égoïste et a pratiqué une philanthropie multiforme, quitte à ironiser sur « l’ostentation » et le caractère intéressé qui l’accompagnaient. Outre les fondations déjà signalées à propos de sa Légion d’honneur [51], on mentionnera des dons substantiels au Conseil national des sports pour la préparation des Jeux olympiques, à la Ligue française pour la Société des Nations [52], aux veuves de guerre et aux pauvres de Paris, au lion Whisky et aux singes du Jardin des Plantes pour la restauration de leurs cages [53] (« peut-être le don où il a mis le plus de son cœur »), à l’hôpital de guerre de Mme Barthou à Biarritz [54], à chaque soldat en permission qui arrivait à la gare de l’Est (40 francs), aux Grecs (malades, réfugiés, étudiants et gouvernement avec le cadeau de légations dans une demi-douzaine de capitales), aux Américains pour leur fonds de secours pour le Proche-Orient, au franc quand il déprimait, à des duchesses pour leurs œuvres de charité et, signe de la « ladrerie la plus mesquine », 500 francs annuels pour la distribution des prix à Arronville. Son mécénat s’est étendu à diverses œuvres intellectuelles : le grand prix Balzac créé en 1922 par Grasset pour concurrencer le Goncourt [55], les chaires de littérature anglaise Maréchal Haig à la Sorbonne (une légende !) et de littérature française Maréchal Foch à Oxford [56].
21À Paris, Zaharoff vivait dans un hôtel particulier, 41 (aujourd’hui 53) avenue Hoche, la « fierté du quartier » de l’Étoile par la profusion des fleurs magnifiques qui l’ornaient. L’imposte de la porte cochère portait « deux Z orgueilleux ». Il a été propriétaire du château de L’Échelle dans la Somme, détruit par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale et, en 1921, il l’a remplacé, pour sa duchesse, par celui de Balincourt, dans l’Oise, « luxueuse tanière » qui avait abrité les amours de la baronne de Vaughan et du roi « Popold » de Belgique [57], centre d’un « énorme domaine », sans cesse agrandi, où notre « gentleman-farmer » élevait de « superbes brebis anglaises ». C’est là, et pendant les mois d’hiver dans une suite d’un hôtel à Monte-Carlo, qu’il a passé ses dernières années, inconsolable et « fatigué de la vie », se promenant dans les allées du parc assis dans une chaise roulante électrique ou faisant « la guerre aux feuilles mortes » depuis une « cage de verre » qui surmontait le « fuselage étincelant » du capot de sa Rolls. Il passait ses soirées à contempler ses modèles réduits, « exacts à un millimètre près, jouets somptueux » : des mitrailleuses, « le fameux fusil Maxim », un canon de marine, « svelte comme les hanches non formées d’une fillette » et « le lance-flammes d’Ypres en or »…
22On l’aura compris, la littérature zaharovienne relève, pour sa plus grande part, de la chromo inversée d’un saint, de la résurgence des procès en sorcellerie, du grand guignol ou pour le moins du complexe de Zavatta. Elle a transformé un homme d’affaires, qui n’était certainement pas une personnalité ordinaire, ni dans ses activités commerciales et financières, ni dans ses relations politiques, et qui mériterait d’être mieux connu, en un deus ex machina, version hyperpersonnalisée de la théorie du complot, mi-Protée mi-Héphaïstos, maître du fer décliné en de multiples fabrications guerrières : canons, armes automatiques, obus et balles de tous calibres, cuirassés et sous-marins (et nanti de la vélocité d’un Hermès), et dans le meilleur des cas en personnage de roman picaresque ou de roman policier. Sa luxuriance, paradoxale compte tenu du mystère et du secret censés avoir entouré Zaharoff, est un fatras de ragots, de légendes, d’affabulations, de demi-vérités et d’interprétations controuvées ou spécieuses, de contradictions et d’incohérences. Les auteurs, souvent des professionnels de la dénonciation des oligarchies, du Comité des forges, des Juifs, des francs-maçons…, ou des journalistes bateleurs spécialisés dans le sensationnel, ont inlassablement recopié les clichés, en ajoutant des strates de variantes pour faire montre d’originalité et souligner leurs capacités investigatrices, se réfutant sur certains points pour se donner une apparence d’authenticité et de scientificité et in fine contaminant les historiens. En faisant de ce Grec une tête de Turc, si l’on ose dire, ils ont fini par le rendre attachant et sympathique, bien que, à mon grand regret, les revenus du legs Zaharoff n’aient contribué en rien au financement des recherches ayant abouti à cet article. ?
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Mots-clés éditeurs : cosmopolite, marchand de canons, mystère, corruption, industrie métallurgique, guerre
Date de mise en ligne : 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.061.0139Notes
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[*]
En raison de la profusion des citations (près de trois cent soixante), reflet nécessaire de la profusion du discours zaharovien – certaines expressions appartenant du reste à plusieurs locuteurs qui se sont allègrement recopiés –, il n’a pas été possible, par exception à l’usage habituel dans Ethnologie française, d’insérer des références bibliographiques dans le corps du texte, qui en aurait été trop alourdi.
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[1]
Voir ma communication au colloque du Centre d’études pour l’histoire de l’armement, Paris, 18-19 janvier 2001 : « La mythologie des “marchands de canons” pendant l’entre-deux-guerres », in Dominique Pestre (dir.), 2005, Deux siècles d’histoire de l’armement. De Gribeauval à la force de frappe, Paris, cnrs Éd. : 333-381.
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[2]
Il est le personnage principal d’un roman [Jute, 1982] et sa destinée aurait tenté Paul Bourget.
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[3]
Son caractère étant à l’unisson : « sournois », « rusé », « cruel », « impitoyable ». Celui du « caméléon » !
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[4]
Autre type de réponse aux solliciteurs d’informations et de confidences : une carte, « en superbe vélin », remise par un valet : « Sir Basil Zaharoff, n’ayant pas de voix, ne peut pas chanter. » Selon une autre version ces mots étaient gravés sur le plateau en or sur lequel les visiteurs déposaient leur carte.
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[5]
Des « documents innombrables » ont subi le même sort dans les jours qui ont suivi sa mort.
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[6]
Une note de police du 20 septembre 1933 (an F7 160281) indique cependant qu’il aurait fait remettre au roi d’Espagne Alphonse XIII des documents relatifs à ses négociations avec des hommes d’État français et espagnols ; ils furent déposés dans un coffre de la Westminster Bank à Londres. Aucun de ses biographes ne les a utilisés. Y seraient-ils encore ? Selon A. Allfrey [1989], la matière d’un Ph. D. gît dans les bureaux des ministères de la Guerre et des amirautés. Avis aux amateurs !
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[7]
Selon Robert Boucard [1926], la russification du nom est plus tardive et destinée à faciliter ses affaires « dans les salons de la Sainte Russie ». Le débat n’est pas seulement chronologique mais aussi linguistique : D. Mac Cormick [1965] soutient que Zaharoff n’est pas un nom russe, à preuve qu’il est porté par plusieurs abonnés au téléphone à Athènes.
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[8]
Le registre paroissial aurait disparu dans un incendie, semble-t-il volontaire.
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[9]
Une traduction figure dans son dossier de Légion d’honneur (an l 2766003). Elle a été légalisée en 1908. En 1912 la Sûreté a authentifié le certificat mais trente ans plus tard La Lumière a révélé que l’enquêteur était le fameux Nadel, en fait un agent de Zaharoff (dont celui-ci se serait donc débarrassé ensuite). D. Mac Cormick fait état d’un certificat de naissance à Tatavla en 1851, accepté par un tribunal londonien en 1873, qu’il estime plus véridique et corroboré par les archives du ministère turc des Affaires étrangères.
-
[10]
Car, pour compliquer les choses, R. Neumann [1935] et D. Mac Cormick [1965] font de Mouklios et Mouchliou un seul et même lieu.
-
[11]
Selon une déclaration de l’intéressé en 1921 et son acte de décès. Certains tenants de la naissance misérable la situent dans les taudis de Whitechapel, à Londres, où le père avait dû tenter d’étendre son commerce.
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[12]
Les archives de cette ville auraient possédé un photostat d’un certificat de naissance en yiddish, vérifié par un vieux rabbin. Celles de Scotland Yard aussi ! Un dossier remis aux Turcs par les Soviétiques en 1924, hélas disparu, confirmerait l’origine odessite. L’Okhrana avait quant à elle identifié Zaharoff comme Russe, mais né à Constantinople.
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[13]
Leur ressemblance était « extraordinaire » et « frappante ». Yvonne, la fille de H. Barnett, et une fille naturelle présumée de Zaharoff étaient « comme deux gouttes d’eau », « selon les témoins ».
-
[14]
an F7 160281.
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[15]
Autre version : il aurait fait cadeau à la tsarine, pour reconquérir sa faveur, d’une émeraude appartenant à son monastère. Elle était fausse.
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[16]
Les auteurs et encyclopédies qui veulent bien l’admettre donnent une date plus tardive : 1908 ou 1913.
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[17]
Exemple d’ajout à la tradition : Zaharoff serait allé ensuite proposer quatre sous-marins aux Russes en arguant de la menace turque en mer Noire. Personne n’a encore eu l’idée de compléter par une offre de huit submersibles au Japon.
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[18]
Notamment lors d’essais à Vienne. Dans ses mémoires, Maxim [1915] relate les manœuvres de Zaharoff mais sans citer son nom ni lui imputer un incident technique ailleurs régulièrement présenté comme un sabotage monté par le Grec, coupable aussi d’avoir saoulé les mécaniciens de Maxim à La Spezia.
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[19]
Selon A. Allfrey [1989], qui s’appuie sur la correspondance entre Zaharoff et son associé à Chypre, le Grec n’a quitté cette île qu’en 1880. Il a passé neuf mois à voyager en Méditerranée orientale. En 1881, à Paris, un projet de contrat d’agent de la Compagnie générale des ciments de Grenoble, pour la construction du canal de Panamá, n’a pas abouti. Il a travaillé ensuite à Alexandrie pour l’Eastern Telegraph. Évincé, il est parti aux États-Unis où il a investi dans un ranch et dans le pétrole et n’est rentré en Europe qu’en 1885. Il s’est alors occupé de la vente des premiers sous-marins Nordenfelt, qui ont été des échecs techniques, et il s’est installé à Londres et bientôt à Paris en exerçant les fonctions de conseiller extérieur de la compagnie pour l’Europe.
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[20]
Pour une appréciation non soumise à la « romantic imagination » du rôle de Zaharoff chez Vickers, qui a débuté en fait en 1894, voir Scott [1963] et Trebilcock [1977], où il est cité respectivement sept et onze fois.
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[21]
Certaines de ses interventions et le profit retiré ont été évoqués devant la Commission d’enquête sur les industries d’armement, présidée par le sénateur Nye, en 1934-1936.
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[22]
Sur les pratiques de corruption chez Vickers on se reportera à l’ouvrage de Scott [1963].
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[23]
Sur les intérêts bancaires de Zaharoff, voir la biographie d’A. Allfrey. Voir aussi Bonin [2001]. Cet historien m’a écrit que Zaharoff n’avait joué « aucun rôle » à la bup et à la bnc.
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[24]
Chiffre peut-être sous-évalué. L’estimation qui figure dans Historia en 1974 est de 30 milliards de francs environ.
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[25]
Depuis que lors d’une traversée du Channel ou de l’Atlantique sur un paquebot neutre celui-ci avait été arraisonné par un U-Boot. Zaharoff avait eu la présence d’esprit de se cacher dans le coffre de sa cabine et d’avoir un secrétaire dévoué qui s’était fait passer pour lui.
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[26]
C’est grâce à son intervention qu’en septembre 1914 le cargo norvégien transportant du nickel pour Krupp, intercepté et conduit à Brest, a pu reprendre sa route.
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[27]
G. Pedroncini [1969] ne souffle mot de Zaharoff. A. Allfrey [1989] fait état de conversations officieuses de celui-ci avec des représentants de la Turquie en 1917-1918, ayant préparé l’armistice du 30 octobre 1918.
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[28]
C’est le sujet du roman d’A. Jute [1982]. Zaharoff ne serait pas tout à fait étranger à l’assassinat de K. Liebknecht et R. Luxembourg. Alors qu’A. Allfrey [1989] tient la mission en Allemagne pour une pure fable, il demeure dans l’expectative quant à un possible rôle de Zaharoff dans l’affaire du non-bombardement de Briey. Puissance des légendes !
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[29]
Genre d’affirmation qu’on retrouve dans le Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre.
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[30]
Il était « paré » de décorations et titres honorifiques « tout comme un général mexicain » : 264 ou 298 décernés par 31 gouvernements. Pour lui « les croix d’or ; pour les autres les croix de bois ! ».
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[31]
Son dossier de Légion d’honneur et son dossier de police (an l 2766003 et F7 160281) permettent de reconstituer son cursus : chevalier en 1908 au titre de la Marine nationale, pour sa participation à l’Exposition maritime internationale de Bordeaux ; officier en 1913 au titre de l’Instruction publique, pour la fondation d’une chaire d’aéronautique à l’université de Paris ; commandeur en 1914, au titre de la Marine, pour la création d’un cercle du marin à Toulon et d’une maison du soldat à Paris, mais plus encore, en réalité, pour avoir fourni un prototype de canon et des poudres ; grand officier en 1918 et grand-croix en 1919, au titre des Affaires étrangères, pour « services éminents rendus à la cause des alliés ».
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[32]
Le fait est démenti par Jean-Baptiste Duroselle [1988], sur la base du témoignage de Georges Wormser, ancien directeur de cabinet du Tigre.
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[33]
On ne mentionnera que pour mémoire son rôle directeur dans l’occupation de la Ruhr, où il a jeté les « les uns sur les autres Français et Allemands », car l’affirmation est « invérifiable » et contestée.
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[34]
Pour une vision décrispée des affaires pétrolières de Zaharoff voir les ouvrages de J. Huré [1971] et A. Allfrey [1989].
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[35]
Le patriotisme grec ou « petite fleur bleue poussée sur la boue de ses pensées habituelles » est nié par plusieurs auteurs pour incompatibilité avec le cosmopolitisme et la cupidité.
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[36]
Et paraît-il son ami d’enfance. Vénizélos est né en Crète…
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[37]
Selon le témoignage d’Henri Turot [1920], fondateur de cette agence, ce sont Briand et Painlevé qui l’ont mis en contact avec Zaharoff. Les manœuvres des agences Reuter et Havas et de l’équipe de Clemenceau avaient entraîné le retrait du magnat en 1917 (mais n’était-il pas dû à un « ordre formel » de Londres ?) et ultérieurement la chute de Radio dans l’escarcelle d’Havas. Sur Zaharoff et l’agence Radio, voir la thèse de J.-C. Montant [1988].
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[38]
Une version de 1951 place son éventuelle accession à la présidence grecque en 1924. Cette fois il refusa pour cause de mariage.
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[39]
Sur le rôle de Zaharoff dans le conflit gréco-turc voir l’ouvrage de C. Kitsikis [1963], qui demeure cependant influencé par la littérature zaharovienne. Selon des témoignages qu’il a recueillis le marchand de canons a exercé une pression efficace pour faire cautionner le débarquement grec à Smyrne, en mai 1919, par Clemenceau et Lloyd George. J.-B. Duroselle [1988] reprend cette démonstration tout en la minimisant sur la base d’un témoignage de G. Wormser.
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[40]
On peut être historien sérieux et se laisser influencer. Ainsi, pour M. Beaumont [1967 : 177], L. George a été « éperonné » par Zaharoff. Le Premier ministre a été montré comme « l’exécutant » d’un groupe juif pangermaniste d’origine allemande, ou de banquiers juifs, Basil étant lui-même présenté comme un agent de cette influence juive. Par exemple Jean Maxe [1924 : 103-104].
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[41]
Selon une autre version la promesse aurait été faite par Clemenceau lors d’un déjeuner chez Zaharoff qui se serait évanoui de bonheur !
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[42]
Par ailleurs, L. George aurait eu une liaison avec l’épouse (séparée) de Zaharoff : Emily Ann Burrows. Avant guerre ce dernier avait constitué un dossier sur la vie amoureuse de celui qu’il pressentait comme un futur Premier ministre. Tous ces ragots sont écartés par A. Allfrey.
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[43]
Les premières attaques avaient été lancées par le sénateur nationaliste Gaudin de Villaine. Zaharoff n’a rien à voir avec ce traité. Voir : J. Laroche [1955]. Selon deux « historiens » de Monte-Carlo, G. W. Herald et E. Radin [1964], Zaharoff a fait taire la campagne en assurant à la France une part importante du pétrole de Mossoul. Enfin une infidélité à la cause anglaise !
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[44]
Voir La question monégasque économique et politique. Organe des petits actionnaires de la Société des bains de mer, n° 1 à 6, 19 avril à 31 août 1918.
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[45]
Tel Léon Barthou, le frère de Louis, maître des requêtes à la Cour des comptes, autrement dit « percepteur » (selon un rapport de police des réputées « Notes Jean », an F7 12952 (2), document f 8827 du 27 août 1923).
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[46]
Selon P. Brancafort [1957], la mainmise sur ces archives est plus tardive : c’est à condition d’en disposer que Zaharoff avait accepté de vendre ses actions de la sbm. La place de Zaharoff dans les intrigues autour de la sbm peut être évaluée de façon précise grâce à un copieux dossier des archives du ministère des Affaires étrangères (série Europe 1918-1940, Monaco 30).
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[47]
D’après son dossier de police, c’est en devenant l’amant de l’épouse d’un riche fabricant d’armes londonien qu’il avait débuté sa carrière de marchand de canons (an F7 160281, note du 25 octobre 1921). Selon une autre source policière il a été l’amant de la femme du boxeur Georges Carpentier (an F7 12951, document f 8090 du 18 septembre 1922). Une troisième laisse entendre qu’il avait une réputation d’homosexuel. Pour ses dernières années D. Mac Cormick [1965] étale quelques galanteries excentriques que le lecteur doit croire sur parole.
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[48]
Encore une légende dissipée par A. Allfrey [1989] : le duc est décédé dans une clinique de Neuilly le 17 novembre 1923.
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[49]
J. D. Scott [1963] indique qu’il a laissé à sa mort une fortune d’un million de livres, chiffre contesté par D. Mac Cormick qui indique celui de 103 millions pour la seule Grande-Bretagne. A. Allfrey donne quelques indications fragmentaires dont 193 000 livres de biens immobiliers en Grande-Bretagne et peut-être trois ou quatre fois plus en France.
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[50]
Zaharoff ne dédaignant pas de mettre la main à la pâte car ce « gourmand » à « l’appétit splendide » confessait une vocation de cordon bleu. Il est l’inventeur des bananes Zaharoff ou bananes à la mystère. À moins que sa santé délicate ne l’ait astreint à des nourritures plus monotones, dont les quatre œufs crus qui composaient son petit déjeuner, à l’effarement des serveurs dans les palaces.
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[51]
D’autres chaires d’aviation ont été créées à Saint-Pétersbourg et à Londres.
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[52]
an 94 ap 394, lettre de remerciement d’Albert Thomas, 23 septembre 1918.
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[53]
Une allée y porterait son nom.
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[54]
Le produit de la fonte de la vaisselle d’or. En fait elle a été remise à la Banque de France pour contribution à l’effort de guerre. Elle a été restituée et vendue au roi Farouk après la mort du propriétaire.
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[55]
Le jury était présidé par Paul Bourget.
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[56]
Elle y existe toujours. Le legs Zaharoff (25 000 livres, 1918) sert aussi à financer des bourses et la « Zaharoff lecture », conférence régulièrement éditée par Oxford University Press.
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[57]
Selon la baronne de Vaughan [1936], c’est la duchesse qui a acheté Balincourt, en 1916.