1Dans les œuvres de Henry James et de Natsume Sôseki, le seuil est architectural, social, psychologique et métaphysique, notamment dans The Portrait of a Lady (1881), « In the Cage » (1898) pour James, et La Porte (1910), pour Sôseki. Dans ces récits, la question du mariage ne relève pas de la simple comédie de mœurs ou de l’organisation de la société et de la parenté, mais constitue « la clé de la sensibilité à l’existence » (Sébastien 10) à partir de laquelle se déploie un décor signifiant marqué par la présence de l’Asie chez James, et de l’Occident chez Sôseki.
2L’Asie parvient à James filtrée par les phénomènes de transfert culturel consécutifs à l’impérialisme occidental. La rencontre de Sôseki avec l’Occident est plus directe. Appartenant à l’une des premières générations de Japonais qui quittent leur archipel pour l’Occident dans le cadre de l’ère Meiji inaugurée en 1868, un an après sa naissance, Sôseki, déjà professeur d’anglais, s’embarque pour une conquête inversée de l’Angleterre, pays moderne que l’État japonais souhaite « rattraper » dans tous les domaines. Mais de retour au Japon après deux années difficiles à Londres, d’octobre 1900 à janvier 1903, Sôseki, devenu professeur de littérature anglaise à l’Université impériale de Tokyo dans la chaire de Lafcadio Hearn, a le sentiment d’être un laissé-pour-compte du projet de Meiji, le pays accordant plus d’importance aux sciences de l’ingénieur, aux disciplines scientifiques et aux arts appliqués qu’à la culture lettrée dont il est d’ailleurs loin d’être dépourvu.
3Une certaine mélancolie baigne les œuvres de l’Américain cosmopolite et anglicisé comme du Japonais un temps exilé dans la métropole de l’empire britannique. Cet article vise à retracer le parcours qui conduit de la question du mariage à celle des seuils de conscience, travaillés, chez James comme chez Sôseki, par des transferts culturels anglo-asiatiques.
4Pourquoi un parallèle entre l’auteur américain et l’auteur japonais ? À la suite de Malraux, nous croyons à la vertu heuristique de l’approche comparatiste : « Nous ne pouvons sentir que par comparaison […] Le génie grec sera mieux compris par l’opposition d’une statue grecque à une statue égyptienne ou asiatique, que par la connaissance de cent statues grecques » (Malraux 1170). Quant au parallèle, il remonte à l’Antiquité. Daniel-Henri Pageaux, rappelant les origines du genre, choisit l’exemple d’Aulu-Gelle, grammairien latin, pour élucider le fonctionnement du comparatisme et montrer qu’une :
sorte de présynthèse est toujours à la base du geste comparatiste. Pour comparer, Aulu-Gelle a dû d’abord assembler (conferre, collatum) et aussitôt mettre en parallèle (collatio est le « parallèle » en rhétorique, cf. Quintilien V, 11, 23), comparer mais dans le sens d’un rapprochement. Ensuite il a fallu faire la démarche inverse : procéder à une distinction, à une mise en évidence de différences, le terme contentio étant employé en rhétorique dans le sens d’antithèse (Quintilien, IX, 3, 81). De fait, il s’est agi de faire entrer des textes en dialogue, c’est-à-dire en coïncidence, en une sorte d’assemblage ; puis de distinguer, de séparer (dia-bâllein est l’action « diabolique » qui pratique la séparation, amène au jour l’antithétique). C’est dire que la différence ne peut être justifiée qu’après élucidation du projet global qui a présidé à la multiplication des textes. Une sorte de pré-synthèse est donc toujours à la base du geste comparatiste.
6Enfin, la comparaison entre Natsume Sôseki et Henry James a deux raisons. Elle est due en premier lieu à l’influence de la pensée de William James, le philosophe et psychologue, frère aîné de Henry James, sur Sôseki et sur son propre frère. L’échange d’idées est attesté par l’abondante correspondance entre William et Henry, ainsi que par les notes de Sôseki sur William James dans Choses dont je me souviens. En effet, le pragmatisme, dont William James est un des fondateurs, a rapidement acquis un prestige considérable dans les milieux intellectuels du tournant du siècle aux États-Unis et en Angleterre. La pensée de William James est donc un des éléments qui autorise le rapprochement des deux romanciers ; le japonisme en vogue en Europe et aux États-Unis à la fin du xixe siècle en est un autre.
De l’amour contrarié à l’amour contrariant : intériorisation du seuil
7Dans la mise en scène burlesque de l’histoire des amours tragiques de Pyrame et Thisbé par la troupe de Bottom dans Le Songe d’une nuit d’été, le rôle du mur qui sépare les deux amoureux est confié à Snout, déguisé en mur, le plus souvent les jambes écartées pour figurer la faille par laquelle les amants s’entretiennent. Bottom, qui joue Pyrame, adresse au mur des éloges puis des reproches, avant que le mur n’annonce son départ une fois sa mission accomplie :
9Le seuil, au sens de limen — car le mur qui sépare les maisons des familles ennemies est aussi ce qui permet la communication entre les amoureux à travers une faille — trouve donc une illustration particulièrement frappante dans cette mise en abyme élisabéthaine. Dans le Songe, le thème du seuil sera décliné de nombreuses manières : rêve et veille, jour et nuit, illusion et réalité, raison et folie, le tout repris dans la métaphore du théâtre du monde. Ce seuil qui sépare et relie est également au cœur de la tragédie de Roméo et Juliette et de la scène emblématique du balcon :
11En littérature, l’amour-passion est toujours un amour contrarié. Pas d’amour-passion sans mur à franchir. La notion de seuil permet de faire jouer de façon plus évidente les deux aspects d’un espace ambivalent qui interdit et autorise la relation, et d’insister sur la métaphore du mur, à la fois mur extérieur qui se dresse entre des familles ennemies, mais peut-être aussi mur intérieur à des psychés ennemies d’elles-mêmes ou tout simplement limitées par la structure même de la conscience.
12Qu’advient-il du seuil dans les romans de la conjugalité de la fin du xixe siècle, chez Henry James et Natsume Sôseki ? Chez l’auteur de Portrait of a Lady ou chez l’auteur de La Porte, le mariage a été conclu librement. Pourtant, les époux sont malheureux. Ce qui devait les unir les sépare et un abîme se creuse entre eux, voire à l’intérieur de chacun d’eux. Le seuil, au sens propre comme au sens figuré, apparaît comme le moyen d’expression privilégié de la structure d’une conscience divisée.
13En latin, limen-seuil a la même racine que le mot limes-limite, frontière. Le limen est une pierre ou une pièce de bois posée en biais pour marquer la fin et/ou le début d’un espace. Le limen signale la limite d’un édifice ou d’une pièce et s’oppose au limes en tant que lieu de passage. Comme l’a montré Mircea Eliade, le seuil est le lieu paradoxal où deux espaces séparés communiquent. Le seuil permet — voire prévoit — le franchissement, à condition de suivre certains rituels, alors que la fonction du limes consiste précisément à assurer l’imperméabilité des deux espaces.
Seuils textuels et architecturaux chez Natsume Sôseki
14Dans La Porte, la séparation entre deux espaces — l’extérieur et le domaine familial — fait l’objet d’un jeu de mots dans une référence à une pièce de Chikamatsu Hanji (1725-1783) écrite en 1762 pour le théâtre de marionnettes d’Osaka. L’histoire n’est pas sans rappeler Pyrame et Thisbé ou Roméo et Juliette. Sodehagi, l’héroïne féminine de la pièce a été maudite par son père, vassal des Minamoto, pour avoir épousé un serviteur de la maison, en réalité le samourai Abe Sadatô, fils du rebelle Abe vaincu par les Minamoto. La pièce est restée célèbre pour le passage intitulé « Sodehagi Saimon », la chanson de Sodehagi, parfois interprétée seule. Sodehagi, isolée, aveugle, est devenue une joueuse errante de shamisen, instrument traditionnel à cordes pincées. Elle va devant la clôture de la maison de ses parents, suivie de sa fille Okimi, et chante le récit de sa propre vie en implorant leur pitié. Le père ne fléchit pas et la mère, en pleurs, jette un manteau par-dessus le mur de la maison pour que sa fille se protège du froid tandis qu’Okimi essaie de faire boire de la neige à sa mère pour la désaltérer. Dans le roman de Sôseki, quelque 150 ans plus tard, Koroku dépose une poupée nue qu’il a gagnée en jouant à la loterie devant son frère et sa belle-sœur — le couple du roman — et déclare : « Il paraît que c’est Sodehagi ». Le couple ne comprend pas en quoi cette poupée est Sodehagi. Koroku leur rappelle la fameuse phrase de la chanson de Sodehagi : « Cette simple haie est pour moi une porte d’acier », et leur explique que : « Kono kaki hitoe ga kurogane no » (Cette simple haie est pour moi une porte d’acier) sonne comme « Kono gaki hitae ga kurogake no » (Le front de cette gamine a une entaille noire). La plaisanterie provoque chez Sôsuke et Oyone un « rire printanier » (Sôseki LP 204), qui contraste avec le rude hiver qui a raison des forces de Sodehagi et de sa fille. Ce que les époux ne mesurent pas encore, c’est qu’une haie d’acier se dresse entre eux au fil du temps et que l’hiver ne les épargnera pas non plus.
15L’incipit et l’excipit de La Porte nous montrent le couple sur sa véranda — espace liminaire entre maison et jardin — au début de l’automne et au début du printemps, redoublant l’effet de seuil temporel par le choix du début des demi-saisons. Au début, le soleil darde ses rayons, obligeant Sôsuke à se détourner, en direction des cloisons protectrices, le shoji japonais, cloison coulissante tendue de papier. À la fin du roman, Sôsuke rapporte à sa femme la conversation qu’il a eue avec un bonze sur le chant encore malhabile des rossignols au début du printemps. Le shoji est une fois de plus mis en valeur comme seuil entre les hommes d’une part, la splendeur de la nature et l’intelligibilité du monde d’autre part, symbolisées par l’éclat du soleil :
Oyone regarda le soleil splendide qui brillait à travers les vitres de la cloison et répondit, le sourcil serein :
– Oui, vraiment, nous sommes gâtés. Le printemps est enfin là !
Sôsuke s’était installé sur la véranda pour se couper les ongles.
– Oui, mais l’hiver ne tardera pas à revenir, répondit-il sans lever la tête, en continuant à actionner ses ciseaux.
17Autrement dit, l’homme ne peut regarder le soleil qu’à travers une cloison de papier plus ou moins opaque, et cette lumière a de toute façon vocation à disparaître. D’où l’importance du clair-obscur, Meian, titre du dernier roman inachevé de Sôseki, espace d’intelligibilité ambiguë, demi-jour de la conscience, éclairage subtil qui rappelle le magnifique Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki, paru en 1933, opposant le goût occidental pour la lumière vive à la préférence japonaise pour la pénombre. La conscience de l’homme évolue dans un demi-jour, et ce jusqu’à sa mort. Paradoxalement pour une conscience occidentale, on ne voit et on ne comprend donc les phénomènes en Asie que dans ce clair-obscur, et non pas sous une lumière crue qui éblouit et aveugle.
18La Porte, titre du roman, représentée en japonais par un caractère qui donne à voir deux piliers (門) est d’abord la porte qui a présidé à la rencontre de Sôsuke et Oyone et décidé de leur destin, puis la haie d’acier qui les sépare dans un mariage sans tragédie ouverte, mais marqué par la faute initiale. En effet Sôsuke a pris Oyone à son ami Yasui dont il était le confident. Sôsuke s’est déclaré plus tôt et a épousé la femme dont son ami était amoureux. Le mariage, comme frappé par cette trahison originelle, ne donnera pas d’enfant au couple. La poupée Sodehagi est à la fois l’enfant que le couple n’aura pas et la malédiction qui le frappe en guise de châtiment pour la transgression initiale. Son front marqué par une entaille noire semble aussi porter le pressentiment de la mort de la fille de Sôseki, en novembre 1911, à l’âge de deux ans. Homophonie et polysémie cristallisent autour de cette phrase apparemment anodine une multitude de sens jouant sur la matérialité des signes linguistiques et différentes strates temporelles, entre opacité et transparence. Sôsuke se remémore la première fois qu’il a aperçu Oyone dans la maison où logeait son ami Yasui. La porte laquée rouge avec son air de vétusté, élément de l’esthétique japonaise, puis la porte grillagée à travers laquelle il aperçoit Oyone sont les deux premiers seuils de cette rencontre. Cette première porte est mon, un portail sans battant, qui marque la limite symbolique entre un espace profane et un espace sacré dans les temples, ou la limite entre privé et public pour une maison. Le mon s’oppose au fusuma, cloison opaque et coulissante à l’interieur d’une maison, ou bien ouvrant sur le jardin et dessinant comme un cadre pour la nature elle-même très travaillée du jardin japonais. Enfin, lors d’une visite ultérieure, les premiers mots sont échangés avec Oyone. Or, ce ne sont pas les mots que Sôsuke se remémore, mais le lieu et la lumière. Il se trouve avec Oyone sur le seuil de la maison, entre le portail d’entrée du lopin et la porte d’entrée de la maison, cadenassée par Yasui parti déposer la clé chez le voisin. Dans cet espace liminal, pour leur premier tête-à-tête, ils échangent quelques phrases banales qui scellent leur destin, entre deux portes :
Il se souvenait que la partie supérieure de leurs ombres, pliées en deux, se reflétait sur le muret de terre tandis qu’ils attendaient tous deux devant la porte. Il se rappelait même que l’ombre d’Oyone était dissimulée par son ombrelle, et qu’à la place de sa tête se dessinait sur le mur la forme irrégulière de l’ombrelle. Il se rappelait le soleil qui commençait à décliner en cette journée de début d’automne mais dardait sur eux des rayons encore brûlants.
20Impossible de connaître l’autre, dont la tête est d’entrée de jeu dissimulée. Non pas la tête, mais l’ombre de la tête, ou l’ombre de l’ombrelle, qui cache la tête et se reflète sur le mur. L’homme est séparé du monde qu’il tente de comprendre par une série de voiles. Dans Choses dont je me souviens, Sôseki développe cette idée du seuil de visibilité imposé par la conscience : « Notre conscience est comme traversée par une ligne de partage, au-dessous s’étend un monde obscur, au-dessus, un monde de clarté » (98).
21Bénéficiaire d’une bourse du gouvernement dans le cadre de la Restauration de Meiji, Sôseki s’est imprégné de littérature et d’art occidentaux à Londres de 1900 à 1903. Son œuvre témoigne d’une fascination pour la vie intérieure, pour le récit de pensée et la littérature de point de vue de la fin du xixe siècle, à la faveur des découvertes de Freud sur les différents lieux de la psyché, le conscient et l’inconscient. Or, la partition en deux aires pose immanquablement la question de la frontière entre les deux et du passage d’une zone à une autre.
22Sôseki s’intéresse particulièrement à la sphère du médio-conscient, théorisée par Arthur Schnitzler. Dans le monologue intérieur, les trois niveaux de conscience selon Freud — le ça, le moi et le surmoi — se mêlent. Pour Schnitzler, la zone du médio-conscient est beaucoup plus vaste que Freud ne le pensait : « Ce qui est totalement conscient est rare, mais ce qui est totalement inconscient aussi […] De manière générale, on accorde trop peu d’attention à la conscience intermédiaire. C’est le plus gigantesque domaine de la vie de l’âme et de l’esprit ; c’est à partir de là que remontent de façon ininterrompue les éléments dans le conscient ou qu’ils plongent dans l’inconscient » (Schnitzler 119). Le médio-conscient va concentrer les efforts de Henry James et de Natsume Sôseki dans la recréation de la vie intérieure de personnages engagés dans une quête d’intelligibilité du monde, d’autrui et d’eux-mêmes. Cette quête va se cristalliser dans le motif récurrent de la prise de conscience de personnages préalablement dupés : le dessillement, qui s’effectue dans le médio-conscient. Ce motif est introduit par le thème des seuils sociaux. La question sociale conduit au problème du point de vue puis à la question de la conscience et de la prise de conscience.
Seuils et points de vue : la télégraphiste, le détective, l’écrivain
23Henry James, célèbre pour son analyse de la mondanité au travers notamment du « thème international », décrit les mécanismes sociaux d’approche, d’inclusion ou de rejet à l’œuvre dans la haute société européenne et américaine. Une aristocratie sur le déclin apparaît soucieuse de monnayer la valeur symbolique de son histoire contre les fortunes industrielles d’une grande bourgeoisie américaine avide quant à elle de prestige social.
24Il est, non pas un écrivain mondain, mais un écrivain de la mondanité. À ce titre, il met en scène des seuils, la littérature de la mondanité étant une littérature des milieux sociaux plus ou moins ouverts les uns sur les autres. Selon Peter Brooks, on peut commencer à parler de mondanité quand le monde n’est plus seulement ce qui s’oppose à l’autre monde, mais qu’il est cultivé pour lui-même et se constitue comme un espace clos. Roland Barthes va jusqu’à suggérer que la mondanité, en donnant à la littérature un champ d’expression qui échappe au champ politique et au réel, est ainsi devenue un des traits caractéristiques de la littérature française. Pour James, la mondanité représente la matière même du romancier : « It is on manners, customs, usages, habits, forms, upon all these things matured and established, that a novelist lives […] » (Henry James 1975, 267) ; ce qui lui fait regretter le caractère encore relativement fruste de la sociabilité américaine, comparée à l’Europe, mais lui fournit son sujet.
25Sôseki accorde une large place au jeu des différents milieux en pleine mutation au cours de Meiji. C’est l’opposition entre la ville et la campagne dans Sanshiro, qui met en scène le mode de vie traditionnel japonais en vigueur dans les campagnes et la modernité occidentale qui fait bruyamment irruption à Tokyo, avec le tramway, les chantiers, les rues grouillantes de personnages affairés. Dans À l’équinoxe et au-delà, le héros côtoie des personnes dont les conditions de vie, très différentes, donnent lieu à autant de façons d’envisager le monde :
De la bouche de Taguchi, il avait acquis quelque savoir sur la manière dont cet homme d’affaires considérait la société. Dans le même temps, de Matsumoto, qui se nommait lui-même chômeur de luxe, il avait glané d’autres parcelles de ses propres conceptions du monde. Il avait été impressionné par le contraste entre ces deux types humains qui, bien qu’étroitement unis par leurs relations sociales, étaient si totalement différents, et il avait senti que son expérience personnelle de la vie s’en trouvait en quelque sorte élargie. Mais cette extension était purement de surface et il savait qu’il ne gagnait rien en profondeur.
27Le véritable enjeu de la question sociale, transposée sur le plan esthétique, est celui de la pluralité des points de vue. Ainsi, le point de vue de la télégraphiste dans « In the Cage ». Pour voir, il faut être extérieur à l’objet observé, mais avec un point de contact ; ce sera le guichet de la télégraphiste. Le parallèle avec le métier d’écrivain est suggéré ; les mots sont la grande affaire de leurs vies respectives : « Her function was […] to count words as numberless as the sands of the sea, the words of the telegrams thrust, from morning to night, through the gap left in the high lattice, across the encumbered shelf that her forearm ached with rubbing. This transparent screen fenced out or fenced in, according to the side of the narrow counter on which the human lot was cast, the duskiest corner of a shop […] » (451). Autrement dit, on ne voit bien que de loin, ou d’ailleurs. De son obscure cage, la télégraphiste en sait plus sur la haute société que son amie fleuriste, qui pénètre pourtant dans les salons. Cette situation paradoxale, à la fois dedans et dehors, pose la question des conditions de possibilité du regard de l’artiste sur le monde, de sa nécessaire et parfois douloureuse marginalité, et rejoint la métaphore jamesienne de la « house of fiction », qui comporte autant de fenêtres que d’écrivains.
28Dans À l’équinoxe et au-delà, Keitarô est engagé comme détective par Taguchi. Sa mission est de déterminer la nature des relations entre un homme et une jeune femme. Une longue filature s’engage. Finalement Keitarô apprend qu’il a été joué par son employeur qui sait parfaitement qui est qui. Son enquête est ridicule et lui également. Il avait pourtant pris sa mission très au sérieux, tout en subodorant que le vrai regard — celui de l’artiste — n’était pas celui du détective :
La nature essentielle du métier de détective qui, semblable à un scaphandrier, plonge depuis la surface de notre monde jusque dans les profondeurs de la société, est parmi les plus appropriées pour se saisir des mystères de l’humanité. De plus, de par leur position, les détectives possèdent l’avantage indubitable de pouvoir observer la face sombre des hommes sans pour autant être forcés de s’avilir eux-mêmes. Néanmoins, leurs objectifs premiers étant de dévoiler les crimes, leur profession repose sur la volonté délibérée de piéger l’autre. Lui Keitarô, ne pouvait agir de manière aussi inhumaine. Ce qu’il désirait, c’était seulement étudier les hommes, ou plutôt contempler en s’émerveillant l’extraordinaire mécanique de l’humanité qui se meut dans une nuit obscure. Voilà quelles étaient les réserves de Keitarô.
30Après la métaphore du scaphandrier, un autre instrument vient souligner la frontière entre l’homme, sa conscience et le milieu environnant. Du scaphandre, Keitarô passe au « baquet-miroir » lors d’une sortie en mer :
(Le batelier) plaça sur l’eau un baquet en bois de forme ovale, un peu plus épais que ceux que l’on utilise dans les bains publics, et dont le fond était muni d’une plaque de verre ; enfonçant la tête dedans, il observa les fonds marins. […] Quand je reçus le miroir […] et que j’observai le fond de la mer au travers de la vitre, je ne découvris qu’un spectacle extrêmement banal, fort peu différent de ce que j’avais imaginé : parmi des alignements de petits rochers aux arêtes vives, pullulaient des algues d’un vert noirâtre, dont les rubans longs et minces étaient balancés d’avant en arrière puis d’arrière en avant, paisiblement, au rythme infini des ondulations des vagues, comme s’ils étaient tourmentés par quelque vent tiède.
32L’élément aquatique accentue l’effet de séparation entre la conscience et le monde. Curieusement, l’engin est appelé un miroir. Le spectacle à la fois banal et étrange des fonds marins est l’image que produit la conscience. Le réel est une illusion produite par l’homme, dans un cadre de pensée bouddhiste. La conscience produit des illusions en permanence ; telle est sa fonction. L’éveil consiste à accéder à la réalité en tant que telle en suspendant l’activité de la conscience.
Seuils de conscience : le moment du dessillement
33The Portrait of a Lady est un bon exemple de dessillement. Une première lecture nous montre le personnage principal, Isabel Archer, victime d’un coureur de dot allié à une vieille maîtresse sans scrupule. Une lecture plus attentive révèle que Gilbert Osmond a lui aussi été victime d’une illusion sur sa future épouse. Il a cru qu’il l’amènerait à penser comme lui. Or, il découvre que la conscience de la jeune Américaine est comme une forteresse inexpugnable qu’il peut assiéger et moquer, épuisant son épouse par de subtiles formes de cruauté mentale, mais non pas vaincre : « It was the house of darkness, the house of dumbness, the house of suffocation. Osmond’s beautiful mind gave it neither light nor air ; Osmond’s beautiful mind, indeed, seemed to peep down from a small high window and mock at her » (360). Alors, comment ce mariage, fruit d’une double erreur, a-t-il pu se faire ? James propose une analyse originale de l’illusion amoureuse. Le roman, qui fait de la conscience d’Isabel Archer son centre, suit le cheminement intérieur d’un personnage qui relit ses choix à la lumière de son mal-être présent et tente de comprendre l’origine et la nature de l’erreur. Ce faisant, le personnage essaie de faire la part de la liberté et de la fatalité, et se pose la question du choix éclairé. En effet, le choix apparaît toujours comme le fruit d’une connaissance partielle, limitée, de la situation ou de l’autre. La part d’ombre est celle du destin, mais un destin qui demeure malgré tout comme choisi, si ce n’est par une conscience claire des données du problème, du moins par une conscience obscure, ou médiane, rejoignant la sphère du médio-conscient.
34Autrement dit, on n’est jamais dupe que de soi-même. L’erreur de jugement ne fait pas du personnage une victime, mais une lectrice imparfaite : « She had not read him right. […] She had seen only half his nature then, as one saw the disk of the moon when it was partly masked by the shadow of the earth. She saw the full moon now—she saw the whole man. […] She had mistaken a part for the whole » (357).
35Là où la visibilité cesse, l’imagination doit prendre le relais. C’est l’imagination qui permet de trouver la vérité des êtres ou des situations. Lorsqu’Isabel comprend qui est « son amie » Mme Merle, l’ancienne maîtresse de son mari et la mère de Pansy, et le piège qu’elle lui a tendu en favorisant son mariage avec Osmond, elle pense sa naïveté comme un manque d’imagination : « The only thing to regret was that Madame Merle had been so—well, so unimaginable. Just here her intelligence dropped, from literal inability to say what it was that Madame Merle had been » (465). L’imagination permet de franchir le seuil de l’invisible, qui est souvent le mal caché, le mal moral et la dissimulation, ou le mal métaphysique, la mort.
36Pour voir et comprendre, il existe deux voies, l’imagination ou l’abaissement du seuil de visibilité de la conscience. William James résume deux théories qui s’opposent : celle qui veut que la conscience produise les idées et celle pour laquelle la conscience les reçoit. Il opte pour la seconde, estimant qu’elle fournit une explication plus satisfaisante aux phénomènes de conscience :
On the production theory one does not see from what sensations such odd bits of knowledge are produced. On the transmission theory, they don’t have to be produced, they exist ready-made in the transcendental world, and all that is needed is an abnormal lowering of the brain threshold to let them through. In cases of conversion, in providential leadings, sudden mental healings, etc., it seems to the subjects themselves of the experience as if a power from without, quite different from the ordinary action of the senses or of the sense-led mind, came into their life, as if the latter suddenly opened into that greater life in which it has its source. The word “influx,” used in Swedenborgian circles, well describes this impression of new insight, or new willingness, sweeping over us like a tide. All such experiences, quite paradoxical and meaningless on the production theory, fall very naturally into place on the other theory. We need only suppose the continuity of our consciousness with a mother sea, to allow for exceptional waves occasionally pouring over the dam. Of courses the causes of these odd lowerings of the brain’s threshold still remain a mystery on any terms.
38Au couple littéraire de deux personnages antinomiques, un imposteur roué et une dupe naïve — un Européen rompu aux intrigues, ou un Américain européanisé comme Gilbert Osmond ou Serena Merle — et un Américain moderne et candide chez Henry James, ou encore un jeune Japonais aux prises avec la vie complexe de la capitale chez Natsume Sôseki, se substitue une configuration intérieure qui fusionne les deux pôles : la dupe est toujours et avant tout dupe d’elle-même. L’imposteur n’est que l’agent d’une fabrique de l’assentiment essentiellement intérieure. Nos romanciers plongent ainsi, chacun à sa manière, au cœur du problème philosophique de la conscience et de la croyance dont William James est un des penseurs les plus évocateurs :
The deepest thing in our nature is this dumb region of the heart in which we dwell alone with our willingnesses and unwillingnesses, our faiths and fears. As through the cracks and crannies of caverns those waters exude from the earth’s bosom which then form fountain-heads of springs, so in these crepuscular depths of personality the sources of all our outer deeds and decisions take their rise. Here is our deepest organ of communication with the nature of things… Here possibilities, not finished facts, are the realities with which we have actively to deal.
40La métaphore du clair-obscur crépusculaire ou de la grotte ruisselante est employée, ici aussi, pour caractériser ce lieu médio-conscient où se font les choix essentiels. Ce paysage à la fois aquatique et minéral n’est pas sans rappeler le spectacle offert ou plutôt créé par la conscience de Keitarô dans À l’équinoxe et au-delà avec le baquet-miroir. Mais là où le Japonais voit l’illusion qu’il sécrète, l’Américain s’estime en communication profonde avec le réel autant qu’avec lui-même.
41Avec les moyens propres à la fiction littéraire, Henry James et Natsume Sôseki traitent le même sujet sur des bases philosophiques opposées. Dans cette zone qui n’est pas la conscience claire, la prise de conscience se fait jour, progressivement et péniblement dans The Portrait of a Lady, ou au contraire violemment et brusquement dans The Beast in the Jungle. Le moment du dessillement est un morceau de bravoure pour tout écrivain du récit de pensée et du point de vue. C’est une rencontre avec le réel. Pour Sôseki au contraire, nul dessillement, aucune rencontre avec une réalité extérieure. Le personnage de Keitarô a le sentiment d’être séparé du monde, comme le bonze avant son entrée au monastère :
[…] il avait raconté que si clair et transparent que fût le ciel, lui se sentait comme douloureusement emprisonné de tous côtés. Il voyait distinctement les arbres, les maisons ou les allées et venues des gens dans les rues mais c’était comme s’il avait été placé, lui tout seul, à l’intérieur d’une boîte en verre ; il éprouvait continuellement le sentiment qu’il était séparé du contact direct avec le monde extérieur, et cette impression pouvait devenir à ce point pénible qu’elle lui donnait des crises de suffocation.
43La parenté entre le personnage du bonze et l’auteur apparaît clairement. En effet, en dehors de deux voyages, l’un en Angleterre et le second en Mandchourie, Sôseki vivra pratiquement reclus dans la pièce de la maison qui lui est exclusivement réservée, son bureau, ou shosai. C’est de cette pièce qu’il observera le monde, notamment dans le recueil de réflexions À travers la vitre (Garasudo no naka), écrit en 1915. Garasudo est un néologisme forgé sur « glassdoor ». La vitre est occidentale et Tanizaki raconte dans Éloge de l’ombre comment il a tenté d’allier la beauté des shoji de papier au confort des vitres dans sa nouvelle maison, perdant le gonflé et la douceur des shoji authentiques vus de l’intérieur, sans échapper à la laideur des portes vitrées de l’extérieur. L’artiste japonais de l’ère Meiji est séparé à la fois du Japon traditionnel et de l’Occident, dont il récupère en partie le legs. Il ne perçoit le monde que médiatisé par un écran plus ou moins translucide, plus ou moins opaque, tendu par sa propre conscience, et son travail est de restituer ces illusions dans leur continuité, adepte en cela de l’écriture du flux de conscience qu’il emprunte à l’Occident.
Seuils métaphysiques et culturels
44Henry James et Natsume Sôseki explorent tous deux la conscience intermédiaire, limen, entre l’inconscient et le conscient, creuset des représentations et des décisions. La ligne de partage — porte, cloison, seuil, fenêtre — est traduite par des métaphores architecturales et paysagères qui jouent sur la lumière, l’ombre, le partage de l’une et de l’autre. Dans sa préface à À l’équinoxe et au-delà, Hélène Morita rappelle que le titre du roman évoque la coutume japonaise de célébrer le souvenir des morts au moment des équinoxes et que le titre, auquel Sôseki n’accordait pas officiellement de signification particulière, entre en résonance avec la mort brutale et inexpliquée de sa fille en novembre 1911.
45Les emprunts de Sôseki à l’Occident, et notamment à la pensée de William James, vont de pair avec une perception très nette des limites de ces emprunts. Sôseki ne croit pas en un au-delà ni à la survie de la conscience après la mort. Après l’incinération de Yoiko, la petite fille de quatre ans qui meurt dans le roman À l’équinoxe et au-delà, les membres de la famille, armés d’une paire de baguettes, choisissent certains os, fragments d’os ou dents, destinés à remplir l’urne funéraire : « L’employé mit de côté les os du crâne, ceux du visage et deux ou trois os de grande taille, disant qu’il les passerait proprement au tamis » (249). Un des personnages murmure : « Dans cet état, cela n’a plus rien d’humain. C’est comme si on ramassait de petits cailloux sur le sable » (249). Nul théisme chez Sôseki, nul au-delà, et donc nul abaissement du seuil de visibilité ou réception d’idées transcendantes qui migreraient occasionnellement dans la conscience humaine. La ligne de partage qui délimite la conscience claire de la conscience obscure ne nous apprend rien sur un éventuel au-delà, et lorsque Sôseki manque mourir, il n’en conclut pas l’existence d’une vie après la mort :
Je suis mort une fois. Et j’ai fait expérience de la réalité de la mort que je ne faisais qu’imaginer en temps ordinaire. Oui, je suis allé au-delà du temps et de l’espace. Mais ce dépassement n’a eu ni pouvoir ni signification. J’ai perdu ma personnalité. J’ai perdu ma conscience. Mais c’est seulement cette perte qui est évidente. Comment pourrais-je devenir un fantôme ? Comment pourrais-je rencontrer une conscience plus grande que moi ? Moi qui suis pusillanime et superstitieux de surcroît, je n’ai fait qu’apprendre d’autrui ce qui m’était arrivé et l’expérience que j’ai faite demeure un mystère qui me dépasse.
47Dans ce monde sans transcendance, où la claustrophobie peut frapper tout un chacun et où « le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » sans rien au-dessus du couvercle, la tâche du poète est de donner à voir le monde. Comme le note Elisabeth Suetsugu dans sa belle préface à Choses dont je me souviens, Sôseki, après son hospitalisation, redécouvre le fûryû, « notion simple et complexe tout à la fois qui exprime un idéal d’harmonie avec la nature, un désir d’évasion, l’aspiration au dépassement des réalités quotidiennes, le détachement aussi. Fûryû signifie aussi le goût pour la poésie, la peinture, le thé, tout ce qui est exempt de prosaïsme » (Suetsugu 9). James rejoint cette conception dans la description inaugurale de la cérémonie du thé dans The Portrait of a Lady, moment de suspension du temps :
Under certain circumstances there are few hours in life more agreeable than the hour dedicated to the ceremony known as afternoon tea. […] the lawn of an old English country-house, in what I should call the perfect middle of a splendid summer afternoon. Part of the afternoon had waned, but much of it was left, and what was left was of the finest and rarest quality. […] From five o’clock to eight is on certain occasions a little eternity ; but on such an occasion as this, the eternity could only be an eternity of pleasure.
49Adeline Tintner remarque que l’intérêt de James pour les chinoiseries est à la fois ancien et constant, et culmine avec la célèbre image de la pagode dans The Golden Bowl (1986, 171-73). Elle note que ces objets asiatiques, pour être des constructions symboliques singulières dans l’univers narratif, n’en sont pas moins des réalités dans l’Angleterre que James a connue, passionnée depuis le xviiie siècle et les écrits de William Chambers pour les folies architecturales et les chinoiseries.
50Dans The Portrait of a Lady, la Chine est présente dès l’incipit, enfouie sous les strates du transfert culturel. La cérémonie du thé, présentée comme typiquement anglaise, est malgré tout importée de Chine. L’attention portée au détail de la tasse de Mr Touchett, différente du reste du service, a été commentée par Henriette Levillain qui y voit à la fois un symbole de réussite sociale, un symbole de vie (« the cup of life ») et la métaphore de la conscience de l’artiste (2002, 165-76). Si la cérémonie du thé consacre l’avènement d’un style de vie plutôt luxueux, cela est dû au développement du commerce et à l’importation de produits exotiques, dont le thé de Chine acheminé par les Portugais d’abord, puis par l’East India Company. La cérémonie du thé, rite formel et public à l’origine, évolue au cours du xviiie pour devenir un moment d’intimité familiale consacré par le genre pictural des conversation pieces. Dans l’incipit de The Portrait of a Lady, la cérémonie du thé a quitté le décor clos du salon pour se dérouler sur les vastes pelouses de Gardencourt où le narrateur commente : « Privacy here reigned supreme » (PL 18). Ouverture et intimité sont à leur maximum ; Gardencourt est la maison de la confiance. À l’inverse, l’architecture, tout entière refermée sur elle-même, de la propriété d’Osmond est le palais claustral de la défiance qui s’installera entre les époux.
51À la dialectique entre Grande-Bretagne et États-Unis se superpose une tension entre Chine et Japon. Car tandis que la Chine arrive en Angleterre filtrée et éclaircie sous la forme d’un breuvage rassérénant qui remplit les tasses d’une petite société cosmopolite et élitiste, c’est le Japon qui fascine le barbare raffiné qu’est Osmond. Narquois envers les voyages d’Isabel Archer et son désir de découvrir le monde, Osmond avoue qu’il adorerait aller au Japon, pays des vieux laques qu’il prise en esthète :
“If I were to go to Japan next winter you would laugh at me,” she went on. Osmond gave a smile—a keen one, but not a laugh, for the tone of their conversation was not jocose. Isabel had in fact her solemnity ; he had seen it before. “You have an imagination that startles one !”
“That’s exactly what I say. You think such an idea absurd.”
“I would give my little finger to go to Japan ; it’s one of the countries I want most to see. Can’t you believe that, with my taste for old lacquer ?”
53Cet aveu précède de peu sa déclaration à Isabel et se trouve mêlé à un échange sur son caractère : Osmond estime être éminemment lisible, alors qu’Isabel le trouve mystérieux. Dans The Portrait of a Lady, la Chine n’est pas un danger ; elle est apprivoisée, domestiquée, ingérée, alors que le Japon demeure étranger, voire menaçant, à l’image des personnages qui incarnent les phénomènes de transfert culturel : ouverture, lumière, confiance, partage du côté de Touchett et Warburton, fermeture, pénombre, défiance, égoïsme du côté d’Osmond. Intimité contre convention.
54On a donc affaire à une variante dans la structure mélodramatique de l’imagination jamesienne, qui construit ses nuances à partir d’une trame reposant sur des antinomies franches. Sous l’antinomie entre les États-Unis et l’Europe, on trouve ainsi une antinomie entre la Chine et le Japon et le reflet d’une opinion courante à l’époque. L’Occident projette sur le Japon la vision d’un pays fermé et redoutable, mais aussi éminemment séduisant, que seule la politique de la canonnière a réussi à ouvrir aux influences occidentales, et qui conquiert le monde en retour par la virtuosité de sa production artistique lors des expositions universelles. La boutade d’Isabel est prise au sérieux par Osmond : le Japon, confin abstrait du monde civilisé pour Isabel, incarne très concrètement un sommet de civilisation pour Osmond, qui se définit dans ce passage comme « convention itself » et trouve dans l’Empire du Soleil Levant le royaume de l’esthétisme et du rituel.
Transferts anglo-asiatiques chez Henry James et Natsume Sôseki : un dosage subtil
55L’opposition jamesienne entre la lumière qui baigne la scène de la cérémonie du thé, et l’obscurité des vieux laques japonais du cabinet d’Osmond rejoint également l’analyse de Tanizaki sur l’esthétique japonaise. Mais là où le Japon de James est inquiétant parce que trouble et sombre, Tanizaki fait l’éloge de ce qui est trouble, qualité qu’il retrouve dans le jade. La lumière électrique anéantit la beauté des laques, qui doivent être vus à la lumière des chandeliers, et Tanizaki, de même qu’il déplore l’effet de la lumière électrique sur l’intérieur japonais, rejette la mode moderne des laques blancs, conséquence du changement d’éclairage : « De nos jours, on en est venu à fabriquer aussi des “laques blancs”, mais de tout temps la surface des laques avait été noire, brune ou rouge, autant de couleurs qui constituaient une stratification de je ne sais combien de “couches d’obscurité”, qui faisaient penser à quelque matérialisation des ténèbres environnantes » (Tanizaki 15).
56Chez Sôseki, en dehors des moments poétiques de fûryû et d’harmonie avec le monde, l’alternative qui se présente à l’homme est de se détourner du monde, de la lumière trop vive du soleil, ou de le contempler au travers d’une cloison. Dans cet état, rien n’est tragique, ou alors tout l’est et l’œuvre se déploie dans ce clair-obscur de la conscience de personnages ni totalement aveugles ni totalement lucides et comme voués à une perpétuelle demi-saison de la conscience. Chez James, la prise de conscience est possible, et le plus souvent tragique. Elle procède de l’adéquation entre une impression reçue et la lecture qui en est faite, l’entre-deux étant justement ce temps de la conscience intermédiaire pendant lequel l’imagination est pleinement active. Le personnage se rend compte de son erreur, toujours trop tard, et l’erreur est irrémédiable. C’est alors que le sang se fige et que le regard se vitrifie, matérialisant ainsi à la fois le lien et la séparation de la conscience et du monde, dans un contact impitoyable de transparence et de froideur, contrastant avec la surface duveteuse du papier chinois ou japonais des shoji et sa lumière tamisée, comme soustraite au temps.
57Le Japon de Henry James est fascinant et inquiétant, à l’image de ce que les contemporains de James pouvaient éprouver à la vue de la rapide montée en puissance du pays depuis Meiji (1868-1912) : sentiments mêlés d’admiration devant sa production artistique et sa maîtrise des arts appliqués, et de crainte face à son nationalisme. L’Angleterre de Sôseki est assimilée sans l’être, parfaitement comprise, mais non adoptée par une sensibilité qui garde son référentiel propre, issu de siècles d’échanges avec la Chine et d’une tradition originale. Les emprunts, modulés au gré de l’histoire des transferts culturels, sont passés au tamis de sensibilités originales qui assimilent ce qui peut servir leur projet artistique personnel tout en préservant envers la culture de l’autre une distance respectueuse, dont la notion de seuil — dans sa double acception de limes et limen — permet de saisir l’ambivalence, tant dans la représentation de la société que dans celle de la conscience.
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