1Ce numéro de la revue Ethnologie française pourrait s’inspirer de cette recommandation du Guide du routard : « À l’étranger, l’étranger, c’est vous. » Au-delà de la boutade, le bon sens ; mais au-delà d’une formule, un jeu de miroir ; au-delà des évidences enfin, un questionnement. Chacun reste toujours l’étranger d’un autre, mais lequel des deux est habilité à identifier « l’étranger » ? L’étrangeté demeure l’énigme du tourisme : elle suscite la curiosité du voyageur prêt à devenir curiste, photographe, ethnologue, pionnier, aventurier, etc. Mais de quel type d’« étrangeté » s’agit-il entre un touriste et un habitant du « pays d’accueil » [1] ?
2La langue annonce-t-elle l’étranger ? Hérodote [2] ne fut sans doute ni le premier ni le seul à se demander quelle était celle des Pélasges, affirmant par ailleurs que le groupe hellène, depuis son origine, avait conservé « la même langue ». L’anglophone d’aujourd’hui aurait-il, seul, le privilège de garder sa langue et de ne devenir nulle part étranger ? En somme, pour repenser la recommandation du Routard, mais aussi pour revisiter les certitudes d’Hérodote, dans une cité ou sur un site touristique, qui devient finalement « autre » ? Dans la rencontre du touriste et de l’indigène, l’un est-il en train de changer d’identité alors que l’autre demeurerait ce qu’il n’a jamais cessé d’être ? Cette évidence a de quoi créer la surprise, lorsque touristes de passage et populations « autochtones » estiment que l’étranger, ce n’est pas soi, c’est lui.
3Cette forme originale et très actuelle de l’étrangeté, que le tourisme a rendue ordinaire, méritait l’attention des ethnologues. La rencontre touristes/autochtones ne se réduit sans doute pas à quelques rites d’apaisement, ni à quelques figures policées des rapports sociaux, mais s’apparente plutôt à la mise en scène de multiples confrontations. L’impact du tourisme sur une société d’accueil n’équivaut pas au simple échange de devises et au commerce de produits. Sur un espace géographique défini, on convient que l’étrangeté devient l’enjeu d’une reconnaissance, parfois le cœur d’un conflit. Voilà quelle étrange construction de l’altérité a retenu l’attention des auteurs de ce numéro qui sont allés observer in situ ce que deviennent ces communautés soudain confrontées à des populations de passage, pour se demander comment elles se mettent à exploiter de nouvelles ressources, sans ignorer cependant qu’elles deviennent dépendantes de pouvoirs économiques très puissants et, de plus, fort éloignés géographiquement.
4Dans une région touristique à forte densité de vacanciers – logés parfois dans des immeubles adjacents et des appartements superposés –, l’autochtone, celui qui réside pour ainsi dire « à l’année », qui est souvent natif du pays et ne le quitte jamais, se sent métamorphosé en période estivale. Il n’est pas loin de croire son identité menacée à l’instar de son territoire de vie momentanément envahi. Le voilà doublement allochtone : d’une part, temporairement minoritaire, il perd ses prérogatives, au point de ne plus se sentir chez lui ; d’autre part, les lieux qu’il occupe étant subitement envahis par une population d’inconnus, le voilà forcé ou convaincu (cette autre forme de la contrainte) de jouer de sa différence pour capter l’intérêt des visiteurs. À l’image de cette expérience – plus ou moins cruciale – qu’observe Sara Le Menestrel en « pays cadien », où touristes de passage et Louisianais « de souche » tentent de s’affirmer par des jeux de mots et de gestes qui privilégient humour et autodérision. Ces artifices ponctuent les récits de leur histoire et de leurs légendes. De la crédulité dont ils se moquent naît une connivence. Ces Louisianais demeurent sur leur territoire natal et habituel, qu’ils occupent en quelque sorte naturellement, de façon permanente, sans parler des générations de parents qui y sont établis depuis bien plus longtemps encore et leur ont transmis la valeur symbolique d’un lieu affectif et sentimental qui s’appelle « le pays ». Ils mettent en scène leur présence, mais la justifient en la rendant étrange.
5Le déplacement géographique temporaire, ce loisir qu’ont développé les sociétés industrialisées, a introduit une forme de civilité, un certain type de relations humaines, généralement paisibles, entre des populations, dont les unes arrivent d’ailleurs et les autres gardent les lieux, parfois comme on garde la chambre. Susan Barton montre comment l’afflux des touristes sur la côte anglaise du Lincolnshire a transformé les paysages et changé les regards. Leurs occupations et leurs besoins inaugurent des services inédits dans une population qui s’adapte à cette nouvelle ressource économique locale. Réciproquement, ceux qui logent ces nouveaux arrivants imposent des modes de vie, qui révèlent leur degré d’aisance ou de pauvreté. Le dénuement a parfois contribué à créer la curiosité touristique. Plusieurs populations cohabitent pour un temps (quelques jours, mais jamais plus de quelques semaines), sans pour autant se confondre ni jamais pouvoir, ni même vouloir, s’ignorer.
6L’effacement de la différence au point que l’autre ne soit plus un étranger, mais un semblable, mettrait incontestablement un terme à l’exotisme et porterait un coup fatal à l’industrie des voyagistes. Si l’étranger que l’on va visiter, sans pour autant prétendre réellement lui rendre visite, n’est plus un autre, à quoi bon sortir de chez soi ? L’étrangeté – sa mise en perspective – est bien l’une des clefs (éventuellement une des recettes) du tourisme. De fait, sa disparition effacerait l’intérêt du voyage, le banaliserait, dispenserait de quitter son propre lieu de vie. Comment ont été éduqués les regards pour que le lointain soit devenu plus séduisant que le proche, l’ancien plus passionnant que le contemporain, pour que la culture du « pittoresque » surpasse une esthétique de l’authenticité ? Comment le vacancier s’est-il entiché d’une société qu’il veut immuable dans le temps, alors que lui-même se sent porté vers la modernité qui transforme et qui invente ? Enfin, « l’indigène », « l’autochtone », celui qui tombe ainsi sous le regard du touriste, comme s’il pénétrait dans le champ de vision du terrible cyclope, ne se sent-il pas lui-même contraint de résister, ou de se modifier ?
7Car, ainsi que l’analyse Marie-Odile Géraud dans son étude des villageois Hmong en Guyane, un tourisme dominé par le retour momentané de groupes sociaux installés aux États-Unis ou en France altère la représentation que se font d’eux-mêmes ceux qui n’ont jamais émigré. Voilà qui nécessite non plus simplement une mise en scène du pittoresque, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de touristes étrangers ordinaires, mais l’ostentation des adaptations au présent. Ce qui se donne à voir n’est pas dominé par la préoccupation de l’organisation économique mais plutôt par l’étalage festif des symboles et des « patrimoines collectifs ». Enfin, ces conditions de la mise en valeur de soi et de son propre patrimoine font parfois du voyage touristique un pèlerinage et de celui-ci, comme le laisse entendre Marc Bordigoni à propos des Gitans qui se rendent aux Saintes-Maries-de-la-Mer, une forme de sociabilité, dont les rites pourront se confondre, d’une année sur l’autre, avec la cérémonie proprement dite.
8Mais le touriste revendique surtout l’aventure du départ : si voyager est un loisir, à quoi se rend-on dès lors étranger en quittant son lieu de vie habituel ? Les modes d’existence des pays visités sont devenus les nouveaux objets de l’intérêt touristique depuis le fort développement du loisir de masse au courant des années 1950. Une fois dépassée la focalisation des regards sur les monuments sacrés du passé – châteaux forts et ruines, palais et jardins, églises et chapelles, musées et conservatoires, etc. –, des passions se sont révélées pour les marchés et leurs couleurs, la ville et ses métiers, la campagne et ses traditions encore vivantes, la mer et ses pêcheurs, la montagne et ses bergers, la forêt et ses gardes, etc.
9Il appartient à l’ethnologue d’engager une réflexion sur l’impact qu’a eu l’arrivée massive de voyageurs dans une région qu’habite une communauté jusqu’ici animée par une économie locale ou régionale, souvent composée de paysans, d’éleveurs ou d’artisans, soudain contraints d’étaler des traditions, prétendument longues et profondément enracinées. Le folklore des guides – de parole ou de papier – fabrique des êtres de chair « à ne surtout pas manquer ». L’extrême étrangeté du vêtement, des gestes, des paroles ou des accents fait que ceux-ci sont devenus les allégories de l’exotisme, qui composent les curiosités incontournables de voyages plus ou moins organisés. L’étranger s’est donc présenté à un touriste passagèrement curieux, sous une forme stéréotypée – presque momifiée –, pour devenir curiosité vivante.
10Autre surprise : le touriste qui se rend « à l’étranger » change de statut, alors qu’il n’a fait que changer de pays. Atterrissant sur un autre territoire, il prend pied sur le territoire d’un autre. Voilà qui paraît évident, mais est-ce bien la réalité ? L’espace que le touriste investit – ou envahit – est-il bien la propriété et le patrimoine de celui qui occupe le pays d’accueil ? Des expressions comme « Hello Mister ! » relevées par Franck Michel parmi les maximes qui servent à accueillir et à interpeller le voyageur en Indonésie ou, plus significative encore, la formule « Bonjour patron ! », laisseraient penser le contraire. Car toutes deux portent les symboles d’un respect anciennement établi – aujourd’hui périmé – qu’a renversé la décolonisation. Celui qui se considère autochtone rappelle l’histoire auprès de son visiteur. En revisitant sa mémoire, il nourrit éventuellement l’espoir de plaire à un étranger de passage pour le séduire, tenter d’établir la communication, avant de négocier, de commercer.
11L’idée de rencontre du touriste et de l’autochtone, bien surfaite dans sa formulation selon Marc Boyer (à la lumière de l’histoire, il en critique le fondement), pose, à partir d’enquêtes récentes, un autre problème que celui de la rentabilité d’une industrie fraîchement créée. Elle fait apparaître des lambeaux d’histoire et croise souvent plusieurs genèses, que l’industrie touristique va délier, avant de les recomposer en segments séparés : les cathédrales de la religion, les ruelles de la vie populaire, les boutiques des artisans « à l’ancienne ». C’est dire que cette reconstruction du passé obéit à différentes logiques. Grâce à une enquête originale, Evelyne Cohen, en historienne du tourisme, montre l’évolution quantitative et qualitative des flux de visiteurs sur le site de Notre-Dame de Paris. Il ne s’agit pourtant, ni de quantifier, ni de fractionner cette fréquentation des lieux. C’est bien de l’aventure du goût et de l’histoire de la sensibilité qu’il est question. Ce faisant, l’attention se porte vers les significations complexes que revêt une visite touristique. Ainsi se défont ces prêt-à-penser qui ne verraient dans le tourisme de masse qu’une simple répétition d’un même et unique comportement, tel que le suggèrent les courbes croissantes du nombre des visiteurs. À l’image de l’ethnologie, l’histoire se nourrit de l’enquête sur le terrain qu’elle interprète souvent pour démystifier les chiffres.
12En apparence, en tant qu’industrie, le tourisme entraîne l’enrichissement économique d’un pays d’accueil. Il semblerait que le rapport entre le visiteur et celui qui « garde les lieux » noue cette forme d’échange. Le touriste est devenu un client : l’autochtone devient-il pour autant un marchand ? On ne peut nier l’existence d’une relation de ce type, mais tous les « indigènes » ne s’y reconnaissent assurément pas, même si pour tous le visiteur reste un autre. Quoi qu’il en soit, cette « perception » de l’étranger comme client suppose la mise en forme commerciale de l’accueil, qui a parfois nécessité la transformation des activités économiques traditionnelles. Elle peut prendre l’allure d’un développement industriel ou au contraire garder une configuration artisanale. L’un n’exclut pas l’autre, et bien souvent les deux se complètent, deviennent cependant concurrentiels, parfois s’opposent, créant dans la société d’accueil des différences, voire des inégalités. Federica Tamarozzi dénoue les enjeux de cette perception dans le thermalisme italien à Salsomaggiore, où la répartition des concessions a profondément transformé la station balnéaire et modifié la gestion des intérêts. Voilà que changent les représentations du curiste et de son traitement, que s’adaptent les styles et les gestes des habitants. Dans l’appropriation des lieux et le soin des corps, se construisent des formes inédites de sociabilité, créatrices de rôles et de convenances. Ces mutations profondes peuvent devenir flagrantes alors que tout est fait pour les masquer, mettre en scène une histoire sans événement et préserver la paix sans laquelle aucune industrie touristique ne peut s’enrichir.
13Des conflits d’intérêts inédits ont par ailleurs surgi entre prestataires potentiels : d’où l’élaboration de réseaux, parfois à l’insu ou à contre-courant des populations réputées « vivre du tourisme ». Muriel Augustini et Pascal Duret signalent ainsi les contradictions qui peuvent opposer les créoles de la Réunion avec les promoteurs des « Bains » enclavés sur certains sites de l’île. Sur cette histoire déjà ancienne, se greffe une nouvelle situation qui oppose aujourd’hui sur le rivage de l’océan Indien les touristes « surfeurs » et leurs homologues réunionnais. Alors que demandes et consommations sont recensées et considérées comme un objectif essentiel de développement dans les études de marché ou les enquêtes sur la démographie touristique, il revient à l’ethnologue de gratter ce vernis sans histoires, cette logique trop lisse et si fonctionnelle. Apparaissent alors, au travers des conflits et des enjeux réels, ruptures et différences qui traversent l’avènement de plusieurs formes de loisir. La rencontre du touriste et de l’autochtone ne se réduit pas à des modalités convenues. La réalité a une dimension plus complexe et plus problématique. Seules des études de terrain comme celles qui suivent peuvent espérer la révéler et l’interpréter.
14Il restait à se demander s’il existe des degrés de l’étrangeté, c’est-à-dire si l’on peut devenir plus ou moins étranger à un lieu ou à une collectivité. Autrement dit, existe-t-il des stades de l’enracinement dans un pays, une contrée ou un village ? Lorsque Jean-Didier Urbain se demande si le résident secondaire, ce « revenant épisodique », tient du pèlerin, du revenant ou de l’habitant « alternatif », il s’interroge également sur les degrés d’initiation qui consacrent l’identité de ce semi-migrant. Mais si la planète entière voyageait, si nous étions tous devenus touristes – réalité hautement improbable –, cette ethnologie de l’autochtone serait privée d’objet. Du haut de cette fiction, où l’un ne cesserait de devenir « autre », et où nul ne pourrait se proclamer touriste ni indigène, il ne resterait qu’à demander au Guide du routard ou à Hérodote : de qui puis-je devenir désormais l’étranger ? ?
Bibliographie
Repères bibliographiques
- La bibliographie sur le thème est immense, car la problématique de la rencontre touriste/autochtone ne peut pas aisément se dégager des références générales sur le tourisme. Nous renvoyons donc aux bibliographies de chaque article du présent numéro. On trouvera, par ailleurs, des bibliographies fournies dans : Jean-Didier Urbain, Secrets de voyages [1998, Payot], et dans Anthropologies et Sociétés, cités ci-après. En clin d’œil à l’actualité, l’exposition « Kannibals et vahinés », Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, 2001-2002 (Catalogue de l’exposition paru édité par la rmn).
- Comme viatique, pour le lecteur curieux, nous pouvons néanmoins proposer le choix bibliographique suivant :
- Boyer Marc, 2002, L’invention de la Côte d’Azur, Éd. de l’Aube.
- Collomb Gérard, 1989, Du bon usage de la montagne. Touristes et paysans dans un village de la Haute-Maurienne, Éd. L’Harmattan.
- « Des faux authentiques : Tourisme versus pèlerinage », Terrain, no 33, 1999, Éd. du Patrimoine.
- « Être étranger à la campagne », Études rurales, 1994, no 135-136, Éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
- « Habiter la nature ? Le camping », Ethnologie française, Éd. puf, 2001/4.
- « Imaginaire, Tourisme et Exotisme », Les Cahiers de l’irsa, Université de Montpellier III, mai 2001.
- « Le croisement des cultures », Communications, 1986, no 43, Éd. Seuil.
- Michel Franck, 2000, Désir d’ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages, Éd. Colin.
- Perrot Martine et Isabelle Magos, 1993, « L’Aubrac. Du haut lieu au non lieu touristique », in Claudie Voisenat [sous la dir. de], Paysages au pluriel. Pour une approche ethnologique des paysages, Paris, Éd. de la msh : 35-48.
- Rambaud Placide, 1969, Société rurale et urbanisation, Paris, Seuil.
- Rauch André, 2001, Vacances en France de 1830 à nos jours, Hachette-Pluriel.
- Rioux Jean-Pierre, Jean-François Sirinelli [dir.], 2000, La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Fayard.
- Soublin Jean, Le second regard. Voyageurs et barbares en littérature, 2001, Buchet-Chastel.
- Stevenson René-Louis, [1878, trad. fr.], 1925, Voyage avec un âne à travers les Cévennes, Stock.
- « Tourisme et sociétés locales en Asie centrale », Anthropologies et Sociétés, Québec, vol. 25, no 2, 2001.
- « Tourisme et touriste », Sociétés, Revue des Sciences Humaines et Sociales, no 8, avril 1986, Éd. Masson.
- Urbain Jean-Didier, 1999, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot [Plon, 1991] (cf. chap. 5 : « Un nouveau type d’urbanisation : le tourisme » : 169-196).
- – 2002, Paradis verts. Désirs de campagne et passion résidentielle, Paris, Payot.
- « Vacances et tourisme », Communications, 1967, no 10, Le Seuil.