Notes
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[1]
Au moment de l’enquête, qui a eu lieu en 1995, 605 ouvriers travaillaient aux mines de Kassandra, dont 345 au fond et 260 en surface.
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[2]
Pendant les cinq mois qu’a duré l’enquête, une trentaine d’entretiens nous ont été accordés sans aucune médiation de la part de la direction, après un contact et un accord direct avec chacun de nos interlocuteurs.
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[3]
Par exemple, ceux qui travaillent à la maintenance des véhicules chargeurs aux mines sont officiellement appelés « artisans de véhicules chargeurs ».
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[4]
Les mots « problématiques » sont ceux dont la signification est ouverte et débattue, à travers lesquels l’intellectualité singulière de la pensée des gens se dispose. On démontrera ici que « art » est un mot « problématique », en ce sens qu’il ouvre à un débat sur ce que signifie travailler au fond de la mine, pour chacun de nos interlocuteurs.
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[5]
Shift renvoie au travail réparti en « 2 × 8 » ou « 3 × 8 », ou travail posté, et désigne l’une des équipes de 8 heures.
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[6]
Des électriciens, des soudeurs, des ajusteurs, ceux qui assurent la maintenance des machines, etc.
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[7]
Il s’agit d’une politique de la compagnie qui a commencé dès le début des années 1990, qui vise à abaisser le coût de la production et à imposer, en même temps, une intensification du travail au front de taille.
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[8]
Toutes les citations sont des extraits exacts des entretiens réalisés avec les mineurs des mines de Kassandra en 1995.
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[9]
Extrait de la réponse donnée à la question : « Votre travail est-il dangereux ? »
1Les mines de Kassandra situées en Grèce du Nord, à une centaine de kilomètres de Thessalonique, sont les plus grandes mines de minerais sulfureux (plomb, zinc, pyrite de fer) de l’Union européenne. Elles comprennent trois centres miniers souterrains, ainsi que des installations de surface servant à enrichir les minerais.
2C’est dans le cadre d’une enquête d’anthropologie menée sur les représentations des ouvriers travaillant dans ces mines [1] que nous avons eu l’occasion de les visiter à plusieurs reprises. Nous sommes restée au fond huit heures par jour, afin de mieux comprendre le processus de l’extraction du minerai, et surtout de saisir les difficultés, les risques de ce travail qui s’effectue à une grande profondeur. La mine exige une expérience considérable et un grand savoir-faire technique, à plus forte raison quand on travaille sur le front de taille.
3Nous avons décidé d’insérer dans les entretiens [2] une question importante à nos yeux : les ouvriers pensent-ils que leur travail est un art ? Pour faciliter la lecture de ce qui suit sur ce point, référons-nous à l’usage du terme « art » en grec. Dans cette langue, « art » ne renvoie pas exclusivement à ce que l’on appelle « travail artistique » ; il désigne aussi un métier manuel requérant des connaissances et même des aptitudes particulières. Dans ce cas, « art » ne caractérise pas seulement certaines formes de travail manuel mais peut aussi qualifier la façon dont ces travaux sont effectués ainsi que la qualité du résultat.
4Quant au terme « artisan », auquel certains de nos interlocuteurs ont recours comme nous le verrons par la suite, il présente aussi une double signification. Plus précisément, s’il renvoie surtout à l’ouvrier qualifié faisant souvent un travail technique que ce soit dans son atelier ou dans une entreprise [3], il peut également désigner celui qui maîtrise son métier à un haut degré, qui détient tout le savoir nécessaire pour obtenir le meilleur résultat possible. Néanmoins, notre dessein n’est ni de démontrer la polysémie des mots « art » et « artisan » ni de choisir, parmi leurs possibles significations, celle qui peut le mieux traduire la « réalité » du travail de la mine – telle que nous l’avons saisie nous-mêmes – afin de la confronter ensuite à ce que les mineurs en disent.
5Dans le champ de l’anthropologie ouvrière, entendue comme celle des mots « problématiques » [4], ce que l’on appelle « polysémie » n’est qu’un indice ou un symptôme de la façon singulière dont chaque interlocuteur se situe face à une question importante. Et cette question, dans le cas qui nous intéresse ici, est en réalité la suivante : que représente le travail au fond de la mine face au mot « art » ? Si le travail est un art, l’est-il parce qu’il exige des capacités singulières ou simplement une capacité technique ? À travers une lecture minutieuse de toutes les réponses données par les mineurs, on repère un grand clivage qui ne se réduit cependant pas à la question de savoir si leur travail est ou n’est pas un art.
6Car, derrière la prise de position – positive ou négative – de chacun des interlocuteurs à cet égard, il s’agit de savoir si « art » s’appréhende en termes subjectifs et identifie alors ce face à quoi le travail met l’homme au fond de la mine, ou s’il s’appréhende seulement en termes techniques. L’analyse nous permettra de saisir les formes de pensée attenantes au mot « art », sans avoir recours à aucun référent objectiviste extérieur à ce que les mineurs pensent. Mais avant de passer à l’analyse des entretiens, il faut donner au lecteur une première image du travail de la mine.
Le travail au fond de la mine
7L’extraction du minerai se fait à ce que l’on appelle le « front de taille », surface verticale dans laquelle est pratiquée la coupe du minerai à l’aide d’explosifs. À chaque front de taille travaillent deux, ou plus rarement, trois mineurs, à savoir un ou deux abatteurs et le chef d’équipe. Le travail est également réparti à l’intérieur de chaque équipe et se divise en trois phases : le soutènement, la perforation et le placement des explosifs. Le soutènement se fait avec des cadres de bois ou de métal, selon les dimensions de la galerie et la pression qu’elle reçoit. Il s’agit d’un travail pénible, surtout quand on utilise des cadres métalliques constitués de trois pièces, dont le poids varie entre 80 et 100 kilos. Pour renforcer le soutènement, un travail de boisage supplémentaire, le « garnissage », est nécessaire. Il consiste à remplir le vide existant entre le toit de la galerie et celui des cadres, avec des poutres allant d’un cadre à l’autre et disposées en couches successives de telle façon qu’elles forment comme une grille.
8Si le soutènement est un travail dur et dangereux qui exige à la fois un grand investissement physique et un savoir-faire particulier, il en va de même pour la perforation qui consiste à creuser des cavités au front. Car on ne peut jamais savoir ce que « cache la montagne », selon l’expression de l’un de mes interlocuteurs. On ne peut pas savoir, par exemple, si, derrière la surface du front, il y a un bassin d’eau qui pourrait provoquer une inondation dans la galerie. De plus, les perforatrices que l’on utilise sont lourdes et la composition des roches changeante, rendant ainsi ce genre de travail extrêmement difficile. Dès que la perforation est finie, on « met les fourneaux » : on remplit les cavités avec des bâtons de dynamite, dont le premier contient une capsule électrique jouant le rôle de détonateur. À la fin du shift [5] se fait l’explosion (ou « tir des mines »), tandis qu’au début du shift suivant, on procède au « déblayage » : on vide la galerie du minerai extrait à l’aide des véhicules chargeurs pour le transporter à des points spéciaux d’où il est déversé jusqu’à une galerie centrale, puis transporté en surface.
9Tous ceux qui travaillent au front de taille, les chefs d’équipe, les abatteurs et les opérateurs des véhicules chargeurs sont payés au rendement, c’est-à-dire au nombre de mètres d’avancée dans la galerie, une condition dure à remplir. Le travail de l’extraction est un travail pénible, difficile et particulièrement dangereux, puisque l’on s’expose directement au danger d’un éboulement, un danger qui augmente au fur et à mesure que l’on avance sur le front, d’où la distinction entre travailler « au front » et travailler « aux arrières », une distinction qui renvoie directement à la guerre et qui est souvent reprise par les mineurs eux-mêmes.
10Mais, exactement comme à la guerre, où l’issue de chaque combat au front dépend du soutien et de l’approvisionnement des arrières, le travail de l’extraction ne pourrait pas être réalisé sans les travaux « auxiliaires », comme l’installation des tuyauteries d’aération et d’eau sur le front de taille, la surveillance des pompes à eau afin d’éviter toute inondation. Il s’agit aussi de travaux dangereux – puisque le danger et même la mort sont présents à chaque pas que l’on fait au fond de la mine – qui exigent une expérience particulière et un savoir-faire technique.
11Néanmoins, tous ceux qui ne travaillent pas directement à l’extraction, à l’exception des « artisans » qui font un travail purement technique [6], sont considérés par la compagnie comme n’ayant aucune spécialité et sont généralement appelés « ouvriers de galeries souterraines ». Mais, au fond de la mine, cette distinction est souvent plus formelle que réelle : la plupart de ceux qui travaillent à l’extraction, sauf les chefs d’équipe, font aussi d’autres travaux, tandis que beaucoup de ceux qui étaient autrefois au front de taille, sont devenus des « auxiliaires », en raison des diminutions et des fronts et des membres de l’équipe de chaque front [7]. Les mineurs auxquels nous nous sommes adressés œuvrent à tous les postes, depuis le chef d’équipe jusqu’à celui qui surveille les pompes à eau. Cependant, les propos tenus sur l’« art » ne sont pas prescrits par le type de travail, mais par la façon dont chacun entend l’art de travailler au fond de la mine.
12Ainsi, certains interlocuteurs saisissent « art » en termes subjectifs et convoquent des catégories de pensée singulières – telles que « intelligence », « conscience » ou même « amour du travail » – pour fonder leur thèse sur l’« art » de travailler au fond de la mine, tandis que d’autres appréhendent « art » comme un simple équivalent de technique et convoquent le diplôme ou la formation technique qu’exige ou n’exige pas le type de tâches qu’ils font pour soutenir que leur travail est un art ou ne l’est pas.
L’art de travailler dans une dimension subjective
13« C’est un art spécial. N’importe qui ne peut pas le faire d’un moment à l’autre. Pour que quelqu’un soit capable d’avoir du rendement, premièrement il faut faire attention à soi-même, à son “intégrité corporelle”, deuxièmement garder la machine en bon état, il faut que ça fonctionne dans la tête et il faut repérer à temps des avaries éventuelles, il faut repérer quelque chose qui est prêt à s’écrouler pour qu’on fasse du soutènement. Il faut avoir de la perception, une patience terrible et de la ténacité et il faut avoir conscience des autres, de ceux qui travaillent tout autour et, le plus important, il faut avoir de l’expérience. Nous devons livrer un combat, parce que le travail c’est la guerre. Tu dois affronter tous les éléments naturels. Tout seul le diplôme ne suffit pas, il faut de l’entraînement pendant assez de temps pour la sécurité de l’individu, de la machine et de tout en général. »
14Si nous avons choisi de commencer par cette citation [8], c’est qu’elle présente la thèse la plus forte et la plus achevée sur ce que signifie subjectivement travailler au fond de la mine : « Nous devons livrer un combat, parce que le travail c’est la guerre. Tu dois affronter tous les éléments naturels. »
15Notons d’abord la façon dont opère dans la pensée le passage du « nous » collectif au « toi » individuel : si « nous » tous qui travaillons au fond de la mine, « nous devons livrer un combat, parce que le travail c’est la guerre », chacun doit cependant assumer en son propre nom les exigences de cette guerre insolite qui consiste à « affronter tous les éléments naturels », toutes les difficultés et les dangers imaginables. Ainsi, comme dans toute guerre, il y a ici aussi un impératif majeur à remplir : gagner la guerre, être « capable d’avoir du rendement » ; et pour atteindre ce but, il faut d’abord rester sain et sauf, « premièrement faire attention à soi-même, à son intégrité corporelle » et deuxièmement faire attention à ses « armes », « garder la machine en bon état ».
16Et pour être en mesure d’avoir une efficacité productive tout en travaillant dans des conditions de sécurité, « il faut que ça fonctionne dans la tête », il ne faut jamais oublier qu’il s’agit d’une guerre et toujours être là au maximum de ses capacités : la « perception » pour repérer à temps les dangers souvent mortels de la mine, la « patience », puisque la moindre précipitation sous la pression du rendement peut se révéler fatale, la « ténacité » pour ne pas reculer face aux difficultés du travail. Être toujours là signifie aussi « avoir conscience des autres », de ceux qui livrent aussi un combat à côté de soi, pour ne pas faire d’erreurs qui les mettraient en danger.
17Mais le plus important c’est d’avoir de l’expérience. Avoir un diplôme, ne posséder que la capacité technique d’opérer sur une machine ne suffit pas ; il faut avoir l’expérience du travail dans la mine, il faut déjà avoir été entraîné dans les conditions réelles de la « guerre », car c’est là que les capacités sont mises à l’épreuve et se forgent.
18L’expression « art spécial » ouvre à une synthèse singulière de ce qu’exige subjectivement le travail de la mine. Cet « art spécial » requiert d’avoir conscience que le travail c’est la « guerre » et pas simplement un diplôme. C’est pourquoi d’ailleurs, il est dit dès le début que « n’importe qui ne peut pas faire ce travail ». Mais le plus surprenant est l’apparition d’une dimension inédite : « En avoir dans la tête. » Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, c’est un travail dur, non seulement physiquement, mais aussi intellectuellement, puisque « affronter tous les éléments naturels » et en sortir vivant est ici une capacité mentale avant tout. L’intelligence est aussi l’une des conditions majeures du travail de la mine.
L’art d’affronter les dangers de la mine
19« C’est un art, puisqu’il faut beaucoup d’années pour l’apprendre et ce n’est pas n’importe qui, qui peut aller le faire, à tout moment. Car, le travail implique des dangers, de l’art, de l’expérience, d’en avoir dans la tête. »
20Ce que l’on repère d’abord dans cette citation, c’est la coexistence non conflictuelle de deux conceptions différentes d’« art ». Plus précisément, si dans un premier temps « art » qualifie le travail dans son ensemble et ouvre à la question des capacités particulières qui sont requises pour faire un travail que « n’importe qui ne peut pas aller faire », dans un deuxième temps cependant, il s’appréhende simplement en termes de technique et se borne ainsi à identifier seulement une de ces capacités.
21« Le travail implique des dangers, de l’art, de l’expérience, d’en avoir dans la tête », soutient notre interlocuteur, pour mieux fonder sa prise de position initiale sur le travail en tant qu’« art ». Or, la première chose face à laquelle le travail met l’homme, c’est le danger, le danger même qu’il court pour sa vie. Et pour être capable d’affronter le danger, il faut avoir du courage, il faut posséder l’art, la technique du travail, il faut avoir de l’expérience, avoir passé des années entières à apprendre à fond le travail dans la mine. Pourtant toutes ces conditions ne sont pas suffisantes, car il faut aussi « en avoir dans la tête », il faut toujours faire attention à tout ce que l’on fait, en n’oubliant jamais que le danger, souvent imprévu, est toujours présent au fond de la mine. Pour reprendre les propos de cet interlocuteur : « Tu as à faire à une montagne et tu ne sais pas ce qu’elle peut cacher. Cette chose, tu dois l’avoir toujours en tête, et toutes tes sensations doivent être en alerte, si tu veux sortir vivant. » [9] Le travail est si dangereux qu’il faut savoir comment gérer son corps et ses mouvements dans la mine, soutient un autre.
22« C’est un art. Je dirais que c’est un art que quelqu’un pourrait acquérir seulement par l’expérience. Je le considère comme un art, parce que bouger dans la mine, avoir peu d’accidents, pouvoir protéger celui qui est à côté de toi ; les travaux que j’ai faits, du moins moi, n’ont pas été bâclés, il n’a pas fallu que d’autres s’en occupent pendant des heures pour les réparer. »
23« Art » s’appréhende ici aussi en termes de subjectivité : gérer son corps et ses mouvements de façon à minimiser le risque d’accident, « pouvoir protéger celui qui est à côté de toi » en travaillant attentivement, puisque les « travaux bâclés » peuvent mettre en danger la sécurité de tous, est tout un art que l’on ne pourrait acquérir avec aucun diplôme, avec aucune formation technique, mais « seulement par l’expérience » ; une expérience singulière qui est à la fois celle du corps et celle de la tête, qui exige la mise en activité des capacités tant physiques qu’intellectuelles.
24L’intelligence est une catégorie de pensée que tous nos interlocuteurs convoquent jusqu’ici afin de fonder leur position sur la question de l’« art », qu’il s’agisse de celui de gagner la guerre en affrontant « tous les éléments naturels », d’en sortir vivant, ou même de celui de gérer son corps et ses mouvements de façon à travailler dans des conditions de sécurité. Mais dans une autre citation, le rapport entre « art » et intelligence se déploie sous une forme différente.
L’art de travailler bien sans se fatiguer
25« Un artisan dans les galeries c’est du grand art, c’est un grand succès que d’essayer d’apprendre le travail entièrement, parce qu’il y a beaucoup de points où on peut travailler sans fatigue. Parce que, si tu ne sais pas ouvrir des trous ou mettre des fourneaux, tu vas te fatiguer pour rien, c’est pourquoi l’art a une grande importance. C’est pourquoi aussi au cadre, si tu n’as rien dans la tête, tu ne vas pas le poser en une demi-heure et sans fatigue, mais tu vas le poser en deux-trois heures et tu te seras fatigué en vain. Tandis qu’un artisan va le travailler avec son art et il ne sera pas du tout fatigué. Moi, je n’ai pas de force, j’ai cinquante ans, mais avec l’expérience et l’art que j’ai, je travaille sans fatigue. »
26Si cet interlocuteur a recours au terme « artisan », ce n’est pas pour désigner simplement la capacité technique, mais pour en signaler une autre, beaucoup plus importante à ses yeux : celle de posséder les « secrets » qui peuvent rendre le travail moins fatigant et permettent d’être efficace sans s’épuiser. Il s’agit d’une capacité qui dépend ici directement de la « tête », de l’intelligence dont on dispose. Puisque « si tu n’as rien dans la tête, tu vas poser le cadre en deux, trois heures et tu te seras fatigué en vain », contrairement à « un artisan qui va travailler avec son art et ne sera pas du tout fatigué ».
27Mais pourquoi la capacité de limiter la fatigue est-elle d’une telle importance qu’elle mérite d’être qualifiée non pas simplement d’« art », mais de « grand art » ? « Notre travail est très fatigant ; fatigant pour le corps, parce que nous sommes obligés de soulever des poids, et fatigant pour la tête, à cause des dangers », soutient le même mineur, à un autre moment de l’entretien. Or, limiter la fatigue permet de garder à la fois ses capacités physiques pour tenir dans ce travail dur et ses capacités intellectuelles pour ne pas faire d’erreurs qui mettraient la personne en danger. En ce sens, « un artisan dans les galeries », capable de travailler intelligemment, de travailler correctement sans se fatiguer, c’est vraiment du « grand art ».
28Tous nos interlocuteurs précédents fondent leur conception de l’« art » sur les capacités singulières qu’exige le travail au fond de la mine. Ici, travailler bien, attentivement, apparaît comme un impératif majeur à remplir et renvoie à l’intelligence qu’il faut avoir, que ce soit pour gagner la guerre en affrontant « tous les éléments naturels », pour en sortir vivant, pour bouger dans la mine, pour limiter la fatigue physique et intellectuelle. Dans tous ces cas, « bien travailler » signifie « travailler en sécurité ». Néanmoins, dans les citations qui suivent, bien travailler dans la mine acquiert une autre signification : « art » ouvre à une problématique en termes de qualité – ou parfois d’esthétique – et, en tant que tel, renvoie à des catégories de pensée comme « conscience » ou « amour du travail ».
29Plus précisément, pour certains de nos interlocuteurs, le rapport travail/« art » se fonde avant tout sur la capacité de travailler de façon à atteindre le meilleur résultat du point de vue de la qualité ou même de l’esthétique ; un résultat qui est lui-même également qualifié d’art. Et cette capacité subjective dépend tantôt de la conscience professionnelle que l’on a en tant que mineur et tantôt de l’amour pour ce que l’on fait, comme on le verra par la suite.
30« L’expérience conduit à l’art, l’expérience et l’appétit de travail, la conscience de chacun au travail. Un autre dit : “Allons donc, que je touche ma paye en travaillant n’importe comment”, et un autre se met à étudier le travail et – si étrange que cela paraisse – il s’intéresse aussi à la beauté de la galerie. »
31Avoir de l’expérience ne suffit pas pour acquérir l’art de bien travailler dans la mine, il faut aussi avoir de l’« appétit de travail », il faut s’intéresser vivement à ce que l’on fait. Et cet intérêt dépend ici de la « conscience de chacun au travail » ou plutôt de ce que l’on appelle « conscience professionnelle ». Sous cet aspect, il y a deux voies possibles, dont une seulement conduit à l’« art ». La première consiste à s’intéresser au travail seulement en tant que moyen de « toucher la paye », « en travaillant n’importe comment », sans se soucier ni de la façon ni du résultat.
32En revanche, la seconde voie – prescrite par la conscience professionnelle que l’on a en tant que mineur – consiste non seulement à « étudier le travail », à examiner attentivement ce que l’on fera afin de le faire de la meilleure façon, mais aussi à « s’intéresser à la beauté de la galerie », au résultat du travail jusqu’au moindre détail, à se soucier même, « si étrange que cela paraisse », de l’impression esthétique qu’il suscite. Dans cette citation, la qualité et la beauté apparaissent sous forme de critères identifiant ce qui est et ce qui n’est pas de l’« art » dans la mine. Et ces critères procèdent de la conscience de chacun, selon notre interlocuteur. Néanmoins, dans d’autres citations, l’« art » de travailler bien dans la mine ne dépend pas de la conscience, mais de l’amour de ce que l’on fait.
L’art de travailler bien dépend de l’amour de ce que l’on fait
33« Y a-t-il un travail qui n’est pas de l’art ? Il n’y en a pas. Ça dépend. Si le travail tu le fais avec amour, c’est de l’art certainement. Mais si tu le fais sans amour, il n’aura pas de résultat, tu feras de l’à-peu-près. Alors, la condition nécessaire, c’est de faire le travail que tu vas faire correctement, et le résultat sera de l’art. Sinon, ne le fais pas du tout. »
34Notons d’abord que le rapport entre travail et art apparaît ici, dans un premier temps, dans une généralité paradoxale. Mais ce qui se déploie derrière l’interrogation « Y a-t-il un travail qui n’est pas de l’art ? » n’est pas en réalité une thèse générale et triviale du genre « Tout travail est un art ». Plus précisément, si cet interlocuteur – par opposition aux précédents – ne se réfère pas d’emblée à son travail en tant qu’« art », c’est parce qu’il occupe non pas une, mais plusieurs fonctions au fond de la mine. À la question de savoir si tous ces travaux peuvent être appelés « arts », il répond qu’il n’y a pas de tâche qui ne soit de l’« art », au sens où chacune exige certaines capacités. Néanmoins, dans un deuxième temps, cette thèse engendre une nouvelle question cruciale : peut-on soutenir que tout travail qui exige des capacités est de facto un « art » ? Et sur ce point, le rapport entre travail et art apparaît dans toute sa subjectivité : « Si le travail tu le fais avec amour, c’est de l’art certainement. Mais si tu le fais sans amour, il n’aura pas de résultat, tu feras de l’à-peu-près. » L’« amour » est pensé ici comme un moyen subjectivement nécessaire pour travailler correctement et atteindre ainsi un résultat qui est « certainement » artistique. En ce sens, non seulement il constitue une forte motivation de l’art, mais il offre aussi le critère infaillible de son identification.
35« La condition nécessaire, c’est de faire le travail que tu vas faire correctement et son résultat sera de l’art. Sinon, ne le fais pas du tout », rajoute notre interlocuteur pour souligner – fût-ce d’une façon indirecte – que lui veille à remplir cette condition. Sous cet aspect, la thèse pourrait être formulée ainsi : le travail que je ferai chaque fois dans la mine est de l’art, non seulement parce qu’il exige de toute façon des capacités, mais avant tout parce que moi, je l’exécuterai correctement, avec amour ; sinon, je préférerais ne pas le faire du tout.
36« Aimer le travail que tu fais » apparaît aussi comme le fondement par excellence de l’« art », dans une autre citation, bien qu’ici « art » soit initialement abordé sous un angle purement technique : « Oui, mon travail est un art. Pourquoi ? En un mot, si ce n’était pas un art, ne faudrait-il pas un certain diplôme ? Bien sûr, toujours, à n’importe quel travail, il y a ceux qui font attention et ceux qui ne le font pas. Celui qui ne fait pas attention, qu’il ait mille diplômes, il ne peut pas devenir artisan. Et le plus important c’est d’aimer le travail que tu fais. Quand tu l’aimes, je pense que tu le fais plus correctement, tu ne dis pas : “Allons, je suis venu toucher ma paye et je m’en vais.” »
37Dans un premier temps, le travail apparaît dans sa dimension technique. « Mon travail est un art », affirme le mineur, puisque, pour être capable de le faire, il faut avoir un « diplôme ». Le « diplôme » est la preuve incontestable que le travail a des exigences spéciales sur lesquelles se fonde automatiquement l’idée qu’il est qualifié d’art. Cependant dans un deuxième temps, notre interlocuteur se trouve confronté à une question fondamentale : avoir un diplôme, avoir une capacité technique suffisent-ils pour acquérir l’art de travailler bien dans la mine ? Apparaît alors une autre thèse, purement subjective : « Bien sûr, toujours, à n’importe quel travail », que celui-ci requière ou non de diplôme, « il y a ceux qui font attention et ceux qui ne le font pas ». Mais, pour « devenir artisan », pour acquérir l’art de travailler bien dans la mine, la meilleure formation technique ne suffit pas, « mille diplômes » non plus, si l’on ne prête pas attention à ce que l’on fait.
38Le plus important, c’est d’aimer son travail, parce que l’amour fait des tâches quelque chose de plus qu’un moyen de « toucher la paye » en inspirant ainsi toute l’attention pour travailler « plus correctement » dans la mine. Bien que soient proposés des points de vue différents, un accord apparaît sur un point essentiel : ce qui fonde le rapport entre travail et art n’est pas la capacité technique que le travail exige ou n’exige pas. L’art apparaît comme ce à quoi on peut accéder, indépendamment du type de travail que l’on fait dans la mine, mais dans certaines conditions subjectives : soit « en avoir dans la tête », soit avoir de la conscience professionnelle, soit aimer son travail.
39Si dans toutes ces citations, « art » ouvre à une vision subjective du travail, au contraire, dans la citation qui suit, il est abordé pour la première fois sous deux angles différents, faisant ainsi apparaître le travail dans une dimension à la fois subjective et technique : travailler au fond de la mine est toujours un « art », mais, en même temps, être ouvrier n’est pas un « art, » au sens où le travail que l’on fait quand on est ouvrier ne suppose pas de formation technique.
L’art de travailler dans une dimension subjective et technique
40« Votre travail est-il un art ?
41– Et oui et non. C’est un art, parce qu’il faut savoir comment marcher dans la mine, comment ne pas avoir d’accidents, comment bouger, en général.
42– Et alors, pourquoi ce n’est pas un art ?
43– Parce que tu es ouvrier.
44– Un art, c’est quoi pour vous ?
45– Un art, c’est faire de la soudure électrique, faire la charpente d’un toit, découper au chalumeau. »
46Dans un premier temps, travailler au fond de la mine signifie travailler dans un lieu qui exige subjectivement quelque chose de particulier : savoir comment marcher, comment gérer son corps et ses mouvements de façon à éviter les accidents. Et ce savoir singulier qui tient à la fois du corps et de la tête, en ce qu’il requiert la mise en activité des capacités tant physiques qu’intellectuelles, représente un « art », selon notre interlocuteur qui développe une thèse proche de celle de l’une des premières personnes que nous avons interrogées. Néanmoins quand se pose la question du genre de travail que l’on fait, art apparaît – cette fois – dans une dimension technique. Mon travail n’est pas un art, parce que je suis ouvrier, affirme le mineur. L’« art » c’est « faire de la soudure électrique, découper au chalumeau, faire la charpente d’un toit ». En d’autres termes, « art » est un travail technique, exigeant des connaissances et des aptitudes que l’on ne pourrait pas acquérir sans une formation spéciale. Sur ce point, « art » renvoie en réalité à la distinction qui est faite entre ouvrier et artisan, selon le critère de la qualification, un critère classificateur de l’entreprise, autour duquel s’organise la distribution des postes de travail.
47Néanmoins, l’apparition de l’art dans une double dimension indique la force de l’expérience de « travail au fond de la mine » : il s’agit d’une expérience tellement particulière qu’elle prescrit à ce mineur d’aborder la question de l’art d’un point de vue subjectif, et non pas seulement d’un point de vue technique. En revanche, un autre prend « art » exclusivement en termes de technique.
L’« art » de travailler dans une dimension purement technique
48« Un travail qui demande de l’art est que l’on me dise de faire une porte, cela demande de l’art, tandis que faire un cadre ou transporter du bois, cela ne demande pas d’art. Il n’est pas nécessaire de savoir, d’être artisan. »
49Si « faire une porte » est un travail qui demande de l’art, par opposition à « faire un cadre ou transporter du bois », c’est parce que, dans le premier cas, il faut « savoir », il faut posséder des connaissances et des aptitudes spéciales que l’on ne peut pas acquérir sans une formation technique, tandis que travailler au fond de la mine est quelque chose que l’on apprend seulement dans la pratique. En ce sens, « artisan » en tant que possesseur d’un savoir spécial est pensé en opposition à « ouvrier », même si ce dernier terme n’apparaît pas ouvertement. Pour travailler dans la mine, « il n’est pas nécessaire de savoir, d’être artisan », il suffit d’être un ouvrier. Et quand on est un ouvrier, le travail que l’on fait on l’apprend sur le tas. Or, si d’autres signalent que travailler au fond de la mine est « un art que quelqu’un pourrait acquérir seulement par l’expérience », car c’est là où se forgent toutes les capacités qu’exige ce travail, en revanche notre dernier interlocuteur soutient, exactement pour les mêmes raisons, qu’il ne s’agit pas d’un art. Puisque, selon lui, l’art est quelque chose qu’exigent seulement certains types de travail, et non pas quelque chose qui naît de l’expérience.
50La même conception de l’art apparaît aussi dans une autre citation où le mineur soutient, au contraire, que son travail est un art.
51« Bien sûr que c’est un art, puisque je suis opérateur. Je suis allé à une école pendant quatre ans pour obtenir le diplôme, pour faire ce travail. »
52Ici, la qualification du travail en tant qu’art se fonde automatiquement sur le diplôme, la formation technique qu’exige le genre d’activité à laquelle on se livre dans la mine. S’ouvre ainsi une vision du travail non pas à partir du lieu où il s’effectue, mais à partir du poste que l’on occupe. En d’autres termes, opérer sur un véhicule chargeur au fond de la mine représente de facto un « art », parce qu’il présuppose que l’on possède un diplôme, une capacité technique et non parce qu’il requiert des capacités subjectives liées à l’expérience de la mine.
53L’analyse des entretiens permet de clairement saisir la distance qui sépare une approche technique du rapport entre travail et « art » de toutes les approches différentes mais subjectives de ce rapport. Plus précisément, quand « art » s’appréhende exclusivement en termes de technique, il ouvre à une vision du travail dont le lieu est absent dans sa spécificité : la mine n’apparaît pas comme un espace exigeant une disposition subjective particulière, mais se réduit à un lieu de travail ordinaire. Dans cette conception, « art » renvoie d’emblée à la distinction ouvrier/artisan – une distinction qui prend appui sur le critère de la qualification – et se pense ainsi comme quelque chose à quoi l’on peut ou l’on ne peut pas accéder selon le type de travail que l’on fait. « Art » exige un diplôme, une formation technique, alors que la question du lieu ne joue aucun rôle particulier.
54En revanche, quand « art » est abordé d’un point de vue subjectif, la vision du travail à laquelle il donne lieu ne se déploie pas à partir du type d’activité que l’on pratique. Dans ce cas, la question du diplôme ou de la formation technique que requiert ou ne requiert pas le genre de travail que l’on effectue dans la mine ne joue jamais un rôle fondateur dans la représentation de l’art, par opposition à d’autres questions : celle de l’intelligence, de la conscience professionnelle ou de l’amour pour ce que l’on fait. De cette façon, « art » se présente comme ce à quoi tous peuvent accéder, indépendamment du genre de travail qu’ils font, mais sous des conditions qui sont toujours de l’ordre du subjectif. Ici, posséder l’art du travail signifie travailler bien, correctement.
55Mais c’est surtout quand « art » fait ressortir le caractère extrêmement dangereux des tâches qu’une vision distincte des postes de travail se révèle absolument impossible. Car, travailler au fond de la mine se pense comme quelque chose de très dur que tous partagent et où chacun doit assumer ses propres responsabilités. Dans cette conception du rapport entre travail et art, la classification entre postes techniques et non techniques qui ouvre à la distinction ouvrier/artisan n’a pas de sens.
56Au contraire, la catégorie « artisan » acquiert une autre signification. Dans la mine, chacun doit être artisan, doit bien faire son travail, s’il ne veut pas mettre en danger non seulement sa propre vie, mais aussi celle des autres. Ou, pour le dire autrement, en reprenant les propos de notre premier interlocuteur, si tous ceux qui travaillent dans la mine doivent « livrer un combat » parce que « le travail c’est la guerre », être capable de sortir de cette guerre sain et sauf chaque jour est une cause non pas simplement individuelle, mais aussi collective. ?
Références bibliographiques
- Compagnie des mines de Kassandra, 1995, Brève description des techniques d’exploitation et de l’équipement des mines de Kassandra.
- Lazarus Sylvain, 1996, Anthropologie du nom, Paris, Seuil.
- Lengrand Louis et Maria Craipeau, 1974, Louis Lengrand, mineur du Nord, Paris, Seuil.
- Michel Joël, 1993, La mine dévoreuse d’hommes, Paris, Gallimard.
- Viseux Augustin, 1991, Mineur de fond, Paris, Plon.
Mots-clés éditeurs : ouvrier, mine, travail, art, artisan
Date de mise en ligne : 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.013.0423Notes
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[1]
Au moment de l’enquête, qui a eu lieu en 1995, 605 ouvriers travaillaient aux mines de Kassandra, dont 345 au fond et 260 en surface.
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[2]
Pendant les cinq mois qu’a duré l’enquête, une trentaine d’entretiens nous ont été accordés sans aucune médiation de la part de la direction, après un contact et un accord direct avec chacun de nos interlocuteurs.
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[3]
Par exemple, ceux qui travaillent à la maintenance des véhicules chargeurs aux mines sont officiellement appelés « artisans de véhicules chargeurs ».
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[4]
Les mots « problématiques » sont ceux dont la signification est ouverte et débattue, à travers lesquels l’intellectualité singulière de la pensée des gens se dispose. On démontrera ici que « art » est un mot « problématique », en ce sens qu’il ouvre à un débat sur ce que signifie travailler au fond de la mine, pour chacun de nos interlocuteurs.
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[5]
Shift renvoie au travail réparti en « 2 × 8 » ou « 3 × 8 », ou travail posté, et désigne l’une des équipes de 8 heures.
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[6]
Des électriciens, des soudeurs, des ajusteurs, ceux qui assurent la maintenance des machines, etc.
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[7]
Il s’agit d’une politique de la compagnie qui a commencé dès le début des années 1990, qui vise à abaisser le coût de la production et à imposer, en même temps, une intensification du travail au front de taille.
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[8]
Toutes les citations sont des extraits exacts des entretiens réalisés avec les mineurs des mines de Kassandra en 1995.
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[9]
Extrait de la réponse donnée à la question : « Votre travail est-il dangereux ? »