Couverture de ETHN_043

Article de revue

« Sans toit ni loi » : les exclus

Pages 499 à 508

Notes

  • [1]
    Travail de recherche effectué par l’auteur dans le cadre du diplôme d’études approfondies, qui a permis de situer les critères de dénuement à partir de l’exploitation de dossiers de 630 personnes bénéficiant du revenu minimum d’insertion dès sa mise en place de 1988 à 1992. Ce premier travail de terrain, d’approche quantitative, va donc servir d’enquête exploratoire pour compléter les facteurs reconnus comme facteurs d’exclusion par les investigations théoriques. Ainsi, la non-couverture sociale se révélait comme problématique à l’époque pour près de 20 % de cette population de même que les mauvaises conditions de logement.
  • [2]
    François Clanché différencie treize types d’habitations et neuf statuts différents pour l’occupation de ces sites.
  • [3]
    Cf. : [Dambuyant-Wargny, op. cit.]. Au total, une quinzaine de lieux ont été nécessaires à explorer dans trois départements différents : des centres d’accueil (d’urgence, de réadaptation, médicalisé), des abris précaires, squats, associations, espaces d’insertion et espace public.
  • [4]
    Il s’agit ici de se référer aux squats occupés par les sans-abri, c’est-à-dire, pour la très grande majorité, occupés de façon ponctuelle et relativement peu aménagés, contrairement à ceux occupés par d’autres groupes sociaux : artistes, personnes en situation irrégulière.
  • [5]
    Ethnologie francaise, 2002/1, « Intimités sous surveillance ».
  • [6]
    Les statistiques fournies par le chauffage urbain alimentant la ville de Paris donnent des informations complémentaires sur la répartition et le nombre de bouches de chaleur par arrondissement. Au regard de ces données, on observe que trois arrondissements ont plus de quarante bouches de chaleur (les 6e, 8e, et 16e), tandis que douze autres en possèdent moins de vingt. Statistiques ccpu, 1998.
  • [7]
    Corpus photographique réalisé dans le cadre de l’appel d’offres du ministère de la Recherche et de l’emploi, de la Caisse nationale des allocations familiales et de la Direction des affaires régionales et sociales ; sur la précarité, les trajectoires et projets de vie, avec Dominique Memmi, 1996-1999 (convention cnrs).
  • [8]
    Analyse réalisée et menée conjointement avec Dominique Memmi à qui je renouvelle tous mes remerciements.
  • [9]
    J’adresse ici mes remerciements à Jacques Hassin, pour m’avoir confié cette étude.
  • [10]
    Sur la notion de territoire, on pourra utilement se reporter à Ethnologie française, 2004/1, « Territoires en questions ».
  • [11]
    Cf. : [Dambuyant-Wargny, op. cit., 2001]. De même que les espaces d’activités sociales, qu’elles soient économiques ou relationnelles, pouvaient après l’analyse des données recueillies apparaître répartis sur un territoire de référence, les espaces privés peuvent se comprendre comme situés et organisés sur un territoire d’attache.
  • [12]
    La maraude du samu social est un circuit effectué chaque soir en camion par les professionnels, pour aller à la rencontre des personnes installées dans la rue.
  • [13]
    A. Kernevez : photographe ayant travaillé avec C. Lanzarini, pour un programme de recherche mené par l’ined et le Plan urbain [op. cit. : 48].
  • [14]
    Le docteur Suzanne Zucca, médecin psychiatre psychanalyste du réseau Souffrance et précarité, dirigé par le docteur Xavier Emmanuelli, évalue entre 30 et 40 % la population à la rue atteinte de troubles psychiatriques avérés : « Ce sont des personnes présentant des délires aigus ou chroniques, qui peuvent être liés à des psychoses anciennes chronicisées, des alcooliques et toxicomaniaques profonds, des pathologies dépressives profondes. » Cf. : [Le Généraliste, 1999, no 1975]. Toutefois, il est nécessaire de relativiser ce discours par d’autres sources. Une enquête menée par une équipe de psychiatres auprès de 838 personnes sans domicile à Paris a permis d’évaluer la prévalence des maladies mentales (en comptant la dépression), sur toute la vie à 57,9 % alors qu’elle passait à 29,1 % sur une année. Pour les troubles psychotiques, ces prévalences étaient de 16 % (sur la vie) et 6 % (sur un an). Cf. : [Kovess, Mangin-Lazarus, 1999].

1Les situations d’exclusion et de précarité, telles qu’elles se présentent aujourd’hui, peuvent être appréhendées par l’analyse de leurs multiples formes (notamment pour les bénéficiaires du revenu minimum d’insertion ou rmi) [Paugam, 1991] ou de leur continuité historique [Geremek, 1987]. Cela permet de relativiser, mais également de mieux cerner, la réalité de dénuement, à comprendre dans une multitude de manques, matériels et sociaux. La précarité s’explique en effet par la dynamique des processus d’exclusion [Paugam, 1996] qui se met en place dès lors que la personne évolue dans des contextes sociaux favorisant des inscriptions précaires dans différents environnements, notamment dans le monde du travail et des relations sociales [Castel, 1995].

2Par ailleurs, des enquêtes de terrain complètent la réalité de ces innombrables difficultés, en montrant l’importance quantitative des mauvais états de santé ou des mauvaises conditions de logement [1]. Pour ce dernier point, une étude effectuée en Seine-et-Marne entre 1988 et 1992 auprès de 630 bénéficiaires du rmi démontre que 60 % d’entre eux connaissaient des difficultés de logement. Ces problèmes résultaient de causes diverses : 10 % avaient contracté une dette de loyer et risquaient l’expulsion ; 30 % étaient hébergés chez un tiers, « amical » ou « familial », et ne pouvaient prétendre à la pérennité de la situation ; 20 % vivaient dans des conditions d’hébergement précaires (dénommés « abris de fortune » par l’insee) (cabane de jardin, tente, caravane) ou n’avaient pas d’abri [Dambuyant-Wargny, 1992]. Ces enquêtes mettent en évidence le caractère aléatoire de la frontière existant entre le logement et la rue : parmi ces 60 % d’individus, certains étaient sdf, l’avaient été ou le deviendraient. D’autre part, elles révèlent la place capitale de l’abri offrant à la fois sécurité relative et stabilité spatiale, et permettant de maintenir certains liens sociaux, ne serait-ce qu’avec les travailleurs sociaux.

3Sera ici retenue la problématique commune concernant les plus démunis : précarité de travail, des relations sociales et de l’hébergement.

Des précarités différenciées

4Du routard à la personne étrangère en situation irrégulière, du clochard au bénéficiaire du rmi, le monde des exclus demeure extrêmement hétérogène : tous cumulent ces problématiques et peuvent être « comptabilisés » parmi les plus démunis tout en ne vivant pas les mêmes réalités sociales. Ainsi, par rapport au logement, François Clanché [2000 : 193-207] établit une nomenclature des types d’habitat et des statuts d’occupation extrêmement précis, démontrant ainsi l’hétérogénéité : « La description complète d’une situation de logement nécessite son classement selon trois dimensions : le type physique d’abri dans lequel vit la personne, […] le statut légal d’occupation et le degré de stabilité dans le temps de cette occupation. » [2] C’est effectivement à partir de ces critères que l’on peut tenter de « répartir » ces différents acteurs dans des zones de précarité différenciées [Dambuyant-Wargny, 2000]. S’il est difficile de repérer des seuils objectifs sur la précarité du travail, ou sur la fragilité des relations sociales, la nature de l’hébergement, en revanche, permet un regard objectif sur la réalité de l’habitat et le degré de dénuement. Si certains possèdent un abri précaire (tente, abri de jardin, caravane), ils peuvent y résider de façon permanente : on peut les situer en « zone de précarité débutée ». D’autres ne disposent que ponctuellement d’abri : il s’agit d’hébergés résidant dans de multiples institutions, que l’on peut situer en « zone de précarité engagée ». Enfin, certains résident dans l’espace public : ceux-ci semblent démunis de tout y compris d’abri (même si la réalité est beaucoup plus complexe et sera développée infra autour de la notion de territoire) : ils peuvent être situés en « zone de précarité confirmée ».

5En examinant ces différentes zones de précarité, on peut repérer la dynamique (en tant que processus continu) qui va les traverser, pour aboutir, in fine, à la grande exclusion qui se détermine donc davantage, et le plus souvent, dans l’espace public (même si, comme nous l’avons précisé, les situations y sont très fluctuantes). Mais alors, l’espace privé ne serait-il « réservé » qu’aux domiciliés précaires ? Existe-t-il un espace privé propre à la rue ? Qu’en est-il de la visibilité et de l’agencement de ces espaces ?

Des hébergements différenciés

6Il existe une grande diversité d’espaces occupés par les plus démunis. Car de toute évidence : « Il n’est personne qui ne soit caractérisé par le lieu où il est situé de manière plus ou moins permanente (être “sans feu ni lieu” ou “sans domicile fixe”, c’est être dépourvu d’existence sociale) » [Bourdieu, 1997 : 162]. Mais l’individu serait-il pour autant dépourvu d’« existence spatiale » ? Cerner cette réalité ne fut possible qu’en visitant un grand nombre de lieux d’habitation ou d’hébergement [3]. Les espaces privés peuvent se retrouver dans chacune des zones de précarité précédemment citées. Toutefois, ils se différencient par trois critères : le temps d’occupation possible de l’espace (ponctuel ou continu) ; l’appropriation possible de l’espace par l’individu (personnel ou collectif) ; l’exposition à la visibilité de l’espace (dissimulé ou public).

7Pour les espaces privés précaires, il faut différencier les lieux ponctuels (tels que les squats[4]) de ceux qui perdurent et sont aménagés en ce sens. Ils sont très diversifiés, que ce soit en secteur rural (tente, caravane, abri de jardin, cabane…) ou urbain (y compris en plein Paris, bords de Seine, ancienne gare désaffectée) [Marcie, 1996]. Dans l’espace public, correspondant cependant à un autre type d’occupation de l’espace, la sphère de l’intime peut être investie et « visibilisée », mais non reconnue socialement comme appartenant à l’individu (abribus, cage d’escalier, hall d’immeuble). Enfin, entre ces deux espaces « privés », se situe tout le panel des structures collectives offrant des hébergements à court (centre d’accueil d’urgence) ou plus ou moins long terme (centre d’hébergement et de réinsertion sociale par exemple). Dans ces centres, qui se différencient autant par la taille que par l’organisation institutionnelle, les espaces seront quasiment tous à partager. Restera-t-il quand même là une possibilité d’intimité ? Pourra-t-il exister, malgré tout, un agencement et une sphère personnelle dans une structure collective fonctionnant en termes de règlement collectif et de partage des lieux [5] ?

8Car, de toutes ces réalités d’hébergement, l’espace privé apparaît bien comme celui qui peut être investi et agencé de façon personnelle, même ponctuellement. Il représente celui que la personne peut s’approprier. Mais son appropriation est aussi à comprendre à partir du concept d’« exposition », qui consiste à se placer sous le regard public, et s’assortit de la notion de risques. Toutefois, cette dernière se structure de façon très complexe. « S’exposer » se définit par « courir le risque de », c’est-à-dire « être en danger » ou « supporter des inconvénients ». Ces derniers sont de plusieurs ordres dans la grande exclusion. Nous en retiendrons deux, qui vont de pair avec la visibilité et apparaissent essentiels pour des individus se retrouvant en habitat précaire, voire, sans-abri : la sécurité et le confort.

9Le premier critère concerne la sécurité. En s’exposant de façon extrêmement visible (par exemple dormir sur un banc), on peut penser que la personne peut davantage craindre d’être importunée ou agressée qu’un individu plus « dissimulé » (par exemple sous une porte cochère). Or, et c’est là un des aspects complexes de cette première notion, une personne très isolée peut davantage être en danger en cas d’agression si personne ne peut la voir pour la secourir.

10Le second critère concerne le confort. En s’exposant aux aléas climatiques, en étant donc plus ou moins abritée, la personne peut encourir des risques plus importants, notamment en termes de santé. Mais, cette fois encore, la complexité est de rigueur, car être abrité peut protéger de la pluie, mais s’installer sur une bouche de chaleur, au risque d’être mouillé, peut être plus « confortable » [6]. Cette notion peut également concerner une personne possédant la télévision dans sa cabane, même si elle n’a pas l’eau courante.

11Quel est le rapport de la visibilité et de l’appropriation avec la désocialisation, et qu’en est-il concrètement de l’installation d’un espace privé chez les plus démunis ?

La réalité de l’espace privé : entre appropriation et visibilité

12Jacqueline Coutras [1987 : 11] définit les « pratiques d’appropriation » par : « les modalités par lesquelles les personnes développent des attaches affectives avec les espaces fréquentés » [Coutras, 1987]. Ces pratiques peuvent rendre compte de l’investissement subjectif des lieux, et existent dès lors que l’espace privé devient personnel pour l’individu. En effet, si l’on examine les conditions matérielles de ces espaces privés, certains semblent, vus de l’extérieur, plus « privilégiés » que d’autres : si certains sont dénués de tout, d’autres possèdent des semblants ou des traces de confort. Pour cela, les corpus photographiques apparaissent indispensables, autant dans les espaces publics [Ined et Plan urbain, 1996] que privés [7] ou collectifs [Courtinat, 1995]. Ces corpus permettent, par l’image, de mettre en évidence des notions objectives de volume : taille des dortoirs, prestations offertes (douches collectives ou individuelles), organisation spatiale ; et subjectives : investissement des lieux (décoration même dans un abri de jardin, ou moquette dans un cabanon…), utilisation de ces lieux (être proche de la rivière offre des ressources en eau ou en produits de pêche ; être proche d’une décharge permet de récupérer facilement les vieux métaux). Enfin, l’analyse de l’espace privé permet de mieux comprendre l’utilisation de ces endroits en tant que véritables lieux de socialisation, créant ou maintenant des liens sociaux et préservant l’état du corps, ne serait-ce qu’en répondant aux actes quotidiens de survie : manger, dormir, éventuellement se laver. Ainsi, le type de lieu où « résident » les plus démunis détermine des usages radicalement différents des espaces et, dans ces espaces, du corps et des activités pratiquées ou praticables.

13Si la notion d’appropriation des lieux peut s’analyser à travers les pratiques, elle peut également s’examiner par les objets présents et la place qu’ils occupent. En ce qui concerne les plus démunis, on pourrait tenter un parallèle non pas avec les autres acteurs sociaux, mais avec ce que Edouard Hall [1971] dénomme « l’espace à organisation semi-fixe », c’est-à-dire avec les objets. Si la personne « domiciliée » possède son mobilier, l’hébergé en centre d’accueil possède son armoire, le sdf clochardisé ne possède souvent plus que son sac, qu’il garde tout contre lui. Mais alors, de quels types d’objets s’agira-t-il ? Seront-ils plus « utiles et nécessaires » dans la rue ? L’espace privé « installé » dans l’espace public ne contiendra-t-il que des objets de première nécessité ?

14Il convient ici de formuler une hypothèse générale qui prenne en compte la possibilité d’appropriation à la fois par son agencement et sa visibilité. Car le quotidien va se gérer différemment dans la rue, avec un « chez-soi » même précaire ; dans une chambre individuelle, un box de huit lits ou une salle d’hébergement d’urgence de cent lits. C’est pourtant dans ces espaces que doivent s’effectuer les actions quotidiennes rendues visibles en public, tout comme celles d’ordre privé relevant de l’intime. On peut alors penser que plus la désocialisation s’instaure, plus l’espace privé se rétrécit et se visibilise.

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L’esthétique : la plante verte posée sur la table dans une pièce de 3 m2 (photo : G. Allais, Seine-et-Marne, 1999).

Diversité des espaces privés

• L’espace dissimulé

15Pour ce qui est de la visibilité, les habitats précaires sont le plus souvent extrêmement dissimulés [8].

16En arrivant aux abords du bois, rien ne transparaît d’une véritable organisation spatiale qui accueille une famille de trois adultes et quatre enfants à quelques centaines de mètres de là. Ce n’est qu’après avoir traversé ce bois pendant environ un quart d’heure que l’on perçoit un dallage indiquant les abords de la cabane.

17Parmi ces lieux privés précaires, on peut donc différencier ceux qui sont ponctuels et ceux qui perdurent. Cette distinction, capitale, permet d’opposer notamment le squat et la cabane. Mais, dans ces deux types d’habitat, les critères d’aménagement et d’investissement sont très présents. Leurs traces sont multiples, et le « visiteur extérieur » sera surpris de constater des marques d’esthétique ou de « confort » dans des cabanes sans eau ni électricité : « chez » Viviane, c’est un bouquet de fleurs sur la table, « chez » Jean-Claude, une télévision branchée sur une batterie. Ainsi, dans ces abris précaires coexistent souvent des objets de première nécessité et d’autres, semblant « superflus » dans de telles conditions. Ces objets « inutiles » témoignent à la fois de la mise à distance de la situation sociale de survie et, par là même, de l’investissement des lieux, en confirmant l’hypothèse précédemment énoncée.

18L’analyse de Colette Pétonnet prend là tout son sens, avec sa notion de confort « subjectif ». « Pour nous la notion de taudis n’existe pas dans l’absolu puisque la notion de confort est personnelle » [Pétonnet, 1982 : 36], ce qui est particulièrement éloquent vu le peu de commodités de ces lieux. En effet, aucune salle d’eau n’existe dans ces habitats. Toutefois, Jean-Jacques a construit un abri pour les w.-c., considérant à présent avoir le confort : de véritables toilettes pour sa femme et ses enfants.

19Au dire des acteurs, la vie en habitat précaire ne leur semble pas difficile. L’analyse de ce corpus photographique met en évidence des normes différentes : la notion de confort est davantage ressentie vis-à-vis de la télévision que de l’eau courante ; la balançoire existe, mais se situe au milieu du terrain vague. De multiples manières, l’espace privé s’aménage la plupart du temps en dehors du regard public, voire dans une grande dissimulation.

• Les espaces privés dans les structures collectives : s’approprier des lieux en toute visibilité

20Concernant notre hypothèse sur la visibilité de l’espace privé, il apparaît que les structures d’hébergements collectifs sont celles qui offrent le moins de possibilité d’investissement personnel, quasiment tout l’espace étant partagé : chambres, réfectoire et, bien entendu, coursives. Il faut toutefois souligner, là aussi, l’hétérogénéité propre à ce type d’institution. Si les structures d’accueil d’urgence offrent un hébergement pour trois nuits, les chrs (centres d’hébergements et de réinsertion sociale) proposent le plus souvent un accueil de six mois, souvent renouvelable une fois ; quant aux autres centres d’hébergements, ils font varier le temps d’occupation possible selon leur capacité d’accueil (par exemple au cash – centre d’accueil et de soins – de Nanterre, dont le centre d’hébergement compte neuf cents places) ou de leurs caractéristiques (ex. : les chusi – centres d’hébergements d’urgence et de soins infirmiers –, gardant la personne autant de temps que son état de santé le nécessite). Toutefois, l’appropriation de l’espace diffère en fonction du temps de l’octroi (un soir, trois jours, six mois, voire des années). Dans cette fragmentation de l’espace, les chambres attribuées sont, au mieux, doubles, mais, le plus souvent, elles accueillent quatre, six, même huit personnes. L’espace personnel, réduit, est défini par un lit, une armoire et une table de nuit, ce qui n’empêche pas un certain investissement de l’espace, si l’on en juge par la disposition des objets personnels : un journal intime sur la table de nuit, des photos collées sur l’armoire… Les réalités d’hébergement souvent associées à de l’insécurité, voire de la violence, font souvent des structures collectives des espaces à éviter pour les intéressés [Marpsat et al., 2004]. De plus, ils limitent souvent ou empêchent la possession d’objets personnels, alors entreposés dans des vestiaires plus ou moins surveillés. Dans les structures collectives, le privé est mis à part.

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Le confort : il n’y a ni eau ni électricité, mais une télé branchée sur des batteries (photo : G. Allais, Seine et Marne, 1999).

• Les espaces privés dans l’espace public : stratégies d’expositions différenciées

21Avant de soumettre l’hypothèse à l’épreuve des faits en mettant en relation plusieurs variables – réduction de l’espace privé, visibilité s’accroissant avec l’accroissement de la désocialisation –, il convient d’abord de vérifier l’existence de cet espace pour les acteurs installés au sein de l’espace public. Toutes les personnes en situation de grande précarité disposent-elles de ce type d’espace ? Qu’en est-il de sa visibilité et de son organisation [9] ?

• Confirmation de l’espace privé

22La majorité des personnes interviewées (à la rue, mais également hébergées) reconnaissent posséder ce type d’espace personnel où elles se sentent relativement à l’abri et en sécurité, même si les frontières entre l’espace privé et l’espace public demeurent instables et fragiles [Pichon, 2002 : 27]. Cet endroit privé est davantage investi par les plus désocialisés. Il est souvent associé à l’espace du repos, notamment du sommeil, moment de plus grande vulnérabilité. Il correspond à un endroit choisi, contrairement aux plus jeunes, qui « choisissent » en fonction des opportunités : « Je suis souvent à la halte des amis de la rue et j’ai déjà eu deux fois à dormir dehors… alors j’ai été au parc de Bercy sur un banc, un peu à l’abri de la lumière, mais j’étais pas abrité… s’il fait froid ou s’il pleut, je marche » (Patrice, trente-deux ans). Cette réflexion n’est pas sans rappeler l’analyse de Michel de Certeau : « Marcher c’est manquer de lieu… L’errance que multiplie et rassemble la ville en fait une immense expérience sociale de la privation de lieu » [de Certeau, 1980 : 188]. Les jeunes, inscrits dans des temps d’errance plus courts, semblent davantage amenés à se « fixer » sur des espaces différents en fonction des rencontres. Cette « manie errante » était déjà décrite au siècle dernier, entre autres sous le terme de : « dromomanie des dégénérés » [Vexliard, 1952 : 139]. La recherche de terrain confirme bien la tendance à la fixité dans des espaces en fonction, entre autres, du temps d’errance et du profil du sans-abri (les « clochards » ont une grande tendance à se « sédentariser », notamment du fait qu’ils connaissent de plus en plus de difficulté à se déplacer, tandis que les « vagabonds » [Wagniart, 1999], les « hobo » [Anderson, 1993] ou, plus récemment, les personnes inscrites dans des parcours toxicomaniaques, ont de tout temps voyagé).

23Chez les personnes inscrites dans le processus d’errance depuis de nombreuses années, on observe des comportements de gestion de la réalité quotidienne totalement différents. Une étude américaine démontre que plus on passe de temps à la rue, plus on est incité à réinterpréter des événements de sa trajectoire [Snow, Anderson, 1987], voire se trouver enclin à effectuer de l’onirisme social [Lanzarini, 1997]. On peut effectivement observer que ce sont ces personnes qui possèdent le plus d’espace privé, le plus souvent dissimulé, et choisi en fonction de critères beaucoup plus « personnels ». Dès lors, on peut infirmer une partie de l’hypothèse (anéantissement de ces espaces allant de pair avec l’accroissement de la désocialisation). Bien au contraire, c’est sans doute le lieu pour lequel la notion de territoire prend son sens premier, à savoir, l’endroit que l’on est prêt à défendre pour y garder ses prérogatives [10]. C’est également souvent un endroit qui a fait l’objet de « stratégies de reconnaissance », avant que l’individu ne le choisisse et s’y installe.

24Yann, cinquante-trois ans, sdf de Paris, illustre bien cette réalité et explique toutes les stratégies nécessaires pour « trouver le lieu adéquat ». Après avoir précisé à l’assistante sociale qu’il possédait une « petite pièce dans le 14e », il me précise, lors d’un entretien ultérieur, qu’il a élu domicile sur un palier d’un escalier de secours dans un immeuble de dix-huit étages, Porte de Versailles. Il précise : « Ça fait trois ans que je suis là, je dors là, je suis bien c’est de la moquette. Il faut pas se mettre au 1er ou au 2e, parce que les gens, ils prennent pas forcément l’ascenseur, mais au 15e, ça va. » Concernant l’organisation de cet espace, une trappe permet à Yann de ranger ses affaires (vêtements, duvet). Ce palier a également été choisi pour cela : « C’est là que la trappe n’était pas bloquée. » Ainsi, malgré ses dures conditions de vie, il a su repérer l’organisation générale de l’immeuble, et particulièrement du palier, pour arriver à s’installer et à passer totalement inaperçu. « Je rentre discrètement, il y a pas de concierge dans ce bâtiment, parce qu’il y a trois bâtiments et je sors vers onze heures du matin, personne ne fait attention à moi. »

25De même, Luc précise qu’il a repéré une niche au bout d’une station de métro où il peut se dissimuler facilement lors de la dernière ronde des gardiens avant la fermeture du métro : « Après, je suis tranquille, ils repassent pas même le matin […] je suis réveillé par les premiers voyageurs. » Son espace personnel c’est l’extrémité de cette station qu’il connaît bien, où il « travaille » souvent, mais qui semble lui être réservée le soir. Cet espace privé, au sein d’un espace géographique relativement restreint, peut aussi correspondre à des stratégies d’économie du capital corporel. Jean aimait bien s’installer dans différents endroits de Paris, même si son « fief », c’est Richelieu-Drouot. Mais aujourd’hui, « avec sa patte » (il a effectivement du mal à se déplacer), il reste dans ce secteur, autant pour travailler que pour se reposer : c’est son territoire. Cette fois encore, son espace privé est différencié de ses autres zones d’activités : « C’est dans un renfoncement où on ne me voit pas, je prends mon sac et je m’installe. » L’espace privé se détermine ainsi en fonction de stratégies parfois utilitaires, mais qui répondent aussi, le plus souvent, à des critères de sélection symboliques. Il correspond en effet fréquemment à un endroit important et sentimentalement investi par la personne dans le passé (souvent, son ancien quartier de vie), mais il peut également être organisé de façon très complexe, et s’étendre sur un véritable territoire [11]. Robert décrit son espace privé dans un marché couvert à La Courneuve, précisant qu’il aime s’y retrouver seul le soir, car en fait, il est « de là-bas » : de nombreuses années, il a travaillé comme gérant d’un café situé à proximité de ce marché couvert. C’est l’époque où il se sentait socialement reconnu, où il travaillait, où il vivait encore avec sa femme. Toutefois, ce lieu privé, il ne le rejoint pas systématiquement tous les soirs, parce qu’il n’est « pas forcément en forme surtout en ce moment ».

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Loin de la rivière, la récupération de l’eau doit s’organiser (photo : G. Allais, Seine-et-Marne, 1999).

26Dans certains cas, notamment lors de fragilité du capital corporel, le lieu privé peut être partagé avec un autre, parce que, dans ce monde de survie, des coalitions peuvent être bénéfiques pour être plus à même de se défendre, coalitions aux formes très variées. Sous forme de couple, que la rencontre soit antérieure ou associée à la vie d’errance, comme pour Jeanne, rencontrée lors d’une maraude, qui partage son espace privé avec Serge. Dans ce cas, il peut s’agir, non pas de pallier une fragilité « ponctuelle » du capital corporel (problème physique passager, par exemple), mais de se protéger d’une fragilité inhérente au corps de la femme, moins résistant aux multiples difficultés générées par la rue, et plus en difficulté pour se défendre. Mais ces « alliances de survie » ne se font pas uniquement sur le mode hétérosexuel. Lorsqu’il s’agit d’un affaiblissement de la santé, l’autre peut devenir un allié s’il s’agit de se défendre, ou un compagnon de partage, comme le précisera souvent Jacques en compagnie de son ami Robert : « Notre coin, le soir, il est dans un renfoncement le long d’un hôtel… on connaît bien le patron, il nous dit rien, faut dire qu’on fout pas le bordel. » Que ce soit dans « leur » espace privé, ou dans certains endroits privilégiés, tels que l’espace solidarité insertion de Saint-Michel, Robert et Jacques sont le plus souvent ensemble : « Il sait toujours où me trouver et je sais toujours où on peut le joindre, mais en général, on est toujours ensemble, et on n’est pas homosexuels » (ces différentes stratégies d’alliances utilitaires ou sentimentales, sur des modes différenciés, relativisent en partie les notions d’individualisme souvent associées à ces populations). Toutefois, malgré cet attachement profond à son « copain de galère », cela n’empêche pas Robert de rejoindre seul, de temps en temps, son espace privé à La Courneuve.

27Dans le cas de Serge, son espace privé, où nous avons été « accueillie » lors d’une maraude, est situé dans un renfoncement de parking, invisible de la rue et localisé dans son quartier d’enfance. C’est un quartier qu’il aime et connaît bien (malgré les changements), même s’il a « roulé sa bosse » ailleurs.

28Au regard de ces différentes analyses de terrain, on peut élaborer le concept de « socialisation par l’espace ». On peut toutefois penser que cette socialisation par les lieux pour les plus démunis devient essentielle pour les personnes à la rue depuis longtemps, compte tenu des défauts, voire de l’absence, d’autres processus de socialisation, actuels ou passé (famille, travail, relations sociales). Ce type de socialisation semble devenir primordial dans le monde de la grande exclusion. Quelle que soit sa position sociale et son groupe d’appartenance, un individu ne peut se socialiser qu’à partir de références stables. Dans un entourage social aussi fluctuant que celui de la grande précarité, seuls les lieux semblent offrir cette relative stabilité. A. Vexliard soulignait, dans les années cinquante, le caractère instable du clochard qui ne s’attache à rien : « Le terme d’infidélité paraît préférable, il exprime mieux le manque d’attachement aux choses, aux hommes, aux idées » [Vexliard, 1952 : 150]. Bien que nous puissions aujourd’hui relativiser ce discours, nous pouvons dégager l’idée d’attachement par les lieux concernant des personnes confrontées à un entourage social en perpétuelle mouvance. D’ailleurs, les travaux de Claudia Girola effectués dans les années quatre-vingt-dix sur le quartier du petit Nanterre ont mis en évidence cette notion d’attachement, lié à des repères connus et à l’échelle du quartier [Girola, 1995]. Cet attachement peut aussi se concrétiser par le maintien d’une organisation matérielle dans un espace donné.

• Organisation des territoires privés

29Que nous disent les agencements matériel et organisationnel ? Pour répondre à l’autre aspect de notre hypothèse, sera ici examinée la notion de « visibilité ». Les entretiens menés, ainsi que la méthodologie utilisée sur le terrain, prouvent que par rapport à cette notion il existe différentes situations possibles d’installation spatiale pour les personnes à la rue.

30On distinguera trois types de situations où se décline, de façon variée, l’exposition au regard d’autrui, situations allant de la visibilité à la dissimulation plus ou moins totale. La présentation de l’organisation matérielle et spatiale de ces espaces sera complétée par l’illustration d’un territoire privé spécifique et significatif.

• L’espace privé « visibilisé »

31Il semble que l’espace privé occupé la nuit en totale visibilité corresponde à deux cas de figure. Le premier concerne l’installation de personnes plus vulnérables aux agressions. L’observation, dans le cadre de la maraude du samu social de Paris [12], permet de rencontrer des femmes ou des personnes âgées installées à même le trottoir, qu’il est cependant difficile d’aborder, comme en témoigne cette dame, d’environ soixante ans, installée devant une banque, somnolant auprès de ses deux sacs, qui se lève à notre approche, prétextant qu’elle se reposait avant de rejoindre sa chambre d’hôtel située un peu plus loin. « Un homme est allongé sur une bouche de chaleur. Nous lui proposons nos services qu’il refuse en se levant et en prenant la fuite » (extrait du cahier de maraude, octobre 1999). Une autre femme, âgée de cinquante ans, veut bien amorcer une conversation, mais seulement pour nous signifier que nous la laissions tranquille. Elle ne veut pas dire pourquoi et se dit très en colère. Cette femme va totalement refuser une orientation, de même que toute discussion ou don de café ou de gâteau (maraude de nuit). Pourtant, parfois, une véritable conversation s’instaure avec des personnes : c’est le cas d’Aimée.

Aimée et le territoire restreint

Une femme d’environ trente ans est assise à même le trottoir, avec de nombreux sacs autour d’elle, mais dissimulée sous une couverture. À notre approche, elle engage la conversation, accepte un café et des gâteaux, mais refuse l’orientation proposée, car c’est ici qu’elle se « sent bien », que personne ne viendra l’« embêter ». Des habitants du quartier viendront également nous interpeller, en précisant que cette femme est « installée » là depuis trois semaines, et qu’elle ne bouge pratiquement pas (maraude de nuit). Pour Aimée, son territoire s’étend du « Macdo » situé en face, représentant son espace d’activités, à son espace privé, situé sur quelques mètres à même le trottoir, entre une école et une sortie de parking. L’agencement y est pourtant organisé, avec des sacs de vêtements à sa droite, et des affaires d’ordre utilitaires (papier toilette, nourriture…) à sa gauche.

32Le second cas de figure, expliquant souvent un positionnement dans la sphère de totale visibilité, est lié aux problèmes de santé (par ex. : état d’ébriété avancé obligeant la personne à dormir sur place). On n’observe alors aucune installation particulière de l’espace. C’est le cas extrême où la personne ne possède plus aucun autre espace privé que celui occupé par son propre corps. Toute marque d’appropriation par des objets a disparu.

33Que la personne se sente perpétuellement sur la défensive, ou que son état de santé physique ou psychique soit perturbé, son espace privé, totalement visibilisé, ne constitue nullement un accès aux interactions sociales. L’attitude de repli et d’isolement profond signe fréquemment la fin des codes sociaux.

• L’espace privé caché

34À l’opposé de l’espace précédemment décrit, il en existe un autre, organisé dans la plus grande dissimulation. C’est, sans aucun doute, l’espace que l’individu s’approprie le plus, parce qu’il s’y sent en sécurité, « chez lui ». Mais parallèlement, c’est aussi celui qui est le plus à défendre.

35Un couple a choisi le renfoncement de l’école maternelle, derrière un groupe d’immeubles totalement dissimulé de la route. Bien que nous les réveillions, ces deux personnes sont très accueillantes. Après notre proposition de gâteaux et cafés, la discussion s’engage. Au cours de la conversation, la femme nous interroge pour savoir comment nous les avons trouvés ici. Cette interrogation nous indique une fois encore le caractère privé de l’espace – découvert, voire dénonçable. C’est dans ce type d’espace que l’on observe souvent l’organisation des lieux la plus complète (même si les objets présents sont majoritairement d’ordre utilitaire) : caché, il peut également s’agencer sous forme de territoire, comme c’est le cas pour Lucette.

Lucette et le territoire privé éclaté

Cette femme de près de cinquante ans réside dans le 6e arrondissement. Son territoire privé se différencie par un espace personnel de jour, et un autre, à distance, pour la nuit. Celui de jour s’étend sur toute une devanture d’immeuble, avec une organisation précise : bac à fleurs en guise de siège, poubelle de ville en guise de table (elle la recouvre d’un carton pour prendre ses repas) ; enfin, la sortie d’air chaud de l’immeuble pour le séchage du linge. Son territoire privé est également composé d’un autre espace, distant d’environ trois cents mètres, dans une rue perpendiculaire, qu’elle se réserve pour dormir. Ce second espace est installé dans une cour d’immeuble où elle « range » son matelas et ses vêtements sous des cartons représentant un volume équivalent à la largeur de stationnement d’un véhicule. Le soir, quand la porte cochère se ferme (ce qui n’est pas le cas dans la journée), elle installe son matelas en le traînant sur plusieurs mètres, derrière cette porte, et garde symboliquement l’immeuble. Elle est bien acceptée sur ce territoire, à la fois par les gens du quartier (notamment les commerçants) et par les résidents des immeubles qu’elle occupe et investit. En contrepartie, en plus de son « gardiennage de nuit », elle sort les poubelles. Cet espace privé nocturne n’est pas visible de la rue. Il aura fallu deux ans d’approche à l’infirmier psychiatrique du samu social pour que Lucette lui fasse visiter la totalité de son territoire.

36« S’installer » dans un espace dissimulé conduit la personne à une plus grande appropriation du lieu, comme l’indiquent les traces, même rudimentaires, d’organisation, même si ces traces ne sont pas d’ordre matériel : « Non, on n’emmène rien pourtant, on a des duvets, mais non, on dort à même le sol, le matin, il y a plus rien sur place, on laisse rien » (Robert).

37Cette notion de trace est souvent relevée comme problématique pour les populations marginalisées : elles attestent leurs passages, sans pour autant en donner à comprendre ni le fonctionnement, ni la réalité d’existence [13].

• L’espace privé dissimulé

38Entre les deux cas de figure précédents, existe un « troisième type » d’espace privé, de lieux situés de façon plus dissimulée dans l’espace public : porches, renfoncements de magasins, dessous des ponts. L’organisation de la sphère privée devient plus élaborée.

39Yohan est installé sous un pont du périphérique. Il dit être installé là depuis de nombreuses années, après être resté deux ans au « bord de la rivière ». Il a quitté les bords de la Seine pour se rapprocher de ce quartier, qu’il connaissait bien pour venir souvent à l’église, située près de son espace privé. Il précise avoir des amis dans le quartier, qui viennent lui rendre visite et peuvent l’aider en cas de besoin. Il ne regrette pas d’avoir changé d’espace privé, qu’il qualifie de plus tranquille (« ça fait campagne ») et de moins froid. Son territoire s’est donc restreint géographiquement, ce qui ne l’empêche pas de continuer à le différencier en fonction des moments de la journée et de ses activités : « Le matin, je m’en vais, je range les cartons le long du mur et je pars avec mon sac. » Il dort effectivement à même le sol, sur un carton recouvert d’une bâche, puis d’un sac de couchage, lui-même recouvert d’une autre bâche, le tout maintenu avec de grosses pierres. Au-dessus de sa tête est fixée une corde, à laquelle est suspendu un sac en plastique. Yohan précise qu’il y range sa couverture « au cas où il ferait froid ».

40L’espace privé dissimulé correspond davantage à un espace intime que la personne s’approprie avec ou sans organisation spatiale particulière. Lors d’une maraude de nuit, une femme d’environ cinquante ans dira : « Je ne peux pas vous recevoir ce soir, ne me posez pas de questions. » Bien qu’étant installée dans le renfoncement d’une vitrine, au bord du trottoir, cette réflexion donne des précisions sur le caractère privé de son installation dans la sphère publique.

41Ce type d’installation conduit donc à une plus grande appropriation, même si l’installation est souvent rudimentaire. De plus, l’organisation spatiale peut perdurer, même chez une personne connaissant une profonde désorganisation psychologique et sociale [14].

Sofiane et le territoire à partager

Ce monsieur, d’une cinquantaine d’années, est originaire d’un pays du Maghreb. Après avoir travaillé des années comme ouvrier agricole dans le sud de la France, il arrive à Paris. Les processus d’exclusion s’enchaînant, il commence sa vie d’errance il y a vingt ans. Il est connu depuis la création du samu social en 1993, comme résidant sous la bretelle d’accès d’une porte du périphérique. Cet espace privé est agencé pour des activités spécifiques d’ordre privé, et délimité puisque partagé avec « d’autres ». Lorsque l’on visite cet espace triangulaire d’environ cent mètres carrés, on est étonné par l’organisation matérielle des lieux, cernés par les voitures qui défilent ou rentrent sur le périphérique. Dans un endroit sont entassés six matelas, réservés à l’hébergement ponctuel des pairs, tandis qu’un autre sert de chambre, avec un matelas entouré de cageots de bois faisant office de tables de nuit. Plus loin, un « coin-cuisine » où sont entassés de nombreux aliments (frais ou en conserve), avec, au milieu, une grille posée sur les restes d’un feu de bois, et de la vaisselle qui sèche. Au cœur de tout cet espace, transversalement, sont disposés des morceaux de pain et de riz, censés délimiter les espaces. En effet, la partie restante est réservée aux autres occupants : les rats. Cette frontière symbolique n’empêche pas ces derniers de lui « courir dessus pendant la nuit », alors qu’il dort « nu sous sa couverture » (précision de l’infirmier psychiatrique du samu social de Paris).

42Ce territoire privé, que Sofiane occupe et défend, atteste également la continuité de l’organisation matérielle et spatiale, malgré la désorganisation psychique et sociale qui peut être la sienne.

43Nous pensons avoir montré qu’il existe bien des zones géographiques délimitées réellement, et affectivement investies et occupées par l’individu. Ces lieux génèrent, d’une part, toute une organisation spatiale, et, d’autre part, toute une organisation comportementale, qui attestent l’appropriation des espaces conduisant, certaines fois, la personne jusqu’à leur défense physique.

44L’analyse de ces différentes données permet d’infirmer notre hypothèse générale sur la restriction et la visibilité de l’espace privé en fonction de la désocialisation. En effet, il semble bien que, plus les processus d’exclusion s’enchaînent, plus la personne est contrainte à limiter ses relations sociales et à s’ancrer dans un endroit, ne serait-ce que pour des raisons de déplacements devenus difficiles. On observe donc bien, en partie, un rétrécissement de l’espace privé, qui peut, à l’extrême, ne plus exister du tout. Il faut toutefois souligner que ce rétrécissement n’est pas linéaire, une personne à la rue pouvant avoir un espace privé beaucoup plus étendu qu’une autre, hébergée.

45L’autre versant de l’hypothèse mettant en corrélation désocialisation et visibilité s’avère totalement infirmée. La personne, même en situation de très grande exclusion, continue en effet, le plus souvent, à posséder son espace privé dissimulé. Si chacun se construit ainsi dans l’espace, « car cette altérité où se construit l’individu est simultanément psychique, cognitive, spatiale, celle du lieu – l’ici – où il émerge et de l’ailleurs – là – où il se manifeste l’autre » [Kovess, Mangin-Lazarus, 1999], on peut penser que le rapport à l’espace devient capital pour les personnes situées dans la grande exclusion. Car le lieu se définit sous divers aspects : « Absolument, comme l’endroit où une chose ou un agent “a lieu”, existe, bref comme une localisation, ou, relationnellement, topologiquement, comme une position, un rang dans un ordre » [Bourdieu, 1997 : 158]. Est alors mise à jour l’existence d’une véritable socialisation par les lieux, lorsque les autres types de socialisation s’amenuisent ou s’annihilent. Par-delà la désorganisation psychique et sociale semble perdurer l’organisation matérielle et spatiale, qui, alors, peut-être, réapparaît de manière beaucoup plus forte, donnant encore des repères et une relative stabilité à l’individu. Ce qui nous conduit à formuler une autre hypothèse, non plus centrée sur la visibilité et la taille de l’espace privé, mais sur sa stabilité, qui s’accentue dès lors que les relations sociales se fragilisent ou disparaissent. Ceci est d’autant plus important que le peu de relations sociales persistant encore le sont à partir de cet espace « privatisé ». ?

Références bibliographiques

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  • Photographie-Filmographie

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Mots-clés éditeurs : socialisation, hébergement, exclusion, précarité, espace privé

Date de mise en ligne : 03/10/2007

https://doi.org/10.3917/ethn.043.0499

Notes

  • [1]
    Travail de recherche effectué par l’auteur dans le cadre du diplôme d’études approfondies, qui a permis de situer les critères de dénuement à partir de l’exploitation de dossiers de 630 personnes bénéficiant du revenu minimum d’insertion dès sa mise en place de 1988 à 1992. Ce premier travail de terrain, d’approche quantitative, va donc servir d’enquête exploratoire pour compléter les facteurs reconnus comme facteurs d’exclusion par les investigations théoriques. Ainsi, la non-couverture sociale se révélait comme problématique à l’époque pour près de 20 % de cette population de même que les mauvaises conditions de logement.
  • [2]
    François Clanché différencie treize types d’habitations et neuf statuts différents pour l’occupation de ces sites.
  • [3]
    Cf. : [Dambuyant-Wargny, op. cit.]. Au total, une quinzaine de lieux ont été nécessaires à explorer dans trois départements différents : des centres d’accueil (d’urgence, de réadaptation, médicalisé), des abris précaires, squats, associations, espaces d’insertion et espace public.
  • [4]
    Il s’agit ici de se référer aux squats occupés par les sans-abri, c’est-à-dire, pour la très grande majorité, occupés de façon ponctuelle et relativement peu aménagés, contrairement à ceux occupés par d’autres groupes sociaux : artistes, personnes en situation irrégulière.
  • [5]
    Ethnologie francaise, 2002/1, « Intimités sous surveillance ».
  • [6]
    Les statistiques fournies par le chauffage urbain alimentant la ville de Paris donnent des informations complémentaires sur la répartition et le nombre de bouches de chaleur par arrondissement. Au regard de ces données, on observe que trois arrondissements ont plus de quarante bouches de chaleur (les 6e, 8e, et 16e), tandis que douze autres en possèdent moins de vingt. Statistiques ccpu, 1998.
  • [7]
    Corpus photographique réalisé dans le cadre de l’appel d’offres du ministère de la Recherche et de l’emploi, de la Caisse nationale des allocations familiales et de la Direction des affaires régionales et sociales ; sur la précarité, les trajectoires et projets de vie, avec Dominique Memmi, 1996-1999 (convention cnrs).
  • [8]
    Analyse réalisée et menée conjointement avec Dominique Memmi à qui je renouvelle tous mes remerciements.
  • [9]
    J’adresse ici mes remerciements à Jacques Hassin, pour m’avoir confié cette étude.
  • [10]
    Sur la notion de territoire, on pourra utilement se reporter à Ethnologie française, 2004/1, « Territoires en questions ».
  • [11]
    Cf. : [Dambuyant-Wargny, op. cit., 2001]. De même que les espaces d’activités sociales, qu’elles soient économiques ou relationnelles, pouvaient après l’analyse des données recueillies apparaître répartis sur un territoire de référence, les espaces privés peuvent se comprendre comme situés et organisés sur un territoire d’attache.
  • [12]
    La maraude du samu social est un circuit effectué chaque soir en camion par les professionnels, pour aller à la rencontre des personnes installées dans la rue.
  • [13]
    A. Kernevez : photographe ayant travaillé avec C. Lanzarini, pour un programme de recherche mené par l’ined et le Plan urbain [op. cit. : 48].
  • [14]
    Le docteur Suzanne Zucca, médecin psychiatre psychanalyste du réseau Souffrance et précarité, dirigé par le docteur Xavier Emmanuelli, évalue entre 30 et 40 % la population à la rue atteinte de troubles psychiatriques avérés : « Ce sont des personnes présentant des délires aigus ou chroniques, qui peuvent être liés à des psychoses anciennes chronicisées, des alcooliques et toxicomaniaques profonds, des pathologies dépressives profondes. » Cf. : [Le Généraliste, 1999, no 1975]. Toutefois, il est nécessaire de relativiser ce discours par d’autres sources. Une enquête menée par une équipe de psychiatres auprès de 838 personnes sans domicile à Paris a permis d’évaluer la prévalence des maladies mentales (en comptant la dépression), sur toute la vie à 57,9 % alors qu’elle passait à 29,1 % sur une année. Pour les troubles psychotiques, ces prévalences étaient de 16 % (sur la vie) et 6 % (sur un an). Cf. : [Kovess, Mangin-Lazarus, 1999].

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