Notes
-
[1]
Cet usage s’est maintenu jusqu’à nos jours, sauf pour les formulaires de la Sécurité sociale.
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[2]
Dialecte alsacien, haut-allemand, langue écrite.
-
[3]
En 1986-1987, l’allemand était la première langue majoritaire dans le premier cycle de l’enseignement secondaire, mais l’anglais l’emportait dans le second cycle.
-
[4]
« Schickelé Gesellschaft » : cercle créé en 1968 du nom d’un écrivain alsacien vivant en Suisse, qui désirait instituer une Alsace de l’esprit, de langue allemande, médiatrice entre la France et l’Allemagne, dans une perspective européenne.
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[5]
Rouge et blanc, les couleurs du drapeau alsacien.
-
[6]
Dont le premier directeur est l’ancien président du « Cercle René Schickelé ».
-
[7]
Les mères jouent un rôle primordial dans le processus de francisation.
-
[8]
Par exemple les recueils de contes de Stoeber.
-
[9]
Célèbre école secondaire protestante fondée au xvie siècle par Jean Sturm. Lors de l’annexion, une partie de ses enseignants s’installera à Paris et créera l’École alsacienne.
-
[10]
Si Auguste (1808-1884) et Adolphe (1810-1892) Stoeber, et bien d’autres, étaient des pasteurs protestants éduqués au Gymnase et à la faculté de théologie de Strasbourg, Henri Auguste François (1812-1872) et Michel Deutsch (1868-1953) étaient médecins à Strasbourg, Johann Georg Gäyerlin (1812-1889) comptable dans le Haut-Rhin, Jean-Thomas Mangold (1816-1888) pâtissier à Colmar, Charles Berdellé (1834-1917) forestier, Auguste Lustig (1840-1895) photographe à Mulhouse, Gustave Stoskopf (1869-1944) peintre à Strasbourg, les frères Matthis (1874-1930 et 1947) d’origine rurale, Fritz Stephan (1881-1961) et Philippe Oberlé (1894-1934) instituteurs, Charles Zumstein (1867-1963) poète-paysan du Sundgau et Nathan Katz (1892-1981) représentant de commerce juif originaire de cette même région.
-
[11]
La liste des poètes publiés dans la Petite anthologie de la poésie alsacienne comprend, outre ces derniers, J.-P. Gunsett, J. Sebas, E. Storck, G. Zink et d’autres collaborateurs plus épisodiques.
-
[12]
Cité par Gaston Jung, Saisons d’Alsace, 1996, no 133 : 164.
-
[13]
Agence culturelle et technique d’Alsace, Création théâtrale et lyrique en Alsace, Livret 1, Inventaire, Strasbourg, 1979. Cité par M.-C. Groshens, 1981 : 52.
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[14]
Dans cet esprit, les humoristes locaux ont organisé à Mulhouse, lors de l’élection de Miss France 2001, un spectacle parallèle baptisé « Miss Belle de Fontenay ».
-
[15]
Prononciation alsacienne pour « parapluie ».
-
[16]
Mais non spécifiquement alsacienne. Par exemple, la dernière tentative pour gagner les jeunes à la cause du dialecte a été la diffusion, en version doublée, des aventures de Tintin.
1Le dialecte, encore largement pratiqué, représente l’élément majeur de la culture et de l’identité alsaciennes qui se manifestent, par ailleurs, sous des formes multiples. Il s’agit à la fois d’une culture vécue au quotidien par la pratique de la langue, et de son expression savante à travers diverses manifestations littéraires. Enfin le dialecte est aussi, et plus que jamais, le support principal des revendications d’autonomie politique et le gage de leur sincérité.
Des conditions historiques et linguistiques particulières
2Le dialecte alsacien est une langue germanique. Il comporte une multitude de variantes du sud au nord de l’Alsace. Mais c’est aussi, au moins depuis la Révolution, la langue de l’ennemi, soumise à des conditions historiques particulières. En Alsace, les changements récents d’appartenance nationale et, en conséquence, de langue officielle, ont entraîné des modifications de statut pour le dialecte et son implication forte dans les luttes politiques.
3Cette instrumentalisation de la langue devenue enjeu politique date de 1848. Pour l’écrivain et philosophe allemand Johann Gottfried Herder en particulier, elle constitue l’expression vivante de l’esprit d’un peuple. Le succès de cette nouvelle idéologie fit craindre pour l’Alsace des revendications annexionnistes de la part de l’Allemagne et se traduisit, sous le Second Empire, par une politique de développement du français dans l’enseignement primaire. Pendant la première période d’annexion (1870-1918), l’allemand devint obligatoire dans l’enseignement et dans toutes les circonstances de la vie publique. Du fait de l’interdiction du français, l’usage du dialecte constitua une forme d’opposition et progressa jusqu’à être pratiqué par 95 % de la population. Entre les deux guerres mondiales, la France imposa brutalement l’usage du français, en particulier dans l’enseignement. La tentative d’introduction des lois laïques en Alsace suscita la virulence des mouvements autonomistes. Leurs revendications concernaient en particulier la défense de l’allemand par le développement du bilinguisme scolaire. Le nazisme interdit à son tour l’usage du français. L’enseignement se fit obligatoirement en allemand et le dialecte devint, une fois encore, la langue refuge et secrète de l’opposition.
4Mais le nazisme a bouleversé le rapport des Alsaciens à leur culture et, après la Seconde Guerre mondiale, le dialecte fut frappé d’indignité nationale, car en parenté avec la langue du Troisième Reich. Se manifesta alors une volonté d’oublier, de ne plus rien avoir de commun avec l’ennemi allemand. Il devint « chic de parler français » et le loyalisme envers la patrie retrouvée s’accompagna d’une volonté de renoncement à la langue maternelle. L’apprentissage du français fut perçu comme un acte de contrition et un brevet de citoyenneté. Néanmoins, le bilinguisme français-allemand fut maintenu dans les formulaires administratifs, les affiches électorales [1] et la presse bilingue, tolérée. Mais l’enseignement fut francisé avec l’appui du puissant syndicat des instituteurs (sni).
L’allemand, langue régionale de France
• Allemand ou dialecte
5Ainsi, le particularisme linguistique fut-il longtemps perçu en Alsace par les Français et par les Allemands eux-mêmes comme une offense au patriotisme. Mais en 1982, le revirement des autorités académiques va porter le débat à l’intérieur même des options régionales. Le recteur Deyon, prenant position dans la très vieille querelle entre les tenants de l’alsacien, qualifié de « Elsässerditsch », ou de l’allemand « Hochdeutsch », ou « Schrifsprach » [2], affirma que « l’alsacien que parle la majorité des habitants de cette région a pour expression écrite une langue de culture et de diffusion internationales, l’allemand ». Il institua un enseignement de langue et de culture régionale à tous les niveaux : école élémentaire, collège et lycée. L’allemand fut qualifié de « langue régionale de France », alors que, pour bien des Alsaciens, ses liens avec leur dialecte étaient loin d’être évidents. Pour Robert Grossmann, homme politique, le « Hochdeutsch » n’est pas la langue de l’Alsace et sa promotion se fait au détriment de l’alsacien. Il en veut pour preuve que, lors d’un sondage récent csa/Dernières Nouvelles d’Alsace, 95 % des personnes interrogées ont déclaré que « la langue régionale en Alsace est l’alsacien ». De même, pour l’ethnolinguiste Pierre Vogler, la promotion de l’allemand risque, bien plus que le français, de faire disparaître le dialecte.
6Il n’en reste pas moins que le programme « Langue et culture régionale » a débuté en 1982 avec l’apprentissage de l’allemand et non du dialecte alsacien.
• Le dispositif d’enseignement
7Certains allèrent plus loin et revendiquèrent un enseignement tout ou partie en allemand. Le choix du bilinguisme fut d’abord le fait d’une initiative privée. L’association abcm (« Association pour le bilinguisme en classe dès la maternelle ») institua, en 1991, un enseignement bilingue dit 13/13 comportant une moitié des cours en français et l’autre en allemand. L’Éducation nationale ouvrit ses propres sections bilingues en 1992, qui concernaient en 1999 302 classes comportant 6 500 élèves. Ce type d’enseignement pratique la parité horaire entre les deux langues dès la maternelle. Outre que les enfants qui fréquentent ces classes ne représentent que 3 % de l’ensemble des élèves, il est apparu que seulement 7 % d’entre eux parlaient le dialecte. Cet enseignement bilingue est choisi par les parents, non pour sauvegarder la langue locale, mais parce qu’il assure un encadrement pédagogique renforcé dans des classes socialement homogènes dont les enfants étrangers sont absents. La sélection sociale d’une filière l’emporte, et de loin, sur l’attachement identitaire.
8Par ailleurs, l’apprentissage précoce des langues étrangères dans l’enseignement public donne en Alsace, dès le ce2, priorité à l’allemand qui y est enseigné trois heures par semaine depuis 1991. On observe néanmoins une baisse continue des effectifs des classes d’allemand dans l’enseignement secondaire [3].
• Les croisés de l’allemand
9En fait, Robert Grossmann (et d’autres avant lui) accuse un certain nombre de militants combatifs et actifs de prendre le dialecte en otage politique et de travailler à la regermanisation de l’Alsace. Il intègre dans ce mouvement le « Cercle René Schickelé » [4], les autonomistes du bulletin Rot un Wiss [5] qui veulent une Alsace autonome de langue allemande, le groupe « Heimetsproch un Tradition » (« Langue du pays et tradition ») qui milite pour le bilinguisme et une Alsace alsacienne, et une constellation d’associations pilotées par le « Cercle René Schickelé ». Celui-ci possède en outre une maison d’édition, la salde, une revue, Les cahiers du bilinguisme, soutenue par une fondation allemande pangermanique, la « Hermann Niermann Stiftung ».
10Les élus auraient été abusés par ces divers mouvements jusqu’à créer un Office régional du bilinguisme (orbi) [6], un Haut Comité pour la langue, et financer l’association abcm fondée elle aussi par un militant du Cercle René Schickelé. Ces groupes de pression ont été mis en cause au conseil régional, car « le débat sur les langues cache des enjeux plus lourds comme l’identité, le peuple, l’avenir politique, le destin même de l’Alsace » [R. Grosmann, 1999 : 78].
• La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires
11La Charte européenne des langues régionales elle-même est impliquée dans ce complot et serait, pour bon nombre d’Alsaciens, une création de l’Allemagne pour étendre son influence en Europe en tentant de récupérer, par le moyen de la langue, des terres et des peuples qui lui ont appartenu.
12Sur ce point, la classe politique alsacienne se trouve « bizarrement appariée » [Cl. Weil, 1999]. Sont favorables à la Charte les socialistes, les écologistes, les régionalistes de gauche, la démocratie chrétienne traditionnelle, mais aussi le Front national (« l’Alsace aux Alsaciens »). Lui sont opposés la « galaxie » laïque républicaine et une partie des élus de droite.
Le déclin du dialecte
13Il est un fait qu’au-delà de ces querelles politiques, la pratique courante du dialecte régresse depuis la Seconde Guerre mondiale, bien qu’elle reste prépondérante (60 % des Alsaciens parlent encore le dialecte et la plupart sont bilingues français-alsacien) et beaucoup plus étendue que celle des autres langues régionales de l’Hexagone.
14En 1962, 86,3 % des personnes vivant en Alsace savaient encore parler le dialecte ; en 1979, elles ne sont plus que 74,7 % ; 71,7 % en 1986 ; 67 % en 1991 et 60 % en 1992 [tableau 1].
Sources : Insee 1962, 1979 ; Sondages Iserco 1986, 1992 ; Sondage Ifop 1991.
15Cette compétence linguistique est plus importante dans les communes rurales que dans les communes urbaines et dans le Bas-Rhin que dans le Haut-Rhin. De même, connaître le dialecte diminue depuis les groupes de populations les plus âgées jusqu’aux plus jeunes et varie par ailleurs selon les catégories socioprofessionnelles, les plus dialectophones étant les agriculteurs et les patrons de l’industrie et du commerce.
16Une enquête menée en 1987 auprès de 2 216 lycéens de l’académie de Strasbourg a permis de préciser quelque peu les différents usages du dialecte et ses modes de transmission à travers les générations. Si 91 % des parents d’origine alsacienne connaissent le dialecte, 48,1 % seulement de leurs enfants le parlent facilement et 23,6 % difficilement. Les enfants parlent plus le dialecte avec leurs grands-parents qu’avec leur père, puis leur mère [7], leurs frères et sœurs plus âgés, leurs frères et sœurs plus jeunes [tableau 2].
17Si 48,3 % des enfants d’agriculteurs parlent « généralement » le dialecte avec leur père, les pourcentages s’effondrent dans les autres catégories socioprofessionnelles (27,3 % dans les familles ouvrières, 19,9 % chez les artisans, 13,8 % chez les employés, 12,6 % pour les professions intermédiaires et 3,8 % dans les familles des cadres et des professions libérales [tableau 3]).
18De même si 5,7 % des lycéens parlent « généralement » le dialecte avec leurs copains, les pourcentages varient là encore selon les catégories socioprofessionnelles [tableau 4].
19Les compétences linguistiques correspondent au niveau scolaire et les lycéens qui ont uniquement ou principalement le français comme langue maternelle suivent un enseignement long, alors que ceux qui n’ont appris que le dialecte dans leur enfance se retrouvent (plus même que les étrangers) dans les filières courtes.
20Il a même été possible d’évaluer les perspectives d’avenir du dialecte à partir de la régression constatée entre la génération des parents et celle des enfants. Il en résulte que si 46,5 % des adolescents de la prochaine génération sauront encore parler le dialecte, 3,5 % seulement le parleront entre eux, c’est-à-dire le transmettront à leurs propres enfants.
La culture dialectale
21Selon les théories de Herder et des romantiques allemands, une langue, même encore largement pratiquée, n’est valorisée que si elle passe de l’expression populaire à l’expression littéraire, devenant alors le fondement d’une construction culturelle authentique.
22À partir du dialecte alsacien se développa, dès le début du xixe siècle, une culture littéraire dialectale d’inspiration plus bourgeoise et urbaine que rurale et populaire. La première œuvre connue en dialecte est une pièce de théâtre : Der Pfingstmontag (Le lundi de Pentecôte) de Jean Daniel Arnold, écrite en 1816. D’emblée, elle échappe au folklore régionaliste et marque la naissance d’un patrimoine culturel plus dynamique que nostalgique.
• Les conditions de production
23Tous les écrivains dialectaux sont bilingues et ont écrit la plus grande partie de leur œuvre en allemand (la « Schriftsprache » : la langue écrite), parfois aussi en français. C’est le cas d’Auguste Stoeber, célèbre auteur de poèmes et de recueils de contes. Tous les écrivains dialectaux se font aussi linguistes. Ils utilisent un large éventail de formes dialectales urbaines et rurales (dialectes de Strasbourg, de Colmar, de Mulhouse, de Brumath, bas-alémanique, haut-alémanique du Sundgau…) qui nécessitent, pour être compris par tous, la publication de glossaires, de manuels de transcription, de dictionnaires, de cartes et d’études linguistiques. Toutes ces formes de transcription changent la langue populaire en langue savante.
24Beaucoup d’écrivains ont aussi traduit en dialecte des œuvres littéraires universelles : Erckmann-Chatrian, La Fontaine, Molière, Victor Hugo, Rimbaud, Verlaine, Schiller, Bertolt Brecht, Shakespeare, Walter Scott, Byron, Sylvio Pellico, Moratin. Mais les genres les plus pratiqués relèvent de l’oralité : poésie, chansons et théâtre, alors que les romans, les récits et, curieusement, les œuvres folkloriques [8] sont rédigés en allemand.
25Au début, ces milieux littéraires sont étroitement circonscrits à la petite bourgeoisie protestante strasbourgeoise éduquée au Gymnase [9] et à la faculté de théologie, avant de se répandre dans d’autres villes (Mulhouse, Colmar, Sélestat) et dans d’autres milieux : employés, enseignants, artisans et même paysans, sans distinction religieuse [10]. Cette activité littéraire en dialecte fut toujours soutenue par des associations culturelles et une multitude de publications : feuilles volantes, programmes de théâtres, revues souvent éphémères mais à large diffusion. D’autre part, la littérature dialectale, bien que fort peu engagée dans les mouvements politiques, a subi les conséquences des événements historiques. Très florissante pendant la période 1870-1918 en tant que protestation culturelle à l’annexion, elle se trouva brutalement coupée de ses racines germaniques lors du retour à la France et les écrivains les plus réputés quittèrent la scène dialectale pour adopter l’allemand ou le français comme langue de travail. Pendant la période nazie, le dialecte est proscrit et les écrivains se retirent de la scène publique, sauf quelques-uns qui s’exileront à la Libération. D’autres auteurs cessent toute activité. En 1945, le retour à la France et le refus de l’allemand auront des répercussions graves sur le dialecte et sa littérature. Les textes deviennent pamphlétaires, parfois agressifs.
• La poésie
26La poésie développe au xxe siècle des thèmes lyriques, bien que le dialecte, langue pittoresque, savoureuse, mais aussi prosaïque, parfois vulgaire, excellente pour la comédie et la poésie satirique, exprimât difficilement des sentiments délicats et des pensées plus subtiles.
27Le mérite revient aux frères Matthis (1874-1930/1947) d’avoir créé, à partir de la langue dite vulgaire, une langue lyrique, littéraire et poétique. Utilisant un vocabulaire d’une richesse extraordinaire, extrait du dialecte strasbourgeois des petites gens, ils ont su exprimer des abstractions et des sentiments, sans jamais recourir à la tentation de l’allemand. Nathan Katz (1892-1981) prolongera cette phase postromantique, développant une ode à la terre natale. Mais il faudra attendre les années d’après-guerre pour voir la poésie dialectale rejoindre les formes nouvelles (symbolisme, surréalisme) et des poètes tels que Adrien Finck, André Weckmann, Conrad Winter et Claude Vigée [11] pour « écrire la langue régionale, conscients que Brecht et Rimbaud ont existé » [12], certains restant discrédités par leur nostalgie de l’Allemagne.
• Le théâtre
28La production théâtrale présente beaucoup plus d’intérêt par son évolution et son insertion sociale.
29Tous les écrivains de langue alsacienne ont travaillé pour le théâtre. Le premier en date (nous l’avons déjà cité) fut Jean-Daniel Arnold (1780-1829) qui écrivit en 1816 la pièce emblématique : Der Pfingstmontag (Le lundi de la Pentecôte). La première représentation eut lieu en 1834 et fut suivie de bien d’autres en 1842, 43, 48, 52, 64, 83 et 94. Elle fut choisie pour l’ouverture du Théâtre alsacien en 1902 et servit de modèle à toutes les pièces écrites par la suite. L’intrigue en est simple. Il s’agit, comme dans Molière, d’un mariage contrarié entre deux jeunes gens. Cette trame classique n’est que prétexte à mettre en scène une vieille tradition de la culture strasbourgeoise : les « propos de commères », en reliant entre elles des séquences de bavardage sous forme de satire politique et sociale et de comédie de mœurs.
30Reflétant une sensibilité aux questions sociales, à l’actualité, qualifié de « pré-réaliste », le théâtre dialectal est le produit d’un milieu urbain cultivé. Les propos de commères étaient en fait des pièces de vers publiées sur feuilles volantes, souvent sans nom d’auteur, qui mettent en scène des femmes du peuple bavardant sur des sujets divers. Émanant de gens instruits appartenant à la bourgeoisie strasbourgeoise, ils relèvent à la fois d’un classicisme savant et d’une originalité populaire.
31Sous la pression des théâtres alsaciens de Strasbourg (créé en 1898), de Mulhouse (1898) et de Colmar (1899), le répertoire s’étoffe : Gustave Stoskopf (1869-1944) écrit non seulement le célèbre Dr Herr Maire (Monsieur le Maire), mais vingt autres comédies qui traitent de la construction des lignes de chemin de fer, du syndicalisme, du droit de vote des femmes, et caricaturent universitaires et hommes politiques locaux. Les sociétés de musique et les orphéons commandent aussi des comédies musicales ou des opéras-comiques.
32Entre les deux guerres, un nouveau répertoire de contes féériques de Noël y ajoute une dimension mythologique, et met en scène une jeune fille lumineuse, incarnation de l’Alsace, qui sert de médiateur dans des conflits historico-politiques. En 1930, le théâtre est relayé par Radio-Strasbourg qui diffuse à son tour des pièces et des sketches en dialecte.
33Actuellement, le Théâtre alsacien de Strasbourg existe toujours, et, avec quatre troupes dialectales à Mulhouse, il se trouve réuni dans le réseau de la « Fédération des théâtres alsaciens ». De plus, le théâtre populaire dialectal joue, depuis les années soixante-dix, un rôle inattendu et particulièrement important dans la reconstitution de la culture régionale, en liaison avec les mouvements régionalistes, voire autonomistes. Le dialecte tend à devenir dans ce cas le garant de la sincérité de l’engagement régional. Le répertoire des pièces de boulevard « qui font rire » subsiste, mais a vieilli. S’y ajoute maintenant une autre forme de théâtre populaire qui joue sur des thèmes inspirés de l’histoire régionale et des éléments de culture locale en langue vernaculaire que des professionnels militants tentent de remettre au goût du jour, avec la participation de la population. Ce théâtre à double tendance est en train d’émerger. Il existe actuellement en Alsace deux cent cinquante troupes d’amateurs. « Chaque village a sa, ou ses troupes, qui font salle comble lors de chaque représentation. » [13]
• Le cabaret
34Après la Seconde Guerre mondiale, la scène dialectale revit surtout par le cabaret, héritier lointain des propos de commères du xixe siècle.
35À Mulhouse, se prolonge dans ce registre une très vieille tradition : la « soirée des messieurs » (« Herre-n-owe »), spectacle satirique présenté pendant la période du carnaval, rédigé en dialecte mulhousien et en alexandrins, joué exclusivement par des hommes en présence d’un public masculin. Il s’agit d’un discours rabelaisien revisité par la culture dialectale, une satire triviale et une étude sans complaisance, mais hilarante, des mœurs de notre temps. Ce spectacle attire des milliers d’auditeurs [14]. À Strasbourg, le « Barabli » [15] fut créé en 1947 par Germain Muller, personnalité de la ville. Ce cabaret politique, qui associe satire, chanson et danse, renoue ainsi avec une ancienne tradition des pays rhénans, perdue en Alsace depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Le « Barabli » présente en 1949 une pièce tragi-comique : Enfin… Redde m’r nin devon (Enfin, n’en parlons plus), qui dépeint la situation des Alsaciens pendant la guerre. Elle sera jouée plus de deux cents fois et donnera lieu à des disques, un film et une programmation sur fr3-Alsace. Germain Muller fut le grand auteur dramatique de l’après-guerre, très représentatif de la double culture alsacienne. À ce titre, il poursuivit en parallèle une carrière politique. « La choucrouterie » de Roger Siffer lui a succédé sur la scène dialectale strasbourgeoise. Elle fonde ses spectacles sur des chansons traditionnelles réactualisées et une satire plus rurale qu’urbaine. Son répertoire peut s’apparenter au mouvement celtique et renouvelle la chanson populaire dans un registre folklorique.
Le dialecte et les nouveaux modes de communication
36Mais, dès la fin de la Première Guerre mondiale, la culture dialectale va bénéficier du support des nouveaux médias qui se sont donné en Alsace une mission de diffusion auprès des classes populaires. La Maison de la Radio a joué, après la guerre, un rôle capital dans le combat pour le maintien et la survie du dialecte. Le principal mérite revient à Martin Allheilig, chargé de la réinstallation de la radiodiffusion nationale en Alsace en 1944, de n’avoir jamais capitulé face à l’hostilité ambiante, à une époque où le patrimoine dialectal était contesté ou déclaré gênant, sinon suspect. Il a largement ouvert son antenne aux émissions dialectales qui jouissaient alors d’une très large audience. Le dialecte était même utilisé pour l’apprentissage du français, trois ou quatre fois par semaine.
37On lui doit aussi la promotion des aspects positifs et novateurs de la culture alsacienne. Les opérations « Chansons populaires d’Alsace » et « Poésie » ont permis la publication de six recueils de chansons dialectales et d’une anthologie de la poésie alsacienne dont dix volumes ont été édités de 1962 à 1988. Trois d’entre eux sont consacrés aux plus grands poètes alsaciens contemporains : André Weckmann (1975), Conrad Winter (1981), Claude Vigée (1988).
38Depuis une dizaine d’années, le dialecte constitue un repoussoir pour une partie du public et subit la forte concurrence des chaînes allemandes. Il devient en outre de plus en plus difficile de recruter des animateurs et des journalistes dialectophones. L’audience s’avère inférieure à celle des émissions similaires en Bretagne ou en Corse. La télévision a pris le relais dans la limite des horaires consentis aux émissions dialectales (6 mn chaque soir et 26 mn par mois). Elle participe d’un certain renouveau du dialecte en intégrant des éléments de culture contemporaine [16], mais il devient de plus en plus difficile de recruter du personnel dialectophone et, à la télévision comme à la radio, le dialecte perd du terrain.
39Ainsi, le déclin du dialecte alsacien, avéré dans les faits depuis les années soixante, ne fera que s’accentuer dans l’avenir. Il avait pourtant donné naissance, au xixe siècle, dans les rangs d’une petite bourgeoisie urbaine lettrée, à une culture littéraire dynamique, faite surtout de poésie et de théâtre. Malgré un bel effort des nouveaux médias, après la Seconde Guerre mondiale, pour revivifier à la fois le dialecte et ses formes littéraires, ce patrimoine s’éteint peu à peu, faute d’auditeurs à l’écoute de nouveaux auteurs. Il ne subsiste de nos jours que sous la forme d’un théâtre rural militant et amateur, dont le répertoire met en scène les particularismes identitaires de la région, sous forme d’épopées à références historiques locales. Et le débat politique, toujours empêtré dans de vieux souvenirs, n’est pas fait pour favoriser une quelconque renaissance linguistique et culturelle, dans la mesure où il déplace le problème de l’alsacien vers l’allemand. Une nébuleuse de petits groupes de pression, sans véritable influence politique, tentent de lui faire gagner du terrain dans l’enseignement, provoquant la méfiance, voire l’indifférence, de la majorité de la population. Dans ces conditions, le dialecte ne sera bientôt plus la marque essentielle de l’Alsace en tant qu’unité culturelle autonome, et il lui faudra chercher ailleurs que dans sa langue et sa littérature des signes distinctifs. Il deviendra de plus en plus difficile de militer pour une culture dialectale. ?
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : culture, déclin, médias, alsacien, autonomie
Mise en ligne 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.033.0363Notes
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[4]
« Schickelé Gesellschaft » : cercle créé en 1968 du nom d’un écrivain alsacien vivant en Suisse, qui désirait instituer une Alsace de l’esprit, de langue allemande, médiatrice entre la France et l’Allemagne, dans une perspective européenne.
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[5]
Rouge et blanc, les couleurs du drapeau alsacien.
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[6]
Dont le premier directeur est l’ancien président du « Cercle René Schickelé ».
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[7]
Les mères jouent un rôle primordial dans le processus de francisation.
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[8]
Par exemple les recueils de contes de Stoeber.
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[9]
Célèbre école secondaire protestante fondée au xvie siècle par Jean Sturm. Lors de l’annexion, une partie de ses enseignants s’installera à Paris et créera l’École alsacienne.
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[10]
Si Auguste (1808-1884) et Adolphe (1810-1892) Stoeber, et bien d’autres, étaient des pasteurs protestants éduqués au Gymnase et à la faculté de théologie de Strasbourg, Henri Auguste François (1812-1872) et Michel Deutsch (1868-1953) étaient médecins à Strasbourg, Johann Georg Gäyerlin (1812-1889) comptable dans le Haut-Rhin, Jean-Thomas Mangold (1816-1888) pâtissier à Colmar, Charles Berdellé (1834-1917) forestier, Auguste Lustig (1840-1895) photographe à Mulhouse, Gustave Stoskopf (1869-1944) peintre à Strasbourg, les frères Matthis (1874-1930 et 1947) d’origine rurale, Fritz Stephan (1881-1961) et Philippe Oberlé (1894-1934) instituteurs, Charles Zumstein (1867-1963) poète-paysan du Sundgau et Nathan Katz (1892-1981) représentant de commerce juif originaire de cette même région.
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[11]
La liste des poètes publiés dans la Petite anthologie de la poésie alsacienne comprend, outre ces derniers, J.-P. Gunsett, J. Sebas, E. Storck, G. Zink et d’autres collaborateurs plus épisodiques.
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[12]
Cité par Gaston Jung, Saisons d’Alsace, 1996, no 133 : 164.
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[13]
Agence culturelle et technique d’Alsace, Création théâtrale et lyrique en Alsace, Livret 1, Inventaire, Strasbourg, 1979. Cité par M.-C. Groshens, 1981 : 52.
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[14]
Dans cet esprit, les humoristes locaux ont organisé à Mulhouse, lors de l’élection de Miss France 2001, un spectacle parallèle baptisé « Miss Belle de Fontenay ».
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[15]
Prononciation alsacienne pour « parapluie ».
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[16]
Mais non spécifiquement alsacienne. Par exemple, la dernière tentative pour gagner les jeunes à la cause du dialecte a été la diffusion, en version doublée, des aventures de Tintin.