Notes
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[1]
On pourra notamment se référer, sur cette question, à l’étude menée par Danièle Linhart et son équipe auprès des anciens salariés de l’usine automobile Chausson [Linhart, Rist, Durand, 2002].
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[2]
dea en anthropologie sociale et ethnologie soutenu en octobre 2003 à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la dir. de Françoise Zonabend : Jean-Charles Leyris, 2003, L’Association des anciens Travailleurs Renault de l’Île Seguin : une gestion militante de la mémoire.
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[3]
L’Association des anciens Travailleurs Renault de l’Île Seguin (atris) : 113, allée du Forum, 92100 Boulogne-Billancourt.
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[4]
C’est notamment le cas au Creusot, où fut créé un des premiers écomusées consacrés aux activités industrielles [Debary, 2002], ou celui des initiatives publiques ou privées observées dans la région Nord-Pas-de-Calais par Olivier Kourchid et Hélène Melin [Kourchid, Melin, 2002].
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[5]
5 376 personnes travaillent à l’Établissement Boulogne-Billancourt (Renault Siège), se répartissant en 3 042 cadres, 2 205 agents de maîtrise, 112 apprentis et 17 ouvriers (source : Renault, Données sociales de l’Établissement Boulogne-Billancourt, chiffres 2002).
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[6]
Dans le cadre du plu (plan local d’urbanisme), plan approuvé en mars 2004, neuf éléments bâtis des usines Renault sont protégés par la commune de Boulogne-Billancourt.
-
[7]
Exposition musée Renault : 27, rue des Abondances, 92100 Boulogne-Billancourt.
-
[8]
Extrait de la brochure de présentation de l’atris.
-
[9]
Nombre d’adhérents de l’atris en 2003 (chiffre fourni par le président de l’association).
-
[10]
Les chiffres ainsi énoncés correspondent au nombre de salariés concernés par des conflits sociaux. Les « 10 » sont les dix leaders syndicaux licenciés en 1986 pour violence et dont la cgt réclame la réintégration. Les « 26 » sont des militants syndicalistes faisant l’objet d’une procédure de licenciement en 1989. Les « 118 » sont des ouvriers spécialisés auxquels la direction de Renault avait demandé de travailler jusqu’à la fermeture du site contre une promesse de reclassement. Ce dernier n’ayant pas eu lieu, une partie des ouvriers ont engagé une procédure judiciaire contre l’entreprise qui a abouti, en 2003, à des indemnisations.
-
[11]
L’exposition a eu lieu à Boulogne-Billancourt en avril 2000 et a rassemblé plus de trois cents personnes lors de son vernissage. Elle comprenait notamment des portraits photographiques d’anciens ouvriers réalisés par Yann Maury-Robin. Elle a ensuite circulé dans plusieurs lieux en région parisienne.
-
[12]
Définition du dictionnaire Le Robert.
-
[13]
Les murs du département 70 viennent en prolongement du fronton Renault, sur la place Jules-Guesde. C’est le département mécanique dans lequel étaient employés des ouvriers professionnels dont beaucoup étaient syndiqués à la cgt.
-
[14]
Film de François Roche et N. Thery, production Renault, mcav et Cinq sur Cinq (12 minutes), 1984.
-
[15]
Gérard Noiriel écrit notamment : « Les groupes sociaux luttent pour que soit reconnue, entretenue, défendue, leur mémoire spécifique : mémoire de classe, familiale, nationale… Si l’histoire revendique une certaine “objectivité”, à l’inverse la mémoire collective est toujours “partisane” » [Noiriel, 1991 : 9].
-
[16]
Référence au concept de « schémas d’interprétation du passé », employé par Marie-Claire Lavabre, Mémoires ouvrières, une mémoire plurielle, émission radiophonique de France Culture, « Les chemins de la connaissance », 11 octobre 2002.
-
[17]
L’expression est employée, au cours d’un entretien, par un ancien salarié du site.
1La fermeture d’une usine, si elle marque, en bien des aspects, une rupture entre un « avant » (avec travail) et un « après » (sans travail), n’entraîne pas pour autant la disparition brutale et définitive de tous les signes d’un passé industriel. Ces signes peuvent être encore visibles (des bâtiments toujours en place, des noms de rue ou de commerce…), plus difficilement appréhendables (la renommée d’un lieu, la persistance de sociabilités issues de l’usine…), voire cachés (les souvenirs individuels, des objets ou photographies conservés chez soi…). Des traces matérielles et immatérielles continuent à subsister, mais deviennent ténues, enfouies, mêlées à d’autres signes plus récents. Les témoins sont souvent réticents à s’exprimer, parce qu’ils affirment avoir « tourné la page », et que, plus sûrement, faute d’avoir été énoncés et mis en débat, les traumatismes liés à la fermeture sont encore présents. Événement imposé « d’en haut », mal ou pas expliqué, perçu comme injuste et parfois porteur d’une disqualification du passé, une fermeture se cristallise souvent sous la forme d’un drame lancinant [1].
2Ce drame s’exprime parfois avec émotion et à retardement, comme c’est le cas, dans l’exemple qui nous intéresse [2], avec la fermeture des usines Renault de Boulogne-Billancourt. Plus de dix ans après la cessation des activités industrielles du site, une parole revendicative émerge avec force, montrant que l’histoire n’est pas close, que le sentiment de traumatisme n’est pas apaisé et qu’il existe au contraire des persistances et des reflux de paroles. Ces paroles ne portent pas tant sur la fermeture, dont les ouvriers parlent peu ou avec amertume, mais sur la vie d’usine : exercice d’un savoir-faire technique, mais surtout pratiques sociales et politiques qui donnaient sens au quotidien. Ces témoignages sont notamment ceux de quelques groupes institutionnalisés, certes de faible ampleur d’un strict point de vue comptable (quelques dizaines d’adhérents), mais qui expriment depuis plusieurs années, sur la scène publique, leur perception du travail et de l’usine disparue. Ceci est particulièrement vrai pour d’anciens ouvriers et militants syndicalistes qui tentent, au sein de l’association qu’ils ont fondée [3], d’être les porte-parole d’une « classe ouvrière » durement frappée par la fermeture de Renault Billancourt, site dont les ouvriers constituèrent pendant longtemps la composante majeure. Nous tenterons de décrire les conditions dans lesquelles ces mémoires ouvrières et militantes se construisent et s’emparent de l’espace public, ainsi que leur confrontation avec le temps et le territoire considérés au présent. La situation est d’autant plus remarquable à Billancourt que le site a fait l’objet, avant et depuis sa fermeture, de nombreuses études historiques et sociologiques [Perriaux, 1998]. Pour autant, nous avons le sentiment que les acteurs de cette histoire industrielle et humaine commencent juste à parler, et que cette construction orale prend la place d’une patrimonialisation quasiment absente, au contraire de ce qui a pu se produire pour de nombreux autres sites industriels [4].
Fermeture et parole ouvrière
3En mars 1992, l’usine Renault de l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, près de Paris, cessait toute activité de production. Depuis les années cinquante, la Régie nationale des usines Renault s’était engagée dans un mouvement de « désindustrialisation progressive du site » [Smith, 1999 : 14], transférant certaines phases de fabrication vers d’autres usines du groupe. La fermeture de l’usine de l’île Seguin constitue la dernière étape de ce processus. Elle a marqué les esprits des acteurs et observateurs du monde ouvrier, par son caractère spectaculaire et symbolique. L’usine fut, pendant longtemps, le principal centre de production automobile français et le symbole multiple du développement capitaliste et des nationalisations de l’après-guerre, des luttes syndicales et des conquêtes sociales, du taylorisme et des conditions de travail sur chaîne de milliers de travailleurs immigrés. Il ne subsiste aujourd’hui de l’ensemble industriel de Billancourt que des activités tertiaires. Le site emploie encore plus de cinq mille salariés [5]. Le siège social de l’entreprise est toujours situé sur la commune. Ce qui était un lieu industriel jusqu’en 1992, employant jusqu’à trente-deux mille ouvriers [Fridenson, 1992 : 134], composé d’ateliers de fabrication et d’une usine occupant au total plus de soixante hectares, est devenu un patchwork d’immeubles de bureaux. Renault Billancourt n’emploie plus que dix-sept ouvriers. Il y a donc changement d’échelle (de la très grande usine à quelques bâtiments à vocation administrative), mais surtout de nature (le lieu de production industrielle est devenu tertiaire). Si la marque au losange est encore associée historiquement, mais aussi au présent – puisque l’entreprise continue d’y exister –, au site de Billancourt, la vie industrielle et ouvrière a quasiment disparu.
4Seuls quelques vestiges bâtis devraient être sauvegardés par décision de la municipalité [6]. Le fronton de l’usine place Jules-Guesde, les ponts menant à l’île Seguin, l’atelier initial de Louis Renault, le bâtiment de direction construit vers 1918 : ces quelques éléments sont éparpillés au cœur d’un territoire en pleine mutation. Ils ne symbolisent que très partiellement le passé ouvrier du site, dont le repère absolu demeure l’usine de l’île Seguin, qui, au jour où nous écrivons (avril 2004), est en cours de destruction. La municipalité de Boulogne-Billancourt et la direction de Renault n’ont pas clairement exprimé leur volonté de créer un espace mémoriel ou muséal permettant de garder trace de près d’un siècle d’activité industrielle. Seule existe à ce jour l’exposition musée Renault [7], initiée en 1988, que font vivre une poignée d’anciens cadres et techniciens de l’entreprise, réunis au sein de la Société d’histoire du groupe Renault : sept salles de taille modeste retraçant l’épopée du fondateur de l’entreprise. Photographies, films, objets ou maquettes démontrent l’ingéniosité et la réussite de l’industriel, l’extension et l’emprise territoriale de son entreprise et les performances technologiques ayant assuré sa renommée mondiale. L’aspect social n’occupe que quelques panneaux documentaires sur lesquels sont répertoriées quelques-unes des grandes grèves s’étant déroulées à Renault Billancourt.
Photographie de fermeture
Un ancien ouvrier de Renault Billancourt nous a montré cette photographie au cours d’une réunion de l’association. Aucun débat n’a eu lieu au sein du groupe quant à l’opportunité de l’utiliser pour l’annonce de la réunion commémorative des dix ans de la fermeture. Elle semblait s’imposer par sa lisibilité immédiate et par la question qu’elle fait surgir : « Que sont-ils devenus ? », reprise sur le tract et l’affiche. Nous n’avons pas retrouvé trace de cette image dans les archives photographiques de l’entreprise, en cours de déménagement. Par l’intermédiaire du président de l’atris, nous sommes entrés en contact avec les deux hommes présents sur l’image. L’homme placé sur la gauche était contrôleur sur la chaîne. Il raconte : « La dernière, dernière voiture, ce n’était pas celle-là. Là, c’était fait pour les besoins du film, en quelque sorte… Il y a d’autres voitures qui sont sorties après. On a dégagé la chaîne pour le photographe de Renault. » À la question : « Pourquoi vous deux ? », il répond : « Parce qu’on était… On ne pouvait pas prendre tout le monde. Il fallait prendre… [il réfléchit longuement]… des symboles : un Africain noir et un… Un Maghrébin, comme on dit. L’Afrique dans son “entière”, blanche et noire. Voilà. C’était les deux pôles de l’immigration, après les groupes d’immigrés portugais, espagnols… » Le deuxième homme travaillait à la retouche. Il n’a pas voulu d’une rencontre, mais nous a parlé par téléphone : « Ce sont des choses oubliées. Je n’ai pas pu être reclassé dans l’usine de Flins, je n’ai pas trop cherché à comprendre. Il n’y a pas que chez Renault qu’on doit vivre. Je n’ai pas quitté pour la misère : ça fait dix ans que je travaille près de chez moi. J’ai cinquante-huit ans, j’attends la retraite. » Il croyait que l’homme qui l’accompagne sur la photographie était décédé, ce que confirmèrent par la suite d’autres membres de l’association… Les recherches continuent pour élucider les mystères de la mémoire.
5Cette absence d’un lieu témoignant de l’histoire et de la mémoire des anciens ouvriers du site concourt pour partie à l’émergence d’une parole ouvrière. Les anciens ouvriers ont été, pour beaucoup, dispersés au cours du processus de fermeture : repartis dans leurs régions d’origine, françaises ou étrangères, isolés chez eux après le licenciement ou l’obtention d’une préretraite, quelques-uns reclassés dans divers services administratifs de l’entreprise, d’autres encore employés ailleurs. Quelques anciens militants syndicalistes ont créé, en 1998, l’Association des anciens Travailleurs Renault de l’Île Seguin (atris). Le projet de cette association consiste notamment à « contribuer à la recherche et à la restitution de la mémoire collective [ouvrière] » [8]. Avec ses adhérents les plus actifs, pour la plupart anciens ouvriers spécialisés ou professionnels ayant travaillé sur l’île, l’association organise des expositions autour desquelles elle tente, par des débats ou conférences, d’exprimer une mémoire de l’île Seguin. Le point d’orgue de ses actions a été l’organisation, en mars 2002, d’une réunion publique marquant les dix ans de la fermeture de l’usine. Cet événement ou commémoration – terme dont nous aurons à discuter l’opportunité –, qui nous servira ici de fil conducteur, revêt notamment trois caractéristiques que nous aborderons successivement.
6Il témoigne en premier lieu de l’identité du groupe sur un territoire donné. L’association se présentant au public comme rassemblant « des anciens travailleurs (ou travailleuses) de l’île Seguin », on peut s’interroger sur les facteurs qui ont permis sa constitution et sa subsistance. Comment ce groupe a-t-il pu se former dans un contexte qui, à travers la parcellisation des tâches caractéristique du travail à la chaîne et la fermeture progressive du site, a plutôt contribué à la dispersion des salariés de l’usine ? Qu’est-ce qui constitue le ciment du groupe, et cette forme institutionnalisée de mémoire est-elle homogène ou recouvre-t-elle des points de vue divergents ? En quoi la réunion publique de mars 2002 est-elle un événement majeur pour ses membres ?
7Cette réunion est, en second lieu, à situer dans l’histoire du site de Billancourt car, autant par le lieu, par la temporalité que par la forme de manifestation choisie, elle s’insère dans le passé de l’entreprise : n’assiste-t-on pas, sur l’ensemble de ces aspects, à une forme de continuité entre le temps de l’avant-fermeture et le présent ?
8En troisième lieu, ce qui est dit et montré au cours de cette commémoration est le signe que nous sommes en présence d’une construction mémorielle dont nous tenterons d’analyser les composantes. Quels sont les messages que l’association souhaite transmettre à travers la façon dont elle met en scène cet événement ? Quels sont les supports et vecteurs de mémoire qu’elle utilise ? Du passé, que choisit-elle de montrer, et que cache-t-elle ?
Discrimination et solidarité
9Jeudi 28 mars 2002, il est 9 heures, place Jules-Guesde à Boulogne-Billancourt. Les membres dirigeants de l’atris sont présents pour commencer l’installation du dispositif prévu pour la réunion publique. Les tentes qui devaient abriter l’exposition photographique et les écrans de télévision, et parer aux caprices du temps, n’ont pas pu être obtenues, mais le ciel restera dégagé tout au long de la journée. Le matériel (tables, chaises, cimaises, groupe électrogène…) a été mis à disposition par plusieurs partenaires : le syndicat cgt, le comité d’entreprise Renault de Rueil-Malmaison, la municipalité de Boulogne-Billancourt. L’ensemble est disposé sur la place. Pendant que la sono diffuse une chanson de Manu Chao, les premiers passants s’arrêtent. Quelques anciens sont venus pour les retrouvailles. Les prises de parole, elles, sont prévues à 11 heures.
10L’atris compte cent vingt adhérents [9]. Une centaine d’entre eux sont d’anciens salariés de Renault Billancourt. L’association ne compte que dix femmes. Les hommes sont tous d’anciens ouvriers, à l’exception d’un seul qui était agent de maîtrise. Pratiquement tous sont d’anciens militants cgt. Les histoires de ces hommes sont multiples. Certains ont été formés à l’école d’apprentissage Renault [Quenson, 2001] dans les années cinquante et sont devenus ouvriers professionnels puis techniciens. Ils s’inscrivent souvent dans une continuité familiale : le père, l’oncle, le grand-père parfois, travaillaient eux aussi à l’usine. Nombre des adhérents de l’association sont issus de l’immigration. Les Algériens, venus avant ou après l’indépendance de leur pays d’origine, représentent la population immigrée la plus importante de Billancourt dans les années cinquante à soixante-dix [Pitti, 2002]. Les Marocains, dont le gouvernement a longtemps favorisé l’émigration, sont venus nombreux à partir des années soixante. C’est un petit groupe mêlant Algériens et Marocains qui est à l’origine de l’association. Élus syndicaux, la plupart d’entre eux ont été touchés, en 1989, par des procédures de licenciement. À Billancourt, les premiers licenciements collectifs liés au processus de fermeture interviennent en 1986 [Labbé et Périn, 1990 : 164], premiers d’une longue série, qui devait permettre à la direction de l’établissement de réduire les effectifs avant l’arrêt définitif de la production. Les fondateurs de l’association ont réclamé devant les tribunaux l’annulation de la procédure de licenciement engagée à leur encontre. Après un parcours judiciaire de plusieurs années, ils ont été réintégrés et affectés à des emplois de bureau en 1994. En mars 1992, quand l’île Seguin a fermé ses portes, ils étaient interdits d’usine, mais continuaient à se rencontrer et à fréquenter le quartier de Billancourt et, notamment, les locaux du syndicat cgt.
11Ils regardent aujourd’hui leur vécu d’usine à travers le prisme de leur condition ouvrière et sociale : celui d’ouvrier spécialisé immigré militant. Cette identité multiple, et distinctive par rapport à leur environnement social, façonne leur vision du passé. Comme la majorité des membres du groupe, ils partagent deux référents essentiels : d’une part, le sentiment d’avoir été victimes de discrimination politique (et, en ce qui les concerne, raciale), d’autre part, la solidarité qui existait à l’usine [Costa-Lascoux, Temime, 2004 : 116]. Les discriminations les ont empêchés de s’extraire de leur statut d’ouvrier spécialisé et de bénéficier d’une évolution de carrière passant par la formation et la promotion au sein de l’entreprise. Ils continuent aujourd’hui à militer à la cgt qui a représenté pour eux, au-delà des querelles internes l’ayant divisée, un lieu de structuration et d’intégration. C’est en son sein qu’ils ont acquis leur poste de militant avec tout ce que cela comporte : acquisition d’un statut et d’une parole au sein de l’entreprise, apprentissage de la politique et de la rhétorique syndicale, accès à un dialogue avec l’encadrement, distinction par rapport aux autres hommes immigrés. Le syndicat, organe de revendication et d’action politique, a aussi été pour eux une organisation, un cadre, leur permettant une ascension personnelle – une certaine estime de soi – et sociale. La fermeture de l’île Seguin est un moment clef dans l’histoire de la cgt à Billancourt. Nombre de militants pensaient pouvoir sauver l’usine et dénoncent aujourd’hui des dissensions internes et intersyndicales ayant rendu impossible le sauvetage du site. Ces hommes de terrain, qui jouaient un rôle de relais entre la direction locale du syndicat et les ouvriers, n’ont pas accepté l’abandon de la lutte pour la survie de l’île Seguin. Affectés par un sentiment d’échec, voire de culpabilité, ils semblent chercher aujourd’hui dans l’association, non pas tant la continuation d’un combat syndical et politique, que la poursuite de leur quête d’une distinction et d’une reconnaissance sociales.
Rupture ou continuité ?
12Dans ce contexte, la fermeture de l’île Seguin n’est pas racontée comme un moment de rupture. Comme nous l’avons déjà évoqué, les membres fondateurs de l’association ne travaillaient plus à l’intérieur de l’usine quand celle-ci a fermé. Ceci génère une perception particulière de la fermeture : la fin de la production constitue bien un repère nécessaire pour baliser l’histoire, élaborer un processus explicatif, mais elle n’existe, pour les fondateurs de l’association, qu’à travers des récits de tiers. La représentation de la fermeture se construit autour d’une suite d’événements que les membres de l’association énoncent comme autant d’étapes menant au terme de l’usine. Parmi ces événements, la succession des licenciements collectifs, nommés par le nombre de personnes concernées (les 26, les 10, les 118…) [10], l’annonce de la fermeture par Michel Rocard en 1989 (alors qu’il était Premier ministre de François Mitterrand), la rénovation partielle de l’Île qui ajoute au sentiment d’incompréhension (pourquoi tant d’investissements – d’espoirs – pour finalement fermer ?) reviennent fréquemment dans les récits. La fermeture ne s’organise donc pas, dans les représentations du groupe observé, autour de l’événement que l’on croit, mais autour d’une succession de faits. L’absence de membres importants du groupe le jour de la sortie des chaînes de la dernière voiture rend cette journée butoir difficilement discernable. Si bien qu’on a parfois l’impression que l’usine n’a pas fermé et qu’une continuité est toujours en train de se jouer entre le passé et le présent. Sur l’affiche annonçant la réunion publique du 28 mars 2002, nous pouvons lire « Que sont-ils devenus ? » à côté d’une photographie sur laquelle on distingue deux hommes à côté d’une Renault 5 sur laquelle est inscrite « Dernière voiture 92 ». Cette question ouverte, laissant tout espace pour l’imagination, n’excluant aucune hypothèse (même celle de la continuation du processus de production) fait écho à une phrase écrite plus bas sur la même affiche où il est écrit : « Notre association vous donne rendez-vous dans une initiative de témoignages vivants d’anciens salariés. » La juxtaposition des mots « vivants » et « anciens » apparaît, mais nous y reviendrons, comme représentative d’un brouillage des temps : la fermeture partage-t-elle le temps entre un avant et un après ?
13La réunion publique de mars 2002 est construite par le groupe autour de cette dialectique. Elle apparaît comme le deuxième point d’orgue dans l’histoire récente de l’association, le premier étant désigné par ses membres comme l’exposition photographique itinérante réalisée en 2000 [11]. Dans les deux cas, il s’agit pour eux de prouver – de se prouver – qu’ils sont capables d’organiser ces événements, c’est-à-dire de se situer encore une fois dans la continuité d’un avant : l’enjeu consiste à parvenir à mobiliser les anciennes solidarités syndicales (la réussite logistique de l’événement dépend de l’accès au matériel du syndicat) et à se faire reconnaître institutionnellement – même temporairement – par la municipalité (sollicitée pour délivrer l’autorisation administrative d’occuper la place). Les nouvelles formes de militance déployées par l’association ne sont pas exemptes de références à la reconnaissance institutionnelle et au savoir-faire politique passés. Il y a donc à la fois reprise des anciennes pratiques syndicales – qui place le groupe dans un rapport au passé – et nécessaire invention au présent : la difficulté qu’a le groupe à nommer cette réunion publique est symbolique de cet écart. « Ni anniversaire, ni fête… » dira un membre lors de l’assemblée générale de janvier 2002. Le mot commémoration, qui venait spontanément à l’esprit de l’observateur, n’a jamais été prononcé par le groupe. Commémorer, c’est « rappeler par une cérémonie le souvenir d’une personne ou d’un événement » [12] : encore faudrait-il ici que la fermeture ait acquis le statut de souvenir (« ce qui revient à l’esprit des expériences passées »). Le secrétaire général de l’association finira par parler de « forum débat », terme qui semble positionner l’événement à la fois dans la dialectique des mouvements alternatifs (exemple du forum altermondialiste) et dans le partage utopique d’une question (« Faut-il fermer Billancourt ? ») qui serait toujours ouverte à la discussion.
Un « terrain » Renault
Mars 2002. Un sous-sol, rue de Meudon à Boulogne-Billancourt. Nous sommes une douzaine, assis autour d’une table à plier les tracts crachés dans une arrière-salle par la rotative du syndicat. Travail organisé, parcellisé : les uns confectionnent de petits tas, plient en deux temps, d’abord une pression sur l’ensemble de la pile puis une pression unitaire plus forte. Les autres se saisissent des tracts pour les mettre sous enveloppe ou coller des étiquettes. « J’ai toujours travaillé à la chaîne, sauf avant d’arriver en France », dit Arezki en riant. Mon insertion dans le groupe a commencé par des entretiens individuels et s’est poursuivie par la participation aux réunions. Passage difficile de l’individuel au collectif : assister aux débats du groupe, entendre la parole en mouvement, parfois incontrôlable. Il a fallu insister pour être admis, justifier aussi clairement que possible ma présence parmi eux, puis se faire oublier. Entre demande expresse de discrétion (« Si on t’entend, c’est un, deux avertissements puis la porte », me lance un adhérent en plaisantant) et demande d’engagement, toujours la juste distanciation ethnologique à trouver. En guise d’observation participante, j’accompagne le groupe dans la préparation de la réunion du 28 mars. Pliage des tracts, mise sous enveloppe pour les envois postaux, distribution aux abords d’un établissement Renault avec l’un des cadres militants de l’équipe. La fraîcheur du petit matin, la surprise de voir autant de cars de transport de salariés déferler vers les entrées (« Rien par rapport à ce que c’était à l’île Seguin »), la technique de distribution que j’apprends en observant. Observation aussi des rapports entre cet ancien, revenu « tracter » ici, et certains de ses anciens collègues. L’amitié et la méfiance. L’image brouillée de l’association entre œuvre sociale et organe politique. Puis le café pris au local du syndicat pour se réchauffer. Et cette phrase pour conclure : « Je te décerne ton certificat de distributeur de tracts. »
Inscription dans l’Histoire
14Sur la partie nord de la place Jules-Guesde, face au département 70 de l’usine [13], les membres de l’association ont installé des cimaises sur lesquelles ils ont fixé des photographies historiques et contemporaines, ainsi que deux postes de télévision diffusant en boucle un film et un diaporama. L’île aux trésors [14], film réalisé en 1984 et produit par Renault, raconte la modernisation des installations techniques de l’usine présentée comme le moyen d’assurer la pérennité de celle-ci. Ce film est brandi par certains membres de l’association comme la preuve que Billancourt était un site industriel rentable et opérationnel que la direction décida pourtant, quelques années plus tard, de fermer. Le diaporama, réalisé par un membre influent de l’association, est un récit chronologique des événements survenus à Billancourt depuis les premières inventions de Louis Renault en 1898. Il met l’accent sur les conditions de travail, le savoir-faire technique des ouvriers et les luttes revendicatives. Un peu plus loin, on a disposé plusieurs tables : sur l’une d’elles, des bulletins d’adhésion à l’atris, ainsi que des documentations concernant des associations locales ; sur d’autres, les boissons et gâteaux pour le buffet. Des chaises sont alignées face à l’entrée de Renault afin que les participants puissent écouter les orateurs venus témoigner de leur vécu d’usine. La disposition des chaises a d’ailleurs fait débat : doivent-elles tourner le dos au fronton de l’entreprise, être placées de côté, faire face ? Ce sont les orateurs qui, finalement, tourneront le dos à l’entreprise, comme un symbole d’opposition au passé. En définitive, c’est le vice-président de l’association qui, micro en main, ira interroger les anciens ouvriers aux différents endroits de la place. Sorte de micro-trottoir improvisé pendant lequel chacun lâche des bribes du passé. On parle beaucoup des combats menés au sein de l’usine et de la révolte née des projets de transformation de l’île Seguin. L’affectation d’un tiers de sa surface à la fondation privée d’art contemporain de François Pinault, chef d’entreprise, apparaît pour les participants comme la négation de l’histoire populaire et militante de l’usine. Un intervenant : « Ici, nous avons beaucoup de souvenirs : des luttes revendicatives, des luttes aussi pour l’émancipation. Des luttes acharnées, pas des petits débrayages, des luttes avec occupation. » Un autre : « En tant qu’ancien militant de la cgt, la fermeture de l’Île, on ne l’a pas gobée. » Un autre encore : « Que sont devenus les enfants aujourd’hui ? C’est difficile à expliquer. Ici, on ne trouve plus que des déserts… » Le passé résonne tout entier dans le présent. On ne commémore pas la fermeture, mais le temps de l’« avant-fermeture », en s’inscrivant dans la vie de l’usine telle que ces militants la perçoivent encore. La réunion prend la forme d’un rappel, d’une remémoration du passé dans lequel le groupe s’inscrit en respectant une certaine « tradition ».
15Cette inscription passe d’abord par le territoire choisi pour cette réunion publique. La place Jules-Guesde constitue l’un des lieux centraux de l’histoire sociale de Renault Billancourt. Les anciens de Renault, et au-delà les Boulonnais habitant depuis longtemps Billancourt, continuent à la nommer « place Nationale », en référence à l’appellation qu’elle porta entre 1870 et 1925. Dès la Première Guerre mondiale, elle devint à la fois un lieu de vie commerçant que les salariés de l’entreprise fréquentaient à la sortie du travail et un espace de meeting investi principalement par les ouvriers. C’est en ce lieu que se rassemblèrent les ouvriers pendant les grandes grèves de 1936, 1947, 1952 ou 1968. On y écoutait des orateurs, décidait des actions à mener dans et hors l’usine ; on s’y restaurait et y conversait fréquemment [Gérôme, 1999]. La place Nationale, seul endroit permettant de vastes rassemblements aux abords de l’usine, était, selon une expression d’un ancien salarié, « une agora ». Aujourd’hui, elle s’est vidée de son agitation, sans que toutes les traces du passé aient complètement disparu.
16La réunion publique de mars 2002 s’inscrit aussi dans une continuité d’usage : les mêmes qui tiennent meeting aujourd’hui sur la place l’occupaient déjà du temps où l’usine fonctionnait encore. La façon d’investir la place – la logistique déployée, l’organisation de la manifestation –, les prises de parole publiques, l’interpellation des personnes présentes (« Tiens, Marcel, raconte-nous ce que tu faisais sur l’Île ») sont autant d’éléments rappelant les anciens modes d’occupation du lieu. L’autorisation demandée à la municipalité de Boulogne-Billancourt pour utiliser la place pendant une journée (et y interdire tout stationnement pendant cette durée) montre, a contrario, que les temps ont changé : du temps de l’usine, les ouvriers et les syndicats occupaient spontanément cet espace devenu une sorte de prolongation de l’usine, une frontière perméable entre le travail et le « hors-travail ». Le fait que la réunion se déroule dans cet espace public, non seulement renoue avec ce passé ritualisé, mais répond à une volonté d’exposer au plus grand nombre l’histoire de Renault Billancourt telle que les membres de l’association se la représentent. On ne se situe plus dans une remémoration entre soi. On assiste à une cérémonie statique dans laquelle s’insère une certaine dynamique destinée à mettre en avant des « témoins ouvriers », portés au rang de héros. Les discours prononcés expriment à la fois la souffrance, provoquée par la dureté des conditions de travail, et la fierté d’avoir lutté individuellement ou collectivement pour les combattre ou les surmonter : de telle sorte que les attitudes héroïques relèvent plus du comportement militant que de la performance professionnelle, voire de l’accomplissement ou de la longévité d’une carrière.
17La date choisie pour la réunion s’inscrit, enfin, dans l’histoire officielle de Renault Billancourt. Il y a dix ans, la dernière voiture sortait des chaînes de fabrication de l’île Seguin. Les membres de l’association ont choisi, pour annoncer la réunion publique, une image hautement symbolique, celle de la « dernière voiture » [voir photo 1]. Le 28 mars 1992 apparaît moins comme un moment de rupture que comme une date repère : les anciens ouvriers semblent considérer la fermeture comme un processus dans lequel l’annonce de Michel Rocard ou les premiers licenciements collectifs ont autant d’importance que le jour de la fermeture. La complexité économique et sociale des dernières années du site rend difficile la compréhension des événements. Si les décisions prises par la direction de Billancourt ont déjà été étudiées [Bouvard, 1995], les réactions à l’intérieur de l’usine et le rôle des syndicats à cette époque sont difficiles à appréhender. Ce sentiment est renforcé par le nombre important des témoins et par leurs divergences de points de vue. Le même fait donne lieu à des interprétations différentes, voire conflictuelles. Le poids du secret et des non-dits pèse encore sur la période de la fermeture.
Mémoire militante
18L’atelier de Louis Renault, la construction de l’île Seguin, les grandes grèves de 1968, l’annonce de la fermeture… : les photographies exposées place Jules-Guesde en disent long sur le discours mémoriel de l’association. Le parcours historique, choisi par l’association à travers ces images, balaie l’évolution du site et de l’entreprise de 1898 à 1989. La sélection opérée pour l’exposition, au-delà de la difficulté d’accéder à certaines sources d’archives, reflète la vision du groupe. Comme beaucoup d’auteurs l’ont déjà montré, le discours mémoriel est fait de souvenirs et d’oublis et le « poids du passé » tient une place aussi importante que le « choix du passé » [Rosoux, 2001]. On assiste ici aussi à une recomposition de l’Histoire : pour les membres de l’association, l’histoire de Billancourt est notamment balisée par l’image du fondateur, Louis Renault, l’aventure industrielle de l’entreprise, les mouvements sociaux. Vision ouverte où l’on perçoit à la fois l’attachement à l’entreprise – on s’inscrit dans une chronologie classique de l’expansion économique –, la place centrale du mouvement ouvrier (les photographies en rapport avec l’histoire sociale du site représentent jusqu’à un tiers des images exposées) et la quasi-absence de représentation de l’homme au travail : seules quelques photographies ont, pour sujet principal, l’homme à la chaîne ou dans l’atelier. Dans les entretiens effectués auprès du groupe, la perception militante de la vie d’usine est dominante et récurrente. Certains discours institutionnels de l’association se veulent rassembleurs : à plusieurs reprises, les dirigeants de l’association réaffirment l’ouverture du groupe à d’autres catégories socioprofessionnelles que les ouvriers. Nous pouvons analyser ce positionnement comme la volonté des ouvriers d’occuper leur juste place dans l’histoire de Renault Billancourt. Il n’en reste pas moins que, comme dans toute expression de mémoire collective, la représentation de l’histoire est ici partisane [15], empreinte d’une identité particulière qui ne correspond à aucune autre : ni à celle de l’encadrement, ni à celle de la municipalité, ni à celle du grand public, ni même à celle de l’ouvrier non militant pour lequel les années d’usine s’énoncent, in fine, en termes de carrière et d’évolution professionnelle. Expression apparemment collective, en fait institutionnalisée, composée et tissée des histoires individuelles qui sans cesse tentent de trouver une place dans la remémoration, la réunion publique de mars 2002 et sa préparation [voir photo 2] semblent être un compromis entre des positionnements divergents au sein du groupe. La mémoire collective cache des conflits mémoriels. Des tierces personnes (chercheurs, cinéastes, journalistes…) sont « convoquées » par certains membres du groupe pour aider à la mise en œuvre de récits, mais aussi pour arbitrer par l’Histoire les oppositions entre mémoires. Arbitrage qui est aussi une recherche de crédit scientifique nécessaire à la validation de l’histoire énoncée par le groupe, celle-ci devant prendre place dans la grande histoire de Billancourt et, plus largement, du mouvement ouvrier.
Héros et victimes
19La réunion publique apparaît tout à la fois comme l’expression de représentations du passé et comme l’affirmation publique d’une double posture : celle de héros d’un combat ouvrier qui considère, en quelque sorte, avoir perdu la bataille de la fermeture, mais pas la « lutte des classes ». Celle de victime d’une discrimination syndicale et (ou) raciale, qui veut qu’on reconnaisse le préjudice subi et qui demande réparation. Réparation en justice, réparation sociale, mais aussi réparation culturelle : le groupe exprime, par les particularités de son expression, le droit à une parole qui lui est propre, témoignant d’une vision de l’usine particulière, centrée sur les rapports de pouvoir et de solidarité existant en son sein. Cette vision vaut autant pour le passé que pour le présent, et la continuation au présent de revendications du passé semble démontrer que tout se passe comme si la fermeture, étant donné qu’elle a été imposée au groupe et qu’elle correspond à un échec syndical, n’a pas été acceptée par les membres de l’association. Symboliquement, elle n’aurait donc pas eu lieu, ou elle aurait eu lieu sans eux. Pour ceux-ci, dire l’histoire, c’est aussi faire le récit de la fermeture en en dressant leur propre chronologie, leurs propres arguments justificatifs, leur propre liste des heurts sociaux qui la jalonnent, désigner leurs héros (où les militants tiennent plus de place que les travailleurs) et leurs victimes. Suivant l’origine (étrangère ou non), la qualification, le travail exercé dans l’usine, la place occupée au syndicat, l’attitude pendant les conflits, l’ouvrier militant a subi des discriminations de formes et d’intensité variables. Une cartographie de la discrimination semble, à travers les discours de l’association, se dessiner progressivement, cartographie dans laquelle chacun est placé sur une échelle de souffrance et de solidarité. Ainsi se dissout pour partie la frontière entre les anciens ouvriers professionnels, ceux qui formaient « l’aristocratie de Billancourt » [Frémontier, 1971], et les anciens ouvriers spécialisés. Ce qui les rapproche, c’est la solidarité ponctuelle qui soudait les hommes dans des luttes communes. À partir de ce récit, les membres de l’atris présentent leur vécu de Billancourt, non sans débat ou contradiction. Ce récit épique se veut la contrepartie de l’histoire scientifique et technique de la firme. Cette histoire revendicative et combattante de Billancourt réclame une reconnaissance officielle, sous la forme par exemple d’un lieu de mémoire, reconnaissance qui reviendrait à reconsidérer les causes de la fermeture, à accepter que commence l’inventaire des souffrances humaines provoquées par cet événement.
Oralité et patrimonialisation
20Il est 17 heures. Quelques groupes épars échangent encore des nouvelles des absents. Les sympathisants ou observateurs (chercheurs, artistes, cinéastes…) commencent à quitter la place. Si la manifestation a permis les retrouvailles avec d’anciens salariés de l’île Seguin, perdus de vue depuis quelque temps, peu de passants se sont arrêtés. Il faut dire que la place Jules-Guesde a perdu beaucoup de son activité depuis la fermeture de l’usine et qu’elle ne constitue plus un lieu central dans le quartier. Elle est, au fil des mois, devenue un lieu de passage automobile sur lequel s’opéreront bientôt de profondes mutations urbaines. Restent certains lieux de sociabilité, notamment les cafés, dont la transformation de clientèle est largement engagée. Reste aussi la parole, les paroles, car la mémoire de l’association ne se construit pas autour d’objets ou de « monuments ».
21La diffusion, dans les mémoires collectives, des images de l’île Seguin a participé aux représentations épiques attachées au site. La dénomination de « forteresse ouvrière » [Frémontier, 1971] signifiait ainsi le caractère imprenable et pérenne du travail, de la culture et de la résistance des ouvriers, et constituait une des icônes entretenant le mythe d’une société industrielle de croissance. Aujourd’hui, les anciens ouvriers militants parlent de l’île Seguin comme d’un lieu distinctif (« être de l’île Seguin » crée une identité spécifique, y compris dans l’ensemble de Renault Billancourt), synonyme de pénibilité du travail, de courage et de solidarité. Mais ils craignent aussi de voir leur combat réduit aux murs de l’usine : « Ce qui nous intéresse, ce sont les paroles des hommes et des femmes, pas les murs », confiait un membre de l’association. Il s’agit de ne pas borner l’enjeu mémoriel à la conservation des bâtiments, à un point de vue architectural. Aux symboles ouvriers (l’usine mais aussi « le calot et la blouse de l’ouvrier »), les anciens préfèrent l’exercice et la diffusion de la parole. Recueils de récits de vie, conférences dans les écoles, témoignages dans des films documentaires : la parole tend à remplir l’espace mémoriel, signifiant que les mots vivants, en circulation, remplacent ou précèdent une patrimonialisation pour l’instant réduite. L’entreprise et la municipalité semblent considérer le passé industriel du site comme un moment, certes marquant et pouvant à l’occasion être exploité à des fins touristiques ou culturelles, mais situé dans une évolution vers le progrès technologique : être de son temps, savoir évoluer et anticiper l’avenir, exercer ses capacités à inventer et à s’adapter (référence à l’histoire de Louis Renault) : telles sont les valeurs mises en avant. On comprend dès lors que, ni du côté des responsables économiques ou politiques, ni du côté des militants associatifs et syndicaux, la préservation du patrimoine industriel constitue un objectif central. Le passé n’est pas utilisé comme un outil de développement local (comme cela peut être le cas dans d’autres régions), mais comme un repère sur lequel se focalisent encore des rancœurs et des conflits. Tandis que la municipalité tend à diluer ce repère au profit des références à un futur plus prospère dans lequel l’usine apparaît incapable de se développer et devient source de nuisances urbaines, les anciens de l’association défendent encore son opportunité en mettant en œuvre de nombreuses interventions publiques. Cette place de l’oralité montre que l’on est encore dans du vivant, ou du mort constamment revivifié, donc dans du mouvant, du foisonnant et du divers : autrement dit, une matière qui se laisse difficilement saisir et réunir. De ce point de vue, la patrimonialisation s’apparente toujours, à des degrés divers, à une fixation. Elle revient à figer une histoire. L’oralité est à la fois la force et la limite de la mémoire : instable, faite de visions complexes et enchevêtrées, elle est aussi difficile à lire, à ordonner et à transmettre.
22Plus de dix ans après la fermeture de Renault Île Seguin, l’expression des expériences traumatiques du passé occupe toujours le présent, alors même que le territoire et les populations qui y vivent sont en cours de mutation et de renouvellement. Ce décalage très net entre un temps historique et un présent empli des signes d’une transformation profonde (devant conduire, à court terme, à un futur radicalement nouveau) est porteur d’incongruité et de tension. Comment et jusqu’à quel point les mémoires du passé sont-elles communicables au présent ? Et quel est, en quelque sorte, leur avenir ? La fermeture, si elle a vidé Billancourt de sa vie populaire, n’a épuisé ni les traumatismes émergents ou cachés, ni l’espoir que soit reconnue de façon tangible la place occupée par les ouvriers et les militants syndicaux dans l’histoire de l’entreprise. Si certains disent avoir tourné la page, regarder maintenant vers l’avenir, d’autres cherchent encore des explications au passé et souhaiteraient que leur version des faits puisse être entendue et prise en compte dans l’histoire officielle du site. Porté dans l’exemple traité ici par un groupe institutionnalisé, le discours mémoriel, même s’il se construit au prix de conflits, de compromis, dans une situation où le poids des statuts et des histoires passées est fortement présent, trouve un cadre d’expression. Le groupe pose des repères collectifs autour desquels chacun qui y adhère peut ancrer son histoire et libérer une parole [16]. En ce sens, la réunion publique du 28 mars 2002 résonne comme une mise en pratique et une mise en scène à partir desquelles peuvent se fonder d’autres actions. Cette expérience montre bien que, face au risque d’oubli et d’effacement, une parole résistante, organisée et publique, peut subsister. Elle s’avère néanmoins parcellaire et fragile, en quête de reconnaissances populaire et officielle. Celles-ci viendront-elles alors que les mutations du quartier sont largement engagées et que nous sommes aujourd’hui réduits à chercher les traces matérielles du passé au sein des bouleversements du territoire ? Qu’est-ce que les nouveaux habitants du quartier sauront de Renault Billancourt et de sa fermeture ? Que vont devenir ces hommes, anciens ouvriers de Renault, pour la plupart demeurés seuls et habitant encore les foyers de travailleurs, qui se retrouvent encore place Nationale pour « palabrer » [17] ? Après les années d’abandon ayant succédé à la fermeture, la destruction de l’île Seguin achève la recomposition radicale du territoire industriel. La transformation matérielle des lieux résonne comme une seconde mort pour nombre d’« anciens » dont le regard se posait encore sur les vestiges de l’usine. Cette fois, c’est de disparition physique qu’il s’agit et il ne reste plus que les témoignages et le recours aux archives pour restituer le passé et éviter qu’à son tour il ne se referme. ?
Références bibliographiques
- Bouvard Delphine, 1995, Un exemple de communication : la fermeture de Billancourt, dess en communication politique et sociale, Université Paris I.
- Costa-Lascoux Jacqueline, Émile Temime, 2004, Les hommes de Renault-Billancourt, mémoire ouvrière de l’île Seguin 1930-1992, Éditions Autrement, coll. « Français d’ailleurs, peuple d’ici », hs, Paris, no 142.
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- Frémontier Jacques, 1971, La forteresse ouvrière Renault, une enquête à Boulogne-Billancourt chez les ouvriers de la Régie, Paris, Fayard.
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- Rosoux Valérie, 2001, Les usages de la mémoire dans les relations internationales, Paris, Bruyant.
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Mots-clés éditeurs : usine, mémoire, commémoration, île Seguin, syndicalisme, Renault
Date de mise en ligne : 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.054.0667Notes
-
[1]
On pourra notamment se référer, sur cette question, à l’étude menée par Danièle Linhart et son équipe auprès des anciens salariés de l’usine automobile Chausson [Linhart, Rist, Durand, 2002].
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[2]
dea en anthropologie sociale et ethnologie soutenu en octobre 2003 à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la dir. de Françoise Zonabend : Jean-Charles Leyris, 2003, L’Association des anciens Travailleurs Renault de l’Île Seguin : une gestion militante de la mémoire.
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[3]
L’Association des anciens Travailleurs Renault de l’Île Seguin (atris) : 113, allée du Forum, 92100 Boulogne-Billancourt.
-
[4]
C’est notamment le cas au Creusot, où fut créé un des premiers écomusées consacrés aux activités industrielles [Debary, 2002], ou celui des initiatives publiques ou privées observées dans la région Nord-Pas-de-Calais par Olivier Kourchid et Hélène Melin [Kourchid, Melin, 2002].
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[5]
5 376 personnes travaillent à l’Établissement Boulogne-Billancourt (Renault Siège), se répartissant en 3 042 cadres, 2 205 agents de maîtrise, 112 apprentis et 17 ouvriers (source : Renault, Données sociales de l’Établissement Boulogne-Billancourt, chiffres 2002).
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[6]
Dans le cadre du plu (plan local d’urbanisme), plan approuvé en mars 2004, neuf éléments bâtis des usines Renault sont protégés par la commune de Boulogne-Billancourt.
-
[7]
Exposition musée Renault : 27, rue des Abondances, 92100 Boulogne-Billancourt.
-
[8]
Extrait de la brochure de présentation de l’atris.
-
[9]
Nombre d’adhérents de l’atris en 2003 (chiffre fourni par le président de l’association).
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[10]
Les chiffres ainsi énoncés correspondent au nombre de salariés concernés par des conflits sociaux. Les « 10 » sont les dix leaders syndicaux licenciés en 1986 pour violence et dont la cgt réclame la réintégration. Les « 26 » sont des militants syndicalistes faisant l’objet d’une procédure de licenciement en 1989. Les « 118 » sont des ouvriers spécialisés auxquels la direction de Renault avait demandé de travailler jusqu’à la fermeture du site contre une promesse de reclassement. Ce dernier n’ayant pas eu lieu, une partie des ouvriers ont engagé une procédure judiciaire contre l’entreprise qui a abouti, en 2003, à des indemnisations.
-
[11]
L’exposition a eu lieu à Boulogne-Billancourt en avril 2000 et a rassemblé plus de trois cents personnes lors de son vernissage. Elle comprenait notamment des portraits photographiques d’anciens ouvriers réalisés par Yann Maury-Robin. Elle a ensuite circulé dans plusieurs lieux en région parisienne.
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[12]
Définition du dictionnaire Le Robert.
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[13]
Les murs du département 70 viennent en prolongement du fronton Renault, sur la place Jules-Guesde. C’est le département mécanique dans lequel étaient employés des ouvriers professionnels dont beaucoup étaient syndiqués à la cgt.
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[14]
Film de François Roche et N. Thery, production Renault, mcav et Cinq sur Cinq (12 minutes), 1984.
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[15]
Gérard Noiriel écrit notamment : « Les groupes sociaux luttent pour que soit reconnue, entretenue, défendue, leur mémoire spécifique : mémoire de classe, familiale, nationale… Si l’histoire revendique une certaine “objectivité”, à l’inverse la mémoire collective est toujours “partisane” » [Noiriel, 1991 : 9].
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[16]
Référence au concept de « schémas d’interprétation du passé », employé par Marie-Claire Lavabre, Mémoires ouvrières, une mémoire plurielle, émission radiophonique de France Culture, « Les chemins de la connaissance », 11 octobre 2002.
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[17]
L’expression est employée, au cours d’un entretien, par un ancien salarié du site.