Notes
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[1]
Voir notamment l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, De la bibliothèque au droit de cité, bpi, coll. « Études et recherches », 1997.
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[2]
Pour un aperçu de quelques problématiques « exotiques » autour du territoire et de l’identité (dépassement des frontières, migrations, décentralisation, etc.), notamment en Afrique et en Amérique Latine, voir le numéro spécial de la revue Autrepart, publiée par l’Institut de recherche pour le développement (ird) : « Logiques territoriales, logiques identitaires », Paris, éd. de l’Aube/ird, 2000, 195 pages.
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[3]
Le nom de « Western Isles » devient ainsi l’appellation politique et/ou administrative des Hébrides Extérieures (Outer Hebrides) ; lesquelles, en 2001, représentaient 27 180 habitants, dont plus de 20 000 à Lewis même (8 000 habitants environ pour l’unique ville de Sornoway) [11].
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[4]
Sans doute doit-on regretter la trop faible audience des ouvrages de sciences humaines et le désintérêt grandissant des éditeurs sérieux. Or il ne fallait pas s’attendre, de la part de L’Harmattan, à un travail éditorial qui eût transformé les pages universitaires de Nathalie Coffre-Baneux en un ouvrage plus lisible.
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[5]
À Lewis, un Écossais des Highlands (donc, de la même grande région culturelle) est un incomer. De même, à Cherbourg, un habitant à 20 ou 30 kilomètres plus au sud est déjà un horsain (celui qui est en dehors, l’étranger).
-
[6]
Sur ce sujet, nous sommes en accord avec ce que disent notamment les chercheurs du cerat à Grenoble, qui considèrent que les idées présentes dans une politique publique doivent être analysées sous l’angle de leur participation à la légitimation du politique. Cf. : [Patrick Hassenteufel et Andy Smith, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques “à la française” », Revue française de science politique, vol. 52, no 1, février 2002 : 59].
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[7]
Cf. le compte rendu de Regards sur la culture judéo-alsacienne. Des identités en partage, sous la direction de Freddy Raphaël, Strasbourg, La Nuée bleue, 2001 ; Martine Segalen, « Cultures régionales », Ethnologie française, 2003-3 ; juillet-septembre : 521-523.
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[8]
Claudine Attias-Donfut, Martine Segalen, 1998, Grands-parents. La famille à travers les générations, Paris, Odile Jabob.
-
[9]
Catherine Bonvalet, Anne Gotman, Yves Grafmeyer [eds], 1999, La famille et ses proches : l’aménagement des territoires, Paris, puf/ined.
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[10]
Claudine Attias-Donfut [dir.], 1995, « Le double circuit des transmissions », Les solidarités entre générations. Vieillesse, Familles, État, Paris, Nathan : 41-81.
Pierre Lassave, Sciences sociales et littérature. Concurrence, complémentarité, interférences, Paris, puf, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2002, 243 pages
1par Laurence Ellena
2saco - mshs, université de Poitiers
3La question des rapports entre sciences sociales et littérature a fait l’objet de nombreux travaux ces dernières années. Parmi ceux-ci, ceux qui s’attachent plus particulièrement à étudier la dimension heuristique des fictions romanesques ne sont pas sans soulever quelques questions. L’analyse interne des œuvres, notamment, ne devrait-elle pas être plus souvent combinée à une analyse externe ? Par ailleurs, dans quelle mesure l’analyse proprement sociologique et historique ne gagnerait-elle pas à être associée à une approche en termes de critique littéraire ?
4L’ouvrage proposé par Pierre Lassave répond d’une certaine façon à ces questionnements à travers une exploration des relations respectives de l’histoire, de l’ethnologie et de la sociologie avec les récits littéraires.
5Revenant sur les diverses polémiques quant à la scientificité des sciences sociales et à la question de leur relativité constitutive, qui ont marqué le retour récent des considérations sur la nature narrative des sciences sociales et l’intérêt heuristique de l’écriture romanesque, Pierre Lassave commence par s’interroger sur la manière possible d’envisager ce débat.
6Deux positions s’opposent schématiquement. L’optique rationaliste et positiviste, d’un côté, tend à ne considérer le récit en sciences sociales qu’en tant qu’instrument d’énonciation, « sa littérarité ne devant pas contaminer l’administration de la preuve ». Du côté de l’optique relativiste et subjectiviste, le récit se présente, a contrario, comme « créateur du sens dans un monde où tout fait de culture s’appréhende comme texte ». L’auteur fait alors l’examen des réflexions des dix dernières années sur les relations entre ethnologie, anthropologie, histoire, sociologie, processus d’écriture et fiction littéraire, qui montrent dans quelle mesure la littérature peut constituer pour les sciences sociales un corpus de données, une ressource cognitive, un modèle d’énonciation.
7Ce sont les recoupements, emprunts, influences entre science et fiction qu’interroge l’auteur, en tentant d’échapper à la fois à la perspective « ségrégationniste » qui sépare en logique récit de fiction et récit factuel, et à la perspective « intégrationniste », qui fusionne leurs régimes de pertinence. Pour cela, l’objet est appréhendé selon trois dimensions : sémantique, syntaxique et pragmatique. Sont ainsi étudiés les effets éventuels de correspondance entre référents littéraires et notions disciplinaires ; la manière dont la narration littéraire s’oppose à la structure de l’argumentation scientifique ; enfin, la façon dont récits et énoncés sont à reporter aux contextes historiques et sociaux et à la diversité de leur réception.
8L’analyse s’expose suivant trois angles d’approche. Dans un premier chapitre, qui vise à éclaircir la question des outils d’analyse, Pierre Lassave prend pour objet – à partir de l’étude de deux de ses textes personnels – sa propre division entre expérience scientifique et expérience littéraire. Il prend ensuite l’exemple de la ville pour étudier le déploiement des discours autour d’un thème donné (chapitre 2), puis étudie, à travers les cheminements respectifs de Louis Chevalier, Jean Duvignaud et Michel Leiris, la séparation et la rencontre entre les deux ordres de discours en question (chapitre 3). L’ouvrage s’achève sur le réexamen – institué autour de trois figures discursives (Jeanne d’Arc, Robinson et Vendredi, les Misérables) – de la manière dont l’histoire, l’ethnologie et la sociologie se distinguent de la pure fiction (chapitre 4).
9Pour expliciter les règles de sa méthode, l’auteur prend donc tout d’abord à témoin deux de ses propres textes : Les sociologues et la recherche urbaine, qui traite de la rencontre entre cette discipline et la question urbaine (Presses Universitaires du Mirail, 1997) et La seconde thèse, fiction qui rend compte de l’arrière-plan du travail de thèse à l’origine du premier ouvrage (publiée dans la Revue de l’Institut de sociologie, Université de Bruxelles, 1999, à défaut d’avoir trouvé un éditeur généraliste).
10L’approche concomitante de ces deux textes est une façon de revenir sur la question de départ : « À quel système de conventions d’écriture ou de pactes de lecture l’un et l’autre renvoient-ils ? »
11Là, dans l’approche syntaxique, sont évoquées les conventions stylistiques propres à la discipline scientifique et au genre littéraire, l’approche sémantique parcourant la frontière entre énoncé de réalité et récit de fiction, et l’approche pragmatique permettant d’appréhender le jeu des institutions supportant l’existence des textes.
12L’auteur montre dans ce chapitre combien les interférences entre les deux textes « se nourrissent de leurs différences mêmes » : d’un côté, « l’effacement du texte devant l’impératif logique laisse une place libre à l’endroit de ce qui reste impalpable dans la réalité équivoque et confuse du rapport de l’individu au monde ou du sujet à l’objet » ; de l’autre, « les pleins pouvoirs que le texte intransitif s’arroge sur la réalité objective risquent de l’isoler du monde ou de le faire tourner à vide ». Ainsi existe-t-il, au-delà des différences entre genres d’écriture ou pactes de lecture, une perméabilité des frontières entre littérature et sciences sociales. Mais peut-on pour autant les dépasser ? L’auteur montre que la dérogation aux normes correspondant à la logique institutionnelle dans laquelle elles s’inscrivent engage, dans ce cas, le texte produit sur les voies de l’essai.
13L’analyse s’attache ensuite aux discours conjoints de la littérature et de la sociologie sur le monde urbain, à travers trois villes-époques ou « chronotopes » significatifs (Mikhaïl Bakhtine, 1975), confrontés sous le double rapport de leurs relations intertextuelles, concurrentes ou complémentaires, et de leur apport cognitif.
14Trois études se succèdent alors, l’une sur les discours conjugués de la littérature (Charles Dickens) et de l’enquête sociologique naissante (Friedrich Engels) sur le Pays noir anglais, la deuxième confrontant deux textes de Louis Wirth à Sister Carrie, roman social américain de Theodore Dreiser, et à Manhattan Transfer de Dos Passos. L’auteur compare, dans un troisième temps, recherches et romans sur Marseille, notamment : Les grammaires d’une ville de Roncayolo (1996), l’essai d’Alain Medam : Blues Marseille (1995), et deux polars de Jean-Claude Izzo, Total Khéops (1995) et Chourmo (1996).
15Chacun des chronotopes considérés condense une image de la ville et renvoie à une forme spécifique de relations entre science et littérature.
16Dans la troisième étude de cas, Pierre Lassave se penche sur des parcours à la fois exemplaires et rares, mais qui, dans leur singularité même, éclairent en contrepoint des chemins plus fréquentés.
17Les auteurs choisis, ethnologue, historien et sociologue « francs-tireurs de la science normale », sont ainsi traités dans le cadre de la problématique des « tensions entre genres ». Louis Chevalier et Jean Duvignaud font l’objet d’une analyse socio-sémantique comparée, alors que Michel Leiris est abordé sous l’angle de ses graphies multiples.
18La narration ayant été pour chacun d’eux une possibilité d’échapper aux carcans méthodologiques et idéologiques, Duvignaud et Chevalier se rejoignent dans le « plaisir du texte » (Barthes, 1973), illustrant par leurs pratiques d’écriture et leur schèmes culturels respectifs la tension entre sciences sociales et littérature. Mais si Chevalier, dans sa quête des « faits d’opinion en leur tréfonds charnel », se réfère à Sue, Balzac, Hugo, et si Duvignaud renvoie son lecteur à Shakespeare, Cervantès ou Sophocle, chacun fait cependant allégeance à sa discipline, l’habitus disciplinaire modelant leurs productions respectives.
19Située au carrefour entre poésie, autobiographie et ethnologie, et troublant leurs frontières respectives par sa logique d’ensemble, l’œuvre de Leiris, à la visée à la fois cognitive et documentaire, s’impose enfin. La capacité de cette œuvre à se jouer de la tension entre connaissance et littérarité disqualifie en effet, selon Pierre Lassave, toute interprétation faite à partir d’une conception essentialiste des genres, incitant à porter l’attention sur la dynamique des relations ou sur le jeu des reflets entre thèmes et styles au cours du temps.
20Le dernier chapitre de l’ouvrage vise à étudier les liens entre énoncé scientifique et récit mythique, en se situant dans la suite logique des trois autres formes d’interrogation. Entre les disciplines étudiées et la fiction littéraire, « le dialogue se noue autour d’objets communs, énigmes, thèmes ou idées qui se fixent dans l’esprit du temps », indique l’auteur. Ainsi, chaque discipline a-t-elle pour fond un ou plusieurs de ces récits originels qui ont été en parallèle exploités par les artistes de l’écriture, poètes et romanciers : « Le héros national pour l’histoire, le bon sauvage pour l’ethnologie, les classes dangereuses pour la sociologie font figure de monuments », que chaque discipline s’emploie à détacher du sens commun.
21Cependant, du côté de l’histoire, le travail propre à cette discipline se fait le complice de la légende, des fictions idéologiques et esthétiques qui entretiennent la mythologie de Jeanne d’Arc tout en la déconstruisant. Du côté de l’ethnologie, trois moments marquent le cours des jeux de langage autour de l’altérité humaine figurée ici par Vendredi et Robinson. De la Renaissance aux Lumières, l’antinomie entre le Cannibale et le Bon Sauvage structure les discours, « la relation de voyage, alliage serré de narration subjective et de description objective, stimule l’essai philosophique de seconde main sur la diversité de la condition humaine ». Des Lumières jusqu’au tournant du xxe siècle, « l’homme naturel devient primitif sur l’échelle hiérarchique de l’évolution humaine ». Enfin, au cours du siècle dernier, « l’Autre rentre dans le rang de l’individu, à la fois banal citoyen du monde et singulier porteur de spécificités culturelles historiquement construites. » Enfin, le témoignage réaliste semble devoir fixer une expression de la misère qui oscille depuis un siècle « entre l’indicible et l’insaisissable ». La gravitation des récits autour de l’auteur transfuge « qui narre rigoureusement la réalité vécue, à la manière de l’ethnographe » tisse des liens entre genres jusque-là départagés entre littérature et science.
22L’exploration des évolutions conjointes de discours et de récits précise alors les conjectures de Pierre Lassave sur la liaison, la dissociation et l’interaction entre sciences sociales et littérature, en illustrant l’antagonisme entre énoncé critique et récit mythique : la réception de l’énoncé critique contribue à enrichir le récit mythique d’une seconde variante. « Tout se passe comme si plus les différents types de discours définissaient leurs propriétés sémiotiques respectives, plus ils marquaient de la sorte leurs frontières légales ou institutionnelles, plus aussi ils ouvraient le champ de leurs emprunts, détournements, allusions, hybridations. » C’est ainsi que les répliques précises de Jeanne d’Arc exhumées par les historiens redonnent des couleurs à cette figure légendaire, que le malentendu entre l’indigène et l’ethnologue mis au jour par l’analyse nourrit les récits d’aventures, ou que les lois du milieu codifiées par la sociologie peuvent informer le roman policier.
23L’évolution des relations entre sciences et littérature ne tend pas vers une confusion des genres, indique donc Pierre Lassave, qui tente de montrer dans son livre combien la différence des régimes d’écriture et des itinéraires vers la connaissance provoque et permet au contraire emprunts, influences, complémentarité, interférences.
24L’auteur conclut dès lors son ouvrage par de nouvelles hypothèses, ses « travaux exploratoires » se présentant comme autant d’appels à de nouvelles recherches sur la « tension » entre sciences sociales et littérature, tension qui renvoie aussi bien aux « jeux immémoriaux du signifié et du signifiant » qu’aux « tribulations séculières des genres et des disciplines ».
25L’approche de Pierre Lassave est novatrice à plus d’un titre : par la comparaison simultanée des trois disciplines aux récits littéraires, mais également par l’utilisation conjointe de plusieurs outils, empruntant à la fois au point de vue historique, à l’analyse sociologique et à la critique littéraire. Un « chemin de crête » argumenté et érudit, qui saura alimenter et lancer sur de nouvelles pistes ce débat actuel. ?
Michèle Petit, Éloge de la lecture, Belin, 2002, 160 pages
26par Martine Burgos
27efisal - cral (ehess)
28En dix chapitres clairement écrits et rigoureusement enchaînés, Éloge de la lecture réussit la synthèse généreuse, engagée et confiante, d’une réflexion que Michèle Petit poursuit depuis plusieurs années.
29Que ceux qui associent la forme de l’éloge au commentaire scolaire de quelque funèbre discours classique lisent cet ouvrage, dont l’objet est assurément bien vivant ; que les autres, prenant plus simplement l’éloge comme une louange, le lisent aussi. Les uns et les autres y trouveront matière à réfléchir, à garder espoir en la lecture ; quant à ceux qui œuvrent à la formation et à l’éducation des esprits (chacun d’entre nous à divers titres), ils y puiseront un regain d’énergie. Cet ouvrage ne défend pas la lecture, il en dit la nécessité.
30Son contenu, ni passéiste, ni nostalgique, mais plutôt militant, est habité par une foi en des valeurs affirmées et revendiquées (on y retrouve bien le ton propre aux autres ouvrages [1] de Michèle Petit). La rigueur de l’enquête (la problématique est précisée, les questions posées d’emblée), s’accompagne d’une réelle empathie à l’égard des enquêtés, expression d’une prise de position fermement assumée parce que méthodologiquement fondée.
31Michèle Petit revendique un point de vue d’anthropologue sur la lecture. Ce qui lui importe, c’est de dégager, parmi tous les bienfaits reconnus à cette pratique, ceux qui en font un bien commun, partageable par tous les hommes, indépendamment de leur appartenance sociale, ethnique ou générique. Est-ce à dire que Michèle Petit méconnaît ou ignore ce que la sociologie ou l’histoire nous apprennent de la lecture comme pratique inscrite dans des contextes qui en favorisent ou, au contraire, en limitent, voire interdisent, l’émergence et la diffusion ? Certes pas.
32Son projet est, d’abord, de donner à entendre ce qui, dans la lecture, participe de la construction de l’individu moderne comme homme, de montrer en quoi la lecture, parmi d’autres pratiques culturelles, permet à chacun de se construire en tant que personne. La perspective de l’anthropologue est, entre autres tâches, de rendre accessible la question de la quête humaine : à savoir ce que chacun doit (comme être de langage, de communication et d’échange, de raison et d’imaginaire, travaillé par le symbolique et le souci de soi) à lui-même et aux autres, autrement dit ce qu’il se doit pour réaliser individuellement et collectivement son humanité.
33Michèle Petit veut nous convaincre que la lecture (et tout particulièrement la lecture littéraire) est, aujourd’hui plus qu’hier, le moyen le plus riche offert à chacun de participer de cette Histoire universelle, un « viatique pour se découvrir ou se construire, pour élaborer son intériorité, sa subjectivité » [7]. Aussi convoque-t-elle, sans discrimination, les témoignages de lecteurs « ordinaires » rencontrés sur le terrain (adolescents issus de l’immigration, dans les bibliothèques municipales des quartiers « sensibles », lecteurs en milieu rural, notamment) tout comme des autobiographies d’écrivains. La diversité de style des citations (qu’elles proviennent d’entretiens de lecteurs « ordinaires » ou d’écrits de lettrés), outre le fait qu’elle contribue grandement au plaisir du lecteur, participe de la démonstration : petit ou fervent lecteur, enfant d’ouvrier immigré ou bourgeois nanti, femme au foyer ou écrivain reconnu, celui ou celle qui lit entre, par la lecture, dans la part constitutive de son rapport au monde. Et, au fond, si l’on adhère à cette démarche d’anthropologue, la connaissance sociologique du lectorat (par exemple que les grands lecteurs, en France, aujourd’hui, sont majoritairement des femmes de plus de cinquante ans et plutôt provinciales) ne fournit pas la clef pour une compréhension en profondeur de cette pratique. L’essentiel est ailleurs, dans ce que les lecteurs nous disent de leur lecture (« il suffit d’écouter », assure Michèle Petit) et de ce qu’il en est advenu.
34Tout dans cet ouvrage l’affirme : la lecture est le lieu privilégié (mais pas exclusif) de la découverte et de l’exercice d’une liberté du sujet, que les conditions de la vie réelle empêchent et entravent. Cette liberté est constitutive de l’acte même de lire, où chacun se livre, hors contrôle, avec une innocence sans scrupule, au rapt, au pillage du texte – et les œuvres dites patrimoniales n’échappent pas à cette heureuse appropriation. Même quand le lecteur l’exerce sans en être conscient, cette liberté est source d’un plaisir fondateur.
35Bien sûr, la lecture est d’abord une expérience vécue dans le secret de l’intimité, chacun pour soi. Dans Éloge de la lecture, il est surtout question de la lecture silencieuse (échappant au contrôle que rend possible l’« oralisation » des textes), car c’est dans le repli discret que le sujet élabore sa « conscience de soi » par la confrontation avec les autres, leurs différences (exotiques ou proches) ; découvre les outils d’un questionnement et d’une résistance aux déterminismes sociaux et familiaux. L’auteur nous rappelle que la lecture est, pour tous les lecteurs, « un biais privilégié pour élaborer leur monde intérieur – et donc, de façon indissolublement liée, leur relation au monde extérieur » [9]. Des lectures ouvrant sur des mondes inconnus, parlant d’émotions et de sentiments innommés dans l’ordinaire de la vie, naît le sentiment de familiarité, voire d’appartenance, à d’autres communautés. Ce sentiment est capable d’arracher le lecteur, provisoirement ou définitivement, à la place, au « destin domestique » que sa naissance lui assigne.
36Il paraît utile ici de distinguer les fonctions de l’écrit et ce qu’induit la pratique silencieuse de la lecture. L’écrit n’est pas qu’un instrument de libération ; il est au service du pouvoir, l’un des vecteurs privilégiés de perpétuation de la mémoire collective, de transmission des valeurs et des savoirs dont la société a besoin pour se reproduire et se développer. La lecture peut se conformer aux injonctions de l’écrit. Michèle Petit dit ici avec force à quel point, dès l’origine, la lecture est à la fois instrument de contrôle et de liberté, fascinant et inquiétant ceux qui perpétuent l’asservissement et le confinement de l’homme. Cependant, parce qu’elle autorise, dans le secret, tous les jeux du langage et du désir, la lecture apparaît, d’abord, comme un agent de « dissolution de l’identité sociale », mettant en cause les solidarités liées aux groupes d’appartenance : « […] Ce pouvoir de la chose écrite de se plier à la fantaisie de chacun, voire aux plus secrets de ses fantasmes, cette caractéristique qu’ont les mots d’échapper à toute police des signes, dès lors que chacun peut y faire passer son propre désir et les associer à d’autres mots, ont toujours effrayé. » [21].
37L’éloge de la lecture est aussi bien éloge de la rêverie, du décrochement, du détour par quoi le lecteur échappe à l’utilitarisme dominant et à l’éthique du travail ; défense de l’identification (si méprisée au temps du structuralisme textuel), magie « imageante » des mots qui aident les adolescents à « apprivoiser leurs peurs, à se sentir moins seuls, à trouver des réponses aux questions qui les hantent, à donner sens à leur expérience » [51] ; affirmation de l’utilité de la métaphore pour mettre à distance les inquiétudes, négocier avec la douleur, ouvrir la voie aux déplacements féconds, aux transgressions inventives et éclectismes productifs ; éloge du bricolage identitaire, reflet de ce que les flux migratoires et les échanges de marchandises produisent incessamment dans un monde où « les cultures se rencontrent, se fécondent, s’altèrent, se reconstruisent » [78].
38Parce qu’elle est la « voie royale d’accès à une individuation » et permet de « sortir des places assignées », la lecture, on l’a vu, est perçue comme une menace dans des contextes d’exercice autoritaire ou totalitaire du pouvoir : famille « traditionnelle » confrontée à la modernité, société « holiste », milieux clos, mondes sectaires, adolescents habités par l’angoisse de la perte et du manque : tous aspirant à une immuabilité mortifère. La lecture a pourtant une vertu réparatrice par laquelle la souffrance, au lieu d’être l’objet d’une dangereuse dénégation, peut se muer en une sublimation essentielle à la formation du sujet. Michèle Petit cite Didier Anzieu – et les questions de l’anthropologue se révèlent très proches de celles du psychanalyste : « La lecture est, avec l’amitié, une contribution des plus sûres au travail de deuil. Elle nous aide, plus généralement, à faire le deuil des limites de notre vie, des limites de l’humaine condition » [107].
39D’une manière générale, et cette formule résume, me semble-t-il, la thèse majeure de l’ouvrage, « la lecture ne coupe pas du monde, elle y introduit différemment » [116]. Reprenant les analyses de Jurgen Habermas, puis de Roger Chartier sur la relation historique entre généralisation de la lecture silencieuse et construction d’un espace public, Michèle Petit affirme que « si elle peut distendre des liens communautaires, /la lecture/ invite à d’autres formes de lien social, d’autres façons d’appartenir à une société » [ibid].
40Et l’école ? Ce dernier chapitre met en lumière la contradiction « irrémédiable » entre la position adoptée par Michèle Petit, qui paraît souvent très proche de la déconstruction, et l’approche résolument « moderne » toujours et encore défendue par la plupart des enseignants, en quête du sens, du contenu de vérité, véhiculé par les textes. Le reproche que Michèle Petit adresse aux enseignants est de ne pas oser se présenter, devant leurs élèves, comme des lecteurs singuliers, acceptant de « se laisser emporter par le texte, au lieu de toujours vouloir le maîtriser » [135]. Contre la « bonne » lecture, appuyée sur l’autorité du maître, la seule commentée et partagée en classe, Michèle Petit propose une introduction à la polysémie des œuvres. On peut supposer que cette ouverture irait au-delà de la prise en compte des différents niveaux sémantiques. Il s’agit en tout cas d’aider l’élève à exercer de plein droit cette liberté de lecteur dont l’école se limite le plus souvent à contrôler et évaluer les effets, selon des normes qui ignorent la dimension émotionnelle et affective de la lecture comme expérience intime.
41Dans sa conclusion, Michèle Petit réaffirme ce qui distingue la démarche de l’anthropologue de celle du sociologue : « En fait, écrit-elle, l’expérience de la lecture, pour peu que l’on y ait accès, ne diffère pas selon l’appartenance sociale » [137] et un peu plus loin : « La lecture est un geste plus interindividuel, ou transindividuel, que social. Elle marque la conquête d’un espace et d’un temps intimes qui échappent à l’emprise du collectif. Et si la solitude du lecteur face au texte a toujours inquiété, c’est justement parce qu’elle ouvre sur des remises en cause, d’autres formes du lien social que celles où l’on serre les rangs comme autant de soldats » [141]. Sans doute… on voudrait croire que ces changements (à commencer par celui du « sujet » qui paraît surmonter toutes les entreprises de déconstruction) qui s’élaborent au creux de l’espace intime échappent, comme en une radicale et utopique altérité, aux conditionnements du social. La figure de la rupture libératrice hante le texte de Michèle Petit. Elle est posée comme dimension essentielle de l’expérience esthétique – et pas seulement celle de la lecture. L’idée qu’avance Michèle Petit d’une « exigence poétique » qui serait présente en chaque individu nourrit une énergie militante précieuse, mais probablement insuffisante (c’est la sociologue qui parle) à lever les obstacles matériels et socioculturels qui empêchent la rencontre avec le livre. Michèle Petit en conviendrait (les enquêtes qu’elle mène sur des terrains difficiles en sont la preuve). Éloge de la lecture fournira à coup sûr à ceux qui s’y aventureront une sorte de lumineux bréviaire. ?
Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, Payot, Paris, 2002, 393 pages
42par Maurice Duval
43cerce - Université Montpellier III
44Après la publication de Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui en 1992 (réédité en 2002), Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard produisent un nouvel ouvrage : De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui.
45Les rumeurs ou légendes urbaines, ces deux formules étant ici synonymes, ne sauraient se confondre, ni avec les contes, ni avec les histoires drôles : une rumeur, c’est une histoire relatée comme si elle était vraie, mais qui ne l’est pas, bien qu’elle puisse dans certains cas le devenir. Ainsi, l’idée fausse et répandue selon laquelle une pénurie de sucre ou d’essence serait imminente, peut provoquer des réactions d’inquiétude des consommateurs et engendrer une pénurie réelle s’ils se mettent à stocker ces marchandises. Le contenu d’une rumeur apparaît comme vraisemblable, mais aussi comme nécessaire. Elle est racontée dans un milieu social dont elle exprime symboliquement les peurs et les aspirations [20]. Cette assertion de Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard est intéressante ; elle montre que les rumeurs varient ou peuvent varier, d’un milieu social à l’autre. Elle n’est cependant pas suivie de l’analyse sociologique que l’on attendrait et qui aurait permis de faire une typologie de ces légendes urbaines par milieux sociaux, éclairant ainsi les différentes peurs d’un milieu à l’autre. À l’instar des mythes, les légendes urbaines peuvent présenter des variantes, et nombreuses sont celles qui connaissent une diffusion internationale ; le développement d’Internet y étant évidemment pour beaucoup, cet instrument qui démultiplie le « bouche à oreille ».
46D’après les auteurs, les légendes urbaines auraient quatre fonctions. D’abord, la révélation d’une information ou d’une situation surprenante, mettant en évidence le décalage entre le « réel » supposé par la rumeur et l’apparence. Seconde fonction : être en lien avec un problème social actuel, ou encore, de mettre en circulation une histoire fausse pour souligner un vrai problème, car une légende urbaine peut s’enraciner dans un élément réel qui en est le germe. La troisième fonction de ces légendes est la transmission d’un message moral, établissant une limite entre « le bien » et « le mal ». Ainsi en est-il de ces amants, par ailleurs mariés, qui seraient restés collés suite à une relation sexuelle, le problème ne pouvant se résoudre qu’à l’hôpital, comme s’il s’agissait d’un châtiment à l’encontre des amants illégitimes. Enfin, la quatrième fonction est la réactivation d’anciens contes et légendes et leur modernisation. Après les loups-garous et les ogres, on trouve les maniaques urbains, écrivent judicieusement les auteurs. Autrement dit, ce que l’on croyait relever de l’ancien temps serait toujours bien présent, métamorphosé sous d’autres formes. Les auteurs voient donc une absence de rupture entre les sociétés dites « traditionnelles » ou « magico-religieuses » et les nôtres. Les croyances changent de contenu – encore qu’il serait intéressant d’aller y voir de près – mais demeurent en s’adaptant aux contextes. Aucune catégorie sociale n’est protégée de ces légendes urbaines, des gens instruits et rationnels peuvent y adhérer, comme c’est d’ailleurs le cas pour toutes formes de croyances.
47De nombreuses légendes sont présentées et analysées dans ce livre qui relèvent de nombreux domaines, telles l’alimentation et ses peurs, les « techno-peurs », les crises de l’amiante et celle du sang contaminé qui ont érodé la confiance en l’État et renforcé les craintes, mais on trouvera aussi les débats des spécialistes officiels, des industriels et des savants en contradiction avec ceux des chercheurs marginaux ou contestataires, moments possibles de nouvelles rumeurs.
48Voilà donc un livre attractif avec tout un corpus de rumeurs, dont certaines pourront être connues du lecteur et sûrement partagées par lui, en partie, avant la lecture de l’ouvrage. Mais l’attrait majeur de ce travail est d’avoir contribué à donner un éclairage sur la construction des croyances. ?
Michel Kokoreff, La force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Payot, 2003, 349 pages
49par Michel Rautenberg
50Université des Sciences et technologies de Lille
51Centre lillois d’études et de recherche sociologiques et économiques
52Le sociologue Michel Kokoreff travaille depuis plus de quinze ans dans les « quartiers » de la banlieue parisienne. Ces dernières années il avait livré des travaux remarqués, dont plusieurs en collaboration, sur les « mondes de la drogue ». Cet ouvrage est en partie un retour à des terrains plus anciens, et une incursion dans un genre plus monographique : il est le fruit d’une longue enquête qui a duré près de dix ans dans les « quartiers nord » d’Asnières, dans la proche banlieue parisienne. Cette longue durée alliée à une observation ethnographique minutieuse donne un travail profond, fouillé, direct, dans lequel le chercheur rend compte avec rigueur de ses observations et de sa bonne connaissance des politiques dites de la ville. Ajoutons que tous les jeunes sociologues ou ethnologues devraient lire ces passages parfois drôles, au ton souvent très juste, où il évoque les aléas de la confrontation avec le « terrain ».
53Asnières n’est ni Vaulx-en-Velin, ni La Courneuve. C’est une commune de banlieue urbaine « moyenne », qui connaît les problèmes de beaucoup d’autres. Les quartiers étudiés présentent des handicaps plutôt moindres que ceux d’autres communes de la région, dans un des département les plus riches de France. Ils sont néanmoins stigmatisés au niveau de la commune et connaissent des situations sociales difficiles : 40 % de la population étrangère au chômage, une famille sur dix en situation d’impayé d’impôts (chiffres de 1997). C’est l’un des intérêts de l’étude que de nous montrer autre chose que les situations extrêmes sur lesquelles on fonde trop souvent notre représentation des problèmes urbains. Le chercheur pourra vérifier en temps réel les dégâts de l’emphase médiatique sur la sécurité qui va renforcer la méfiance entre les groupes sociaux et les générations, allant jusqu’à influer sur les politiques mises en place sans que la délinquance ou les incivilités aient localement augmenté.
54En effet, dans ces années quatre-vingt-dix pendant lesquelles s’est déroulée l’enquête, le contexte général est dominé par le passage de la question sociale (la « fracture sociale » du candidat Chirac) à celle, qui deviendra obsédante en 2000/2001, du « sécuritaire » à laquelle l’immigration est « incorporée », selon les termes de Kokoreff, comme « figure de la délinquance urbaine » [324]. En trois parties traitant successivement des relations sociales, du rôle de la mémoire et de l’histoire locale dans la vie des quartiers, puis des politiques locales et des formes d’engagement des « jeunes », on saisit la complexité des situations et la richesse des parcours. Les quartiers sont marqués par le jeu parfois tendu du contrôle des espaces publics entre police et « jeunes », entre jeunes eux-mêmes qui s’approprient des micro-territoires. La sociabilité populaire est une sociabilité de lieux appropriés et construits dans l’espace public. Il existe des lieux « maudits » et d’autres connus comme « tranquilles » ; « l’embrouille », le « bizness », la méfiance ou la confiance, la rumeur et la réputation, le respect, inscrivent les relations entre les jeunes dans une temporalité et une spatialité qu’il faut connaître pour les comprendre. Parmi les plus belles pages de l’ouvrage, on lira celles de l’apprentissage presque initiatique du sociologue à cette vie locale.
55Cependant, on ne peut vivre uniquement sur le quartier. L’expérience urbaine, pour difficile parfois qu’elle peut être parce qu’elle exige qu’on quitte l’espace domestiqué du quartier, est aussi un passage obligé pour réussir, que ce soit dans les études, dans le trafic, pour s’engager dans une vie professionnelle ou pour apprendre à tenir un rôle public. Beaucoup de ceux qui ont milité pour défendre les intérêts du quartier auprès de la municipalité ou des administrations l’ont expérimenté. Ce lien ambigu, tendu, toutefois nécessaire entre le quartier et l’extérieur, on le lit aussi dans la manière dont est convoqué le passé. Les quartiers nord d’Asnières, construits dans les années soixante, ont une histoire. Elle marque la façon dont on va penser l’administration des quartiers autant que les représentations qu’en ont les habitants.
56La connaître est nécessaire pour comprendre les logiques qui sont à l’œuvre dans la durée, par exemple la manière dont l’utopie urbaine des Trente Glorieuses s’est progressivement retournée avec les problèmes économiques et les politiques du logement qui ont suivi. Elle est aussi nécessaire pour comprendre les réactions des habitants, parfois sans illusions sur les propositions nouvelles. Les frustrations, les malentendus entre anciens et nouveaux habitants, l’image des quartiers d’habitat social auprès des autres quartiers de la ville ou auprès de la municipalité dépendent beaucoup de la prise en compte de cette micro-histoire. Le recouvrement et la succession des générations de dealers, la construction de quelques figures mythiques du trafic d’héroïne, la plupart aujourd’hui décédées, ou l’exemple de ceux qui en sont sortis, imprègnent de leurs récits les propos des habitants, jeunes et moins jeunes. Si peu de familles semblent avoir été épargnées par le trafic ou la toxicomanie, la richesse des trajectoires individuelles témoigne pourtant de l’énergie pour s’en sortir et du rôle essentiel des solidarités familiales. Souvent, le chercheur s’efface volontairement devant la force du témoignage, et on aborde des bribes d’histoires de vie qui expriment la force de caractère de certains habitants.
57Pour autant, de quelque manière qu’on tourne le problème, la « question des quartiers » est une question politique. Dans les communes étudiées, le « gros » trafic a disparu, laissant la place au petit « bizness », et on peut s’interroger de savoir si cette économie ne constitue pas une « soupape de sécurité » permettant circulation monétaire et paix sociale, et quel rôle jouent alors les pouvoirs publics. D’un autre côté, on peut se demander qui a intérêt à propager des discours alarmistes sur les « zones de non-droit », à instrumentaliser la délinquance en évoquant une « Intifada des banlieues ». Cette généralisation excessive renforce le stigmate dont ces quartiers sont déjà l’objet. On joue à se faire peur tout en ghettoïsant les problèmes sociaux, freinant par là même la résolution des problèmes.
58Une autre question posée par cet ouvrage intéressera nombre d’acteurs de la politique de la ville : c’est celle de l’effet parfois dévastateur des politiques publiques quand elles sont appliquées avec trop de légèreté, quand l’effet d’annonce « brouille » l’action de terrain. Les dispositifs mis en œuvre suscitent l’espoir, puis la désillusion quand les acteurs de terrain se sentent floués par des promesses non tenues, comme Michel Kokoreff le montre très explicitement sur l’exemple du projet de création de « correspondants de nuit » qui, après quatre années, n’est toujours pas opérationnel ; ou quand des mécaniques administratives trop complexes découragent les acteurs locaux les plus motivés. Il en est de même du turnover trop rapide des professionnels qui interviennent sur ces quartiers, empêchant la sédimentation des savoirs et des expériences de se faire.
59Pourtant, c’est l’un des mérites de l’ouvrage, le sociologue ne s’en tient pas à la seule position de la domination dans laquelle sont tenus les habitants. Il donne toute leur place à ceux, nombreux, qui refusent les regards misérabilistes qui sont portés sur eux. Ils revendiquent d’être considérés comme des acteurs à part entière, d’où leur engagement (pas toujours couronné de succès) dans les dispositifs associatifs et politiques locaux. Les gens ont des capacités de résistance, d’innovation, de réaction qu’il faudrait savoir mieux reconnaître et prendre en compte. Quant à la conclusion, elle apporte une note d’optimisme que traduit bien son titre.
60L’ensemble n’est cependant pas sans faiblesses. L’empathie de l’auteur pour ses informateurs est parfois un peu trop visible, des jugements un peu abrupts prennent parfois le pas sur l’analyse. C’est un ouvrage engagé qui abonde quelques lieux communs discutables. Peut-on par exemple avancer brutalement que l’enclavement physique des quartiers a été voulu ? Les travaux sur l’histoire de l’urbanisme de ces années montrent au contraire qu’ils ont plutôt été les victimes de l’utopie de certains constructeurs. La ségrégation s’est généralement faite progressivement, elle fut plutôt l’effet de la politique du logement que de l’urbanisme, même si ici ou là la réflexion sur la ville fut parfois indigente. On peut aussi regretter que le sociologue ne se soit pas fait un peu historien ou démographe pour examiner sur une plus longue durée l’évolution de la population de ces quartiers nord : la confrontation de la mémoire et de l’histoire est souvent instructive pour comprendre comment se construisent les représentations collectives. Enfin, et c’est le seul point qui énerve vraiment le lecteur, Kokoreff utilise parfois sans précaution les termes vagues des « professionnels » et des hommes politiques : ainsi « quartier » est trop souvent employé dans l’ouvrage comme un mot-valise qui amalgame une population, un territoire, des procédures, une politique. Cela rend plus difficile la saisie de la complexité de logiques sociales et institutionnelles dont les contradictions font le lit du sentiment d’impuissance des habitants. Cette paresse conceptuelle – certes mineure, mais exaspérante – affaiblit la critique bien menée de la stigmatisation, renforce l’image d’un « confinement social et géographique » dont l’État, ce grand autre institutionnel, serait seul en mesure de nous sortir. Compte tenu des décisions récentes, on mesure l’abîme devant lequel sont placés les habitants de ces « quartiers ».
61Au final, on lit avec plaisir cet ouvrage, qui réhabilite l’enquête sociologique de longue durée. Kokoreff nous aura montré que la vie dans les périphéries urbaines est une vie difficile pour beaucoup, mais qu’il existe des individus prenant en main leur avenir, ayant appris à se battre et développé des capacités d’entraînement dont les responsables politiques et administratifs devraient mieux tenir compte. ?
Nathalie Coffre-Baneux, Le partage du pouvoir dans les Hébrides écossaises. Pasteurs, élus et managers, Paris, L’Harmattan, coll. « Connaissances des hommes ». Préface de Marc Abélès, 2001, 303 pages
62par Sylvie Malsan
63Société d’Ethnologie française
64Porte-drapeau, en France, d’une anthropologie (du) politique dans les démocraties occidentales, Marc Abélès, dans sa courte préface de l’ouvrage de Nathalie Coffre-Baneux, en souligne les deux traits originaux. Tout d’abord le choix du terrain, dans ce nord-ouest de l’Europe qui, dit-il, « n’a guère suscité la curiosité des anthropologues français ». Ensuite une analyse du pouvoir local qui ne s’arrête pas aux « frontières » de l’archipel, mais le replace dans ses relations plus globales avec la société britannique et l’Union européenne. La première option de l’auteur nous invite à une approche comparée des pays européens. La seconde, qui relève d’une problématique du local versus global, nous montre une fois de plus que bien des évolutions actuelles des sociétés s’inscrivent dans une dynamique d’intégration mondiale.
65Ainsi, le lecteur pourra aborder ce volume à la lumière des données suivantes. L’avènement d’une société-monde redessine les frontières des échanges culturels, économiques et politiques entre les sociétés et les États. Une des conséquences en est de conduire, en certains endroits de la planète, à la recomposition des espaces administratifs et politiques et à la reconfiguration des territoires « locaux », le plus souvent inscrits dans un processus de (re)construction identitaire [2]. C’est particulièrement le cas en Europe, où l’édification d’une communauté d’États s’accompagne, à l’intérieur de ses vastes frontières, d’une reconsidération du rôle de l’échelon local, de sa taille, de son efficacité administrative, de son poids économique, voire de son identité culturelle. Une place particulière est ainsi dévolue à la région et de manière générale aux « collectivités » regroupant plusieurs unités politiques de base (selon les pays européens, districts, communautés, syndicats, etc.). Au moyen d’une redistribution de fonds, dits structurels, en faveur de ces régions, l’Europe incite au rééquilibrage des forces économiques entre et au sein même des États. Depuis une vingtaine d’années, la France, pour parler de ce que nous connaissons le mieux, encourage ainsi la constitution de groupements intercommunaux qui peuvent bénéficier des fonds européens et dont le poids économique et politique est réellement accru par rapport aux communes. Mais si ces « nouveaux territoires » en formation ont répondu au souci décentralisateur de l’État face aux enjeux de la construction européenne, leur émergence est aussi à mettre en relation avec le mouvement idéologique de « développement local » qui, à partir des années soixante-soixante-dix, a revendiqué une participation forte des habitants aux décisions qui concernent l’avenir de leur lieu de vie. Cette reconfiguration des territoires locaux présente enfin deux caractéristiques qui font écho à l’analyse de Nathalie Coffre-Baneux. La première est que leur mise en place s’accompagne, dans certains cas, de l’éviction des notabilités traditionnelles au profit de représentants issus de viviers sociologiques neufs : classes moyennes, monde associatif notamment. La seconde réside dans le faible capital symbolique de ces nouveaux espaces, sans passé historique ni patrimoine culturel spécifiques. Ces deux caractéristiques font qu’une partie des élus, à cet échelon, mettent en œuvre des stratégies politiques qui reposent sur la reconquête ou l’invention d’une identité culturelle susceptible de conforter leur pouvoir.
66Spécialiste du monde britannique, l’auteur du Partage du pouvoir a choisi de faire porter son analyse sur l’île de Lewis (archipel des Hébrides extérieures) et plus particulièrement sur la petite ville de Stornoway, bourg principal de l’île et capitale de la région Western Isles créée à l’issue de la réforme administrative du gouvernement local écossais au début des années soixante-dix [3]. D’entrée de jeu, Nathalie Coffre-Baneux explique comment la forte médiatisation, en 1991, de la faillite de la banque abritant les fonds du Conseil régional insulaire a attiré son attention sur Lewis. Loin de correspondre à l’image de « désert highlander » que l’auteur s’était forgée au cours de ses précédentes enquêtes en Ecosse, Lewis s’avérait au contraire plus citadine et industrielle [13]. La ville de Stornoway se présentait même comme un bon poste d’observation pour analyser les transformations survenues dans les rapports économiques et sociaux de l’île hébridéenne depuis la réforme des années soixante-dix. L’ethnologue aura rapidement une intuition : le politique ici précède l’économique. L’évolution socio-économique de l’île a partie liée avec la constitution de l’entité administrative Western Isles, qui a profondément modifié les règles du jeu politique local, fixées jusque dans les années soixante-dix par la bourgeoisie de Lewis [278] et désormais prises en main par la classe moyenne et une bonne partie des incomers (« étrangers » à l’île). Or si cette classe moyenne, en partie aux commandes du Conseil régional insulaire souhaite, d’une part avoir les moyens de sa politique, en l’occurrence bénéficier des fonds structurels européens, d’autre part conserver la légitimité de son pouvoir de représentation démocratique, elle doit être en mesure de développer, politiquement et économiquement, l’« identité » culturelle de l’archipel, de cette nouvelle région au sein de l’Europe. Cela conduira l’ethnologue, au fil de ses investigations, à resituer Stornoway dans son cadre régional, dans ses relations avec le gouvernement et la « société englobante » britanniques et dans ses liens avec l’Europe. Autrement dit à mener une « analyse localisée » de Stornoway plus qu’à en produire une monographie [20]. Cependant, l’auteur s’est livrée à un travail documentaire considérable sur Lewis et la petite ville de Stornoway. Sans quitter les lunettes de l’anthropologie politique qui, affirme-t-elle, lui ont été d’une aide précieuse pour « penser les mutations, les crises de légitimité et de bouleversements du paysage politique, sans procéder au préalable à la distinction de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas » [22], elle est allée fouiller jusque dans ses racines et dénouer tous les fils de l’organisation sociale et politique de cette région, dans un grand luxe de détails. Si on ne peut qu’admirer la perfection statistique ainsi que la connaissance que Nathalie Coffre-Baneux a de son terrain – l’ethnologue nous promène dans les rues de Stornoway avec une telle précision que l’on souhaiterait parfois visiter les lieux –, la densité de l’ouvrage pourrait faire passer le lecteur trop pressé à côté de l’essentiel [4]. En revanche, le Partage du pouvoir constitue un bon outil de travail pour les chercheurs engagés dans une analyse assez proche.
67L’ouvrage est divisé en trois parties. La première nous plonge deux siècles en arrière pour tenter un tableau historique de la société lewisienne et des prémices de la constitution d’une classe moyenne, actuellement dominante dans l’île. Autrefois organisée en clans, cette société dominée par la noblesse écossaise depuis le début du xviie siècle abandonne progressivement la culture gaélique et le catholicisme au profit de son intégration dans la société britannique, c’est-à-dire de sa « soumission au gouvernement central », et de l’implantation des Églises presbytériennes, la religion imposée dans l’ensemble du royaume. L’auteur se montre du reste plus convaincante dans sa description des transformations sociales que dans ses tentatives pour caractériser une religion populaire « dominée par la peur et la magie » [38], où l’on entrevoit mal les frontières entre une analyse « folklorisante » et une véritable sociologie de la religion. A contrario, en retraçant minutieusement l’émergence d’une proto-bourgeoisie étrangère (issue du continent), urbaine et maçonnique, puis d’une bourgeoisie définie comme « ayant acquis un niveau de revenu et d’aisance, impliquant des possibilités de consommation (style de vie) et d’investissement (capital) » et « une certaine conscience d’une identité commune » [34], elle nous montre bien comment l’île est passée d’une économie reposant sur l’élevage à un système de production de type capitaliste. La noblesse détient encore la terre, mais les moyens de production passent dans les mains de la bourgeoisie, et il se crée un fort clivage entre la ville de Stornoway et les zones rurales.
68La partie centrale de l’ouvrage est consacrée à déjouer les arcanes complexes du pouvoir local, de son origine sociologique et de ses liens avec la sphère économique. Le chapitre iv, qui ouvre cette partie et traite de la transformation et de l’extension de la classe moyenne, constitue le chapitre pivot du livre. Nous nous situons dans la période d’après-guerre et de ses difficultés économiques pour les régions excentrées, telles que l’archipel des Hébrides extérieures, qui répond désormais à la notion européenne de « région périphérique ». En 1965, le gouvernement travailliste crée une agence de développement, spécifique à la région et dotée en moyens financiers, chargée d’accroître la production industrielle afin de réduire le nombre de chômeurs et freiner l’émigration. Ce n’est qu’au milieu des années soixante-dix, nous dit Nathalie Coffre-Baneux, que les politiques gouvernementales cesseront d’assimiler pour l’Écosse le développement régional au développement industriel et déboucheront, comme nous le savons, sur la réforme qui instaurera la création d’une région autonome (Western Isles) pilotée par un Conseil régional insulaire. Entre-temps, l’île de Lewis en particulier aura connu un brassage important et inédit de population. À ce stade, ouvrons une parenthèse. Il est intéressant de s’arrêter sur les quelques similitudes que l’on peut observer entre Lewis et la région française du Nord-Cotentin (dont nous avons pu également analyser les évolutions récentes). Dans ces deux régions rurales éloignées des grands réseaux de communication nationaux, les années soixante et soixante-dix sont marquées par un apport d’argent de l’État, par le développement du secteur tertiaire et enfin par l’arrivée en nombre d’une population urbaine qualifiée occupant des emplois de service et les postes à responsabilité dans l’administration et les secteurs économiques florissants. Lewis comme la région de Cherbourg ont subi une forme de colonisation par l’État qui s’est accompagnée d’une attribution massive des emplois nouveaux aux continentaux et d’un « sentiment d’infériorité structurelle des capacités des îliens à s’occuper [du développement de la région et] de sujets complexes » [147]. Pour la petite histoire, aux Hébrides, les continentaux sont appelés incomers, dans le Nord-Cotentin les non-originaires sont qualifiés de horsains, les deux termes s’appliquant de plus en plus au fil du temps – et du sentiment que la société a d’être menacée dans sa culture – à une population de moins en moins lointaine [5]. La parenthèse fermée, ajoutons que, à Lewis, les leaders politiques traditionnels (la bourgeoisie) se font de plus en plus confisquer le pouvoir par de nouveaux arrivants qui sont massivement investis dans les secteurs économiques les plus dynamiques au nom d’une identité de la région (c’est nous qui soulignons). Au demeurant, l’essentiel de cette partie du livre s’articule autour de l’idée d’un « partage des pouvoirs » entre la bourgeoisie traditionnelle, représentant politiquement la région, les incomers qui ont pris en quelque sorte les rênes de l’économie, et les pasteurs presbytériens, qui se sont engouffrés dans la brèche de la revendication identitaire de l’île… d’où le sous-titre du livre, Pasteurs, élus et managers. Mais c’est la dimension symbolique du politique, soulevée au travers de la notion d’identité, qui promettait d’être la plus enthousiasmante ; c’est pourquoi nous attendions beaucoup de la troisième et dernière partie du livre.
69Celle-ci porte en effet sur la question délicate de l’identité de la population insulaire dans toutes ses composantes hébridéennes ainsi que sur la tentative de construction par les acteurs dominants d’une identité régionale, construction qui leur permettra d’asseoir leur légitimité. Cependant cette identité « régionale », c’est-à-dire englobant l’archipel et voulant représenter ce dernier comme une seule île, symbole de la communauté, ne va pas de soi [260]. Après avoir esquissé un portrait des mœurs et coutumes lewisiens, l’auteur montre comment la population se recentre pourtant et même plus que jamais sur les identités micro-locales spécifiques. Au contraire, les incomers ne remettent jamais en question l’idée d’une identité commune à la région Western Isles, jugée nécessaire [254]. Un peu plus haut, nous avons vu que ces « nouveaux venus continentaux » étaient présents essentiellement dans les sphères économiques en plein essor. Or Nathalie Coffre-Baneux nous expliquait à cette occasion : « […] ces secteurs économiques reposent – et c’est clairement la présentation qui en est faite – sur l’identité locale (présentée à la fois comme motrice et comme bénéficiaire de l’activité) et sur les subventions publiques. […] Obtenir ces subventions, en déclinant les problèmes et les richesses de l’identité locale permet aux dirigeants, cadres et promoteurs de ces secteurs économiques d’acquérir une légitimité dans le domaine politique » [114]. Or, à notre sens, l’analyse, dans ce chapitre, faillit sur au moins deux points. Sur les actions tout d’abord. La description que l’auteur fait des nombreux et importants efforts menés par le Conseil régional insulaire en termes de politique culturelle – autour de la langue gaélique et du système agricole « traditionnel » (crofting) – n’est pas assez étroitement mise en relation avec la question de la légitimité politique des élus du Conseil [6]. Nathalie Coffre-Baneux expose pourtant : « Depuis la décennie 1980, les différents acteurs de la construction de l’identité “régionale” cherchent à surmonter l’obstacle de la persistance des clivages culturels et religieux. Il leur faut cimenter ce sentiment d’appartenance à un même ensemble insulaire. Ils se sont lancés dans la constitution d’une mémoire collective à finalité politique, reposant sur les deux items consensuels, déclinables de multiples façons et aptes à soutenir le développement économique, le crofting et le gaélique » [278]. Mais cet éclaircissement, présenté à la fin de l’ouvrage, arrive beaucoup trop tard ; et il eut été intéressant, pour le moins, de développer plus longuement cette idée dans une conclusion qui prenne de la hauteur par rapport au chantier ethnographique. Sur les acteurs ensuite. En réalité, nous en savons assez peu sur ces incomers et surtout sur le sens de leur implantation dans l’île. D’autant plus que leurs liens (ou leur absence de liens) avec la bourgeoisie traditionnelle et la réalité de leur accès au pouvoir par le biais de l’économie ne sont pas limpides. Nous aurions été intéressée par un développement de l’analyse sur ces « promoteurs du développement local » [118] et ces « organismes consulaires de développement local » [132] cités par l’auteur sans plus de commentaires. Les continentaux arrivent-ils à Stornoway dans une volonté de « retour aux sources » ? Ou bien de prendre en main, aux côtés de la population, le destin économique et social de la localité dans laquelle ils résident et travaillent ? En un mot, existe-t-il, sur l’île, des aspirations à un type de développement « local » qui aurait contribué à servir la cause de la région Western Isles ? Ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage d’ouvrir incidemment sur des questions aussi intéressantes. Mais nous ne bouderons pas non plus notre plaisir à la lecture d’un travail de recherche de cette nature, absolument nécessaire pour comprendre comment les organisations politiques évoluent, au sein des États européens, dans un contexte de redéfinition des enjeux locaux – vis-à-vis de cet espace multilatéral en construction – mais aussi de « crise » de la représentation dans les démocraties. ?
Christine Hamelin et Eric Wittersheim éd., La tradition et l’État. Églises, pouvoirs et politiques culturelles dans le Pacifique, Cahiers du Pacifique Contemporain, L’Harmattan, 2002, 250 pages
70par Sophie Chave-Dartoen
71sophiedartoen@club-internet.fr
72Ce volume, édité par Christine Hamelin et Eric Wittersheim, rassemble huit textes qui traitent du changement social dans des sociétés actuelles du Pacifique Sud et du sens que chacune de ces sociétés lui donne. Chaque texte contribue ainsi à la définition de ce que les mots « tradition » et « coutume » (kastom en pidgin local) peuvent signifier en relation au contexte particulier de sociétés engagées dans des processus de mutations à la fois profondes et rapides. Ces mutations entraînent la réorganisation d’institutions dorénavant ouvertes à l’influence directe des valeurs occidentales dans un champ « politique » et social qui, semble-t-il, tend à s’unifier.
73La question de la relation entre État et tradition n’est pas récente dans les études océaniennes. Elle s’est imposée en contrepoint de l’avènement des mouvements indépendantistes et du nationalisme militant qui accompagnent la décolonisation progressive (et partielle) de la région depuis une trentaine d’années. Elle se fonde sur un double constat : la définition du mot « tradition » renvoie à des pratiques et des représentations dont l’ancienneté, l’étendue et le sens ne sont pas toujours biens nets, certaines « traditions » s’avérant des syncrétismes, des emprunts, des innovations face à de nouvelles contraintes, ou encore de pures « inventions » à partir d’éléments anciens réajustés autour d’une signification nouvelle (car « moderne »). Se posent alors les problèmes de l’authenticité des traditions et de l’autorité permettant d’en juger. De ce premier constat découle le second : les « traditions » (ou « coutumes » quand le sens des deux mots se rejoignent – ils peuvent parfois être opposés) peuvent être mises au service du contrôle d’un champ politique établi, dans le Pacifique Sud, par les autorités coloniales et laissé libre lors de la décolonisation et de la modernisation des États autochtones (suffrage universel, émergence d’élites locales contrôlant l’économie, l’administration et le domaine politique…).
74L’analyse et la dénonciation de « traditions inventées » mises au service d’idéologies et d’institutions résolument modernes (bureaucratie d’État, nationalisme, économie de marché ou, au contraire, collectivisme marxisant…) ont été formalisées au début des années quatre-vingt, dans deux ouvrages qui font désormais référence : celui de Roger Keesing et Robert Tonkinson en 1982, celui de Eric Hobsbawm et Terence Ranger dans un contexte plus vaste en 1983. Une vive polémique anime désormais le champ des sciences sociales sur le sujet. L’objection principale présentée à cette analyse est le postulat d’une continuité de la tradition, en dépit des changements de forme et de contenu. Loin de venir d’un front unitaire, cette objection émane en fait de positions théoriques antagonistes. L’une, jugée « essentialiste », défend l’idée de la stabilité et de l’irréductibilité des formes du social ; l’autre, refusant toute distinction entre « eux » et « nous », et rejetant par là l’opposition entre tradition et modernité, est définie comme « post-moderne ».
75Le volume édité par C. Hamelin et E. Wittersheim n’apporte pas, sur la question, de contribution théorique décisive. En revanche, il a comme intérêt de présenter en langue française, avec plusieurs exemples choisis parmi les sociétés de la région, des analyses offrant des perspectives théoriques et méthodologiques représentatives de débats initiés et encore largement alimentés par les spécialistes, principalement anglophones, de cette même région. Ces études de cas ont deux vertus : chacune d’elle souligne la complexité des faits étudiés et la finesse de l’observation, qui doit être mise en œuvre avant toute conclusion ; conjointement, elles illustrent l’étendue et la diversité des faits embrassés dans cette problématique et, donc, pris en compte dans la discussion.
76On regrette, à cet égard, qu’un texte conclusif ne signale les difficultés de l’entreprise afin d’éclairer les divergences, mais, surtout, pour mieux évaluer et souligner les acquis. La plupart des contributeurs, en effet, s’en tiennent, comme le préconisent les éditeurs dans leur introduction commune, à « associer étroitement ethnographie et sociologie », restituant par là « les contextes sociaux objectifs […] dans lesquels s’exercent les recours à la tradition, à partir d’une connaissance fine des logiques locales et de leurs spécificités ». Cette exigence méthodologique porte des fruits convaincants et leurs résultats auraient mérité d’être repris dans un texte de synthèse qui se démarque plus nettement que ne le fait l’introduction dans un débat actuellement dominé par les chercheurs anglo-saxons.
77Les articles de Brigitte Derlon, Monique Jeudy-Ballini, Alban Bensa sont exemplaires en la matière. Les faits qui y sont présentés et analysés relèvent de pratiques et de contextes très différents (la Nouvelle-Guinée insulaire pour les deux premiers, la Nouvelle-Calédonie pour le dernier). Cependant, en absence de tout parti pris théorique a priori, ces travaux contextualisent les faits tout en plongent au cœur des sociétés concernées pour dégager et étudier les formes spécifiques de la pensée, de l’action – donc de la parole – des différents acteurs. À signaler tout particulièrement, concernant les mécanismes du changement social et les résistances qu’il soulève en Nouvelle-Irlande, le travail de B. Derlon sur le conflit violent qui opposa, durant son dernier séjour, les habitants du plateau aux villageois côtiers.
78À noter également la description, par A. Bensa, de l’élaboration du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou de Nouméa. On y voit que la résistance des autorités kanak au discours sur la tradition promu par les services culturels territoriaux suit une logique propre qui ne correspond en rien aux analyses qui, élaborées pour l’essentiel dans les contextes néo-guinéen et vanuatais (cf. infra), tendent à mettre en équation « tradition » (ou « coutume » kastom) et l’expression d’une domination politique, économique et culturelle, de ce qui apparaît comme une nouvelle « élite » mélanésienne.
79Dans un autre registre, la contribution de M. Jeudy-Ballini montre que chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne, l’adoption de différentes confessions et les apports de la modernité (l’économie de marché par exemple), viennent en réponse à, ou suivent la logique de représentations et de pratiques anciennes. Cette étude de cas illustre la remarquable vitalité d’une société pourtant en pleine mutation.
80L’attention portée aux discours (paroles et actes) et aux contextes confère à la plupart de ces contributions une grande unité de forme et de fond. Se rattachent à cet ensemble les travaux de Lissant Bolton et d’E. Wittersheim qui, à plusieurs titres, se répondent et se complètent. Le premier décrit comment, à travers la radiodiffusion régulière de programmes sur les « cultures indigènes », s’est progressivement constituée l’ébauche d’une identité nationale vanuataise, à laquelle correspond désormais le concept de « coutume » (kastom). Le second, dans la veine classique de l’anthropologie politique, analyse différentes institutions vanuataises, et les différentes positions auxquelles le terme « chef » peut correspondre. Son attention s’attache précisément à l’articulation entre les nivaux de décision locaux (nivaux disparates du fait des nombreuses sociétés constituant ce jeune état et d’un passé colonial complexe) et le niveau national en quête de légitimité interne et externe. Cette articulation se construit dans la référence à la « coutume » (kastom, concept problématique, du fait de la diversité des institutions et des pratiques qu’elle désigne, mais aussi des remaniements opérés par les missionnaires et l’administration coloniale) et à l’autorité des « chefs » coutumiers.
81En contraste avec ces articles, trois contributions ont un ton beaucoup plus polémique. La première, de Bronwen Douglas, se veut, par l’étude des mouvements d’émancipation de la femme au Vanuatu, un contrepoint du « sécularisme romantique ou de l’ethnocentrisme féministe qui raillent ou déplorent l’engagement stratégique des femmes dans les contextes chrétiens ». Ce projet n’est malheureusement qu’en partie réalisé pour deux raisons. La première, qui organise toute l’architecture du propos, est la rapidité et le caractère parfois superficiel des démonstrations (comme l’auteur l’admet elle-même, des « images très partiales [… qui] dérivent d’impressions tirées de contextes passés et présents à Aneityum, et de situations urbaines actuelles »). La seconde est sa volonté de contrer les préconceptions qui, uniformément partagées selon elle par les missionnaires, les anthropologues et les leaders indigènes, associent et superposent les oppositions telles que Océanie/Occident, primitif/civilisé, communautaire/individuel. Si ces poncifs méritent des critiques, de telles généralisations demandent pour le moins quelques nuances. La question initiale, par exemple, d’un « individu traditionnel » (donc implicitement différent d’un « individu non traditionnel ») reste naïvement posée, admettant par là l’opposition tradition/modernité, ou encore celle « eux/nous » dont elle fait, dans cette même partie, la cible de ses critiques. Un regard plus attentif à la distinction entre « personne » et « individu » et au contenu des citations employées (qui insistent sur les notions de communauté et de personne en relation) aurait certainement mieux servi le propos de l’auteur et, avec lui, la cause des femmes Vanuatu.
82La contribution de Ton Otto établit, sur la base de trois biographies rapides, une typologie des chefs baluanais contemporains. L’auteur y présente une analyse qui, clairement précédée de prémices méthodologiques (analyses macro et micro-politiques) et théoriques largement puisées aux sources de la sociologie (Weber, Bourdieu, Barth…), prétend rejeter a priori toute idée de sociétés traditionnelles intégrées et formant système (tout en parlant de « renaissance de concepts locaux », de « continuités » et « modèles traditionnels », on se demande alors en référence à quoi ?). L’exposé dessine toutefois le portrait d’une société dont la cohérence n’a pas été affaiblie par l’arrivée de la modernité (christianisme, représentation politique et économie de marché), puisque les principales avancées de cette dernière se conforment à des valeurs fondamentales préexistantes. L’auteur en fait lui-même le constat en conclusion : « Ces trois personnages soutiennent l’idéologie traditionnelle du lapan, en tant que statut héréditaire important. » De plus, ils reproduisent, tout en la renouvelant, l’ancienne opposition entre statut héréditaire et statut acquis. Contrairement à ce que dit l’auteur, ces valeurs semblent donc encore bien assurer une permanence, leur seul « sens » ayant changé.
83La dernière contribution, celle de Jonathan Friedman, prend nettement position contre les conclusions de Jocelyn Linnekin concernant les revendications des activistes hawaiiens et, plus généralement, contre les analystes qui, rangés derrière E. Hobsbawm, postulent l’invention et la manipulation de traditions à des fins politiques. Selon lui, l’identité collective, la culture, ou encore la tradition, ne peuvent être réifiées et évaluées per se ; elles se fondent sur une adaptation et des transformations progressives du social et sur la continuité des pratiques et des représentations intégrées par chaque individu. L’auteur dénonce, en retour, l’aveuglement de ses confrères à leurs propres présupposés et le biais idéologique dont l’anthropologie se fait l’outil (il se range, à ce titre, auprès des chercheurs généralement considérés comme « post-modernes »). On peut regretter qu’un dialogue final n’ait été engagé entre l’auteur et E. Wittersheim, qui paraît défendre, sur le sujet, une position opposée. ?
Le Judaïsme alsacien. Histoire, Patrimoine, Traditions, Strasbourg, La Nuée bleue, 2003, 159 pages
84par Martine Segalen
85Université de Paris X-Nanterre
86ipraus (Institut parisien de recherches Architecture, Urbanistique et sociétés)
87Poursuivant son œuvre de connaissance de la culture judéo-alsacienne [7], l’éditeur La Nuée bleue propose un livre magnifiquement illustré qui traite, en une série d’articles relativement courts, de l’histoire et de la culture des communautés juives d’Alsace. Pendant longtemps, ces communautés résidèrent essentiellement dans des villages où elles ont laissé de riches traces patrimoniales. Une partie des chapitres reprend des articles publiés dans le no 55-56 de la revue Saisons d’Alsace (1975), aujourd’hui épuisé. Ils donnent à connaître, sans véritable propos d’ensemble, certaines caractéristiques culturelles propres à ces groupes : contrats de mariage, « mappoth » (célèbres langes de circoncision décorés de signes hébraïques, peints ou brodés de scènes d’histoire locale et, à partir de 1830, de thèmes patriotiques), sceaux, langue, cuisine, etc. Quelques chapitres retracent des épisodes de l’histoire juive locale, notamment l’histoire particulière de ces communautés dans leurs rapports avec les chrétiens ou les juifs d’Europe orientale. D’autres abordent la présentation de monuments patrimoniaux redécouverts ou restaurés. Enfin quelques chapitres d’histoire de l’art, à partir d’une iconographie originale, analysent les regards sur le judaïsme dans l’art du Moyen Âge alsacien.
88Ainsi résumé, l’ouvrage semble étudier un sujet déjà largement connu, et qui, en raison de son format et de l’exceptionnelle qualité de son iconographie, pourrait faire office de cadeau idéal pour « Hanouka » ou pour une « bar-mitzvah ».
89Mais c’est tout à la fois bien plus et autre chose. Il s’agit moins d’une célébration que d’une réflexion relativement amère sur le mouvement de patrimonialisation qui se développe depuis une trentaine d’années. Les propos de Freddy Raphaël, qui a introduit l’ouvrage, lui a donné de nombreuses contributions et rédigé la conclusion, sont à cet égard fondamentaux – même si on n’a guère l’habitude de les rencontrer dans ce genre de publication. Et c’est très bien ainsi.
90Son introduction interroge les causes de l’heureux renouveau d’intérêt pour l’abondant patrimoine juif de ces communautés rurales : une carte présente les deux cents sites (et plus) recensés où l’on peut rencontrer un cimetière, un musée ou une section d’art juif, une maison juive, une école, une inscription hébraïque, un « mikvé » (bain rituel), etc. Ces traces patrimoniales pourraient donner à croire que l’histoire des judéo-alsaciens fut heureuse, mais le mythe doit être refusé. Sans complaisance aucune, Freddy Raphaël rappelle la ghettoïsation dans laquelle vivaient ces juifs tolérés dans les communautés rurales, ce qui conduisit, après le génocide nazi, à un oubli rapide de leur patrimoine ; il relève aussi l’indifférence des consistoires et des municipalités. Ceci étant dit, Freddy Raphaël souligne le sursaut qui mène, depuis une trentaine d’années, à un effort considérable de sauvegarde et de connaissance de l’histoire de ces communautés. Comment l’interpréter ? Les traces mémorielles qu’elles ont laissé, apparaissent comme un témoignage spécifique d’une singularité, qui n’est qu’un moyen d’accéder à l’universel, dit-il [18]. Juifs et non-juifs se réapproprient les bribes d’une histoire. Cependant le culte des racines n’est jamais poussé trop loin par ceux-là mêmes qui, ayant été tentés par l’embourgeoisement (1870-1939), se trouvèrent ensuite mis au ban de leur patrie. Pas de risque donc d’un enfermement sur soi-même, mais plutôt un désir de garder des traces, d’être cette « écharde dérangeante dans la bonne conscience de l’histoire régionale réécrite sur le mode complaisant de la victimisation » [19].
91À cette introduction qui ne mâche pas ses mots, même si les termes sont toujours, à l’image du judaïsme dont ils sont issus, « mesurés », la conclusion répond, traitant de la violence de la profanation, qui, hélas, n’appartient pas au passé. ?
Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre, Martine Segalen, Le nouvel esprit de famille, Odile Jacob, 2002, 294 pages
92par Anne Gotman
93cerlis (cnrs-Paris v)
94Cet ouvrage, bâti sur l’exploitation d’une centaine d’entretiens qualitatifs s’appuyant sur l’enquête quantitative conduite par Claudine Attias-Donfut en 1992, est fondé sur le même principe qu’elle : l’interrogation de triades d’individus appartenant à trois générations successives, la génération « pivot », âgée de 48 à 52 ans, née pendant la Seconde Guerre mondiale ; celle de ses parents, nés pendant l’entre-deux-guerres ; celle de ses enfants, élevés dans le sillage de « soixante-huit ». À l’heure où cette génération se voit taxée de tous les maux dont la société, devenue entre-temps nettement plus inégalitaire, veut pouvoir se dédouaner, ce livre apporte une correction salutaire des « acquis sociaux » de soixante-huit grâce auxquels la jeune génération peut affirmer une respectueuse indépendance de ses prérogatives et opposer à ses aînés des choix assumés par les uns et, même à leur corps défendant, par les autres. Il est vrai, et ce livre s’en veut la preuve, que les relations instituées entre générations, dûment marquées par les événements sociétaux de grande ampleur, sont également façonnées par une temporalité intra-familiale qui plonge ses lignes de continuité dans des eaux plus profondes, aux effets tout aussi durables. Il est également vrai que les segments sociaux, aujourd’hui confrontés à une précarisation qui trouve elle-même ses racines dans des histoires familiales rompues par la pauvreté ou l’émigration, n’apparaissent pas dans l’ouvrage. Il se dégage ainsi de la lecture de ce volume une atmosphère sage et apaisée, que ne parviennent nullement à entamer les développements consacrés aux ruptures, tensions et conflits et à « l’enfer des solidarités ». Nous y reviendrons. Écrit dans un style alerte et coloré, fortement imprégné par les vignettes qui émaillent à tout moment les propos des auteurs, cet ouvrage (destiné au grand public) entend ainsi s’opposer à la doxa de la « mort de la famille », cette dernière prétendument tuée par l’individualisme montant des sociétés riches et pourvues d’un système développé de transferts sociaux. Y est affirmé, au contraire, que l’histoire de toutes les lignées rencontrées illustre « l’assomption de l’indépendance dans le maintien de la continuité » [29], conjuguant à loisir les impératifs nouveaux qui imprègnent l’ensemble des relations familiales – individualisme et démocratie, souci de soi et égalité accrue des uns par rapport aux autres, primat des relations affinitaires et électives –, avec une « donnée » intangible : la non-permutabilité de la succession des générations et l’inaliénabilité de leurs statuts respectifs ; raison pour laquelle la relation « pure » qui caractérise le couple « n’est pas entièrement transposable aux générations » [273].
95L’ouvrage comprend deux parties : la première, consacrée à la nature des liens entre générations, appréhendés sous l’angle relationnel, patrimonial et d’entraide ; la seconde, aux évolutions sociales des lignées en termes sociaux, économiques et culturels. Le dernier chapitre restitue ce que les répondants entendent par « esprit de famille », expression dans laquelle ils ne se reconnaissent pas nécessairement de prime abord, mais qu’ils renseignent néanmoins précisément en distinguant : l’affinité (affection, plaisir des rencontres, fréquence des contacts) ; la confiance (pouvoir compter sur quelqu’un, indulgence et absence de jugement) et la générosité (gratuité des échanges, disponibilité, entraide et soutien). Considéré comme un élément de synthèse, ce classement spontané de signifiés (qui distingue les relations, le jugement et la solidarité), n’a pourtant pas été repris par les enquêteurs, qui ont utilisé comme consigne initiale de l’entretien un schéma généalogique, préparé à l’avance à partir des indications fournies par l’enquête quantitative. Ce parti pris n’a-t-il pas informé le récit, d’entrée de jeu placé sous le signe de la continuité et du lien ?
96Ainsi, les différents styles d’éducation constatés d’une génération à l’autre, et, plus nettement, de la première à la deuxième (dont l’innovation a été poursuivie par la troisième), résistent-ils à la montée de l’autonomie revendiquée au premier chef par les plus jeunes et, secondairement, par les plus vieux désormais pourvus, en bonne santé et le plus souvent soucieux de vivre sans peser sur autrui. Sévérité, tolérance et permissivité trouvent des accommodements dans la mesure où les relations se transforment « dans le même sens que les rapports de générations » et absorbent, à des degrés inégaux, « l’assouplissement de la hiérarchie » [53]. Parmi les facteurs de cette continuité, une nouvelle complicité mères-filles sous-tendue par le ralliement de ces dernières à l’affaiblissement du pouvoir patriarcal (auquel, en revanche, adhèrent moins volontiers les pères). Sans provoquer de rupture, le conflit de générations se solde alors seulement par un « raté de transmission du patrimoine éthique » [33]. Si le rejet de l’autorité, du devoir et du sacrifice par les générations plus jeunes rend ces valeurs obsolètes, il ne les disqualifie pas pour autant, dans la mesure où l’injonction « d’être soi » s’articule à l’injonction « d’être nous ». Cette articulation expliquerait également que la distance entre les expériences vécues par les plus anciens et les plus jeunes, entre la dureté et la facilité de la vie quotidienne, rende la transmission impossible sans toutefois obérer leurs relations.
97Les modèles de transmission et de réception patrimoniales mis en évidence par l’enquête, ici classés en « réparateurs », « autonomes » et « patrimoniaux », confirment la diversité des arrangements inventés par les héritiers pour assumer leur place, soit en inaugurant de nouvelles fondations, soit en ramenant le patrimoine à sa valeur utilitaire, ou bien encore en poursuivant la culture patrimoniale des générations précédentes. L’exercice des solidarités, appréhendé à travers l’aide domestique ; les prêts et dons d’argent ; la garde des petits-enfants et la prise en charge des parents âgés dont les flux sont mesurés par l’enquête quantitative, témoignent simultanément d’une « grande vitalité » et d’une forte variance, cette dernière irréductible à l’effet de seuls facteurs exogènes mais en partie déterminée par des causes « immatérielles » et des « microcultures » familiales. L’importance des pratiques de grand-parentage [8] est attestée par la fréquence des gardes assumées par la génération pivot des baby-boomers. Toutefois, l’absence de points de comparaison avec les pratiques des générations précédentes laisse trop aisément à penser que nous sommes en présence d’un « boom » familialiste et d’un engagement intergénérationnel inédit. S’il l’est en effet dans sa forme – gardes ponctuelles de soirées et de week-ends –, il conviendrait de rapporter ces heures de gardiennage aux séjours prolongés, parfois de plusieurs années, jadis effectués par les petits-enfants au domicile de leurs grands-parents, lorsque les parents n’étaient pas en mesure de garder chez eux leur enfant. Il apparaît, en effet, d’après l’enquête « Proches et parents » [9], que 33 % des adultes aient connu dans l’enfance des périodes de rattachement à d’autres foyers que celui de leurs parents. Mis à contribution à partir de la retraite, encore en bonne santé et relativement aisés, les grands-parents d’aujourd’hui font-ils de plus grands efforts que leurs aînés (moins pourvus, encore en activité et élevant chez eux un petit-enfant malade ou affaibli, ne trouvant pas de place dans un foyer parental trop exigu, au milieu d’une famille trop nombreuse ou trop accaparée, pendant de longues périodes), pour élever un petit ? En ce qui concerne la prise en charge des parents âgés, l’enquête confirme clairement la distance établie par les jeunes générations acquises à la solution de l’aide et du soutien au domicile des parents lorsque c’est possible et que les aides le permettent, mais avec des différences, toutefois, entre les projets conçus pour la mère et la belle-mère et, également, selon l’état des personnes à charge : bien portantes et faciles à héberger, ou malades et trop exigeantes pour être supportées. Ou encore selon les facilités matérielles des accueillants. À noter cependant que la vieillesse des parents est un problème que tous appréhendent.
98Placé sous le signe d’une continuité intergénérationnelle bâtie sur des réinterprétations individuelles et des innovations simultanément singulières et collectives, le « nouvel esprit de famille » est ainsi renforcé par les transferts de solidarités opérés par l’État. Ce résultat, déjà mis en valeur par l’enquête quantitative de Claudine Attias-Donfut, se traduit par le fait que les parents consentent d’autant plus à accroître leurs efforts pour aider leurs parents qu’ils le seront eux-mêmes par les services sociaux, et d’autant plus enclins à participer au financement des études ou à l’installation de leurs enfants dans un logement indépendant que ceux-ci bénéficient d’une bourse ou d’une allocation logement. Il se traduit, symétriquement, par le fait qu’en l’absence de telles possibilités, « certains parents ne pourraient pas assumer la totalité des coûts et que des choix différents seraient faits (entrée plus précoce sur le marché du travail ou maintien au domicile parental) dispensant [nous soulignons] les parents d’aider financièrement leur enfant » [125]. Telle « dispense » nous paraît au contraire dictée par l’injustice d’une redistribution, qui laisse de côté une population à la fois privée de transferts sociaux et de soutien familial, mais qui, curieusement, n’est pas interrogée dans ces pages. Nous touchons ici à la question des prestations « familiales » et d’une politique du même nom qui, pour se maintenir et ne pas lâcher des acquis imprescriptibles, se refuse à prendre en compte l’accroissement de l’inégalité de revenus constaté depuis leur mise en place.
99Par ailleurs, dûment avertis des effets de la réinterprétation biographique et des modes sélectifs de la mémoire, les auteurs ne semblent pas avoir suffisamment mesuré les biais introduits par le fait d’interroger les individus à des moments fort différents de leur cycle de vie. Ainsi, lorsqu’il est affirmé, par exemple, que c’est dans la génération médiane que « le milieu social détermine le plus fortement le modèle du couple adopté » et que « la division du travail par sexe reste en vigueur dans les milieux paysans et devient minoritaire parmi les cadres » [50], ne peut-on pas se demander si l’empreinte du milieu qui ne s’est pas encore solidifiée ni donc manifestée dans la jeune génération n’est tout simplement pas repérable au moment de l’enquête ? De même, à travers la comparaison intergénérationnelle des échelles de la réussite, l’étude confirme l’idée fortement répandue selon laquelle, aujourd’hui, la réussite ne se mesure plus seulement à l’aune du travail et des statuts professionnels, mais intègre des paramètres tels que « l’intérêt du travail ou son environnement », la « réalisation de soi » et la « qualité de vie » [227-228]. Qu’en sera-t-il lorsque ces jeunes générations auront vieilli, et que la question leur sera posée au terme d’une trajectoire accomplie ? Ne mesure-t-on pas ici plus l’effet de l’âge que l’effet de génération ? De même, si la diffusion et la valeur des diplômes se sont accentuées depuis la guerre, leur minimisation par les générations anciennes n’est-elle pas liée, elle aussi, au fait que le parcours professionnel aura « recouvert », par l’expérience acquise, la formation initiale ? Par ailleurs, s’il n’est pas surprenant de voir le chômage apparaître avec force dans le récit des jeunes générations autant préoccupées pour elles-mêmes que pour leurs enfants (de la quatrième génération), il l’est davantage de n’y trouver aucune allusion parmi les anciennes générations, appelées « générations du labeur » [188], qui ont traversé la crise des années trente. Enfin, le « désenchantement » des jeunes générations succédant à la génération pivot dite d’« abondance » corrobore, certes, les incertitudes réelles de l’environnement économique contemporain, mais peut-on en conclure pour autant qu’ils sont davantage que leurs aînés « sollicités par les événements du présent », que leur identité, s’appuyant sur « un ensemble de phénomènes qu’ils vivent au présent », est « moins polarisée que celle de leurs prédécesseurs », et que leur perception d’eux-mêmes se confond avec l’actualité [200-201] ? Qu’auraient répondu leurs prédécesseurs interrogés au même âge ? Leur récit rétrospectif n’a-t-il pas réorganisé les événements en élaguant les incertitudes d’une « actualité » dépassée ? Si l’enquête se prête à l’analyse des effets de transmission intergénérationnelle, sa fiabilité pose question lorsqu’il s’agit de détecter les effets de générations. Les auteurs ne conviennent-ils pas d’ailleurs eux-mêmes que « la définition sociale d’une génération ne se fait qu’après coup, au milieu du parcours de vie, à la faveur de la montée d’une nouvelle génération » ? [202].
100Enfin, prenant soin de ne pas établir de relation de cause à effet entre, d’une part, l’affaiblissement des liens conjugaux et, d’autre part, les nouveaux liens suscités par l’extension temporelle et verticale des lignées, l’ouvrage fait relativement peu de cas de leur interaction. L’impact du divorce sur la mobilisation de l’entraide intergénérationnelle apparaît notamment dans le paragraphe sur les grands-parentages, et révèle, face aux divorces au sein de la jeune génération, une logique compensatoire. « En cas de séparation du jeune couple, les grands-parents sont mobilisés des deux côtés. Et si la grand-mère maternelle est souvent en première ligne, il arrive que la mère qui a la garde de l’enfant fasse appel à la grand-mère paternelle plutôt qu’à sa propre mère, soit qu’elle ait de mauvaises relations avec cette dernière, soit qu’elle ne lui fasse pas confiance pour s’occuper des enfants ou encore que cette mère ne soit pas disposée à le faire » [111]. L’assiduité grand-parentale se voit encore au fait que « certaines grands-mères viennent parfois compenser les carences de la mère dans les soins ou l’éducation de leurs petits-enfants, surtout quand le jeune couple est séparé ». En revanche, et comme l’affirmait déjà l’enquête quantitative, le divorce à la génération parentale (pivot) provoque une démobilisation et un relâchement des liens intergénérationnels qui se répercute sur toute la lignée. « Les résultats, écrivait Claudine Attias-Donfut en 1995, ne confirment guère la présence d’un renforcement des liens intergénérationnels qui viendrait compenser la dissociation du couple. C’est au contraire une distanciation relative des relations entre générations qui se manifeste dans ces situations. » [10] « La fragilité contemporaine du couple ne détruit certes pas le lien de filiation, poursuit-elle, mais elle l’affecte et tend à le diluer partiellement dans une solidarité moins exclusivement centrée sur la parentèle » [55-56].
101On regrettera donc qu’une place plus grande n’ait pas été faite à ces situations de ruptures conjugales à la génération parente, d’autant que l’héritabilité des divorces est significative, puisque l’on compte 30 % de divorces chez les couples qui ont vécu la mésentente ou le divorce de leurs parents, contre 12 % parmi ceux dont les parents étaient unis et s’entendaient bien. ?
Notes
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[1]
Voir notamment l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, De la bibliothèque au droit de cité, bpi, coll. « Études et recherches », 1997.
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[2]
Pour un aperçu de quelques problématiques « exotiques » autour du territoire et de l’identité (dépassement des frontières, migrations, décentralisation, etc.), notamment en Afrique et en Amérique Latine, voir le numéro spécial de la revue Autrepart, publiée par l’Institut de recherche pour le développement (ird) : « Logiques territoriales, logiques identitaires », Paris, éd. de l’Aube/ird, 2000, 195 pages.
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[3]
Le nom de « Western Isles » devient ainsi l’appellation politique et/ou administrative des Hébrides Extérieures (Outer Hebrides) ; lesquelles, en 2001, représentaient 27 180 habitants, dont plus de 20 000 à Lewis même (8 000 habitants environ pour l’unique ville de Sornoway) [11].
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[4]
Sans doute doit-on regretter la trop faible audience des ouvrages de sciences humaines et le désintérêt grandissant des éditeurs sérieux. Or il ne fallait pas s’attendre, de la part de L’Harmattan, à un travail éditorial qui eût transformé les pages universitaires de Nathalie Coffre-Baneux en un ouvrage plus lisible.
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[5]
À Lewis, un Écossais des Highlands (donc, de la même grande région culturelle) est un incomer. De même, à Cherbourg, un habitant à 20 ou 30 kilomètres plus au sud est déjà un horsain (celui qui est en dehors, l’étranger).
-
[6]
Sur ce sujet, nous sommes en accord avec ce que disent notamment les chercheurs du cerat à Grenoble, qui considèrent que les idées présentes dans une politique publique doivent être analysées sous l’angle de leur participation à la légitimation du politique. Cf. : [Patrick Hassenteufel et Andy Smith, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques “à la française” », Revue française de science politique, vol. 52, no 1, février 2002 : 59].
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[7]
Cf. le compte rendu de Regards sur la culture judéo-alsacienne. Des identités en partage, sous la direction de Freddy Raphaël, Strasbourg, La Nuée bleue, 2001 ; Martine Segalen, « Cultures régionales », Ethnologie française, 2003-3 ; juillet-septembre : 521-523.
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[8]
Claudine Attias-Donfut, Martine Segalen, 1998, Grands-parents. La famille à travers les générations, Paris, Odile Jabob.
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[9]
Catherine Bonvalet, Anne Gotman, Yves Grafmeyer [eds], 1999, La famille et ses proches : l’aménagement des territoires, Paris, puf/ined.
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[10]
Claudine Attias-Donfut [dir.], 1995, « Le double circuit des transmissions », Les solidarités entre générations. Vieillesse, Familles, État, Paris, Nathan : 41-81.