Couverture de ETHN_052

Article de revue

Au pays de la feta

Négociation de la grécité dans le contexte européen

Pages 255 à 265

Notes

  • [1]
    Notre étude se fonde sur des articles, commentaires et dessins humoristiques parus dans la presse quotidienne grecque, et sur des journaux et revues de caractère général ou spécialisé et de tendances politiques diverses, de 1994 à aujourd’hui, avec une insistance particulière sur l’année 1996, où a été décidée, pour la première fois, la protection de la feta. Le matériel d’information et de publicité, diffusé par le ministère de l’Agriculture et le secteur privé, a également été utilisé.
  • [2]
    Sur la question de l’identité grecque et de la relation idéologique du grec moderne avec le grec ancien, voir : [Herzfeld, 1982 ; Leontis, 1995 ; Tziovas, 1989].
  • [3]
    Les procédures de protection des fromages grecs au titre de l’aop et spécialement la publicité acquise par la protection de la feta ont entraîné un renforcement de la distinction symbolique entre lait de chèvre et de brebis connotant la tradition et lait de vache, connotant la modernité [Pétridou, 2001].
  • [4]
    L’ouvrage d’Emanuel Anifantakis, professeur à l’université d’Agronomie d’Athènes, vient étayer l’argumentation en faveur de la protection de la feta. L’auteur présente dans ses textes, entre autres, des références à la feta, extraites de sources grecques antiques [Anifantakis, 1990]. L’éditeur de la revue Aliments et Boissons/Galaktokomia (Industrie laitière), Kiriakos Korovilas, écrit dans le même sens. Cette revue compte parmi les plus valables dans son domaine et informe les cercles de l’industrie grecque alimentaire et des boissons.
  • [5]
    Cf. : [Danforth, 1995], pour les revendications antagonistes de l’identité macédonienne et une présentation des idéologies nationalistes des deux parties.
  • [6]
    Sur le nom dans la question macédonienne, voir : [Danforth, 1995 : 153 et suiv.]. L’idée que l’affectation d’un nom revêt une dimension politique se rencontre aussi chez Bourdieu [1991 : 236]. La « bataille du nom » est une bataille du pouvoir politique : celui qui nomme a le pouvoir de donner à celui qui est nommé une existence politique, il le désigne, et l’autre lui appartient [Danforth, 1995 : 153 et suiv.].
  • [7]
    En grec : « Fetan i epi fetas ». Ce cri parodie la fameuse formule « I tan i epi tas », c’est-à-dire : « Le bouclier ou sur le bouclier », que prononçaient les mères des Spartiates dans l’Antiquité, exhortant leurs fils en partance pour la guerre à revenir soit vainqueurs, le bouclier au bras, soit morts, couchés sur leur bouclier.
  • [8]
    Les toponymes de Salamine et Marathon se réfèrent aux guerres des Grecs anciens contre les Perses, tandis qu’Alamana et Gravia sont des lieux qui furent le théâtre de batailles pendant la guerre de libération menée par la nation grecque contre la domination ottomane au début du xixe siècle. Parnassos est connu comme site de fabrication de la feta.
  • [9]
    Il s’agit des marbres du Parthénon emportés par Lord Elgin (ambassadeur d’Angleterre auprès de la Sublime Porte à Constantinople en 1802) et conservés aujourd’hui au British Museum.

1En adoptant le règlement 2081/92 relatif à la protection des Indications géographiques et des Appellations d’origine des produits agricoles, dans le but d’harmoniser les législations nationales des États membres, de surmonter les entraves organisationnelles et de favoriser une politique agricole commune, l’Union européenne a créé les conditions de mise en valeur des sources de richesse locales et, plus généralement, de renforcement du « local ». Ce renforcement consiste en l’application de stratégies qui confèrent une valeur économique à un lieu en soutenant son capital culturel [Ray, 1998].

2Prenant pour cadre la protection du fromage feta dans l’Union européenne, au titre de produit grec d’Appellation d’origine protégée (aop), le présent article [1] étudie la manière dont la nation porte les revendications locales. L’élément fort, dans le cas de la feta, est que la protection d’un produit agricole local a été présentée, en Grèce, en termes de revendication nationale. Pour les Grecs, protéger la dénomination « feta » a consisté moins dans l’autorisation accordée à certaines régions du pays de nommer ainsi le fromage qu’elles fabriquent, que dans l’interdiction signifiée aux autres États membres d’utiliser cette dénomination. Ce qui fait l’originalité de la feta, c’est que certains États européens ont manifesté leur opposition à sa protection et ont tenté de la faire annuler. Il en est résulté que ces initiatives ont été diffusées dans la presse grecque sous forme de menace et de combat nationaux, et que la feta est devenue un terrain d’expression du nationalisme. Nous nous intéresserons aux contenus et aux positions de ce discours nationaliste, et à ses emprunts à deux autres questions nationales majeures ayant coïncidé chronologiquement avec la protection de la feta : le litige qui a opposé la Grèce et l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine autour du nom « Macédoine », et la revendication grecque concernant le rapatriement des marbres du Parthénon conservés au British Museum.

3Or, 75 % des aop concernent des pays d’Europe du Sud. Parrott, Wilson et Murdoch [2002] montrent l’effervescence économique et culturelle suscitée par la protection de produits agricoles centrée sur la provenance géographique. On la comprend mieux, si l’on compare, tout d’abord, les modes d’organisation de la production agricole dans l’Europe du Nord et du Sud, et ensuite, les différentes formes de culture correspondantes. Dans le Nord, où règnent les grandes unités agricoles de culture intensive, l’accent est mis sur le rendement et la rentabilité de la production ; dans le Sud au contraire, où existent de nombreuses petites unités agricoles, il est mis sur une plus grande variété de produits et sur des modes de production traditionnels. Cette distinction va de pair avec deux cultures alimentaires opposées et avec des définitions de la qualité des aliments induisant des conceptions différentes de la réalité sociale.

4L’intérêt de l’analyse de Parrott, Wilson et Murdoch [2002] est dans la façon dont ils abordent les processus de protection des produits locaux. Pour eux, ces processus peuvent fonctionner comme champ d’articulation d’un discours distinguant l’Europe du Nord de son opposé, l’Europe du Sud, selon le type de production qu’on a vu précédemment. Dans un cas tel que celui de la feta, où des pays du Nord interviennent contre la protection que cherche à obtenir un pays du Sud, la question peut aisément être interprétée par le pays demandeur comme un des effets du « capitalisme ». Dans cette optique, la production mécanisée et standardisée devient une menace de disparition économique et de nivellement culturel du « local ».

5Or, la perception d’une Europe inégalitaire et de son influence sur la protection des produits locaux ne suffit pas, à elle seule, à faire comprendre l’effervescence idéologique soulevée en Grèce pendant cette période. Pour appréhender le long processus de protection de la feta et la place que ce phénomène a pris en Grèce, du moins selon certains opérateurs officiels (institutions et médias), il nous faudra prendre en compte la façon originale dont les habitants conçoivent leur position en Europe et leur relation avec elle. Il s’agit de l’importance accordée à l’Antiquité classique et au dogme de la continuité historique et culturelle sur lequel s’est appuyée idéologiquement la reconnaissance politique de l’État grec moderne. Fondé au début du xixe siècle sous le regard des grandes puissances européennes, cet État a imposé l’adoption d’un modèle d’identité nationale tourné vers l’extérieur, basé sur une culture antique que l’Occident connaissait et reconnaissait. Ce point de vue a conduit la Grèce, d’une part, à tout faire pour garantir la reconnaissance de sa culture à l’étranger, et l’a entraînée, d’autre part, à une relation contradictoire avec l’Europe, qui tantôt lui attribue une place centrale en son sein – en tant que fondatrice de la culture occidentale –, tantôt la repousse dans ses marges. La manière dont les Grecs eux-mêmes envisagent le mot « Europe », plaçant la Grèce tantôt à l’intérieur de celle-ci, tantôt à l’extérieur, est d’ailleurs significative [2].

6C’est au cœur de ces équilibres instables de la culture grecque, patrimoine à la fois global et local [Yalouri, 2001], que la protection de la feta a pris son sens : partant de cette logique, la négociation de la position de l’État grec face aux intérêts nationaux et internationaux a été marquée par le désir simultané, d’un côté, d’« exporter » la culture grecque, et de l’autre, de la protéger en s’appuyant sur les droits locaux.

L’appellation contrôlée : une bataille Nord-Sud

7Dès les années quatre-vingt, s’est posée pour la première fois la question de la protection de la feta. L’argumentation grecque s’est construite autour du fait que cette variété est produite à partir du lait de chèvre et de brebis. L’expression « chèvre et brebis », exprimée en grec en un seul mot « aigoprovato », associée à sa fabrication, caractérise un système local d’organisation de l’élevage de chèvres et moutons dont découle une réalité sociale spécifique. L’argument qui fonde l’authenticité de la feta renvoie donc à une logique économique et culturelle reposant sur des oppositions multiples et binaires telles que : ovins/bovins, tradition/modernité, Europe du Sud/Europe du Nord, etc. [3].

8La question de la protection de la dénomination « feta » s’est traduite par une longue série de requêtes, de recours et d’arrêts, qui a commencé avant l’adoption du règlement européen 2081/92. Des initiatives en faveur de cette protection ont eu lieu, dès 1984, au Danemark, concernant l’appellation d’une série de fromages conservés en saumure [Anifantakis, 1991 : 114]. La demande du Danemark déclencha la procédure de définition des spécifications internationales pour la feta, dont résultèrent deux points de vue opposés : celui des pays d’Europe du Nord (Danemark, Norvège, Suède, Grande-Bretagne, Allemagne, Pays-Bas et Suisse) prétendant que la feta était produite à partir du lait de vache ; celui des pays du Sud (Grèce, Espagne, Italie, France, Portugal) soutenant qu’elle était fabriquée à partir du lait de chèvre et de brebis. Ce désaccord conduisit la Fédération internationale du lait à une impasse, et le problème fut renvoyée à la fao (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), sans résultat.

9Or, à l’occasion des changements opérés par la Grèce en réaction aux avis internationaux, les prescriptions concernant la plupart des fromages traditionnels grecs avaient, entre-temps, été définies et publiées dans le pays. Une modification du Code grec des aliments et boissons (intervenue en 1988) établit une nouvelle disposition : la feta doit être fabriquée exclusivement à partir de lait de brebis, ou de lait de brebis additionné de lait de chèvre à hauteur de 30 %. Sur la base de cette loi, l’importation de fromage de vache de type feta fut interdite en Grèce. Le Danemark recourut à la Commission européenne contre l’interdiction grecque. Lorsque la Commission eut stipulé que l’interdiction n’était pas illégale et eut rejeté le recours, le Danemark revint à la charge, dénonçant le fait qu’un grand pourcentage de la feta qui circulait alors sur le marché grec était produit à partir d’un mélange de lait de chèvre et de brebis additionné de lait de vache, sinon exclusivement à partir de lait de vache. En 1990, la Commission demanda de nouveau au gouvernement grec des éclaircissements sur ce point, et, trois ans plus tard, confirma sa décision initiale. Donc, la Commission a fait son choix, optant pour la demande grecque.

10Dans le prolongement de cette décision, la ce accorda à la feta, le 12 juin 1996, la protection de fabrication au titre d’aop (règlement 1107/96), fixant, pour les autres États membres, une période d’adaptation de cinq ans. En septembre, l’Allemagne, le Danemark et la France intentèrent un recours devant la Cour de justice des Communautés européennes contre la décision de la ce, soutenant que le mot « feta » était une « dénomination générique » et désignait une technique de production très courante d’un fromage fabriqué dans tous les pays balkaniques sous des appellations différentes. Ces mêmes pays soutinrent que la Grèce tolérait depuis longtemps la production de feta à partir de lait de vache dans d’autres pays européens et en permettait l’importation. En 1999, la Cour de justice, contestant la légalité de la procédure de protection de la feta suivie par la ce en 1996, annula la protection de la dénomination. Sur la base du nouveau règlement 1070/99, la feta fut provisoirement radiée du registre des produits aop.

11Au début 2003, la protection de la feta au titre d’aop fut à nouveau décidée (règlement 1829/02). Parmi les arguments invoqués à l’appui de la grécité de la feta, figure, entre autres, le fait qu’elle soit produite de manière attestée en Grèce depuis l’Antiquité à partir de lait de chèvre et de brebis, et que, dans l’esprit des consommateurs européens, elle connote la Grèce. Par ailleurs, les procédés de préparation de la feta ont été codifiés plus tôt en Grèce qu’à l’étranger ; la production grecque de feta couvre plus de 60 % de la production totale [journal To Vima, 20 oct. 2002]. Cette décision fut suivie de peu par un recours en annulation des gouvernements danois et allemand devant la Cour de justice des Communautés européennes, mais aussi d’organisations danoises, allemandes et françaises, devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes contre le règlement 1829/02.

Un contexte de crise

12Pour évaluer l’importance économique et politique de la protection de la feta en Grèce, il convient de rappeler que cette variété représente 80 % de la production totale des fromages de chèvre et de brebis, qui constituent eux-mêmes environ 80 % de la production totale des fromages du pays. La prospérité de milliers de foyers d’éleveurs repose donc sur la production de feta. Celle-ci occupe une place non négligeable dans la consommation : il suffit de songer que dans le nord de la Grèce, qui dit « fromage » dit feta.

13Mais il faut savoir que, au moment où la protection de la feta se décidait au niveau européen, en Grèce, l’élevage des chèvres et brebis connaissait l’une des pires crises des dernières décennies. En 1991, la libération du marché par rapport au régime de taxation, survenue dans le cadre de la Politique agricole commune, ouvrit le marché du fromage à l’industrie laitière grecque, qui, jusqu’alors, avait concentré ses activités uniquement sur le lait et le yaourt. La demande de lait de chèvre et de brebis pour la production de fromage se mit à croître substantiellement, ce qui provoqua la hausse de plus en plus sensible du prix offert par les sociétés pour le lait de cette provenance. En deux ans, le prix de la feta avait triplé, laissant place sur le marché à des alternatives moins coûteuses, dont les importations de fromage de vache conservé en saumure, l’utilisation de lait en poudre ou l’addition de lait de vache au lait de chèvre et de brebis par les éleveurs locaux. Parallèlement, l’entrée de l’industrie laitière sur le marché du fromage en 1994 mena à une augmentation de la production de feta, de l’ordre de 12 à 15 000 tonnes. L’importation de fromages en progression, la falsification locale et la production accrue, associées à la baisse de la demande due aux prix élevés, aboutirent à l’accumulation de stocks de feta : en 1995, ils atteignaient 35 000 à 40 000 tonnes. S’ensuivirent l’effondrement du prix de la feta et du lait de chèvre et de brebis, ainsi que des troubles sociaux : des milliers d’éleveurs désemparés descendirent dans les rues et déversèrent du lait devant les portes des préfectures en signe de protestation.

La feta, métaphore de la terre et de l’histoire grecques

14L’affaire de la protection de la feta fut présentée dans la presse grecque comme une question d’envergure nationale. Comme nous le verrons, le discours sur la feta s’illustra de traits guerriers et de revendications nationales et fut rattaché à d’autres questions nationales, alors d’actualité. Notons que, dans ce processus, l’espace-temps lié à la « culture » du fromage fut identifié à l’« espace-temps national ».

15La feta est à double titre une métaphore de l’espace grec, par ses limites géographiques et son paysage « naturel ». La nécessité de définir des prescriptions qualitatives pour la feta, mais aussi pour d’autres fromages entrant dans la catégorie des fromages « traditionnels », conduisit à celle de modifier le Code grec des aliments et des boissons. Rappelons qu’en 1988, ce Code avait spécifié la fabrication de la feta dans les régions de Macédoine, Thrace, Épire, Thessalie, Grèce continentale et Péloponnèse ainsi que dans le département de Lesbos. Il en ressort que, à l’exception des îles (sauf le département de Lesbos), l’ensemble du territoire national grec constitue l’espace géographique destiné à la préparation de la feta. Cela confère à la feta une originalité par rapport à d’autres produits aop, ce qui a été, entre autres, le point de départ d’une contestation concernant sa protection. La quasi-identification du territoire où se fabrique ce fromage avec la zone géographique qui correspond à l’État grec (à l’exception des îles) a contribué à la fonction métaphorique de cette variété en tant qu’« espace grec ».

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Voici ce que l’on peut lire sur cette publicité de l’industrie laitière grecque « Dodoni » : « La feta est grecque. La feta grecque est Dodoni. L’authentique et véritable feta grecque, fabriquée à partir de lait de brebis et de chèvre dans la région la plus respectueuse de l’écologie et la mieux sauvegardée des montagnes grecques. Qualité stable et garantie. Par la succulence de son arôme et la richesse de son goût, elle a conquis les consommateurs du monde entier. Demandez la feta Dodoni. La meilleure par nature. Industrie agricole de lait d’Épire S.A. Dodoni. » Cette publicité est extraite de Galaktokomia (revue industrielle), parue en novembre 1995.
Il faut savoir que la grécité de la feta a été mise en rapport avec l’usage exclusif de lait de brebis et de chèvre, animaux si caractéristiques du paysage et du mode de vie des zones montagneuses de Grèce.

16Mais, au-delà des limites géographiques, la feta s’identifie aussi au pays grec par sa relation avec le paysage « naturel ». L’utilisation de lait de chèvre et de brebis rattache cette production à la terre grecque rocheuse, rocailleuse, de montagne et basse montagne. L’image de l’environnement naturel des ovins s’oppose à celle des plaines fertiles et verdoyantes de l’Europe du Nord, où la préparation des fromages a lieu essentiellement à partir de lait de vache. Notons que le paysage montagnard, une fois intégré au cadre culturel et historique grec, acquiert des dimensions symboliques qui renvoient aux notions de liberté, de résistance et d’indépendance. Il y a donc un lien symbolique entre feta et nation grecque, qui passe par la montagne, siège de la résistance et de la fierté nationales.

17La feta fonctionne aussi comme métaphore de l’histoire grecque. La nécessité de fournir une preuve historique de la présence de la feta dans l’espace grec a suscité des publications se référant à cette variété dans des textes grecs anciens. Selon ces publications, des références à la préparation d’un fromage « frais » à partir de lait de chèvre et de brebis existent, entre autres, dans l’Odyssée d’Homère, dans Les Cavaliers d’Aristophane et chez Aristote : « La feta passe universellement pour être le fromage traditionnel grec par excellence, et elle l’est effectivement. Les archéologues et les philologues ont découvert des témoignages attestant sa production sur les tablettes de terre cuite de Mycènes et de Pylos et dans l’Odyssée d’Homère. […] Le fromage que préparent le Cyclope Polyphème et les éleveurs grecs anciens est le précurseur de la feta d’aujourd’hui. Homère évoque dans l’Odyssée (i : 219-250) la préparation d’un fromage à partir de lait de chèvre et de brebis d’une façon identique à celle dont la feta actuelle est préparée. Aristophane (Les Cavaliers : 132, 128) parle d’un “fromage frais” et d’une “pièce de fromage frais”. Des références à la part du fromage dans le régime alimentaire des Grecs anciens existent chez Aristote, dans le Deipnosophistes d’Athénée et même dans l’Anthologie Palatine » [revue Galaktokomia (Industrie laitière), 1996 : 53-54] [4].

18Ces publications, ainsi que d’autres parues dans la presse grecque, font coïncider l’histoire de la feta avec l’histoire grecque : la référence à Homère, source la plus ancienne, situe chronologiquement aux origines de l’histoire grecque le début de la présence attestée de la feta dans l’espace grec.

« La bataille du nom » : la feta et la question macédonienne

19Dans les années quatre-vingt-dix, conjointement à la question de la protection de la feta qui s’est posée dans l’ue, le problème national qui dominait et occupait aussi bien l’État grec que l’hellénisme à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales était le litige concernant la dénomination de « Macédoine », surgi entre la Grèce et l’État qui devait être nommé plus tard Ancienne République Yougoslave de Macédoine (arym). Le nouvel État résultant de l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie et proclamé autonome en 1991, réclamait de l’ue et des Nations unies la reconnaissance du nom de « Macédoine » comme son nom officiel. Cette revendication se heurta à l’opposition de la Grèce, qui considérait que la grécité de la Macédoine grecque et la continuité historique de l’hellénisme dans cette région – le lien indissociable entre Grèce ancienne et moderne – étaient mises en doute, sapant à leur base même l’existence politique et l’intégrité de l’État grec. Dans ce cadre idéologique, l’utilisation du nom de « Macédoine » constituait une falsification de l’histoire grecque ne doutant pas le moins du monde de la grécité d’Alexandre le Grand et des Macédoniens anciens. Elle est aussi une preuve des revendications expansionnistes du nouvel État, si l’on se fie à la logique que ce qui est appelé territoire macédonien appartient logiquement à l’État qui porte ce nom. Dans l’optique idéologique nationaliste grecque, la question macédonienne fut donc interprétée comme une menace nationale et suscita des mobilisations massives tant en Grèce que dans les grands centres de l’hellénisme de la diaspora, avec pour slogan principal : « La Macédoine était, est et demeurera grecque » [5].

20Si certains commentateurs étrangers ont considéré l’insistance grecque sur la dénomination comme un exemple d’hystérie nationaliste, une étude approfondie permet d’aborder l’idée de la continuité historique, caractéristique du mode de pensée du peuple grec. Donner un nom à une nation fonctionne de la même manière que nommer un enfant d’après son aïeul : cela crée les conditions de l’héritage avec des conséquences économiques et politiques [Sutton, 1997] [6]. Cette vision du monde, fondée sur la continuité historique, traverse tous les champs de l’existence des Grecs, de l’expérience quotidienne jusqu’à la conception de notions abstraites telles que l’idée de nation.

21En 1996, au moment où l’on attendait la décision de la ce concernant la dénomination « feta », la question macédonienne était encore d’actualité. Elle fournit les termes dans lesquels le problème de la feta fut interprété et classé culturellement. Le langage choisi pour la présentation d’une information incite à une certaine lecture de celle-ci puisque l’information se construit à travers le langage [Fowler, 1991]. Ainsi, l’expression « bataille du nom » s’imposa dans la presse grecque, pour désigner les évolutions sur le « front » de la feta, renvoyant à la logique de la « bataille » qu’était appelée à livrer la nation grecque pour préserver sa continuité historique mise en cause.

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Ce dessin signé Ilias Skoulas est paru le 9 mars 1996 dans le journal Eleftherotypia. On voit que la femme porte les initiales de l’Union européenne (ue) et déclare : « Je reconnais la feta comme étant grecque ! » La pancarte du Grec porte l’inscription : « La Macédoine aussi est grecque » et le tonneau : « Feta ».
En fait, la défense de la feta a pris en Grèce les dimensions d’une affaire nationale : sa reconnaissance par l’Union européenne comme produit grec a été mise en parallèle avec la reconnaissance de la grécité du nom « Macédoine » au moment de ladite « question macédonienne ».

La « bataille » illustrée

22Un dessin humoristique publié dans un quotidien en mars 1996 est significatif de la manière dont est présentée l’autorité de l’ue et dont la protection de la feta est rattachée à la question macédonienne : l’Union, personnifiée par une femme, se tient devant un baril de fromage, soulevant bien haut un morceau de feta planté dans un couteau, et déclare : « Je reconnais la feta comme grecque ! » En face d’elle se tient, vêtu du costume grec traditionnel (fez, fustanelle, sabots), un éleveur grec. Sur la houlette est accrochée l’inscription : « La Macédoine aussi est grecque » [Eleftheros Typos, 8 mars 1996].

23À la même époque parut, dans un quotidien de tendance politique opposée, le commentaire suivant : « Nous avons gagné la dénomination “feta” et nous perdons la dénomination “Macédoine” ! C’est lâcher la proie pour l’ombre ! » [Elefterotypia, 7 mars 1996]. Ce commentaire stigmatisait le fait que la Grèce avait, certes, gagné la protection de la feta mais avait perdu dans l’affaire macédonienne, qui constituait une affaire nationale d’une tout autre importance.

24Parmi les termes guerriers les plus fréquemment utilisés figurent ceux de « bataille », « guerre », « conquête », « adversaires », « armes », « expédition », etc. La tentative de conquête du nom grec de feta par le Danemark a été considérée comme une expédition lancée contre la nation : « La Grèce va livrer une autre “bataille” cruciale pour la feta grecque dans la réunion hebdomadaire de la Commission européenne qui aura lieu demain. Les principaux “adversaires” sont les Danois, qui ont entrepris une expédition au niveau européen pour “conquérir” le nom grec de feta » [journal Kerdos, 20 février 1996]. Ou encore : « Expédition danoise contre la feta. La feta grecque livre une “bataille de survie” sur les marchés internationaux dans la rencontre de l’Union européenne demain à Bruxelles. Si la feta grecque gagne la “bataille” de demain, elle a de grands espoirs de gagner également la “guerre” » [Naftemboriki, 20 février 1996].

25Lorsque, en 1993, l’utilisation de la substance colorante Patent Blue v qui, entre autres produits, était utilisée au Danemark pour blanchir la feta fut interdite dans l’ue, la nouvelle fut publiée en Grèce en ces termes : « Feta : maintenant commence la grande bataille dans la cee. La “feta” danoise a perdu une bataille dans la Communauté après l’adoption définitive par les ministres des “douze” compétents pour le marché intérieur, le 11 novembre, de la directive relative aux substances colorantes qui peuvent être employées dans les aliments… Mais la guerre n’est pas encore perdue et une forte offensive se prépare du côté de Copenhague » [Galaktokomia (Industrie laitière), 1993 : 10].

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Ce dessin humoristique s’intitule « La feta ou sur la feta » (note 7). Sur les boucliers, on peut lire : « Parnassos, Gravia, Alamana, Marathon, Salamine » (note 8), et dans la bulle, des noms de recettes fromagères évoquées sous la forme parodique d’une chanson patriotique.
Les Grecs étant appelés à se battre pour la sauvegarde de leur patrimoine culturel dans un contexte de revendications nationales, ce dessin ironise sur la manière dont la feta a été présentée comme une question nationale majeure, en rappelant les intérêts économiques sous-jacents.
Ce dessin a été réalisé par Giannis Kalaïtzis, et a été publié dans le journal Eleftheros Typos, le 8 mars 1996.

26Bien que les références à la feta dans la presse, du début des procédures de protection jusqu’à aujourd’hui, renvoient pour la plupart à une logique de revendication nationale, les critiques ne furent pas en reste pour dénoncer la manière dont l’affaire de la feta était présentée comme question nationale majeure. Par exemple, un dessin humoristique, publié dans un journal quotidien [Elefterotypia, 7 mars 1996], fait la satire de l’excès nationaliste en évoquant l’importance des intérêts économiques qui entourent cette affaire. Le dessin représente cinq combattants en position de combat, dressant leurs sabres et s’écriant : « La feta ou sur la feta » [7], tandis que leurs boucliers portent inscrits les noms de glorieuses victoires : Salamine, Marathon, Alamana, Gravia et Parnassos [8]. Sur la droite, un écolier en train de plancher sur le sujet : « Qu’est-ce que la patrie ? », cite d’abord les toponymes glorieux de l’histoire, puis les noms des fromages traditionnels et enfin les pratiques économiques du gain facile.

27Au-delà de son caractère subversif, le dessin humoristique illustre le discours de la presse grecque présentant les procédures et les litiges qui entourent la protection de la feta : directement influencé par l’affaire macédonienne, ce discours, d’une part, informait des évolutions, et, d’autre part, les construisait en définissant le cadre qui les dotait de sens. Ainsi, l’affaire de la feta acquit-elle un sens au sein d’une logique de revendications et de combats nationaux. Selon cette logique, aussi bien dans la question macédonienne que dans celle de la feta, la nation grecque était appelée à défendre sa continuité historique et son patrimoine culturel, remis en cause. L’expression « bataille du nom » n’est pas une simple métaphore. Elle suggère un système de pensée qui traverse ces deux événements et se concentre sur l’idée de la menace et de la revendication nationales, dans plusieurs domaines (culturel, économique, politique, territorial). L’ue se voit attribuer un rôle régulateur et décideur puisque, dans les deux cas de figure, l’État grec cherche à obtenir d’elle reconnaissance et soutien.

« Global » et « local » dans la culture grecque : la feta et les marbres du Parthénon

28En dehors de la question macédonienne, l’idée de nation est également portée, à cette époque, par une autre revendication nationale ayant, elle aussi, influencé la manière dont l’affaire « feta » avait été comprise : il s’agit des antiquités grecques « exilées à l’étranger », et plus précisément des marbres du Parthénon, conservés au British Museum et réclamés par l’État grec.

29Pour les Grecs, leur rapatriement constitue, d’une part, un acte politique d’indépendance par rapport à un discours hégémonique de protectionnisme [Yalouri, 2001] et, d’autre part, la juste récompense des luttes d’une nation, demandant que lui soit restituée une part des plus importantes de son identité. Le refus du British Museum de rendre les marbres et le rejet de la candidature grecque pour les jeux Olympiques de 1996 furent pour la Grèce des exemples d’appropriation, stimulée par de forts intérêts étrangers [op. cit.], de son patrimoine culturel.

30C’est dans ce contexte que s’organise le discours sur l’affaire de la feta dans l’ue. La corrélation établie entre la feta et les marbres du Parthénon fut mise en avant par des institutions et médias officiels aussi bien que privés. Par exemple, dans le cadre d’une campagne d’information sur la feta en 1994, le ministère de l’Agriculture projeta une publicité télévisée informant les consommateurs sur la différence entre la feta « authentique » fabriquée à partir de lait de chèvre et de brebis et le fromage blanc « non authentique » fabriqué à partir de lait de vache. La publicité comprenait une succession d’images de la nature grecque, d’élevages de chèvres et de brebis et d’installations laitières avec, au premier plan, les colonnes du Parthénon. À la fin de la publicité, sur fond de carte de Grèce, on pouvait lire la phrase suivante : « Ici, on s’y connaît en marbre et en chaux, et on sait faire la différence entre feta et fromage blanc. »

31Au premier degré d’interprétation, le but de la publicité est d’informer de l’existence d’une « feta » non authentique. Au second degré, le cadre sémantique employé renvoie à une relation d’inégalité avec l’Occident, présenté comme s’appropriant la culture grecque.

32La feta et les marbres du Parthénon coexistent également dans une publicité imprimée diffusée par une grande société laitière grecque. Dans cette publicité, publiée dans la revue de la compagnie aérienne Olympic Airways, les couleurs du drapeau grec, bleu et blanc, dominent. Le fond bleu foncé met en valeur, d’une part, la blancheur du Parthénon et, de l’autre, la blancheur des produits laitiers de la société, parmi lesquels figure la feta. Utilisant en en-tête la phrase : « Nous avons trouvé la manière de rendre la Grèce à nouveau célèbre » et qualifiant en lettres plus petites la feta et le yaourt de « plus délicieux que les marbres de Lord Elgin[9] eux-mêmes », la société utilise comme support, pour doter de sens ses produits, les antiquités grecques à l’étranger, soulignant le caractère universel de la culture grecque.

33Autre exemple, le commentaire d’un journaliste dans un quotidien : évoquant le recours de l’Allemagne, de la France et du Danemark contre la protection grecque, son commentaire renvoie aux antiquités de Pergame conservées à Berlin : « Les Allemands reviennent… Et juste derrière, les Danois et les Français. Ils veulent manger, disent-ils, notre feta et, pour être exact, la protection que s’est assurée notre pays… Et le plus étonnant (de leur argumentation), c’est que les Danois fabriquent de la feta depuis cinquante ans, mais à partir de lait de vache (allez-y pour le rendre blanc…). Oui, nos antiquités de Pergame sont toujours dans un musée à Berlin. Oui, ils les gardent… » [Ta Nea, 11 oct. 1996].

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Dans cette publicité de l’industrie laitière grecque Fage, est établi un lien entre la feta et les antiquités, fondé sur le caractère universel de la culture grecque et sur la blancheur, signe de l’« authenticité » de ce fromage. (Source : magazine d’Olympic Airways, 1996).

34La remarque « Oui, ils les gardent… » entend signaler le discours hégémonique de protectionnisme également employé par le British Museum et qui se réfère à l’incapacité supposée des Grecs de conserver leur culture antique. Ce faisant, l’auteur insère la feta dans une logique de « vol » de la culture grecque, par des centres d’intérêt étrangers politiques et économiques. Il situe l’entreprise de protection de la feta sur la base de la revendication nationale du rapatriement du patrimoine grec.

35Intégrées au même discours, la question de la feta et celle des antiquités constituent des terrains matériels (marbres, fromage) de négociation de l’identité grecque. L’axe central dans cette négociation est la définition du contenu de l’authenticité, une notion constitutive de l’altérité. S’agissant de tels terrains de négociation, l’authenticité ne reste pas une notion abstraite. Elle acquiert des dimensions « matérielles », par exemple à travers la couleur blanche. La blancheur fonctionne alors en tant qu’élément probant de pureté et d’authenticité, spécialement lorsqu’elle est combinée à l’idée d’un minimum d’intervention dans la fabrication du produit.

36Bien que, paradoxalement, elle ne rende pas compte de l’esthétique des Grecs anciens – qui construisirent un Parthénon polychrome –, la « blancheur antique » n’en cesse pas moins de constituer, pour le xixe siècle européen, l’expression esthétique des valeurs de sobriété et de simplicité auxquelles est rattachée l’image de la Grèce ancienne. Expression encore plus forte de l’authenticité : sa blancheur naturelle, résultat de sa relation avec l’espace naturel. L’initiative du British Museum, dans les années trente, de blanchir les marbres en utilisant des substances chimiques a été comprise par les Grecs comme une tentative d’imiter la couleur authentique que seul le paysage grec peut conférer aux marbres [Yalouri, 2001 : 179-180].

37On retrouve une logique semblable dans le cas de la feta. Selon l’argumentation grecque concernant l’authenticité de la feta, la blancheur naturelle de celle-ci est due à l’utilisation du lait de brebis, par opposition au lait de vache, qui provoque une couleur jaunâtre et oblige à utiliser des substances décolorantes de blanchiment. Dans une lettre envoyée par le gouvernement à la Commission européenne en 1992, il est dit que la preuve de l’authenticité de la feta grecque est sa couleur blanche naturelle : « Si le fromage qui est produit depuis des temps immémoriaux était fabriqué à partir de lait de vache […], vu les qualités naturelles de ce lait, la couleur du fromage feta devrait alors être jaunâtre – et cela devrait être la couleur de la feta authentique et c’est ainsi que les consommateurs devraient la connaître… Et c’est pourquoi on a inventé la décoloration du fromage, pour le faire ressembler à la vraie feta et pour en exploiter la réputation… » [revue Galaktokomia (Industrie laitière), 1992 : 18].

38Dans ce contexte idéologique, l’utilisation de substances décolorantes est le fait d’intérêts industriels nord-européens. Certaines expressions utilisées pour caractériser les fromages de vache (en circulation sur le marché sous le nom de feta, mettant ainsi en danger la protection) sont explicites : la qualification dont la presse grecque fait le plus souvent usage pour en parler passe par des métaphores qui renvoient à la logique de la fraude par le biais de l’imitation, comme par exemple « prétendue feta », « feta-singe », « feta fabriquée à partir de lait de singe », etc. Un article, paru dans un quotidien économique, conforte ces choix linguistiques : « La feta grecque, le produit grec le plus traditionnel qui soit, a gagné hier à la Communauté européenne la première bataille, une bataille décisive face à son adversaire, la feta-singe danoise, ainsi que face aux autres imitations d’autres pays membres (Pays-Bas et France) » [revue Naftemboriki (Marine marchande), 7 mars 1996].

39Pour assurer et préserver la protection de la feta, l’État grec effectua des contrôles systématiques sur le marché intérieur, afin d’éliminer les possibilités de falsification. En 1995, l’augmentation brutale du prix de la feta laissa le champ libre à l’apparition sur le marché de fromages moins chers de type feta, fabriqués à partir de lait de vache, de lait en poudre, etc., qui circulèrent sous la dénomination de « feta » et mirent en danger la protection. Il y eut de nombreux rapports sur la nécessité de nettoyer le marché des « fetas » illégales et dangereuses. Des titres d’articles tels que : « Assainissement du circuit du lait et de la feta par l’État » [journal Apogevmatini du dimanche, 7 avril 1996], ou : « Préservons la pureté de la feta comme la prunelle de nos yeux » [revue Galaktokomia (Industrie laitière), 1996 : 54], révèlent cette volonté de « nettoyer », aussi bien la feta des éléments altérant son authenticité, que la nation des éléments étrangers « impurs » (l’influence occidentale) qui la polluaient.

40Le riz japonais, métaphore matérielle de la terre et de l’histoire japonaises [Ohnuki-Tierney, 1993], est un cas analogue à celui de la feta. Pureté et propreté du riz japonais voient leur contenu varier en fonction du contexte historique. Lorsque l’importation de riz de Californie a mis en danger l’économie nationale, la pureté du riz blanc japonais a été définie par opposition aux produits chimiques utilisés dans la culture du riz américain [op. cit., 110-111], considéré comme dangereux pour la santé, la tradition et l’identité japonaises.

41Il est significatif qu’en 1994, lorsque l’ue interdit (dans le cadre de la limitation de l’usage de substances améliorantes dans les aliments) la substance blanchissante Patent Blue v, des articles dans la presse grecque publièrent des titres dénonçant la « feta empoisonnée », soulignant la dangerosité de la feta danoise pour la santé des consommateurs [revue Oikonomikos Tachydromos (Courrier économique), 24 nov. 1994 : 94].

42Avec le mécanisme de protection des produits d’Appellation d’origine protégée (aop), la législation européenne ouvrait la voie au renforcement culturel, politique et économique du local. L’objectif de cette initiative était d’éviter l’affaiblissement des régions dans un contexte de centralisation économique et politique. Mais pour la feta, le mécanisme des aop a servi de terrain de consolidation de formes de localité qui ne se réfèrent plus à la région, mais à la nation.

43À travers les trois affaires de la feta, de la Macédoine et des antiquités du British Museum, on peut comprendre comment surgit une conscience nationale contribuant aux revendications politiques et, par là même, à la formation de la nation. ?

44Traduction de Fabienne Vogin

Je remercie vivement Eleana Yalouri, Evthymios Papataxiarchis, Klio Gougouli, Vassiliki Giakoumaki et Emanuel Anifantakis pour leurs commentaires et leurs observations sur ce texte. Je remercie également la Fondation A. G. Leventis de son soutien financier.

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : feta, production laitière, nationalisme, union européenne, grécité

Date de mise en ligne : 03/10/2007

https://doi.org/10.3917/ethn.052.0255

Notes

  • [1]
    Notre étude se fonde sur des articles, commentaires et dessins humoristiques parus dans la presse quotidienne grecque, et sur des journaux et revues de caractère général ou spécialisé et de tendances politiques diverses, de 1994 à aujourd’hui, avec une insistance particulière sur l’année 1996, où a été décidée, pour la première fois, la protection de la feta. Le matériel d’information et de publicité, diffusé par le ministère de l’Agriculture et le secteur privé, a également été utilisé.
  • [2]
    Sur la question de l’identité grecque et de la relation idéologique du grec moderne avec le grec ancien, voir : [Herzfeld, 1982 ; Leontis, 1995 ; Tziovas, 1989].
  • [3]
    Les procédures de protection des fromages grecs au titre de l’aop et spécialement la publicité acquise par la protection de la feta ont entraîné un renforcement de la distinction symbolique entre lait de chèvre et de brebis connotant la tradition et lait de vache, connotant la modernité [Pétridou, 2001].
  • [4]
    L’ouvrage d’Emanuel Anifantakis, professeur à l’université d’Agronomie d’Athènes, vient étayer l’argumentation en faveur de la protection de la feta. L’auteur présente dans ses textes, entre autres, des références à la feta, extraites de sources grecques antiques [Anifantakis, 1990]. L’éditeur de la revue Aliments et Boissons/Galaktokomia (Industrie laitière), Kiriakos Korovilas, écrit dans le même sens. Cette revue compte parmi les plus valables dans son domaine et informe les cercles de l’industrie grecque alimentaire et des boissons.
  • [5]
    Cf. : [Danforth, 1995], pour les revendications antagonistes de l’identité macédonienne et une présentation des idéologies nationalistes des deux parties.
  • [6]
    Sur le nom dans la question macédonienne, voir : [Danforth, 1995 : 153 et suiv.]. L’idée que l’affectation d’un nom revêt une dimension politique se rencontre aussi chez Bourdieu [1991 : 236]. La « bataille du nom » est une bataille du pouvoir politique : celui qui nomme a le pouvoir de donner à celui qui est nommé une existence politique, il le désigne, et l’autre lui appartient [Danforth, 1995 : 153 et suiv.].
  • [7]
    En grec : « Fetan i epi fetas ». Ce cri parodie la fameuse formule « I tan i epi tas », c’est-à-dire : « Le bouclier ou sur le bouclier », que prononçaient les mères des Spartiates dans l’Antiquité, exhortant leurs fils en partance pour la guerre à revenir soit vainqueurs, le bouclier au bras, soit morts, couchés sur leur bouclier.
  • [8]
    Les toponymes de Salamine et Marathon se réfèrent aux guerres des Grecs anciens contre les Perses, tandis qu’Alamana et Gravia sont des lieux qui furent le théâtre de batailles pendant la guerre de libération menée par la nation grecque contre la domination ottomane au début du xixe siècle. Parnassos est connu comme site de fabrication de la feta.
  • [9]
    Il s’agit des marbres du Parthénon emportés par Lord Elgin (ambassadeur d’Angleterre auprès de la Sublime Porte à Constantinople en 1802) et conservés aujourd’hui au British Museum.

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