Notes
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[1]
Cette étude s’est poursuivie pendant deux ans, de 1995 à 1996.
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[2]
L’étude de la littérature s’est concentrée essentiellement sur les auteurs faisant partie des groupes de recherches suivants : le gedisst (Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail), qui publie la revue Les Cahiers du gedisst, intitulée depuis 1999 Les Cahiers du genre ; le mage (Marché du travail et genre) éditant la revue Travail, genre et sociétés.
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[3]
« Nous ne travaillons pas sur “les femmes”, […] bien au-delà, en tout cas, pour certaines d’entre nous, nous tentons de contribuer à une sociologie des rapports sociaux, donc à une sociologie généraliste. » [Kergoat, 1999 : 10]
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[4]
« Les interpellations du féminisme ont fait apparaître les rôles dans le salariat – les rôles masculins et féminins – et les rôles dans la famille – masculins et féminins – pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire comme le résultat de rapports sociaux. » [Kergoat, 1998 : 323] « Et le fait que les femmes constituent un groupe […] n’est toujours pas problématisé : les femmes sont des femmes et se conduisent comme telles parce que la nature le veut. » [Kergoat, 1999 : 5]
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[5]
« Il est relativement connu que les hommes sont assignés prioritairement à la production et les femmes à la reproduction, et que chaque tâche productive est réservée, à l’intérieur d’une société donnée, soit aux hommes, soit aux femmes. Cet état de fait est commun à toutes les sociétés. Ces phénomènes ont une telle extension dans le temps et dans l’espace qu’ils sont apparus longtemps comme “naturels”, c’est-à-dire non construits socialement – ce qui revient à dire non interrogeables scientifiquement. » [Kergoat, 1998 : 323]
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[6]
« C’est que le monde du travail ne mélange pas beaucoup les genres. Hommes et femmes exercent des métiers différents, travaillent dans des secteurs d’activités distincts et avec des qualifications dissemblables. » [Maruani et Nicole, 1989 : 9]
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[7]
« À l’époque marquée de l’irrésistible ascension de l’emploi des femmes et l’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins, les mécanismes de discriminations continuent de fonctionner à plein régime. » [Ibid. : 10]
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[8]
« Les données quantitatives montrent l’ampleur et la permanence des inégalités entre hommes et femmes dans la sphère de l’emploi. » [Gadrey, 1992 : 75]
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[9]
« La féminisation du marché du travail est réelle mais inachevée, inaboutie tant elle s’est faite sous le sceau de l’inégalité et de la précarité. » [Maruani, 1998 : 7]
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[10]
« Mille preuves existent, pour qui veut bien les voir, que cette oppression des femmes par les hommes est omniprésente, car il faut bien parler “d’oppression”, de “domination” et non pas “d’inégalité” ou “d’injustice”. » [Kergoat et Hirata, 1998 : 5]
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[11]
« Il nous est apparu, à travers les entretiens des patrons ou des directeurs du personnel, que leurs politiques de recrutement en direction des femmes ne prenaient sens qu’en relation avec leurs représentations globales de l’emploi féminin. » [Gadrey, 1999 : 60] « Le cas d’Ada Byron illustre le fait qu’être un homme ou une femme n’a pas la même incidence dans les métiers scientifico-techniques et que le stéréotype du handicap technique des femmes est lié au conditionnement du rôle des hommes et des femmes, tel qu’il est produit à chaque stade de la socialisation. » [Rapkiewicz, 1997 : 31]
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[12]
« S’il y a une construction de différences entre les sexes dans l’entreprise, cette construction ne prend pas la forme unique de la ségrégation, même si cette forme est dominante. » [Gadrey, 1992 : 114]
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[13]
« Confrontés aux politiques de gestion du personnel, comment les salariés envisagent-ils des stratégies de formation, de mobilité ou de promotion, construisent-ils des identités professionnelles et des visions d’avenir ? À partir d’une étude approfondie de quelques cas, on tente de comparer le monde vécu du travail d’hommes et de femmes […], d’analyser leurs interactions dans l’atelier ou le service, de s’interroger sur leurs conceptions de l’emploi, du métier, de la sphère professionnelle. » [Ibid. : 53]
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[14]
« En confrontant termes à termes ce qu’exprimait chacun des interviewés […], ont émergé (presque) d’eux-mêmes les effets de symétrie et de dissymétrie entre discours masculins et féminins. » [Fortino, 1994-1995 : 132]
-
[15]
« Tout se passe comme si la différence tapie dans l’ombre constituait un ultime recours pour maintenir la domination masculine. » « La hiérarchie entre la valeur du travail masculin et la valeur du travail féminin ne se modifie jamais. Toutes les sociétés reconnaissent au travail des hommes, aussi semblable soit-il à celui des femmes, une valeur supérieure. […] si c’est le cas c’est bien parce que la division sexuelle du travail n’existe pas en tant que telle, mais comme le produit de ce type particulier de rapports sociaux de sexe. Et qui dit rapports sociaux dit rapports antagoniques : la division du travail entre les sexes ne se fait pas de façon équitable, mais de façon antagonique. » [Kergoat, 1998 : 324]
-
[16]
« Le travail salarié est donc dévolu aux hommes qui sont dispensés de travail domestique. Aux femmes est assigné le travail domestique avec, en quelque sorte, en plus, le travail salarié. Dans leur cas, il y a donc une continuité par le travail entre la sphère du travail salarié et celle du travail domestique. » [Ibid., 1998 : 325]
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[17]
« Une certaine image de la féminité amène à renoncer à briller pour ne pas entrer en compétition avec les garçons, à être obsédées par leur apparence et à faire tout pour leur plaire, à les laisser occuper l’espace et l’attention du maître, etc. » [Durand-Delvigne et Duru-Bellat, 1998 : 85]
« La présence du sexe opposé rend les filles dépendantes du système catégoriel de sexe et des stéréotypes qui les spécifient. […] sur le plan identitaire, chez les hommes et chez les femmes, le jeu des appartenances sexuées n’a ni le même poids, ni la même sensibilité au contexte. » [Ibid. : 88] -
[18]
os : ouvrier spécialisé ; op : ouvrier professionnel.
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[19]
Enquête d’usines menées en Chine [Lazarus et Michel, 1992], ex-rda [Corteel, 1994, 1995], en Grande-Bretagne [Hayem, 1994, 1995], en France [Hérard, 1994].
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[20]
Le classisme se réfère à une pensée en termes de classes. Dans cette conception, « ouvrier », sujet politique et historique porteur de l’Histoire, était assigné à classe. La péremption de cette conception se dévoile dans les luttes d’usines des années 1970 en France et en Italie, les grèves de l’hiver 1980-1981 en Pologne, où les ouvriers prennent la parole, non pas au titre de leur appartenance à la classe ouvrière, mais constituent l’usine en tant que lieu politique. Cette pensée est achevée depuis la chute des États socialistes d’Europe de l’Est.
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[21]
D’autres questions ont été posées : « Pensez-vous qu’ouvrière est un métier ? » (1) et : « Pensez vous qu’ouvrier est un métier ? » (2)
Réponses : « Non c’est un poste, mais un métier, non, un métier c’est quand on gagne bien, avoir des bagages quoi, mais autrement… » (1) « Ça revient au même que cette question-là. » (2)
« Ben, ça revient toujours au même, c’est un métier, c’est une passion. Au fur et à mesure du temps, il m’a toujours passionnée mon travail, j’ai jamais trouvé ça monotone. » (1) « Ben oui, pour les mêmes raisons. » (2)
Bien que les réponses se différencient sur « métier », elles sont valables dans les deux cas pour « ouvrier » et pour « ouvrière ». Dans la première citation, « métier » désigne la qualification et les diplômes techniques du poste ; dans la seconde, « métier » est de l’ordre d’une implication subjective forte.
1En 1995, j’ai mené une enquête [1] auprès d’ouvriers et d’ouvrières, dans une usine textile du nord de la France au sein de laquelle travaillaient un nombre important de femmes (164 pour 160 hommes). Je souhaitais analyser les catégories « ouvrière à l’usine » et « femme » à l’usine, et, plus précisément, savoir si pour les ouvriers et les ouvrières « homme » et « femme » étaient des catégories pertinentes pour penser ce qui avait lieu à l’usine et fonder une figure ouvrière contemporaine.
Problématiques
2De nombreuses études [2] ont été et sont réalisées par des sociologues sur le travail des femmes, il m’a paru essentiel de présenter leurs cadres problématiques. Dans un deuxième temps, je montrerai comment ma propre étude s’inscrit dans une problématique distincte.
3Le travail féminin devient un objet d’étude en soi dans les années 1970 [Guilbert, 1966 ; Sullerot, 1968]. Depuis, les recherches sur ce thème se sont développées, précisées et se revendiquent aujourd’hui comme partie intégrante de la sociologie [3]. Bien que ces auteurs n’aient pas tous des problématiques identiques, ils ont des thèses en partage. En effet, tous appréhendent hommes et femmes comme des groupes sociaux auxquels sont assignés socialement et culturellement une fonction et un rôle différents [4]. Ces recherches s’appuient donc toutes sur le postulat selon lequel il y a une division sexuelle des rôles entre hommes et femmes, cette division ne relevant pas de l’ordre naturel mais d’une construction sociale [5].
4Ainsi lors d’études effectuées sur des lieux de travail (usines, magasins, etc.), une attention particulière est portée à l’analyse des différences entre les situations des hommes et celles des femmes [6] : à propos du type de contrat, de l’évolution de carrière, de la possibilité de formation, du type de poste, des salaires, de la qualification, etc. Ces différences opérant le plus souvent au détriment des femmes [7], certains auteurs les nommeront « inégalités » entre hommes et femmes [Gadrey, 1992 [8] ; Maruani, 1998 [9]] ; d’autres parleront d’« oppression » des femmes par les hommes, de « domination » des hommes sur les femmes [Kergoat, 1998 [10]].
5À partir de ce constat, certains chercheurs, comme N. Gadrey et M. Maruani, s’attachent à présenter les évolutions et les changements de la place des hommes et des femmes au travail et la manière dont se construisent les différences entre ces deux groupes. Cela donne lieu à des analyses très instructives montrant que, dans les entreprises, la direction (masculine la plupart du temps) a une politique sexuée face à ses employé(e)s. Cette politique est expliquée comme étant le produit des représentations que les dirigeants ont de l’emploi féminin et masculin. Plus généralement, elle renvoie à leurs représentations de la place des femmes et des hommes dans la société [11]. Il s’agit alors, pour ces chercheurs, de comprendre les représentations des dirigeants et la façon dont ils construisent les différences, mais aussi, parfois, comment ils peuvent les atténuer [12]. Les salarié(e)s sont également interrogé(e)s afin de comprendre quels sont les impacts de la politique sexuée de la direction sur les représentations qu’ils ont de leur travail, de l’évolution de leur carrière, etc. [13]. Il est dès lors intéressant d’examiner de plus près la méthodologie utilisée : des questions identiques sont posées aux hommes et aux femmes d’une même entreprise sur leur travail, la vision qu’ils ont de leur avenir professionnel, de leurs compétences… puis, les propos des hommes et ceux des femmes sont systématiquement séparés pour réaliser un repérage des représentations constantes qui apparaissent chez les hommes d’une part et chez les femmes d’autre part. Il s’agit ici de repérer l’écart possible entre les représentations masculines et féminines [14].
6D’autres chercheurs, comme D. Kergoat, centrent leur travail sur les rapports de domination existant entre les hommes et les femmes, sur l’oppression qu’exercent les hommes sur les femmes. Ils insistent alors sur les rapports antagoniques qui existent entre les sexes [15]. Dans cette problématique, le concept de division sexuelle du travail tient une place centrale. C’est à partir de la division du travail que se fonde la différence entre les sexes. Les rapports de sexe sont assignés à une opposition selon laquelle le travail des hommes est, dans les différentes sociétés, davantage reconnu que celui des femmes [16]. Il est intéressant de voir que, pour D. Kergoat, cette opposition permet de comprendre quelles sont les représentations des hommes et des femmes. C’est ainsi qu’elle écrit : « Cette opposition entre continuité pour les femmes et une coupure radicale pour les hommes rend compte des conceptions différentes du travail salarié. […] Mais plus largement, cette opposition rend intelligibles des conceptualisations de l’espace et du temps dans les groupes sociaux de sexe. » [Ibid. : 325]
7Des auteurs montrent, à propos d’une étude sur la mixité scolaire, que les filles et les garçons intériorisent les représentations véhiculées par la société sur chaque sexe [17]. Pour C.E. Rapkiewicz, « les femmes, exclues des réseaux dominants, le sont aussi des réseaux socio-techniques et de la conception technologique » [1997 : 29], elles « adoptent pour elles-mêmes les représentations des groupes dominants » [ibid. : 42].
8Tous ces auteurs admettent que les représentations sociales de la différence des rôles entre les sexes fondent des groupes sociaux de sexe. Les recherches entreprises visent alors à examiner ces différences, à établir les caractéristiques du groupe masculin, du groupe féminin, à spécifier leurs interactions, leurs rapports et l’évolution de ces rapports. On notera que, dans ces démarches, l’existence même des groupes sociaux de sexe, sorte d’axiome fondateur, n’est jamais remise en cause, ni constituée comme question d’enquête.
9L’enquête d’anthropologie ouvrière que j’ai menée dans un cadre problématique différent propose une autre voie.
10Nos enquêtes d’usine partent de l’hypothèse que les gens énoncent des thèses, une intellectualité singulière à propos de certains points qui, à leurs yeux, sont importants [18]. Lorsque nous faisons une enquête, nous proposons des questions précises sur des thèmes, des mots, à propos desquels il nous semble qu’il peut y avoir débat. Le dispositif méthodologique est tel que nous ne savons pas à l’avance sur quels mots porteront les thèses des ouvriers et ce qu’ils disposeront pour chacun. Il n’y a donc pas, volontairement, de présupposé, de déterminisme sur ce que recouvrira, par exemple, la catégorie « ouvrier ». Dans cette démarche, il va de soi également que les gens interrogés ne sont pas non plus pris comme membres d’un collectif : l’anthropologie ouvrière ne constitue pas de groupes a priori, ni en fonction de la qualification (os/op) [19], de l’âge (jeunes/vieux) ou du sexe (hommes/femmes), groupes auxquels serait assignée une pensée spécifique. Chaque ouvrier se prononce de son propre point de vue, à propos d’une question, d’un mot et nous travaillons à partir de ce que les gens nous disent penser de ces mots.
11Dans cette enquête, il s’agissait de questionner le caractère opératoire des catégories « homme » et « femme » à l’usine, d’identifier les intellectualités qui se déployaient à l’endroit d’« ouvrier » et d’« ouvrière », et de chercher à savoir si elles étaient soutenues par « homme » et « femme ». « Ouvrier » et « ouvrière » étaient donc ici interrogés dans une possible conjonction, ou une disjonction, avec « homme » et « femme ».
12En outre, l’anthropologie ouvrière considère aujourd’hui que la période contemporaine est une séquence singulière, que nous appelons « postclassiste » [20], dans laquelle « classe ouvrière » n’est plus une catégorie opérante pour identifier les formes de pensée des ouvriers. La discipline s’est constituée en prenant acte de cette rupture, avec la conviction que la figure ouvrière était toujours une question à investiguer, mais de manière différente.
13En 1986, lors d’une enquête effectuée auprès des ouvriers dans les usines Renault, la thèse suivante est formulée : « Le mot “ouvrier” a comme seul espace de consistance l’usine elle-même et toute tentative d’extension hors de l’usine entraîne la dissolution du mot. […] travailler sur le nom simple ouvre nécessairement à un travail sur l’usine. Usine et ouvrier sont en doublet. L’examen de l’un entraîne l’examen de l’autre. » [Lazarus, 1986 : 172] En effet, dès cette date, cette recherche montrait, ce qui a été entièrement confirmé par la suite, qu’immigré fonctionnait dans le langage courant comme un dispositif d’occultation, on pourrait dire d’« absentement » d’ouvrier. Comme le soutenait un ouvrier : « À l’usine je suis ouvrier, mais dehors je suis immigré parce qu’ils ont oublié que j’étais un ouvrier. » Dans cette citation, « ouvrier » ne se constitue qu’à partir de l’espace de l’usine : en dehors de l’usine, remplacé par « immigré », ce mot est évacué.
14Si « femme » et « homme » se révélaient des catégories nécessaires à la constitution d’une figure ouvrière qu’en serait-il des hypothèses formulées à propos d’« ouvrier » et d’« usine » ? C’était la question que je posais.
Enquête et résultats
15Après avoir visité l’usine plusieurs fois, m’être entretenue avec la direction et les syndicats, j’ai effectué vingt-quatre entretiens avec des ouvriers et des ouvrières qui avaient été tirés au sort sur la liste du personnel. Ils ont eu lieu dans l’usine, dans la salle de repos, durant le temps de travail ; ils étaient individuels, les questions étaient les mêmes pour toutes et tous.
16Pour faciliter la lecture des résultats, nous examinerons la répartition du travail telle qu’elle se faisait dans cette usine.
17L’usine était divisée en trois sites assez éloignés géographiquement les uns des autres. Dans le premier site se trouvaient la filature, la retorderie et les bureaux de la direction. Le deuxième site comprenait les ateliers de préfinissage et de teinture. Le finissage constituait le troisième site. La répartition du travail entre les ouvriers et les ouvrières n’était pas la même dans les trois structures. En journée aux préfinissage et finissage ne travaillaient que des ouvrières. Dans la filature et la retorderie, des ouvriers et des ouvrières travaillaient à des postes identiques, alors que, à l’atelier de teinture, les hommes s’occupaient de la teinture, les femmes du séchage et des tests de contrôle du produit. De façon générale, les ouvrières faisaient essentiellement un travail sur machines. Certains ouvriers travaillaient aussi sur machines, mais en nombre moins important. Les mécaniciens étaient des hommes et la maîtrise était uniquement masculine. Auparavant, il y avait eu des femmes contremaîtres, mais elles avaient été licenciées lors des derniers plans de restructuration. La nuit, tous les postes étaient occupés par des hommes, puisque la législation interdisait le travail de nuit aux femmes. Il est intéressant de remarquer que, à partir de la mise en place de cette nouvelle disposition, les propos que tenait la direction sur le travail des ouvrières ont changé. Lors d’un entretien, une ouvrière dira : « Nous, dans le temps, la direction disait que c’était un travail minutieux, que c’était du travail de femmes, maintenant ils disent que c’est faux. » La direction a adapté son discours en fonction de la main-d’œuvre dont elle avait besoin : il s’agit ici d’une politique de gestion de la main-d’œuvre et de sa légitimation.
18Lors de l’analyse des entretiens, j’ai d’abord cherché à savoir si les catégories « homme » et « femme » apparaissaient, et, dans l’affirmative, comment elles se disposaient. On verra que certains ouvriers et ouvrières convoquent ces catégories concernant le métier, le travail et les qualités, mais pas de façon unifiée. J’ai ensuite cherché à identifier ce que mes interlocuteurs et mes interlocutrices pensaient d’« ouvrier à l’usine » et d’« ouvrière à l’usine » : la catégorie « ouvrier » n’est alors rapportée ni à « homme » ni à « femme ». Des thèses sont avancées, mais dans un registre qui n’est pas celui du genre.
19Je tiens à préciser que les réponses des hommes et des femmes n’ont pas été analysées séparément. En effet, j’ai constaté qu’il n’y avait aucune différence dans le discours et les jugements qui distingueraient les uns des autres.
20Venons-en à la question de la répartition du travail dans l’usine. Que pensaient les ouvriers et les ouvrières du fait que, à certains postes, il n’y avait que des hommes (la maîtrise, par exemple, est composée uniquement d’hommes) ou uniquement des femmes ? Pensaient-ils que certaines qualités, certains métiers étaient spécifiques aux ouvrières, aux ouvriers ? Pensaient-ils qu’il y avait une différence si un même travail était fait par une ouvrière ou un ouvrier ? L’analyse des énoncés montre que, à propos des catégories « homme » et « femme », les formes de pensée ne sont pas unifiées. Il y a, en effet, un éclatement de ces catégories qui suggère qu’il y a une multiplicité d’opinions.
21Certains ouvriers et ouvrières sont d’accord pour valider la répartition du travail telle qu’elle se donne dans l’usine. En effet, ils considèrent qu’il y a des « métiers de femmes/d’hommes », et que certains travaux requièrent des « qualités de femmes/d’hommes ».
22« À votre avis, pourquoi n’y a-il pas d’ouvrières qui font le métier de mécanicien régleur dans l’usine ?
23– Moi, c’est parce que je trouve que c’est pas des métiers de femme, je sais que ça existe, mais pour moi, c’est pas un métier pour une femme. Je trouve qu’il y a des choses c’est pas fait pour des femmes, à mon point de vue, comme plombier, électricien, mécanicien, même chauffeur de bus, je sais qu’il y en a, mais c’est pas tellement la place d’une femme. »
24« Pourquoi n’y a-il pas d’ouvrières qui font le métier de teinturier dans l’usine ?
25– Là [à la teinture], je crois c’est toute une science là-dessus, si elles n’étaient pas dans la teinture c’est parce que c’est un métier d’homme, c’est un métier pénible, une femme, elle a pas de biscoteaux. »
26« Pourquoi n’y a-il pas d’ouvrières qui font le métier de cariste dans l’usine ?
27– Cariste, pousser des caisses, des chariots, ça c’est du travail d’homme. »
28Les ouvriers et les ouvrières sont d’accord pour dire que dans l’usine il y a des « métiers d’homme », des « travaux d’homme ». « Travail » et « métier » se superposent ici pour identifier ce qui serait le propre des tâches masculines : la pénibilité, la force. « Métier d’homme » signifie travaux lourds, pénibles, qui demandent un effort physique important. Il est intéressant de constater que « femme » est également convoqué, mais par défaut. En effet, les ouvriers et les ouvrières soutiennent que certains travaux ne sont « pas faits pour une femme », que « ce n’est pas la place d’une femme » ; la raison la plus souvent invoquée renvoie à une objectivité : les femmes ne peuvent pas faire des gros travaux. Le travail des femmes est ici identifié en creux, par ce qu’elles ne peuvent pas faire.
29Pour certains, ce sont les qualités propres aux femmes qui identifient leur travail. « Femme » dans ce registre apparaît positivement. En revanche, à l’inverse des citations précédentes, « homme » est ici identifié par défaut.
30« Il y a des hommes de nuit qui travaillent aussi, mais je crois que c’est plus une qualité de femme que d’homme. Les hommes ont d’autres qualités. Ils vont plus facilement trouver le petit truc, ils ont des astuces, ils cherchent, et puis c’est… on voit un homme soulever un capot de voiture et pas une femme. Nous c’est d’abord : il faut être propre, ranger, que ce soit comme ça, comme ça, presque maniaque à la limite. »
31« C’est pas minutieux un homme, le travail qu’on fait c’est minutieux, tout au moins chez nous. »
32« Ça dépend les postes, au… il faut chercher après le fil quand il est cassé. Aux… j’ai jamais vu un homme qui a roulé là, il faut avoir de la patience. »
33« Un ouvrier, non parce qu’un homme question mécanique tout ça irait, mais question de travailler aux tubes, il voit pas la différence entre du bon et du mauvais travail. Question minutie, ils vont faire des erreurs, les hommes de nuit ils regardent pas ce qu’il y a marqué dessus. »
34L’idée avancée est celle d’un travail de femme lié à des qualités particulières généralement reconnues aux femmes, telles que la patience, la minutie, l’attention. Le discours tenu à propos du travail des hommes se donne surtout par la négative : « C’est pas minutieux un homme », « Ils vont faire des erreurs », « Ils regardent pas ». On peut donc dire que certains valident la répartition du travail telle qu’elle est appliquée dans cette usine, mais aussi dans le travail en général, puisque des interlocuteurs prennent des exemples en dehors des travaux qui se font dans cette usine, chauffeurs de bus, électriciens. Pour cela, il y a une reprise du discours stéréotypé sur les femmes et les hommes : la minutie, la patience, la force. Mais tous et toutes ne sont pas de cet avis : cette question est débattue à l’usine, d’autres interlocuteurs reprennent à leur compte le discours distinctif tout en le modérant.
35« C’est pas minutieux un homme. Le travail qu’on fait c’est minutieux, tout au moins chez nous, car, dans les autres ateliers, c’est pas pareil. Par exemple, je travaille avec un homme, il est très minutieux, consciencieux, je crois qu’une femme elle pourrait pas faire mieux. C’est pour cela qu’il ne faut pas toujours généraliser. »
36« Pensez-vous que certaines qualités de votre travail sont propres aux femmes ?
37– Peut-être au niveau des doigts. C’est vrai qu’à certains métiers, c’est plus minutieux, mais là c’est de l’esprit de chacun. Par rapport aux collègues qui travaillent avec nous c’est la même chose, il n’y a pas de différence. Ça dépend des métiers peut-être, mais ici ça se présente pas. »
38Ces deux citations, qui semblent, dans un premier temps, appartenir au registre des représentations dominantes – « C’est pas minutieux un homme », « Au niveau des doigts » – se contredisent ensuite : « Je travaille avec un homme il est très minutieux » pour la première citation, « C’est de l’esprit de chacun » pour la seconde.
39Si nous regardons ce qui est dit dans la première citation, on apprend que pour cet interlocuteur la situation réelle est plus complexe que ce qu’il en dit globalement : dans les faits, des ouvriers font aussi bien le travail que des ouvrières. Pour cette personne, ce qui compte avant tout concernant le travail, c’est de le faire bien, d’être un bon ouvrier : en ce sens, « homme » et « femme » n’interviennent pas comme supports de qualités spécifiques et distinctes. En effet, dans la deuxième partie de cette citation, « minutieux » et « consciencieux » ne sont assignés ni à « homme » ni à « femme », mais qualifient un rapport subjectif de l’ouvrier à son travail.
40Avec l’expression « C’est de l’esprit de chacun », la deuxième citation soutient que c’est à chacun de décider comment il pense son travail, comment il le fait : une personne peut considérer son travail comme minutieux, requérant des qualités propres aux femmes, mais pour elle ce n’est en rien généralisant, puisqu’une autre pourra le concevoir autrement. On notera que cette personne n’emploie pas les mots « femmes », « hommes » (qui étaient ceux proposés dans la question), mais qu’elle préfère utiliser le terme « collègues » qui, lui, n’a pas de genre.
41Comme dans la première citation, « minutieux » n’est pas ici assigné à « femme » ou à « homme ». On peut même ajouter qu’il n’est pas assigné à l’ensemble des ouvriers et ouvrières. Il n’y a donc pas de collectif pré-établi : ce dont il est question ici, c’est de la posture subjective que chacun et chacune décident d’adopter ou pas, par rapport à son travail.
42Enfin, pour certains, le travail n’est pas subordonné au genre :
43« Est-ce que si c’était un ouvrier qui faisait votre travail ce serait la même chose ?
44– Ben, il y a que des femmes là, non je ne fais pas de différence, ça aurait été un homme, ça aurait été le même. »
45– Bah, il y a des ouvriers et des ouvrières. Là où je travaille c’est une ouvrière, la nuit c’est un ouvrier, je fais le même travail que les ouvriers. »
46Ces deux personnes conçoivent que leur travail puisse être fait indifféremment par un homme ou une femme. On notera que, dans la première citation, l’interlocuteur constate que, à son poste de travail, il n’y a que des femmes, mais il n’identifie pas pour autant le travail en terme de « travail de femme ». Dans la deuxième citation, contrairement à l’interlocuteur précédent, la personne constate que, dans la réalité, le poste est occupé aussi bien par des hommes que des femmes, ce qui lui permet d’affirmer qu’il n’y a pas de différence.
47Lorsqu’elles sont assignées au travail, au métier, au poste, les catégories « homme » et « femme » peuvent donc intervenir à l’usine. Mais il n’y a pas unanimité chez les ouvriers et les ouvrières. « Homme » et « femme » ne sont donc pas un invariant, un passage obligé. Nous avons vu également que, lorsque « homme » et « femme » ne sont pas convoqués, un autre registre subjectif est alors identifié, par exemple le rapport qu’entretient la personne avec son travail ou être un bon ouvrier.
48Il s’agit maintenant d’examiner comment les ouvriers et les ouvrières conçoivent les catégories « ouvrier à l’usine » et « ouvrière à l’usine ».
49Nous verrons maintenant que si certains interlocuteurs et interlocutrices convoquent les catégories « homme » et « femme », lorsqu’il est question du travail, des postes, cela n’affecte en rien ce qu’ils soutiennent quant à « ouvriers et ouvrières à l’usine ». Ici, le genre n’est pas convoqué, les propos tenus sont d’un autre registre.
50Les citations examinées ici sont extraites des réponses aux questions : « Selon vous, qu’est-ce que c’est qu’être ouvrière à l’usine ? » (1) « Selon vous, qu’est-ce que c’est qu’être ouvrier à l’usine ? » (2) Les deux questions étaient posées l’une à la suite de l’autre afin de savoir si la réponse à la deuxième question était identique à la première.
51« C’est travailler sur une machine, c’est tout. » (1)
52« C’est ce que vous venez de me demander. » (2)
53« C’est une personne qui travaille beaucoup, qui est pas beaucoup payée et qui fait des horaires d’équipe et qui fait pas un boulot facile. » (1)
54« Je dirais la même chose pour eux. » (2)
55Des ouvriers et des ouvrières affirment ne faire aucune distinction entre « ouvrière » et « ouvrier à l’usine ». La réponse est la même pour les deux questions : « ouvrier » et « ouvrière » ne fonctionnent donc pas comme les opérateurs d’une différenciation. Il est intéressant de constater que, pour autant, ce que recouvrent ces mots est différent pour chaque personne. Dans la première citation, l’identification se fait par rapport au poste de travail, dans la seconde, ce sont certaines caractéristiques propres au travail ouvrier qui rendent cette catégorie spécifique [21].
56Dans les questions suivantes, tous et toutes se saisissent de la question, « être ouvrier à l’usine », pour approfondir leur réponse à la première, « être ouvrière à l’usine ».
57« Nous aussi [les mécaniciens], on est des ouvriers. Les gens de production, c’est des ouvrières de machines, nous on est des ouvriers mécaniciens, eux des ouvrières de machines. Nous on est tous des ouvriers, on n’est pas des cadres. On est des zéros. Dans le temps, c’était pas comme ça, il y avait du respect pour tout le monde, on était des ouvriers, mais il y avait du respect. Aujourd’hui, c’est la rentabilité, quelqu’un qui est pas rentable, c’est pas la peine. » (1)
58Au départ, – « Nous aussi on est des ouvriers. Les gens de production c’est des ouvrières de machines » –, cet interlocuteur distingue « ouvrier » et « ouvrière », ce qui correspond à la répartition objective du travail, telle qu’elle est pratiquée dans son atelier : les femmes travaillent sur les machines, les hommes sont mécaniciens. Le « nous aussi » indique que, si du point de vue du travail effectué il y a des différences, pour lui, tous sont des ouvriers.
59Ensuite une seconde proposition : « Nous on est tous des ouvriers, on n’est pas des cadres » nous apprend que les ouvriers ont un statut, une place à l’usine qui est particulière et qu’il y a une hiérarchie. Mais ce n’est pas ce qui fait la spécificité de sa pensée, puisque c’est une constante dans l’usine. Ce qui spécifie aujourd’hui « ouvrier à l’usine », c’est que la rentabilité a remplacé le respect qui était manifesté avant aux ouvriers. La thèse énoncée ici porte sur la reconnaissance des ouvriers par la direction : auparavant, c’était « respect » qui identifiait « ouvrier », maintenant ce sont les contraintes économiques. Dans cette citation, le mot « ouvrière » est employé de façon descriptive : pour désigner la répartition du travail. Si « ouvrier » est utilisé, ce n’est pas pour désigner le groupe masculin, c’est un terme générique qui ne fait pas référence au genre.
60« C’est travailler, c’est pour cela qu’on vient. Si on était commerçant ou artisan on serait ailleurs. Ouvrier qu’est-ce que ça veut dire ? C’est travailler, et puis c’est tout.
61– Les commerçants et les artisans, ils ne travaillent pas ?
62« Si, même plus, mais ils ont pas le même statut, c’est plus honorable. » (2)
63La réponse à la seconde question, qui porte sur « ouvrier », se situe dans la continuité de ce que cet interlocuteur a dit plus haut. « Ouvrier » n’étant plus identifié par le respect, il est assigné à « travailler, travailler, et puis c’est tout », ce qui indique que quelque chose a été perdu, dénié : la reconnaissance qui passe ici par le qualificatif « honorable ». Un bougé a été opéré sur « ouvrier » : maintenant il n’est plus identifié positivement, mais par un facteur objectif, la rentabilité.
64« C’est vraiment n’avoir rien d’autre à faire. C’est le résultat des belles années où on était insouciant, on pensait pas. C’est pas tout négatif.
65– C’est quoi le côté positif ?
66– Les copines qu’on a, on est chez nous ici. » (1)
67« C’est pas marrant, je ne renie pas, je suis à la limite fière d’être ouvrière, si on se fichait pas de nous. Il est plus valorisé ce travail-là. »(2)
68Ce deuxième groupe d’énoncés est assez proche du précédent. « Ouvrière » renvoie à un travail qui n’est plus reconnu, mais ici on ne sait pas si c’est dans l’usine ou en dehors de l’usine. L’interlocutrice garde cependant une vision positive du mot, elle ne le rejette pas dans le « tout négatif ». On remarque que dans sa réponse à la seconde question, la personne emploie le terme « ouvrière » (alors que la question portait sur « ouvrier »), sans que le sens de sa pensée soit modifié. Ces mots seraient-ils interchangeables ? Dans cette citation, le terme « ouvrière » est utilisé, mais ne renvoie pas au genre.
69D’autres questions ont été posées :
70« Pensez-vous qu’ouvrière est un métier ? » (1)
71« Pensez-vous qu’ouvrier est un métier ? » (2)
72« Non, le seul mot “ouvrière”, non.
73– Pourquoi ?
74– Parce qu’“ouvrière”, ça pourrait être n’importe quoi. “Ouvrier”, ça recoupe un tout. » (1)
75« Pour un homme alors, pas plus, pareil. Quoique vu comme ça, c’est différent hein, peut-être, j’ai jamais pensé à ça. Parce que, dans le temps, mes parents, ils disaient “ouvrier”, ça correspondait vraiment à un métier, mais maintenant, depuis que je travaille, je vois plus les choses de la même façon.
76– Pour quelles raisons ?
77– Parce que je travaille moi-même, ça doit être ça. Quand j’étais gamine, il y avait “ouvrier” et “métier intellectuel”, c’était bien séparé. Maintenant, je sais qu’il y a différentes sortes dans le monde ouvrier comme dans le monde intellectuel. Maintenant regardez, chez les ouvriers ici, il y a plusieurs métiers dans la catégorie “ouvrier” et avant un ouvrier, c’était un ouvrier, il aurait pu être dans le bâtiment, la métallurgie, c’était un ouvrier. Il suffisait qu’il porte un bleu, c’est tout. » (2)
78Ici aussi, l’interlocutrice répond à la première question en utilisant successivement « ouvrière » et « ouvrier », comme si les deux termes étaient interchangeables. La seconde question la conduit à une autre réflexion. Dans la première partie, qui fait référence à ce qu’elle appelle « le temps de mes parents », « ouvrier » est assigné à « classe », à un temps qui n’est plus. En effet, ces propos concernent deux périodes : la période classiste, le « temps de mes parents », et la période actuelle postclassiste. Dans la première période, « ouvrier » est la catégorie unique de métier : auparavant, « ouvrier » comme métier ne se divisait pas ; « ouvrier » comme métier était une catégorie de classe qui se suffisait à elle-même. Maintenant, cela ne fonctionne plus ainsi : cette ouvrière met en avant qu’il y a des différences, « ouvrier » étant une catégorie englobant plusieurs métiers. Celle-ci n’est plus identifiée en terme de classe sociale. On remarque encore une fois que les propos tenus ici sur « ouvrier » et « ouvrière » ne renvoient pas au genre. Dans l’usage du mot « ouvrier », il n’est pas fait référence aux hommes. « Ouvrier » est ici un terme générique.
79« Non, non car ouvrière, on est ouvrière en tout. Si on veut aller là, moi j’ai travaillé dans d’autres corporations en même temps qu’ici pour m’en sortir. C’est le mot ouvrier qu’ici on emploie pour l’usine, d’autre femme de ménage quand on fait le ménage. Moi je trouve que c’est des termes pour distinguer que l’on travaille là et là. » (1)
80« Non, c’est, on nomme ouvrier sur cette machine-là, sur cette machine-là, car il y a ouvrier dans le textile, dans la métallurgie, dans la ferronnerie, tout ce qu’on veut. » (2)
81Dans cette deuxième citation, « ouvrier » n’est pas un métier – « on est ouvrière en tout » –, c’est un terme général qui désigne un travail à l’usine, l’endroit où l’on travaille. Il est intéressant de remarquer qu’« ouvrier » renvoie à « usine ». De par son lien avec usine, « ouvrier » fait référence à une typologie de métiers.
82Au terme de nos analyses se dégage un constat : si certains ouvriers et certaines ouvrières convoquent le genre quand il s’agit du métier, du travail, des postes, en revanche, lorsque l’on aborde « ouvrier » et « ouvrière à l’usine », il n’est pas convoqué. L’intellectualité qui se déploie autour de ces mots ne fait à aucun moment référence ni aux hommes, ni aux femmes ; le discours est ailleurs : respect, rentabilité, classisme/post-classisme. « Ouvrier » est essentiellement le mot qui porte l’intellectualité : en effet, dans les propos des ouvriers et des ouvrières, à la fin, le mot utilisé c’est « ouvrier », non par déni de la femme, mais parce qu’il est le mot de tous, c’est-à-dire de tous et toutes. Qu’en est-il d’« usine » pour les ouvriers et les ouvrières ?
83Les propos des unes et des autres nous permettent de progresser et de constater que, en fait, ce qui assigne « ouvrier » c’est l’usine : les mots « ouvrier » et « ouvrière » se pensent à partir de l’usine. Ainsi, lorsque le terme « femme » est convoqué face à « ouvrière », « femme » est assigné au dehors de l’usine, tandis que « ouvrière » l’est à l’usine.
84« Selon vous, qu’est-ce que c’est qu’être ouvrière à l’usine ?
85– Une ouvrière ? Pour moi c’est grave, pour moi c’est une esclave, car, si les hommes, ils gagnaient plus, les femmes auraient pas besoin d’aller travailler. La plus belle chose pour moi c’est qu’une femme, elle reste chez elle, elle soigne ses enfants. »
86Pour cette personne, être une ouvrière contredit la conception qu’elle a de la femme ; les propos tenus sur « ouvrière » se font donc en disjonction d’avec « femme ». C’est la vision que la personne a de la femme qui entraîne une démarcation avec « ouvrière ». Ici « femme » est pensé, mais son assignation n’est pas l’usine, c’est la famille.
87« On est des femmes, ouvrières et femmes. Ici on est ouvrière, à la maison, on est femme. »
88On voit que « ouvrière » et « femme » sont des termes bien distincts. « Ouvrière » est le mot employé ici pour se penser à l’usine, et « femme » pour se penser en dehors de l’usine. On notera que, contrairement à la première citation, « ouvrière » est ici une catégorie bien présente et pensée.
89Au terme de cette enquête, nous pouvons conclure que « homme » et « femme » ne sont pas des catégories opératoires pour rendre compte de ce qu’est la figure ouvrière aujourd’hui. En effet, si certains ouvriers et ouvrières convoquent le genre pour parler du travail, cela n’influence en rien les propos qu’ils tiennent quand on les interroge sur « ouvrier » et « ouvrière ». C’est à partir du mot « ouvrier » que leur pensée se déploie et ainsi, lorsqu’ils emploient « ouvrière », ils ne convoquent pas « femme ». L’intellectualité des ouvriers et des ouvrières sur cette question est ailleurs : « ouvrier » ouvre un véritable espace de pensée et de débat autour de la question de la rentabilité, du respect, du classisme et du postclassisme, du rapport au travail.
90Concernant les catégories « homme » et « femme » à l’usine, nous avons pu voir que lorsqu’elles sont présentes dans le discours des ouvriers et des ouvrières, ce n’est pas de manière invariante. Cette recherche a également mis en évidence que « femme » était assigné au « hors usine », c’est-à-dire la famille, la maison. Il resterait à savoir à quoi « femme » renvoie en dehors de l’usine. Cela nécessiterait une autre enquête.
91In fine, deux points méritent d’être soulignés. Nous avons montré la pertinence d’autres démarches que celles qui procèdent par la construction de groupes sociaux. Aborder les catégories « homme » et « femme » tel que cela a été fait ici permet d’accéder à d’autres types de propos et donc d’apporter d’autres résultats.
92Les thèses avancées par les unes et par les autres laissent également apparaître que la figure ouvrière n’est pas morcelée, assignée à des caractéristiques biologiques, à un discours en termes d’identités, de genre, mais référée au mot « ouvrier » porté en partage et subjectivité. À la question « Y a-t-il une figure ouvrière possible si “classe” n’en est plus le paradigme ? », cette enquête répond par l’affirmative en montrant que, si l’on veut pouvoir appréhender la figure ouvrière contemporaine, il est nécessaire de prendre acte que celle-ci se constitue désormais depuis l’espace de l’usine. ?
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : ouvrier, usine, ouvrière, homme, femme
Mise en ligne 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.013.0413Notes
-
[1]
Cette étude s’est poursuivie pendant deux ans, de 1995 à 1996.
-
[2]
L’étude de la littérature s’est concentrée essentiellement sur les auteurs faisant partie des groupes de recherches suivants : le gedisst (Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail), qui publie la revue Les Cahiers du gedisst, intitulée depuis 1999 Les Cahiers du genre ; le mage (Marché du travail et genre) éditant la revue Travail, genre et sociétés.
-
[3]
« Nous ne travaillons pas sur “les femmes”, […] bien au-delà, en tout cas, pour certaines d’entre nous, nous tentons de contribuer à une sociologie des rapports sociaux, donc à une sociologie généraliste. » [Kergoat, 1999 : 10]
-
[4]
« Les interpellations du féminisme ont fait apparaître les rôles dans le salariat – les rôles masculins et féminins – et les rôles dans la famille – masculins et féminins – pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire comme le résultat de rapports sociaux. » [Kergoat, 1998 : 323] « Et le fait que les femmes constituent un groupe […] n’est toujours pas problématisé : les femmes sont des femmes et se conduisent comme telles parce que la nature le veut. » [Kergoat, 1999 : 5]
-
[5]
« Il est relativement connu que les hommes sont assignés prioritairement à la production et les femmes à la reproduction, et que chaque tâche productive est réservée, à l’intérieur d’une société donnée, soit aux hommes, soit aux femmes. Cet état de fait est commun à toutes les sociétés. Ces phénomènes ont une telle extension dans le temps et dans l’espace qu’ils sont apparus longtemps comme “naturels”, c’est-à-dire non construits socialement – ce qui revient à dire non interrogeables scientifiquement. » [Kergoat, 1998 : 323]
-
[6]
« C’est que le monde du travail ne mélange pas beaucoup les genres. Hommes et femmes exercent des métiers différents, travaillent dans des secteurs d’activités distincts et avec des qualifications dissemblables. » [Maruani et Nicole, 1989 : 9]
-
[7]
« À l’époque marquée de l’irrésistible ascension de l’emploi des femmes et l’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins, les mécanismes de discriminations continuent de fonctionner à plein régime. » [Ibid. : 10]
-
[8]
« Les données quantitatives montrent l’ampleur et la permanence des inégalités entre hommes et femmes dans la sphère de l’emploi. » [Gadrey, 1992 : 75]
-
[9]
« La féminisation du marché du travail est réelle mais inachevée, inaboutie tant elle s’est faite sous le sceau de l’inégalité et de la précarité. » [Maruani, 1998 : 7]
-
[10]
« Mille preuves existent, pour qui veut bien les voir, que cette oppression des femmes par les hommes est omniprésente, car il faut bien parler “d’oppression”, de “domination” et non pas “d’inégalité” ou “d’injustice”. » [Kergoat et Hirata, 1998 : 5]
-
[11]
« Il nous est apparu, à travers les entretiens des patrons ou des directeurs du personnel, que leurs politiques de recrutement en direction des femmes ne prenaient sens qu’en relation avec leurs représentations globales de l’emploi féminin. » [Gadrey, 1999 : 60] « Le cas d’Ada Byron illustre le fait qu’être un homme ou une femme n’a pas la même incidence dans les métiers scientifico-techniques et que le stéréotype du handicap technique des femmes est lié au conditionnement du rôle des hommes et des femmes, tel qu’il est produit à chaque stade de la socialisation. » [Rapkiewicz, 1997 : 31]
-
[12]
« S’il y a une construction de différences entre les sexes dans l’entreprise, cette construction ne prend pas la forme unique de la ségrégation, même si cette forme est dominante. » [Gadrey, 1992 : 114]
-
[13]
« Confrontés aux politiques de gestion du personnel, comment les salariés envisagent-ils des stratégies de formation, de mobilité ou de promotion, construisent-ils des identités professionnelles et des visions d’avenir ? À partir d’une étude approfondie de quelques cas, on tente de comparer le monde vécu du travail d’hommes et de femmes […], d’analyser leurs interactions dans l’atelier ou le service, de s’interroger sur leurs conceptions de l’emploi, du métier, de la sphère professionnelle. » [Ibid. : 53]
-
[14]
« En confrontant termes à termes ce qu’exprimait chacun des interviewés […], ont émergé (presque) d’eux-mêmes les effets de symétrie et de dissymétrie entre discours masculins et féminins. » [Fortino, 1994-1995 : 132]
-
[15]
« Tout se passe comme si la différence tapie dans l’ombre constituait un ultime recours pour maintenir la domination masculine. » « La hiérarchie entre la valeur du travail masculin et la valeur du travail féminin ne se modifie jamais. Toutes les sociétés reconnaissent au travail des hommes, aussi semblable soit-il à celui des femmes, une valeur supérieure. […] si c’est le cas c’est bien parce que la division sexuelle du travail n’existe pas en tant que telle, mais comme le produit de ce type particulier de rapports sociaux de sexe. Et qui dit rapports sociaux dit rapports antagoniques : la division du travail entre les sexes ne se fait pas de façon équitable, mais de façon antagonique. » [Kergoat, 1998 : 324]
-
[16]
« Le travail salarié est donc dévolu aux hommes qui sont dispensés de travail domestique. Aux femmes est assigné le travail domestique avec, en quelque sorte, en plus, le travail salarié. Dans leur cas, il y a donc une continuité par le travail entre la sphère du travail salarié et celle du travail domestique. » [Ibid., 1998 : 325]
-
[17]
« Une certaine image de la féminité amène à renoncer à briller pour ne pas entrer en compétition avec les garçons, à être obsédées par leur apparence et à faire tout pour leur plaire, à les laisser occuper l’espace et l’attention du maître, etc. » [Durand-Delvigne et Duru-Bellat, 1998 : 85]
« La présence du sexe opposé rend les filles dépendantes du système catégoriel de sexe et des stéréotypes qui les spécifient. […] sur le plan identitaire, chez les hommes et chez les femmes, le jeu des appartenances sexuées n’a ni le même poids, ni la même sensibilité au contexte. » [Ibid. : 88] -
[18]
os : ouvrier spécialisé ; op : ouvrier professionnel.
-
[19]
Enquête d’usines menées en Chine [Lazarus et Michel, 1992], ex-rda [Corteel, 1994, 1995], en Grande-Bretagne [Hayem, 1994, 1995], en France [Hérard, 1994].
-
[20]
Le classisme se réfère à une pensée en termes de classes. Dans cette conception, « ouvrier », sujet politique et historique porteur de l’Histoire, était assigné à classe. La péremption de cette conception se dévoile dans les luttes d’usines des années 1970 en France et en Italie, les grèves de l’hiver 1980-1981 en Pologne, où les ouvriers prennent la parole, non pas au titre de leur appartenance à la classe ouvrière, mais constituent l’usine en tant que lieu politique. Cette pensée est achevée depuis la chute des États socialistes d’Europe de l’Est.
-
[21]
D’autres questions ont été posées : « Pensez-vous qu’ouvrière est un métier ? » (1) et : « Pensez vous qu’ouvrier est un métier ? » (2)
Réponses : « Non c’est un poste, mais un métier, non, un métier c’est quand on gagne bien, avoir des bagages quoi, mais autrement… » (1) « Ça revient au même que cette question-là. » (2)
« Ben, ça revient toujours au même, c’est un métier, c’est une passion. Au fur et à mesure du temps, il m’a toujours passionnée mon travail, j’ai jamais trouvé ça monotone. » (1) « Ben oui, pour les mêmes raisons. » (2)
Bien que les réponses se différencient sur « métier », elles sont valables dans les deux cas pour « ouvrier » et pour « ouvrière ». Dans la première citation, « métier » désigne la qualification et les diplômes techniques du poste ; dans la seconde, « métier » est de l’ordre d’une implication subjective forte.