Couverture de ETHN_023

Article de revue

Le Pays Basque au regard des autres

De Ramuntcho au Guggenheim

Pages 429 à 438

Notes

  • [1]
    Le terme Pays Basque est ici employé comme l’équivalent du nom de ce territoire en basque, Euskal Herria.
  • [2]
    Course devant des taureaux lâchés tous les matins dans les rues de Pampelune, sans doute l’activité la plus réputée des San Fermines. Depuis la parution du roman Fiesta d’Ernest Hemingway en 1926, ces fêtes ont atteint des quotas de popularité internationale, au point que la retransmission de ces courses est souvent la seule information sur l’Europe dans les chaînes de télévision américaines. Rappelons aussi que les San Fermines ont été considérés parmi les fêtes « mondiales », au même titre que le carnaval de Rio de Janeiro.
  • [3]
    Montagne mythique, montagne sacrée des Basques, désignations que les opérateurs touristiques ont mises en valeur, nid de contrebandiers en raison de la frontière qui la coupe en deux, cette montagne a été, avec les plages et les casinos, l’une des premières attractions touristiques à proprement parler dans la région. Le petit train de crémaillère, inauguré en 1924, a remplacé les cacolets de la fin du xixe siècle et fait preuve encore aujourd’hui de la popularité de cette excursion devenue très tôt l’une des activités préférées des estivants.
  • [4]
    Le plus connu est le film Ramuntcho (1958), du réalisateur Pierre Schoendoerffer. Une première adaptation du même nom a été tournée en 1919 par Jacques de Baroncelli.
  • [5]
    Ramuntcho est, par sa filiation, un personnage complexe : enfant illégitime, fils de l’« étranger », il ressent pour l’ailleurs une attraction qui contraste fortement avec l’attachement au pays et l’importance des racines, thèmes récurrents dans le roman. Il est, par sa mère, originaire du Guipuscoa, de l’autre côté de la frontière, un personnage doublement liminal.
  • [6]
    La question non résolue de l’origine de la langue basque a donné lieu à une abondante littérature. Langue d’origine inconnue, fermée aux étrangers de France, aux mots compliqués et longs, Loti souligne à plusieurs reprises l’origine mystérieuse du basque, déjà objet d’étude privilégié des philologues au temps de la publication de Ramuntcho. Mais c’est aussi l’origine du peuple qui est en question. L’idée d’une origine mystérieuse catalyse des propos fortement imprégnés de romantisme : « […] l’Esprit des ancêtres basques, flottait, sombre et jaloux aussi, dédaigneux de l’étranger, craintif des impiétés, des changements, des évolutions de races ; – l’Esprit des ancêtres basques, le vieil Esprit immuable qui maintient encore ce peuple les yeux tournés vers les Âges antérieurs : le mystérieux Esprit séculaire, par qui les enfants sont conduits à agir comme avant eux leurs pères avaient agi, au flanc des mêmes montagnes, dans les mêmes villages, autour des mêmes rochers… » [Loti, 1987 : 21].
  • [7]
    Entre autres, Loti compare les bertsoak, chants versifiés par les improvisateurs basques, au chant des muezzins.
  • [8]
    En dépit des avertissements des instances publiques des deux États, le nombre de voitures attaquées garées dans des endroits considérés « à risque » a augmenté, ce qui a conduit une partie de l’opinion publique à s’interroger sur l’existence d’un circuit de fraude pour toucher les compensations versées par le gouvernement espagnol dans le cadre des aides contre les victimes d’attaques terroristes, car, à la différence des primes des compagnies d’assurances, celles-ci ne tenaient pas compte de l’état du véhicule lors de l’attaque. Alors que ces attaques ont pratiquement disparu, le ministère des Affaires étrangères continue encore, en 2001, à prévenir les visiteurs français à travers son site internet.
  • [9]
    Le tourisme politique à Chiapas compte plusieurs figures emblématiques parmi ses adeptes : « Lorsqu’il y a un grand rassemblement Zapatiste, et pendant la période de vacances, les rues [de San Cristobal de las Casas] sont bondées d’hordes de touristes révolutionnaires et de dilettantes provenant des quatre coins du monde : Gringofariens, hippiteques, éco-touristes, anthropologues “radicaux”, journalistes macho et gauchistes usés » [Gómez-Peña, 2000 : 103]. D’après l’artiste performer mexicain Guillermo Gómez-Peña.
  • [10]
    Les articles d’opinion publiés dans les principaux journaux espagnols montrent bien le balancement entre une position alarmiste qui présente la vie au Pays Basque sous une pluie de bombes et d’attentats, et l’élimine de fait des circuits touristiques, et une position qui fait appel au passé touristique dominé par l’oligarchie espagnole et réclame la récupération de cet espace de loisir « perdu ».
  • [11]
    Le dessinateur Mingote, collaborateur habituel du quotidien de droite abc depuis 1953, a utilisé ce slogan pour intituler un collage avec la photo d’un attentat de l’eta. L’affaire a failli finir aux tribunaux. Avec des implications politiques fort différentes, mais jouant toujours sur le même sens, des graffitis arborant des menaces contre des politiciens du Parti populaire ont paru sur les murs de plusieurs villes basques.

1Destination estivale de l’aristocratie européenne dès le xixe siècle, devenu par la suite un lieu touristique de renommée internationale, le Pays Basque [1], de part et d’autre de la frontière, accueille depuis plus d’un siècle un nombre toujours croissant de touristes. En raison de son histoire et de sa situation géographique, c’est un observatoire privilégié qui permet d’appréhender en détail le développement et l’évolution du tourisme dans son interaction avec la population locale, de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours. Les effets du tourisme au Pays Basque sont généralement abordés à partir d’une perspective historiciste [Aguirre, 1995 ; Chadefaud, 1987 ; Laborde, 2001], ce qui contribue à renforcer une vision qui cantonne l’impact du tourisme presque exclusivement à la frange côtière. Or, cette vision laisse trop souvent de côté les influences réciproques entre société locale et touristes, notamment la fabrication et le maintien de stéréotypes, conséquence du va-et-vient incessant entre les deux.

2Cet article entend analyser la complexité et la permanence du phénomène touristique au Pays Basque à partir de l’étude de stéréotypes et de représentations récurrents, en soulignant tout particulièrement des contextes touristiques généralement passés sous silence, comme le tourisme frontalier ou encore le tourisme politique. Pour ce faire, les représentations sous-jacentes derrière les clichés mis en avant par les agents touristiques, et intériorisés à leur tour par les touristes, constitueront un point de départ privilégié. On s’attachera ainsi à dégager les éléments spécifiques ayant fortement influencé l’évolution de l’imaginaire dans le domaine du tourisme. C’est ce que l’on appellera les imaginaires touristiques, dont certains connaissent une permanence exceptionnelle. Tout comme Ramuntcho, le roman de Pierre Loti dont l’empreinte est visible encore de nos jours, le phénomène Guggenheim constitue dans ce début de millénaire un élément clé dans la fabrication d’un imaginaire touristique qui commence à peine à se profiler. Tous les deux nous invitent à repenser l’influence de la production culturelle, aussi bien sous la forme littéraire que muséale, dans le développement des activités touristiques.

3À l’opposé du tourisme de masse, dont la côte méditerranéenne est l’un des référents principaux, l’attirance pour le Pays Basque n’a pourtant cessé d’augmenter. À l’ombre du tourisme d’élite qui a traditionnellement fréquenté la Côte basque et dont le glamour se ternit petit à petit, de nouvelles modalités touristiques ont surgi. Aujourd’hui le phénomène touristique se décline dans toutes les variantes possibles : tourisme vert, culturel, gastronomique, politique, d’aventure, académique, frontalier… parmi d’autres, sans oublier bien sûr les vacances en villégiature. C’est cette combinaison intelligente d’image de « carte postale », de savoir-faire traditionnel et de capacité d’innovation que l’on retrouve tout au long de l’évolution du tourisme au Pays Basque. Ainsi, des surfeurs côtoient des retraités parisiens partis à la recherche du calme et de la vie paisible de la campagne. Des paquebots de luxe font escale à Bilbao et des milliardaires américains débarquent pour visiter le Guggenheim Bilbao et goûter aux délices de la Nouvelle Cuisine basque. Aujourd’hui comme hier, des Madrilènes se laissent séduire par les plages froides de l’Atlantique et la verdure des vallées pyrénéennes, fuyant la chaleur torride de la capitale. Des Australiens prennent la relève des Américains devant les taureaux des encierros[2] à Pampelune, des Italiens participent aux affrontements avec la police… Autant de manières de faire du tourisme, autant de regards portés sur un Pays Basque qui aujourd’hui plus que jamais s’offre au regard des autres avec une complexité et une multiplicité kaléidoscopiques.

Mythes fondateurs. De la mer à la montagne

4« À l’échelle de la France, voire de l’Europe, la Côte basque est un haut lieu du tourisme, non du fait de son extension qui est faible, ou du niveau de fréquentation même si celle-ci est élevée, mais par le lustre de son passé et la place qu’elle occupe dans l’imaginaire » [Laborde, 2001 : 7]. Réputée de part et d’autre de la frontière, point de rencontre de la haute société européenne, la Côte basque a joué, dès la fin du xixe siècle, un rôle important dans la construction de l’imaginaire touristique. De par sa situation géopolitique, elle a été témoin des grands événements qui ont ponctué l’histoire européenne de la première moitié du xxe siècle.

5Les origines de l’industrie touristique au Pays Basque datent de l’essor touristique du xixe siècle, impulsé en grande partie par les classes aisées britanniques, qui a laissé son empreinte dans l’ensemble de l’Europe, notamment dans les régions côtières. À partir du xixe siècle, le Pays Basque constitue un arrêt obligé dans les itinéraires de voyage qui précèdent le grand boom du phénomène touristique de la fin du siècle. Zone de passage depuis des siècles du fait de sa situation à l’extrême ouest de la chaîne pyrénéenne – rappelons l’importance du chemin de Saint-Jacques dès le Moyen Âge –, le Pays Basque est néanmoins longtemps resté à l’écart des grands itinéraires de voyage qui ont sillonné depuis la Renaissance la France, et surtout l’Italie. Les Pyrénées s’érigent en véritable obstacle, plus psychologique que physique, pour le développement du tourisme.

6Rappelons que la montagne exerce dès le xviiie siècle une fascination sans précédent sur les intellectuels européens dont les origines puisent dans le naturalisme philosophique des Lumières. Mais si les Alpes sont devenues relativement tôt un haut lieu pour citadins et voyageurs venus de loin, il faudra en revanche attendre plusieurs décennies pour observer un processus similaire dans les Pyrénées. Celles-ci connaissent dans les dernières années du xixe siècle une évolution significative dans les représentations populaires, mais surtout dans celles qui commencent à circuler parmi la grande bourgeoisie et l’aristocratie à partir de la fin des Lumières. Elles sont encore perçues comme un endroit hostile et surtout dangereux, association fortement ancrée dans l’imaginaire populaire. Aux dangers que comporte un voyage en haute montagne (ports – cols – qui atteignent des cotes considérables, hivers rigoureux, présence de bêtes sauvages), s’ajoutent les fréquentes menaces de bandits et brigands. C’est en partie grâce au développement touristique de la côte à travers la diffusion de guides de voyage devenus de plus en plus populaires, mais surtout grâce à l’influence du courant romantique, que les Pyrénées font leur entrée dans le circuit touristique.

Rencontre de regards. L’exotique tout proche

7« L’Afrique commence aux Pyrénées. » Attribuée à Alexandre Dumas, cette phrase illustre combien l’identification de l’Espagne à l’Afrique renvoie non seulement à la perception de la péninsule Ibérique dans son ensemble, mais aussi à l’évolution des échanges entre l’Espagne et le reste de l’Europe. Dans la prolongation de la « légende noire » de l’Espagne mise en place par la propagande française du xviie siècle [Benassar, 1998], cette vision d’un pays renfermé sur lui-même, dominé par le fanatisme religieux a perduré pratiquement jusqu’à nos jours. S’appuyant sur la notion de frontière naturelle, concept central tout au long de la période qui amorce l’avènement de l’État-nation, les Pyrénées se doublent ainsi d’une barrière mentale. Au temps où les puissances européennes, dans leur élan colonisateur, « redécouvrent » l’Afrique, les implications de cette identification font preuve d’une forte charge idéologique. Cet effet de double barrière permet de comprendre en partie pourquoi la péninsule Ibérique, et du coup toute la zone pyrénéenne, sont restées si longtemps à l’écart des grandes routes touristiques. À cela s’ajoutent le manque d’infrastructures, même dans les principaux réseaux routiers, et les difficultés rencontrées par les voyageurs au cours de leurs déplacements. Alors que le Voyage en Italie, élément essentiel du Grand Tour, devint le rite de passage des classes aisées britanniques, le Voyage en Espagne, sous le signe du risque et de l’aventure, fut tout autre chose.

8Paradoxalement, c’est cette même distance mentale qui rapprochera la péninsule Ibérique du reste de l’Europe. Le romantisme, dans sa recherche de dépaysement, se tourne aussi vers l’Espagne : pays méconnu, et pourtant familier, empire en décadence, pays de brigands et de bandits, berceau des jésuites et de l’Inquisition, l’Espagne du xixe siècle réunit les caractéristiques nécessaires au développement de visions fortement teintées d’orientalisme. Jusqu’alors détour aventureux, lieu de destination de deuxième ordre, au même niveau que les pays scandinaves, la Russie, la Pologne ou encore les Balkans [Barke, 1996], l’Espagne devient sous l’influence du romantisme l’une des destinations préférées des grands voyageurs qui ont vite fait de transformer les inconforts du voyage en preuve incontestable de l’esprit « rustique » et « primitif ». À la fois proche et lointaine, l’Espagne réveille de véritables passions dans les milieux littéraires. Dès le xixe siècle, on assiste à une profusion d’ouvrages dans le sillage orientaliste sans précédent, où commencent à se profiler des stéréotypes et des personnages types [Benassar, op. cit. ; García Mercadal, 1962]. Cette fascination pour l’Espagne contribue à l’inclusion des Pyrénées dans le domaine touristique. Prélude à ce courant exotisant, c’est également à ce moment-là que les élites européennes, les frères Humboldt en tête, au cours de leurs voyages en quête d’exotisme, découvrent sous le regard du romantisme un Pays Basque « singulier ».

9Au début du xixe siècle s’opère également un changement sans précédent dans les préférences des familles royales européennes qui délaissent leurs résidences d’été au profit des bains de mer, dont les propriétés thérapeutiques étaient louées par les médecins de l’époque. Véritables précurseurs des vacances en villégiature, les familles royales européennes s’installent sur les plages froides atlantiques. À quelques années près de Brighton, les toutes premières stations balnéaires apparaissent au long de la Côte basque. Napoléon III et son épouse Eugénie de Montijo font construire leur résidence d’été à Biarritz, jusqu’alors un petit village de pêcheurs. De l’autre côté de la frontière, la famille royale espagnole s’installe à Donostia. C’est l’époque du tout premier tourisme. Aristocrates et grande bourgeoisie, attirés par la présence de la famille impériale et par la renommée de Biarritz et de ses casinos, font partie du milieu mondain cosmopolite qui très vite s’installe sur la côte, entraînant une urbanisation fulgurante de l’espace côtier dont témoignent l’éclectisme et la variété de styles qui se succèdent dans les constructions. Hôtels, palais, villas et casinos jalonnent la topographie capricieuse de la Côte basque.

10Dans le désir qu’il manifeste par ailleurs d’aller à la rencontre de l’« authentique », ce tourisme d’élite se tourne très vite vers le Pays Basque intérieur qui a gardé un caractère rural et des modes de vie « traditionnels ». Villages et hameaux de l’arrière-pays accueillent un flux croissant de visiteurs illustres qui ne cessent de vanter le caractère pittoresque du pays. Tout un circuit de parcours et de visites s’instaure et des lieux emblématiques, comme la montagne de la Rhune, sont réinvestis d’une nouvelle signification [3]. La visite de l’impératrice Eugénie de Montijo, dont on peut suivre les traces à travers les plaques commémoratives signalant son passage, est sans doute parmi les plus célèbres. Cette période de « découverte » du Pays Basque est restée immortalisée dans l’œuvre d’écrivains ainsi que dans les récits de voyageurs illustres. À cela s’ajoute l’attirance que l’Espagne exerce sur les artistes et intellectuels français à une époque où le romantisme est en pleine effervescence. Le Pays Basque, zone de franchissement des Pyrénées, lieu de passage depuis l’Antiquité, devient un arrêt obligé au cours du voyage en Espagne. Des écrivains comme Victor Hugo, Théophile Gautier, Prosper Mérimée et Gustave Flaubert, parmi d’autres, ont laissé leurs impressions dans leurs écrits hauts en couleur. D’autres, comme Edmond Rostand et Pierre Loti, choisirent de s’installer dans la région ou encore de faire de la société basque un thème de leur œuvre littéraire. C’est d’ailleurs à partir de cette période que l’image du Pays Basque prend des teintes folkloriques, notamment sous la plume d’auteurs comme Loti.

L’âme basque, naissance d’un mythe

11C’est sans doute le Ramuntcho de Pierre Loti qui a le plus contribué à la mise en place d’un stéréotype d’un Pays Basque idyllique, où le temps semble s’être arrêté, « où les années changent, moins qu’ailleurs, les choses » [Loti, 1987 : 76]. Dès sa parution en 1897, cinquante ans après que Biarritz soit devenue une station estivale de renommée internationale, ce roman a connu un succès fulgurant, avec plus de soixante-dix éditions et plusieurs adaptions cinématographiques [4]. Au cœur du roman, un thème cher au romantisme : l’amour impossible entre Ramuntcho et Gracieuse. Hardi contrebandier, joueur de pelote, attaché à sa terre natale, âme religieuse et primitive [ibid., p. 121], Ramuntcho [5] incarne ce qui, depuis lors, représente la quintessence de la basquité : le respect des traditions, la continuité dans le temps, une religiosité exaltée, bref, un état primitif, ou si l’on préfère, authentique [photo 1]. L’absence de changement, de modernisation est au cœur de cette vision qui ne cesse de reprendre l’idée des origines mystérieuses, si chère aux romantiques [6]. C’est l’« âme basque », que Loti immortalise dans son roman, une notion qui perdurera bien après la mort de l’écrivain.

12C’est au nom de cette prétendue « âme basque » que tout au long du xxe siècle, la côte labourdine organise la vie sociale pendant la période estivale. Plus d’un siècle après la parution de Ramuntcho, le groupe local de danses folkloriques se produit comme chaque été pour visiteurs et touristes sur la place de Sare. Dans ce petit village du Labourd à proximité de la frontière, classé parmi les 170 Plus beaux villages de France, le tourisme constitue depuis plusieurs décennies la principale activité économique. Cette image de carte postale où se mêlent la fascination pour l’Espagne et l’intérêt porté à la culture locale dans sa version folklorisante, restera pendant longtemps la carte de visite du Pays Basque, notamment pour le versant nord de la frontière.

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Comme en 1900 : la « vraie » noce basque, devenue un siècle plus tard une attraction touristique (photo de l’auteur).

13La frontière a joué un rôle considérable qu’on ne peut passer sous silence dans le développement du tourisme d’élite. L’apparition à Biarritz d’abord, puis aux alentours, de nombreux casinos et salles de jeu, interdits en Espagne, a attiré à partir du xixe siècle une bonne partie de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie espagnole [Aguirre, op. cit.]. La situation géographique de Donostia et de Biarritz, à une quarantaine de kilomètres l’une de l’autre, ainsi que leur proximité par rapport à la frontière ont joué un rôle déterminant tout au long de cette période mouvementée dans l’histoire européenne, de la Belle Époque jusqu’à la moitié du xxe siècle. La frontière, toute proche, assurait une fuite rapide aux estivants qui suivaient la cour espagnole installée à Donostia. Entre 1835 et 1936, aristocrates, hommes politiques et grande bourgeoisie ont traversé la frontière pour échapper aux retombées des bouleversements politiques. Ils ont ainsi contribué à la consolidation de la population internationale permanente, participant de cette ambiance cosmopolite qui a longtemps caractérisé la Côte basque [Laborde, op. cit.].

14En 1897, date de publication du Ramuntcho de Pierre Loti, la contrebande bat son plein. Les guerres carlistes, guerres de succession qui ont divisé l’Espagne tout au long du xixe siècle, aux retombées particulièrement virulentes dans les provinces basques, ne font qu’accroître ce commerce illégal. Ses effets sur l’économie basque sont sans précédent : le contrôle de douanes, jusqu’alors situé sur les rives de l’Èbre, est transféré à la ligne frontière en 1840, ouvrant une période de forte activité dans la contrebande. Ramuntcho, le hardi contrebandier, semble présager l’une des évolutions du tourisme les plus surprenantes et inattendues : le tourisme frontalier.

La fabrication de stéréotypes. Le tourisme frontalier

15Longtemps considérées doublement marginales, du fait de leur localisation géographique aux marges des États et de leur économie souvent sous-développée pour des raisons stratégiques et militaires, les frontières constituent néanmoins à l’heure actuelle des pôles d’attraction où se jouent de nombreux investissements. Les différences de prix et de taxation sont à l’origine d’un type de commerce très particulier. La frontière constitue dans ce sens une véritable ressource économique que le tourisme frontalier exploite à bon escient [Hahn, 1992 ; Thuen, 1998 ; Wilson, 1995]. L’Andorre, où depuis les années 1950 le commerce frontalier domine l’économie et la démographie de ce micro-État pyrénéen, est l’un des exemples les plus saillants de l’extraordinaire évolution de certaines régions frontalières [Comas d’Argemir, 1997].

16Au Pays Basque, le tourisme frontalier attire un volume de touristes considérable dont le nombre, on le comprend aisément, est difficile à saisir. Ses effets sont, en revanche, particulièrement visibles : supermarchés, postes à essence, bars, night clubs et ventas se succèdent aux proximités de la frontière comme résultat d’une fièvre de construction in crescendo. Les ventas ou benttes, véritables institutions dans la région, situées à même la ligne frontière, font office d’épicerie, de bar et de restaurant. Les clients arrivent en car de toute l’Aquitaine et de Bordeaux pour s’approvisionner en alcool, tabac, conserves et souvenirs divers avant de rentrer chez eux. Ils osent rarement s’aventurer plus loin. Les plus assidus viennent régulièrement tous les week-ends, ne serait-ce que pour faire le plein d’essence, beaucoup moins chère qu’en France. Contrairement aux prévisions qui auguraient sa disparition avec la mise en place des politiques économiques de l’Union européenne et l’arrivée de l’euro, le phénomène du tourisme frontalier connaît cette dernière décennie une croissance similaire à celle de l’âge d’or de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Les ventas du col d’Ibardin, construites à même la ligne frontière, côté espagnol (photo de l’auteur, 1999).

17Les ventas plus récentes sont devenues de véritables centres commerciaux, avec des concentrations commerçantes comparables à celles des grandes villes, situées sur les flancs des montagnes [photo 2], ou au sommet même, comme dans le cas de la Rhune.

18C’est dans ce contexte frontalier que stéréotypes et préjugés sont à l’œuvre et confortent une vision de l’identité nationale conforme aux représentations et clichés construits et diffusés dans chaque pays. Ainsi, est-il courant d’entendre les vendeurs et commerçants se plaindre. Les Français, venus s’approvisionner en alcool, essence et tabac, craignent qu’on ne les trompe. Pourtant, parce qu’ils exigent automatiquement le compte détaillé, ce que la population locale fait rarement, ils apparaissent aux yeux des commerçants comme des vrais avares. Ou encore, comme l’explique Ana Mari, qui travaille dans une venta depuis dix ans, « beaucoup réclament, après avoir fait un achat de deux sous, comme s’il leur était dû », le verre que le patron veut bien offrir aux clients fidèles. Les stéréotypes vont au-delà des simples relations marchandes : l’achat massif de boissons alcoolisées destinées à être consommées chez soi, fait des Français des borrachos (des ivrognes), ou pire, des alcooliques, dans un pays où l’abstinence n’est pourtant pas la plus prisée des valeurs, mais où la consommation d’alcools a lieu dans des espaces publics. L’interaction des touristes avec la population locale alimente des stéréotypes où priment les connotations négatives sur la population française, dont certains remontent aux guerres napoléoniennes : avare, arrogant, sale, impoli et alcoolique, le Français n’a pas bonne réputation. Mesuré à partir de jugements de valeur, le touriste devient un élément clé pour comprendre combien l’activité touristique intervient dans la formation – et la perpétuation – de clichés et stéréotypes. Pour certains, le touriste assume ainsi « un rôle de représentativité similaire à celui du soldat sur un sol étranger », il est un corps marqué, « un corps performatif, mesuré par rapport à l’image de son stéréotype national » [Diller, 1994 : 24].

19D’un autre côté, les clichés sur l’Espagne apparaissent tout d’abord dans les « menus typiques » des ventas, où la paella, spécialité de Valence, est le plat fort. La sangria est ici la boisson par excellence, uniquement consommée par les touristes français. Des sévillanes et des toreros, couteaux à lame pliante, éventails et castagnettes, toute une panoplie qui semble directement tirée de Carmen, se trouvent parmi les souvenirs les plus prisés. C’est un décor de toutes pièces destiné à combler les attentes du touriste français, où l’image à vendre et à acheter concorde parfaitement avec les représentations stéréotypées sur l’Espagne. Les références à l’Andalousie – malgré son éloignement de la réalité frontalière –, héritières d’une perception orientaliste à laquelle Loti n’échappe point dans ses descriptions du Pays Basque [7], sont dominantes dès que l’on traverse la frontière.

Du politique dans le tourisme : touristes et activistes

20La situation politique instable du Pays Basque a longtemps été perçue comme une menace ouverte contre le développement du tourisme. Le conflit, visible dans les innombrables affrontements qui jalonnent la vie politique de la région, a aussi eu un certain effet dissuasif. Un bref coup d’œil aux données statistiques du secteur touristique concernant la Communauté autonome basque montre néanmoins qu’au fil des dernières décennies, le taux de touristes a continué d’augmenter même pendant les périodes où les secousses de violence ont été particulièrement fortes. Ses effets ont touché tout particulièrement les touristes français pendant les années 1980. En réponse à la collaboration du gouvernement français dans le domaine de la lutte antiterroriste à partir de l’entrée de l’Espagne dans la cee en 1986, le secteur indépendantiste a lancé une campagne de boycott contre les intérêts économiques français qui s’est matérialisée par de multiples agressions contre des biens symbolisant les investissements français dans la région. Les concessionnaires des marques d’automobiles françaises se trouvent de loin parmi les plus affectés par des lancements de cocktails Molotov. Dans un effort de médiatisation visant la société française, les voitures munies de plaques d’immatriculation françaises sont devenues également des cibles parfaites [8]. Dans ce sens, les menaces tombant sur les voitures des touristes français rappellent, par leur but, leur visibilité et le traitement médiatique, les prises d’otage de touristes, de plus en plus fréquentes ces dernières années. Ayant pour but de faire pression auprès des instances politiques, et bien que les conséquences ne sont guère comparables, ces deux cas de figure mettent en évidence la valeur symbolique du touriste en tant qu’« élément d’échange » [Phipps, 1999 : 79]. Les touristes, tout comme leurs biens, deviennent des « valeurs en mouvement » [ibid.], et du coup de potentiels enjeux politiques.

21La violence a d’ailleurs très tôt été « matière de voyage » [Aguirre, 1996]. Les lieux de crimes ou les théâtres de batailles sanglantes sont des hauts lieux du tourisme au taux de fréquentation élevé [Diller, op. cit.]. Ce phénomène, à la base de la célèbre agence de voyages fondée par le capitaine Cook qui porte son nom, n’a cessé de se consolider tout au long de ces deux derniers siècles. Ainsi retrouve-t-on parmi les tout premiers touristes étrangers qui arrivent à Donostia au xixe siècle, des cadres de l’armée britannique revenus à l’occasion de la première guerre carliste pour remémorer les combats des guerres napoléoniennes qui y avaient eu lieu quelques années auparavant. Des exemples tirés de contextes géographiques divers, de Vukovar au Liban, montrent la prégnance du tourisme à risque à l’heure actuelle [Phipps, op. cit.]. Plus récemment, les événements du 11 septembre 2001 n’ont fait que confirmer ce point : les ruines des Twin Towers sont devenues la principale attraction touristique de New York, où la fascination pour l’horreur s’est mêlée au recueillement caractéristique des lieux de pèlerinage, au point que la police a été obligée d’intervenir.

22Même s’il ne se trouve point parmi les destinations à haut risque recensées par les agences de voyages spécialisées dans cette nouvelle modalité du tourisme qu’est le « tourisme à risques », le Pays Basque fait néanmoins partie des circuits du tourisme politique. La situation politique a constitué un pôle d’attraction touristique pourtant à peine mentionné dans les études sur le sujet. À cet égard, il exerce une attraction comparable à celle que suscitent les camps de réfugiés palestiniens, les rues de Belfast, ou plus récemment la forêt de Chiapas au Mexique. Dans le cas du Pays Basque, ce sont des Catalans, des Bretons, et dans une moindre mesure des Galiciens et des Corses, qui visitent massivement la région. Ils sont au courant des derniers événements, en quête d’informations de première main, motivés par des questions d’ordre politique.

23La présence du tourisme politique a été particulièrement visible surtout au sud de la frontière tout au long des années 1980. À la mort de Franco, après quarante ans de dictature et de suppression de droits politiques et civils, la période de transition s’est caractérisée par une vie politique particulièrement active dans la sphère du public, notamment en ce qui concerne l’expression du politique dans la rue. Certaines dates sont même devenues emblématiques au-delà du contexte basque, comme c’est le cas de l’Aberri Eguna, le jour de la Patrie basque, fêté le dimanche de Pâques, qui attire chaque année de nombreux Catalans.

24Tout comme d’autres phénomènes de revendication, dont la marche des Zapatistes qui a eu lieu au Mexique au printemps 2001 est l’un des exemples récents les plus signifiants, les protestations au Pays Basque ont attiré au fil du temps des touristes désireux de conjuguer militance politique active et loisir. Pour la plupart jeunes, politiquement actifs dans leurs pays d’origine et faisant partie de mouvements militants appartenant à la gauche dans un sens très large, ces visiteurs se définissent plus comme des activistes, des « militants » que comme des « touristes ». En cela, ils suivent la règle d’or du touriste, qui automatiquement renie sa condition et l’applique uniquement à autrui [Phipps, op. cit. ; Urbain, 1991]. À l’instar de la forêt de Chiapas, devenue le haut lieu du tourisme politique, voire révolutionnaire[9] des années 1990, le Pays Basque a accueilli pendant la période estivale, à partir des années 1980, des visiteurs venus, eux aussi, à la recherche d’expériences « authentiques ». Comme au Mexique où les Tuniques blanches (militants de l’extrême gauche italienne) ont pris en charge l’organisation du système de sécurité de la marche, au Pays Basque les Italiens ont été parmi les touristes les plus actifs. Pendant leur séjour, la plupart d’entre eux ne se contentent pas d’assister aux manifestations en simples observateurs. Citons à titre d’exemple le cas de la Salve à Donostia, procession religieuse à laquelle assiste la corporation municipale accompagnée des représentants politiques, au cœur d’une longue polémique allant jusqu’à sa suppression définitive à la fin des années 1990. Tous les ans, des touristes italiens prenaient part aux affrontements avec la police et plusieurs d’entre eux finissaient au commissariat. Il y a quelques années, pendant les fêtes patronales de Donostia, au bruit d’une explosion qui s’est plus tard avérée être celle d’une bombe, un groupe de touristes italiens s’est précipité joyeusement dans la rue s’exclamant « É la bomba ! É la bomba ! », au grand étonnement des habitués du bar où ils se trouvaient, comme si celle-ci avait été programmée à l’avance dans le cadre des célébrations festives.

25La réalité complexe du Pays Basque contemporain se traduit dans différentes prises de position vis-à-vis du tourisme, particulièrement nettes au Pays Basque sud, tandis qu’au nord l’importance économique du tourisme explique la polarisation extrême autour de ce thème. Alors que les partis nationalistes traditionnels présentent une image positive pour attirer les touristes et essaient d’amoindrir les dimensions du conflit, notamment à partir de l’ouverture au public du musée Guggenheim à Bilbao en 1997, les mouvements indépendantistes ont, au contraire, envisagé la présence des touristes comme un haut-parleur pour la diffusion de la situation politique au Pays Basque [photo 3]. Depuis le début des années 1990, aussi bien le psoe (le parti socialiste espagnol) que le pp (le Parti populaire) ont une position ambiguë face au tourisme, s’en servant tantôt comme un détracteur bénéficiant d’une arme politique, tantôt, à l’aide de campagnes, comme d’un objet à promouvoir [10].

Ven y cuéntalo. Un contre-exemple de tourisme politique

26« Viens, et raconte comment cela se passe » : c’est le slogan de promotion de Eusko Jaurlaritza, le gouvernement basque, pour relancer le tourisme, pratique socio-économique de longue tradition néanmoins en déclin, dans une région secouée par une forte crise économique qui a complètement ébranlé le tissu industriel jusqu’alors articulé autour de la sidérurgie et de l’industrie navale. La campagne visait un public trop habitué à identifier le Pays Basque comme une zone de conflit. Elle faisait ressortir les points forts du paysage, de la vie sociale, et mettait l’accent sur la convivialité basque. En insistant particulièrement sur le vécu personnel, « Viens, et raconte comment cela se passe » cherchait à démystifier et à redonner une image positive d’une région qui pendant des années avait fait la une des journaux télévisés avec des nouvelles teintées de sang.

27Depuis la dictature franquiste et en contraste avec l’essor touristique des côtes méditerranéennes, le tourisme n’avait joué qu’un rôle plus ou moins circonstanciel et secondaire dans le développement de la région. On s’était limité en grande mesure à vivre des rentes du passé, sans chercher à s’ouvrir à un marché plus large. La campagne lancée par le gouvernement basque, destinée à encadrer l’ouverture du Guggenheim, témoignait d’un changement de perspective vis-à-vis du tourisme, ainsi que d’une volonté politique d’exploiter une ressource jusqu’alors délaissée. Au-delà de sa réussite dans la promotion touristique de la Communauté autonome basque, ce slogan est resté fortement ancré dans l’imaginaire populaire comme le montrent les réactions très divergentes que la campagne a suscitées dès le départ.

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Affiche non signée destinée aux touristes dans les rues de Donostia, en août 2000 (photo de l’auteur).
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Tradition et innovation : dolmens, fêtes populaires, plages, et le Guggenheim. Brochure de promotion touristique du gouvernement basque, 2001 (photo de l’auteur).

28Promue en 1997 par le Département du Commerce, Industrie et Tourisme du gouvernement autonome basque, à cette époque dirigé par la socialiste Rosa Díez, cette campagne reste l’une des traces les plus visibles du passage des socialistes au gouvernement basque. Caractérisée par la diffusion d’images dépourvues de renvois politiques et sans références à la violence, la campagne a fortement été critiquée par la droite espagnole. Très vite, le slogan a été réinterprété et réinvesti de significations tout à fait différentes du sens premier, et surtout très éloignées de l’objectif originel. Des exemples tirés de contextes diamétralement opposés [11] ont joué sur une même interprétation : l’impossibilité, pour les morts, de raconter. En guise d’humour très noir, ou sous la forme de menaces couvertes, le slogan a vite été détourné en « Viens, et tu ne le raconteras point ».

Un pays de touristes ? Le challenge du Guggenheim

29« Déjà tout change dans la région contaminée et la tradition s’oublie, le béret se démode, la couleur s’éteint […] telle Basquaise, que j’ai connue charmante un foulard noué sur les cheveux, désorientée aujourd’hui sous son grand chapeau et son grand voile, quitte son travail pour aller jouer à la dame touriste en rôdant autour du casino le soir » [Loti, 1992 : 175]. Dans un récit éloquent intitulé « L’agonie de l’Euskal-Herria », Pierre Loti énumère les changements survenus au Pays Basque depuis son arrivée en cette fin du xixe siècle. Le paysage et les mœurs qu’il trouvait pleins de charme évoluent sous ses yeux. Depuis, la côte labourdine, fortement dépendante des activités touristiques, a connu une urbanisation féroce. Au sud de la Bidassoa, où l’essor industriel du xxe a également modifié dramatiquement le paysage, le tourisme n’est jusqu’aux années 1990 qu’une ressource économique secondaire. De l’époque romantique à l’ère postindustrielle, de Ramuntcho au Guggenheim, l’évolution du tourisme au Pays Basque présente différentes phases qui se succèdent dans le temps, sans pour autant exclure, jusqu’à présent, les précédentes.

30« Tout pays qui s’ouvre au tourisme abdique sa dignité, en même temps que son lot de paix heureuse… », augurait Loti solennellement du haut de sa canonnière qu’il devrait bientôt quitter. Ses écrits immortalisèrent une image du Pays Basque immuable, figé dans le temps, qui a perduré jusqu’à nos jours. Il ignorait, comble de l’ironie, à quel point ils allaient être déterminants dans le développement touristique de la région. Ils ont constitué pendant plus d’un siècle, l’un des référents principaux en France dans le développement des imaginaires touristiques sur le Pays Basque. Aujourd’hui, le phénomène Guggenheim introduit une nouvelle variable dans le panorama basque et nous invite à penser les nouveaux stéréotypes susceptibles de surgir dans l’avenir. À peine cinq ans après son ouverture, le musée Guggenheim Bilbao est, avant tout, un symbole. Considéré par l’ethnologue Joseba Zulaika « dans sa complexe combinaison d’urbanisme, économie, propagande, art, muséologie, et millénarisme comme le texte fondamental de la politique culturelle basque dans l’ère postmoderne actuelle » [Zulaika, 1997 : 16-17], le Guggenheim constitue un des exemples les plus parlants d’un défi politique, économique et culturel réussi. Bâti à même la rive du Nervion, où s’élevaient jadis les hauts fourneaux et fonderies, orgueil et pilier économique de l’industrie basque des xixe et xxe siècles, en ruine à la suite de la crise économique des années 1970, le musée se prête à des lectures plurielles, où le regard extérieur, à travers les perceptions des touristes, se conjugue avec les interprétations locales. Tel un oiseau phénix qui surgit de ses cendres, Bilbao entraîne le Pays Basque sur la scène internationale du nouveau millénaire. Dorénavant, l’image immobiliste, héritière des représentations romantiques et folklorisantes, doit faire face à une remise à l’heure. ?

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • – 1992, Le Pays Basque. Récits et impressions de l’Euskal-Herria, Bordeaux, Aubéron.
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  • Zulaika Joseba, 1997, Crónica de una seducción. El Museo Guggenheim Bilbao, Madrid, Nerea.

Mots-clés éditeurs : stéréotype, Pays Basque, tourisme

Mise en ligne 03/10/2007

https://doi.org/10.3917/ethn.023.0429

Notes

  • [1]
    Le terme Pays Basque est ici employé comme l’équivalent du nom de ce territoire en basque, Euskal Herria.
  • [2]
    Course devant des taureaux lâchés tous les matins dans les rues de Pampelune, sans doute l’activité la plus réputée des San Fermines. Depuis la parution du roman Fiesta d’Ernest Hemingway en 1926, ces fêtes ont atteint des quotas de popularité internationale, au point que la retransmission de ces courses est souvent la seule information sur l’Europe dans les chaînes de télévision américaines. Rappelons aussi que les San Fermines ont été considérés parmi les fêtes « mondiales », au même titre que le carnaval de Rio de Janeiro.
  • [3]
    Montagne mythique, montagne sacrée des Basques, désignations que les opérateurs touristiques ont mises en valeur, nid de contrebandiers en raison de la frontière qui la coupe en deux, cette montagne a été, avec les plages et les casinos, l’une des premières attractions touristiques à proprement parler dans la région. Le petit train de crémaillère, inauguré en 1924, a remplacé les cacolets de la fin du xixe siècle et fait preuve encore aujourd’hui de la popularité de cette excursion devenue très tôt l’une des activités préférées des estivants.
  • [4]
    Le plus connu est le film Ramuntcho (1958), du réalisateur Pierre Schoendoerffer. Une première adaptation du même nom a été tournée en 1919 par Jacques de Baroncelli.
  • [5]
    Ramuntcho est, par sa filiation, un personnage complexe : enfant illégitime, fils de l’« étranger », il ressent pour l’ailleurs une attraction qui contraste fortement avec l’attachement au pays et l’importance des racines, thèmes récurrents dans le roman. Il est, par sa mère, originaire du Guipuscoa, de l’autre côté de la frontière, un personnage doublement liminal.
  • [6]
    La question non résolue de l’origine de la langue basque a donné lieu à une abondante littérature. Langue d’origine inconnue, fermée aux étrangers de France, aux mots compliqués et longs, Loti souligne à plusieurs reprises l’origine mystérieuse du basque, déjà objet d’étude privilégié des philologues au temps de la publication de Ramuntcho. Mais c’est aussi l’origine du peuple qui est en question. L’idée d’une origine mystérieuse catalyse des propos fortement imprégnés de romantisme : « […] l’Esprit des ancêtres basques, flottait, sombre et jaloux aussi, dédaigneux de l’étranger, craintif des impiétés, des changements, des évolutions de races ; – l’Esprit des ancêtres basques, le vieil Esprit immuable qui maintient encore ce peuple les yeux tournés vers les Âges antérieurs : le mystérieux Esprit séculaire, par qui les enfants sont conduits à agir comme avant eux leurs pères avaient agi, au flanc des mêmes montagnes, dans les mêmes villages, autour des mêmes rochers… » [Loti, 1987 : 21].
  • [7]
    Entre autres, Loti compare les bertsoak, chants versifiés par les improvisateurs basques, au chant des muezzins.
  • [8]
    En dépit des avertissements des instances publiques des deux États, le nombre de voitures attaquées garées dans des endroits considérés « à risque » a augmenté, ce qui a conduit une partie de l’opinion publique à s’interroger sur l’existence d’un circuit de fraude pour toucher les compensations versées par le gouvernement espagnol dans le cadre des aides contre les victimes d’attaques terroristes, car, à la différence des primes des compagnies d’assurances, celles-ci ne tenaient pas compte de l’état du véhicule lors de l’attaque. Alors que ces attaques ont pratiquement disparu, le ministère des Affaires étrangères continue encore, en 2001, à prévenir les visiteurs français à travers son site internet.
  • [9]
    Le tourisme politique à Chiapas compte plusieurs figures emblématiques parmi ses adeptes : « Lorsqu’il y a un grand rassemblement Zapatiste, et pendant la période de vacances, les rues [de San Cristobal de las Casas] sont bondées d’hordes de touristes révolutionnaires et de dilettantes provenant des quatre coins du monde : Gringofariens, hippiteques, éco-touristes, anthropologues “radicaux”, journalistes macho et gauchistes usés » [Gómez-Peña, 2000 : 103]. D’après l’artiste performer mexicain Guillermo Gómez-Peña.
  • [10]
    Les articles d’opinion publiés dans les principaux journaux espagnols montrent bien le balancement entre une position alarmiste qui présente la vie au Pays Basque sous une pluie de bombes et d’attentats, et l’élimine de fait des circuits touristiques, et une position qui fait appel au passé touristique dominé par l’oligarchie espagnole et réclame la récupération de cet espace de loisir « perdu ».
  • [11]
    Le dessinateur Mingote, collaborateur habituel du quotidien de droite abc depuis 1953, a utilisé ce slogan pour intituler un collage avec la photo d’un attentat de l’eta. L’affaire a failli finir aux tribunaux. Avec des implications politiques fort différentes, mais jouant toujours sur le même sens, des graffitis arborant des menaces contre des politiciens du Parti populaire ont paru sur les murs de plusieurs villes basques.
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