Notes
-
[1]
Suivant un processus de déconstruction proche de celui du Wooster Group, la création d’Elevator Repair Service mise en scène par John Collins, Cab Legs (1997), ménage des souvenirs d’Été et fumée et de Confessions d’un rossignol.
-
[2]
Ivo van Hove est un metteur en scène flamand qui dirige le Toneelgroep Amsterdam depuis 2001. Avant de le présenter à New York en anglais, il a monté Un tramway nommé Désir en 1995 en hollandais (De tramlijn die Verlangen heet). Dans le même New York Theatre Workshop, il a également mis en scène More Stately Mansions de Eugene O’Neill (1996), Hedda Gabler d’Ibsen (2004), Le Misanthrope de Molière (2007), The Little Foxes de Lillian Hellman (2010). C’est un familier de la littérature dramatique américaine : Désir sous les ormes et Le Deuil sied à Électre de Eugene O’Neill (1981 et 1988, puis reprises en 1995 et en 2003), ou encore Angels in America de Tony Kushner (2008).
-
[3]
Lee Breuer, co-fondateur des Mabou Mines, se partage depuis la fin des années 1960 entre ses propres créations et la mise en scène d’œuvres théâtrales (Beckett, Shakespeare, Sophocle, Ibsen). Il entend poursuivre cette incursion dans l’œuvre de Tennessee Williams en montant La Ménagerie de verre.
-
[4]
« Through the back wall of the rooms, which have become transparent, can be seen the sidewalk » (Williams 1959, 213).
-
[5]
À la fin de la pièce, l’obsession de la propreté se transfère au raisin apporté par Eunice : « I shall die of eating an unwashed grape one day out on the ocean » dit Blanche (220).
-
[6]
De la salle de bains, Blanche conservera l’élément liquide dans son rêve de partir en mer avec Shep Huntleigh, ou d’y mourir la main dans la main d’un charmant médecin du bord : « I will die—with my hand in the hand of some nice-looking ship’s doctor… » (220).
-
[7]
L’établissement du texte variant selon les éditions, l’intégralité de la réponse de Stanley à la supplique de Blanche (« Possess your soul in patience! ») a été coupée dans l’édition utilisée : non pas « It’s not my soul, it’s my kidneys I’m worried about! », mais « It’s not my soul I’m worried about ! » (scène 7, 189). A contrario, voir le texte publié par New Directions, New York, 2004, 124.
-
[8]
Il anticipe en cela leur présence dans The Milk Train Doesn’t Stop Here Anymore (1963) : « I have added to the cast a pair of stage assistants that function in a way that’s between the Kabuki theatre of Japan and the chorus of Greek theatre. My excuse, or reason, is that I think the play will come off better the further it is removed from conventional theatre since it’s rightly been described as an allegory and a sophisticated tale » (Williams 1976, 3).
-
[9]
« Tennessee Williams à Yukio Mishima (interview avec Edward R. Murrow, 1960) : “T. W. : Il faut être un habitant du sud décadent pour comprendre les Japonais. Y. M. : … ce mélange de brutalité et d’élégance. T. W. : … au Japon, vous êtes proches des habitants du sud des États-Unis.” » Cité dans le programme du spectacle par Maude Mitchell.
-
[10]
Par pure coïncidence, la mise en scène de Vieux Carré par le Wooster Group multiplie aussi les clins d’œil au Japon (et à la Chine), Nightingale étant souvent vêtu d’un kimono et muni d’un éventail.
-
[11]
Il s’agit d’un collage de lettres de Flaubert : à Maurice Schlesinger (fin mars 1857), à Elisa Schlesinger (14 janvier 1857), etc. Voir le manuscrit déposé aux archives de l’Odéon — Théâtre de l’Europe, état du texte en date du 3 février 2010, f. 10. Dans le spectacle, le texte de Tennessee Williams est constamment bousculé : larges amputations et inversions dans l’ordre des répliques, mais aussi nombreuses greffes et interpolations de différents textes, depuis un poème de Claude Roy qui ouvre et clôt le spectacle jusqu’aux mots de Thésée accueillant Œdipe à Colone, en passant par le combat de Tancrède et Clorinde inspiré du Tasse.
-
[12]
Manuscrit, archives de l’Odéon – Théâtre de l’Europe, état du texte en date du 3 février 2010, f. 58.
-
[13]
Comme on s’en souvient, Foucault illustre au demeurant sa réflexion sur l’hétérotopie par l’exemple du cimetière et de la clinique psychiatrique…
-
[14]
Je commente ici le spectacle d’après la captation qui a été réalisée de la mise en scène en néerlandais, et remercie Wietske van Soolingen et Kamiel De Meester pour leur aide précieuse.
1Repoussoir ou bouc émissaire, Tennessee Williams a longtemps été le nom de ce contre quoi luttait le théâtre dit expérimental : la canonisation littéraire et l’épanchement du tragique dans le bavardage mélodramatique, mais aussi, et par-dessus tout, le conservatisme de l’institution, le système du vedettariat, la tradition réaliste et psychologique héritée de l’Actors’ Studio. La création scénique de ses pièces hante la postérité, comme celle des pièces de Tchekhov au Théâtre d’Art de Moscou, et pas plus que Stanislavski, Kazan ne se peut oublier. Bon gré mal gré, c’est par rapport à lui que se positionnent les metteurs en scène, tantôt dans la filiation, tantôt dans la rupture. Le renouvellement a toutefois été long à se dessiner, qui puisse réhabiliter l’écriture de Tennessee Williams par-delà (ou contre) l’image qu’en a laissé Elia Kazan : une image prolongée et immortalisée par le passage de Broadway à Hollywood, mais aussi bien une image figée, presque normative, paralysante comme un étalon. Par opposition, parce qu’ils n’étaient peut-être pas lestés de ce poids du passé, d’autres dramaturges américains, et non des moindres, se sont prêtés plus tôt à l’expérimentation scénique, fût-ce à leurs dépens. À preuve, les très libres emprunts que le Wooster Group a faits à Notre petite ville de Thornton Wilder dans Route 1 & 9 (1981), aux Sorcières de Salem d’Arthur Miller dans L.S.D. (... Just the High Points...) (1984), ou les mises en scène réalisées par Elizabeth LeCompte de L’Empereur Jones et du Singe velu d’Eugene O’Neill (1993 et 1995) [1]. Dans ce contexte, la création de Vieux Carré en 2009, pièce tardive et rarement jouée, sonne comme l’aveu d’une dette ou d’un remords. Et tout finit par se passer comme si Tennessee Williams était aussi le nom du refoulé, voire de l’interdit dans les milieux alternatifs.
2Après l’avoir honni et banni, on l’aborde encore avec timidité, dans un mélange de défiance et de déférence. Pour éviter tout amalgame avec le théâtre commercial, sa rédemption semble passer par ses œuvres moins connues, par ses zones d’ombre pour ainsi dire : Vieux Carre, donc, ou la première version de Camino Real, Ten Blocks on the Camino Real, à laquelle s’est attelée la compagnie Target Margin (2009), avant de produire un spectacle original sur l’échec de la création, The Really Big Once (2010). Mais pour sa pièce qui demeure sans doute la plus célèbre, Un tramway nommé Désir, la voie a été étroite et relativement peu balisée, entre d’un côté les pâles avatars du style de Kazan et, de l’autre, de francs détournements comme Belle Reprieve (Split Britches/Bloolips, 1991). S’inscrire dans l’histoire de ses représentations sans céder à l’académisme a davantage été le fait d’Européens (y compris d’Européens en résidence aux États-Unis, comme Ivo van Hove au New York Theatre Workshop en 1999 [2]), ou alors, selon un chassé-croisé éloquent, d’Américains invités en Europe (comme Lee Breuer qui fit récemment entrer la pièce au répertoire de la Comédie-Française [3]). La renommée agit comme un frein et éveille la ruse : ici un jeu de cache-cache (oublier Elia Kazan pour montrer un autre Tennessee Williams), là des stratégies d’adaptation, de transposition, d’interpolation ou même d’extrapolation, ou au contraire de resserrement autour des cinq ou six personnages principaux (pour revitaliser le texte). Ainsi en est-il allé dans les spectacles de Frank Castorf (2000) et de Krzysztof Warlikowski (2010), dont le titre dit d’emblée l’écart singulier d’avec l’original, un écart opéré par choix ou faute d’avoir obtenu les droits : respectivement Endstation America (au lieu de la traduction allemande habituelle, Endstation Sehnsucht) et Un tramway (sans Désir).
Certes, d’autres mises en scène de la pièce ont récemment été à l’affiche, depuis l’interprétation classique de Liv Ullmann à Sydney jusqu’à la proposition plus audacieuse de Benedict Andrews à la Schaubühne de Berlin (2009). Mais les quatre qui viennent d’être évoquées ont ceci de particulier que, de cette pièce finalement peu représentée en dehors des circuits commerciaux, elles recentrent l’irreprésenté, le hors scène fondamental : non pas la rue, d’où parviennent des cris ou que l’on entrevoit, dans le texte, lorsque les parois du lointain se font transparentes [4], mais la salle de bains dont on aperçoit juste la porte : « Off this room [the bedroom] is a narrow door to a bathroom » (sc. 1, 118). Cette didascalie a valeur de programme : la porte arrête le regard, l’empêche de pénétrer plus avant, mais en même temps elle l’attire jusqu’au seuil de la pièce qu’elle protège comme un secret ou un interdit.
Un lieu forclos
3Dans la salle de bains, Blanche ne cesse de se retirer pour calmer ses nerfs dans la baignoire, presque de manière obsessionnelle compulsive, et, symboliquement, pour se purifier des miasmes de son nouvel environnement [5]. Elle y trouve l’intimité dont la privent l’exiguïté de l’appartement et la promiscuité avec sa sœur et son beau-frère ; elle se poudre, se parfume, s’habille, fabriquant illusoirement l’image qu’elle entend présenter d’elle-même à l’extérieur. L’envers du décor matérialise pour ainsi dire le stade du miroir. Pour autant, elle ne cesse de se donner en représentation, soit qu’elle chantonne gaiment la nostalgie de l’amour en se sachant à portée d’oreille, quoique hors de vue, soit qu’elle passe coquettement la tête par la porte pour demander une serviette supplémentaire ou s’enquérir du repassage d’une robe. Cette pièce qui n’en est pas une, elle en fait son refuge ; ce point aveugle de l’espace, ce point de fuite, dirait-on, elle l’annexe pour échapper au réel qui l’aliène [6].
4À son tour, Stanley dessoûle sous la douche (scène 3, 153) et se prépare à l’assaut en enfilant le pyjama de sa nuit de noces dans lequel il va violer Blanche (scène 10, 213-14). Il passe lui aussi dans cette coulisse qu’est la salle de bains — coulisse du drame dans la fiction, coulisse du plateau au théâtre. Mais, compte tenu de l’ambiguïté du terme anglais, le lieu désigne également les toilettes, en particulier pour les personnages masculins qui vont se soulager d’avoir trop bu : « the bathroom » dont parle Mitch (scène 3, 144) est synonyme de « the “head” » (Mitch encore, 148) ou, selon le prude euphémisme de Blanche, de « the Little Boy’s Room » (148). D’où les tensions et les querelles — besoins de la vessie (« kidneys » [7]) contre soins de l’hydrothérapie (« hydro-therapy », 196), nécessités corporelles contre contrôle de l’apparence ou rafraîchissement du visage (Stella : « I’m going into the bathroom to wash my face » [scène 1, 127]). Selon qu’on est homme ou femme, la même pièce remplit différentes fonctions. Mais par-dessus tout, à travers l’appropriation de ce territoire par Blanche, à travers la revendication d’un droit de propriété par Stanley (« Can I please get in my bathroom? », demande-t-il sur un ton inhabituellement poli [sc. 7, 191]), se dessine une tentative d’affirmation de soi ou de pouvoir sur autrui, sous laquelle pointe l’indice d’un désespoir et d’un désir mêlés. Ainsi, la salle de bains désigne un endroit aussi particulier que primordial dans la dramaturgie spatiale, la construction psychologique et l’antagonisme structural : c’est le lieu interdit à la représentation parce que c’est peut-être le lieu de l’interdit, mais c’est aussi le lieu du moi, du repli, de l’isolement, tout autant que l’objet d’affrontements et l’enjeu de luttes narcissiques. A contrario, c’est précisément parce que la salle de bains est occupée par Stella que Blanche, déprise de « son » espace individuel, rencontre d’abord Stanley (scène 1), puis qu’elle dialogue symétriquement avec Mitch (scène 3). Dans un échange empreint de lyrisme et d’humour, ils badinent et se séduisent devant la porte fermée, conjuguant leur solitude au seuil d’une intimité qui leur est encore déniée.
Comme s’il voulait signaler l’importance de ce hors scène dans la conduite de l’intrigue, « bathroom » est le seul mot, avec le nom de Stella, que Tennessee Williams écrit en majuscules et en italique : « Hey, canary bird! Toots! Get OUT of the BATHROOM! », éructe Stanley (scène 7, 191). Ce lieu caché est pareil au fruit défendu : il suscite la curiosité et incite à la transgression. Sous ce rapport, il oriente donc non seulement le dispositif scénographique, mais aussi le parti pris dramaturgique des spectacles de Lee Breuer, Frank Castorf, Krzysztof Warlikowski et Ivo van Hove. L’ailleurs y fait retour comme le refoulé, en tant que refoulé. C’est l’alibi d’une interrogation théâtrale plus développée que dans le film même, où la caméra se contente de pénétrer dans la salle de bains un bref instant, pendant le passage de Stanley sous la douche. Et cette interrogation peut aller jusqu’à retourner l’espace comme un gant : en exhibant le lieu caché, elle le ramène concrètement au premier plan qu’il occupe symboliquement.
Un seuil ambigu
5De la salle de bains, dans le spectacle de Lee Breuer, on ne voit pourtant guère que la porte — ou serait-ce un pan de mur ? — symbolisée par un panneau carré, doré, légèrement bosselé, semblable à un bouclier qui protège de l’extérieur. Bien qu’il change parfois d’emplacement, c’est le plus souvent au centre du plateau qu’il tombe des cintres, à même le sol ou sur le dernier praticable surélevé accessible par une volée de marches. Au centre, bien en vue. Tout en formant système avec l’ensemble des panneaux coulissants, il s’en distingue en ne figurant rien. Sur les autres, en effet, sont peintes les rames d’un tramway qui ouvrent et ferment le spectacle, les immenses cartes à jouer de la partie de poker, les Pléiades, une lune, ou reprises des estampes japonaises d’animaux, de samouraïs, de vagues : Stella la biche, Stanley le tigre, Allan le jeune et beau guerrier, Blanche la noyée.
6Sans sacrifier la psychologie, Lee Breuer lui apporte un contrepoint formaliste en convoquant des références immanquables au Japon — au théâtre japonais d’une part et à des clichés japonisants d’autre part. Les panneaux conçus par Basil Twist rappellent les écrans du bunraku (dogugaeshi) et entraînent à leur suite la marionnette d’un chat manipulée à vue, l’énonciation de certaines didascalies descriptives dont se chargerait le récitant (tayû), la présence chorale de quatre valets de scène, ou kurogo, qui apportent ou enlèvent les rares meubles et les nombreux accessoires, voire les personnages eux-mêmes, comme dans le kabuki [8], les coups de hyoshigi frappés à la fin de chacune des deux parties, et des poses, des postures stylisées qui abstraient momentanément le spectacle du réalisme. En outre, l’esthétique scénique adopte ici et là l’univers visuel des mangas. Et par ailleurs, Tennessee Williams et Yukio Mishima seraient convenus d’une analogie entre le vieux sud américain et le Japon traditionnel [9]. Sans doute s’agit-il là d’un Japon idéalisé, exotisé, réduit aux signes de cette altérité convenue qu’a rehaussée le courant du japonisme à la fin du XIXe siècle, mais ce sont dans ces signes que se complaît Blanche, éventail à la main et superposition de kimonos sur le dos, revoyant Belle Reve en somptueuse pagode et sculptant son corps selon des lignes sinueuses [10]. À ces mignardises doucereuses s’oppose le mélange de bouffonnerie et de violence propre à La Nouvelle-Orléans, avec son carnaval, ses plaisanteries salaces, ses échauffourées et ses querelles conjugales, son taux d’alcoolisme, de testostérone et d’adrénaline.
7Or, si ces deux visions du Japon suffisent déjà à polariser Blanche et Stanley (à elle « l’élégance », à lui « la brutalité »), la ligne de partage passe plus précisément par la salle de bains. La mièvrerie des rengaines sentimentales (« I wanna be loved by you ») et des bulles de savon qui volent de part et d’autre du panneau pendant qu’en ombre chinoise Blanche se frotte le dos avec une brosse en bois (scène 6) le cède, pour Stanley, à la puissance de la théâtralité. Lorsque Mitch, Steve et Pablo l’entraînent sous la douche après la bagarre de la scène 3, un pan de tissu bleu tombe des cintres, agité par un ventilateur, qui renvoie à un code figuratif du kabuki et du bunraku déjà utilisé par Lee Breuer pour représenter une cascade dans Peter and Wendy (1997). Une fois que s’estompe la mêlée des hommes visible en ombre chinoise sur le panneau, Stanley surgit, une simple serviette nouée autour de la taille, désemparé sur le plateau nu baigné de lumière bleue ; il se met à ramper, s’agenouille, se cabre, rugit le nom de sa femme en direction de la loge d’avant-scène où se trouve l’appartement des Hubbel. En vain, comme on sait. Puis Stella descend, suspendue à un harnais, dans une triple allusion aux escaliers du film, à un autre spectacle de Lee Breuer, Red Beads (2005) et, surtout, aux voleries que le kabuki inclut dans ses formes les plus spectaculaires, parfois à la limite du kitsch. À peine l’a?t?elle rejoint, Stanley l’enlace et l’emporte dans les airs en coulisse (« He … lifts her off her feet and bears her into the dark flat » [154]), sans que Blanche revienne, suivie de Mitch. Dans la scène 10, apparaissent progressivement, côté cour et jardin, des panneaux de vagues et d’écume à la Hokusai qui, en se mouvant latéralement, semblent faire tanguer le plateau comme le yacht de Shep Huntleigh tanguerait dans les Caraïbes. Au lointain, au centre, le panneau de la salle de bains est éclairé en violet, couleur du pyjama de soie que Stanley va enfiler. Lorsqu’il en sort, citant le Joker de Batman dans The Dark Knight, perruque verte sur la tête, visage grimé de blanc et barré d’un large sourire écarlate, il est démultiplié par les quatre kurogo qui, dans le même accoutrement, accompagnent ses rires sardoniques et ses gestes ondoyants de prédateur. Sa présence proliférante et sa voix réverbérée induisent un dispositif paranoïaque. Le viol se perçoit comme le désir cauchemardé de Blanche.
En ce sens, le panneau de la salle de bains en vient à désigner non ce qui masque mais ce qui révèle, non ce qui empêche l’accès à l’autre ou protège de l’autre, mais ce qui permet son intrusion, physique et mentale. Et ce n’est sans doute pas un hasard si sa patine s’harmonise avec les teintes du gros tigre doré, peint sur les écrans qui s’écartent pour laisser apparaître Stanley à la scène 4 ; au milieu de fumigènes qui rappellent les vapeurs de la salle de bains, il surprend le violent réquisitoire que dresse Blanche contre lui (163-64). Par suite, autant le panneau doré peut se fermer sur un havre de douceur et de sécurité, autant il s’ouvre sur un potentiel de menace et d’agression. La salle de bains qu’il protège n’est pas seulement un refuge à l’abri de la fureur, elle est aussi ce qui permet à la fureur de s’immiscer (« interfere ») dans l’intimité.
Une interface critique
8Dans le décor fixe conçu par Bert Neumann pour le spectacle de Frank Castorf, un appartement berlinois défraîchi, tout en longueur et bas de plafond, la salle de bains occupe quasiment la partie centrale, à côté de la porte d’entrée, comme un dehors ramené au dedans. Elle fait saillie entre, côté cour, une cuisine américaine dont le comptoir sert de table de poker et, côté jardin, un lit, un seul lit où s’allonger, s’effondrer, se pelotonner, rouler les uns sur les autres, danser, sauter et même accoucher. Dans l’embrasure de la porte se distinguent les faïences de la baignoire, mais aussi tel personnage qui se déshabille ou s’habille sous l’œil du spectateur, sinon des autres personnages. Loin de garantir l’intimité, la salle de bains agrandit l’appartement sans confort : on peut s’y enfermer seul, mais aussi entre sœurs, entre amies, entre amants ; on y fait sa toilette, mais on y bavarde et on y chante également ; c’est un lieu de passage autant que de séjour, dans la circulation constante de la scène à ce hors scène qui vaut à la fois par sa démarcation et son prolongement visuel. Même les Hubbel l’envahissent, ou encore les six personnages en quête de chaleur humaine. Et Blanche n’en a plus l’apanage : comble de l’ironie, lorsque tous y entrent pour lui fêter son anniversaire avec un gâteau et des bougies allumées (scène 8), ils s’étonnent de ne pas l’y trouver. Elle reviendra par la porte en grande tenue.
9Radicale, l’adaptation de Castorf transpose le choc entre les valeurs de La Nouvelle-Orléans et celles de Belle Reve dans les difficultés auxquelles se heurte l’Allemagne au moment de sa réunification dans les années 1990 : le bloc soviétique est perdu comme la plantation, relégué au passé et en voie d’être récupéré, pour le meilleur ou pour le pire, dans l’ordre capitaliste et la culture occidentale. Mais, dans la phase de transition, il en subsiste des traces, dont cette salle de bains que l’on dirait aussi « communautaire » que le lit et le reste de l’appartement. Dans ce monde en devenir dont elle ne maîtrise pas les codes, Blanche fait piètre figure en adoptant la coiffure de Madonna pour marquer sa tentative d’acclimatation, mais sans se rendre compte de sa gaucherie vulgaire. Plus aguerrie, Stella est déjà une baby doll et Steve se fait surnommer Steve McQueen. Quant à Stanley, il est représenté comme un émigré polonais, ex-syndiqué de Solidarnos´c´ et proche de Lech Walesa, désormais chargé de faire de la publicité pour les chewing-gums Wrigley en costume de gorille. Tout se passe comme si Castorf prenait à la lettre la condamnation de Blanche : « There’s even something—sub-human—something not quite to the stage of humanity yet! Yes, something—ape-like about him… ! » (sc. 4, 163) Tout naturellement, c’est dans son costume de travail qu’entre Stanley à la fin de la scène 4, avant d’aller se changer dans la salle de bains. L’image de Marlon Brando est loin… Et loin aussi, celle d’un Mitch empêtré dans ses maladresses pudibondes. Au lieu de garder sa veste à la scène 6 (« I better leave it on », dit-il pourtant chez Tennessee Williams [178]), il va prendre une douche pour effacer les traces de sa transpiration excessive, puis, torse nu, une serviette autour de la taille, il rejoint Blanche sur le lit et lui tend ses débuts d’abdominaux : « It is so hard that now a man can punch me in the belly and it don’t hurt me » (178).
10Mais il y a plus que ces sollicitations du texte ou ces manquements à sa lettre. La salle de bains est pourvue d’une fenêtre aux stores baissés, au-dessous de laquelle est posé un petit téléviseur qui diffuse en gros plan l’image des personnages filmés à l’intérieur, leurs humeurs et leurs moindres faits et gestes. Mitch le sait, qui s’exhibe volontairement sous la douche pour le plaisir de Blanche, le plaisir de voir sans être vu, un plaisir au moins aussi grand que le plaisir procuré par le contact physique. Comme dans tant d’autres spectacles de Castorf, le hors scène se trouve ainsi incorporé à l’espace scénique par le biais de l’image, qui importe un excès de visible et donne à voir ce qui se soustrait à la vision immédiate : la nudité, glorieuse dans le cas de Mitch ou vulnérable lorsque Stella s’enferme dans la salle de bains au lieu de monter chez Eunice (sc. 3), mais aussi les discussions complices des femmes ou les accès de colère de Stanley (sc. 1). Comme l’a montré Klaus van den Berg (49-67), la médiation de la caméra qui épie, traque, fouine, intensifie le voyeurisme et instaure un dispositif de surveillance brouillant la frontière entre le public et le privé. Les corps, les visages et les personnages physiquement absents peuvent, grâce à leur image retransmise à l’écran, entrer en dialogue avec les personnages effectivement présents sur le plateau. Depuis la salle de bains, c’est-à-dire sur le moniteur, Eunice, Stella et Blanche chantent en canon avec les joueurs de poker assis au comptoir, puis elles interpellent Mitch qui s’approche du téléviseur. Blanche se présente à lui, et d’elle, c’est d’abord l’image qu’il rencontre — une image pour ainsi dire « télévisuelle » qui l’attire et l’incite à la rejoindre dans la salle de bains. Là, il devient image à son tour, en récitant face à la caméra le sonnet d’Elizabeth Browning dont deux vers sont gravés sur son étui à cigarettes : « And if God choose/ I shall but love thee better—after death! » (sc. 3, 149). Fût-il de l’épaisseur d’une cloison, l’écart entre l’image (idéalisée) et le réel (décevant) souligne d’emblée le caractère illusoire de leur relation. Et Castorf de critiquer plus avant la place de l’image dans la culture populaire du nouvel ordre capitaliste : non contente de redoubler le réel ou de le prolonger, elle l’engloutit et le trahit.
À partir du milieu de la scène 8, comme si le dispositif de surveillance sortait de la salle de bains, une caméra sur pied est installée devant le lit, qui permet à Mitch de filmer tour à tour les douleurs de Stella en gésine et le désarroi de Blanche, figée dans l’embrasure de la porte, son billet de bus à la main, puis de se faire lui-même filmer par Steve. Le spectateur voit par son œil, puis dans son œil. L’image supplante l’action ; en la cadrant, elle la reconstruit ; en la reconstruisant, elle signale son propre pouvoir d’attraction. Dès la toute première scène, Eunice et Stella sortent de la salle de bains, où elles étaient enfermées avec Stanley, pour le regarder sur le téléviseur, en direct mais à distance, comme elles regarderont plus tard un film proprement dit (sc. 4). De proche en proche, le culte de l’image, la culture de l’image conduisent à théâtraliser la séquence cinématographique la plus célèbre d’une salle de bains. À la fin de la scène 6, Mitch sort brièvement de scène et revient en poussant une marionnette sur un fauteuil roulant : sa mère malade. « I talked to my mother about you and she said, “How old is Blanche?” And I wasn’t able to tell her » (181). À ce dialogue avec Blanche se substitue un dialogue avec sa mère, dont il dit les répliques fictives sur un autre ton. Puis il s’empare d’un couteau de cuisine, pénètre dans la salle de bains où Blanche continue de prendre sa douche, et lacère le rideau. Il est devenu le Norman Bates de Psychose, mais un Norman Bates impuissant face à Blanche—Marion qui ressort de la douche enjouée, comme si de rien n’était. Le recours à la vidéo induit de lui-même l’inclusion de références américaines, c’est-à-dire « populaires », dans ce spectacle dense, complexe, qui prolifère au-delà de la pièce de Tennessee Williams.
Bon gré mal gré, la présence de ce hors texte est analogue à la représentation, par l’image, du hors scène de la salle de bains. Certes, le dénouement lui-même est modifié : Stella accouche d’un enfant mort-né et Blanche n’est ni violée par Stanley (ils se retrouvent tous deux sur le lit avec Mitch) ni internée (solidaires, les six personnages sautent sur le lit avec l’énergie du désespoir, tandis que le plateau, monté sur un système hydraulique, s’incline périlleusement vers l’arrière comme un navire en perdition). Mais le point de départ du spectacle, la pièce de Tennessee Williams, se donne aussi à lire en regard de l’interprétation scénique : formant système avec les images du moniteur, des didascalies d’ouverture sont projetées entre les scènes, en anglais et en allemand, sur un écran qui surplombe l’appartement — tout comme les toutes dernières didascalies ou encore les « mensonges » de Blanche découverts par Stanley (sc. 7, 186-88). Dans un silence pesant, les mots de Stanley défilent, clignotent, se répètent en boucle et de plus en plus vite, sous le regard de Stella qui est forcée de les lire comme les lisent les spectateurs, puis, perversion suprême, sous le regard de Blanche elle-même. Aussi bien, le texte fait retour comme l’origine débordée du spectacle, comme un hors spectacle désormais : il venge pour ainsi dire le privilège accordé à son propre hors scène, la salle de bains devenue interface du réel et de l’image, entre ironie critique et citation ludique.
Une hétérotopie en acte
11Depuis les rangées de douches dans Purifiés de Sarah Kane (2001) jusqu’aux équipements sanitaires dans les boîtes vitrées de L’Affaire Makropoulos de Janacek (2007) et d’(A)pollonia (2009), en passant par les lavabos alignés dans Iphigénie en Tauride de Gluck (2006), les éléments de salle de bains reviennent avec insistance dans les spectacles de Krzysztof Warlikowski scénographiés par Margorzata Szczesniak. Pour Un tramway, un long couloir traverse la scène dans sa largeur, surélevé, à l’intérieur duquel se distinguent une baignoire, des toilettes et un lavabo. Monté sur rails, il peut avancer et reculer, et les jeux d’éclairage peuvent tantôt le mettre en évidence, tantôt le plonger dans la pénombre. Il surplombe le dispositif d’ensemble qui reproduit le bowling évoqué au début de la pièce, avec ses pistes et leurs quilles au lointain, où se rendent les hommes au lieu de disputer des parties de poker. Le décor est complété, côté jardin, par un lit que nulle cloison ne sépare du reste et, côté cour, par un salon avec une table basse, un canapé et trois chaises. Malgré le réalisme de chacun et le guidage de la lumière, ces différents sous-espaces en co-présence construisent un espace composite, à la fois concentré et éclaté, un espace improbable sauf au théâtre, un espace dont les contradictions annulent toute indexation sur le réel.
12Comme de juste, Blanche fait du couloir son lieu d’élection : c’est là qu’on la découvre, assise sur un tabouret au centre, puis qu’on la voit se réfugier après la gifle de Stanley à Stella, ou se maquiller, se coiffer, enfiler ses bas avant son repas d’anniversaire, se retirer après que Stanley lui a donné le billet de bus qui la ramènera à Laurel, puis s’engouffrer à la toute fin. D’où l’ajout de ce long monologue au début de la scène 2, dit par Isabelle Huppert agenouillée :
Il faut fermer sa porte et ses fenêtres, se ratatiner sur soi, comme un hérisson, allumer dans sa cheminée un large feu, puisqu’il fait froid, évoquer dans son cœur une grande idée (souvenir ou rêve) et remercier Dieu quand elle arrive. Puisque nous ne pouvons décrocher le soleil, il faut boucher toutes nos fenêtres et allumer des lustres dans notre chambre. Tant qu’on n’a pas son chez-soi, on est dans l’impossibilité de s’entretenir vraiment avec soi. Il n’est possible de cultiver l’art du monologue que reclus, loin des autres. C’est alors que nous pouvons vraiment dire quelque chose.
Les autres nous empêchent d’entendre nos propres pensées. Comment par exemple vivre dans un corps dont on n’a pas vu les moindres détails ? Dans la bonne société, les jeunes filles bien élevées n’avaient même pas le droit de se regarder nues dans le miroir que forme une baignoire. Avec des produits dits parfumés, on faisait exprès de troubler l’eau de leur bain. Initialement, même les miroirs de coiffeur étaient réservés aux hommes. Plus tard, vint le temps des petits miroirs de femme, achetés en cachette aux vendeurs ambulants et des glaces à l’intérieur des armoires dans les chambres des couples, uniquement après le mariage. Il y eut aussi les murs des bordels entièrement recouverts de miroirs, réservés, là encore, uniquement aux hommes. Et enfin la liberté de se regarder même à l’infini. [11]
14Ce monologue verbalise la conscience de Blanche et articule la salle de bains à son narcissisme souffreteux : elle s’y contemple dans le miroir, compte les rides et les ans peut-être, à distance de l’image qu’elle souhaite donner d’elle. De fait, elle y paraît alors vêtue d’une simple combinaison noire, très différente de ses élégantes toilettes et de sa perruque blonde qu’elle arbore dans le monde, pour les hommes. Là, elle se met pour ainsi dire à nu et se retrouve face à elle-même. Coupé du théâtre de l’apparence, le couloir devient le lieu de l’identité, si fragile soit-elle, de la vérité sans fard ni masque — et l’on sait combien revient, dans la bouche de Stanley et de Mitch, l’accusation de mensonges, voire la plaisanterie dans la propre bouche de Blanche (« stanley [à Stella] : You know she’s been feeding us a pack of lies here? … Lie Number One : … Which brings us to Lie Number Two…. » [sc. 7, 186-88] ; « mitch : You lied to me, Blanche…. Lies, lies, inside and out, all lies » [sc. 9, 205] ; « stanley : And lies and conceit and tricks! » [sc. 10, 212] ; « stella : What are you laughing at, honey? blanche : Myself, myself, for being such a liar! » [sc. 5, 165]). À ce titre, il n’est sans doute pas fortuit que les films préenregistrés et les vidéos tournées en direct — des gros plans pour l’essentiel — soient projetés, en couleur ou en noir et blanc, sur les panneaux centraux de la salle de bains, comme s’ils se heurtaient au capitonnage de l’être. De même, se reflètent sur les vitres les scènes jouées sur le lit.
15Dans cette aire de jeu, c’est le corps qui, au premier chef, retrouve ses droits : au commencement du spectacle, Blanche bredouille un poème, la bouche pâteuse, puis se traîne lamentablement et vomit dans le lavabo (« I’m afraid I’m—going to be sick » [sc. 1, 130]). La souillure le dispute à l’apprêt, et l’exclusion à l’isolement : le parcours de Blanche s’achève dans ce couloir vitré qui, tout aseptisé qu’il soit, pourrait bien être le couloir de la mort, la matérialisation concrète des Champs-Élysées où elle est venue rendre visite à Stella, et dont la définition est projetée entre la scène 10 et la scène 11 : « dans les mythologies grecques, partie de l’Hadès réservée aux âmes des héros, l’endroit du bonheur et du printemps éternels. Pour y être admis il fallait boire de l’eau de la rivière de l’oubli, le Léthé, afin d’oublier la vie terrestre. » [12] À la fin, Blanche traverse de jardin à cour, disparaît, prononce ses dernières répliques hors de la vue, tandis qu’est projetée, couleur sépia, une image d’elle sur laquelle ses lèvres ne bougent déjà plus.
Le sémantisme du lieu se complique donc. D’une part, le couloir ne s’identifie pas toujours comme salle de bains lorsque les jeux d’éclairage en opacifient les extrémités et que les équipements sanitaires sont masqués ; et d’autre part, il ne permet pas toujours le repli sur soi. C’est là que Stanley fait son entrée dans la première scène, relevant Blanche effondrée à terre, urinant pendant qu’elle chancèle contre le lavabo (« Do you mind if I make myself comfortable ? » [129]). Et à la scène 7, loin de se contenter de crier depuis la cuisine, il y retourne sans hésiter : « blanche [à Stella] : Why don’t you bathe, too, soon as I get out? stanley (calling from the kitchen) : How soon is that going to be? » (189). Intrusion par le corps, violation de l’intimité, viol symbolique. Le couloir devient donc un lieu mobile, sans identité fixe ni fonction clairement assignée, à la frontière du réel et de l’abstrait : c’est tour à tour un espace comme un autre, un espace « absolument autre », ou un espace qui en contient d’autres — soit, en termes choisis, une « hétérotopie » présentant les caractéristiques thématisées par Foucault (1571-81) [13]. Incompatible avec l’espace théâtral, ce lieu hors de tous les lieux, à la fois isolé et accessible, rassemble en outre des espaces fictionnels incompatibles entre eux. Sa marginalité textuelle se traduit par son indétermination scénique qui le dérobe à l’ordre de la signification.
Un principe structurant
16Dans le spectacle d’Ivo van Hove [14], le plateau est encore plus nu : ni table ni lit, pas de décoration ou d’accessoires comme le téléphone, tout juste quelques chaises de cuisine, dont une en skaï vert pour Blanche, rarement assise au sol, et une quinzaine de bouteilles de bière posées côté cour, en lieu et place du whisky. Les deux pièces de l’appartement ne sont délimitées, le cas échéant, que par des découpes lumineuses, tandis que certaines scènes sont plongées dans la pénombre — en particulier celles qui mettent Blanche en présence de Mitch ou du jeune homme, conformément à la haine qu’elle voue aux ampoules nues et à la lumière du jour. Côté cour, pourtant, est posée une baignoire sabot qui attire l’œil, a fortiori lorsqu’elle est éclairée elle aussi. À peu près égale aux autres pièces en importance spatiale, la salle de bains les supplante en importance théâtrale, grâce à cet équipement sanitaire qui la métonymise et qui, par sa présence singulière, sa valeur d’exception dans l’espace ouvert et dépouillé, presque son statut d’icône, a tôt fait de s’ériger en point focal.
17Les cloisons tombent — ou du moins elles tombent pour le seul spectateur puisque, pour les personnages, elles peuvent aussi bien s’abattre que se renforcer. Stella peut ainsi dialoguer tranquillement avec Blanche, l’une dans la chambre, l’autre assise sur le rebord de la baignoire (sc. 4) ; mais Blanche peut tout aussi bien s’asperger et se frotter les orteils sans entendre Stanley et Stella se disputer ni, a fortiori, copuler furieusement sur une chaise pendant qu’elle se sèche (sc. 7). Sans être ici le centre de l’action, la baignoire n’en décentre pas moins le regard et multiplie ses lieux. Elle ouvre le champ de vision et fait aller et venir l’œil du spectateur. Mais ailleurs, et souvent, la baignoire devient le seul lieu de l’action et fait ainsi converger les regards : Stanley s’y reproche d’avoir giflé Stella, et Eunice, comme si elle le soumettait à la torture, lui maintient la tête sous l’eau au moment où il réclame sa femme, l’émergeant juste assez pour lui permettre de respirer, puis laissant Stella l’y rejoindre dans des ébats passionnés (sc. 3). À la violence de la torture succède l’ardeur du désir. Et dans la scène 10, Stanley y jette Blanche, qui gesticule dans les éclaboussures comme si elle se noyait, en préfiguration de la fin qu’elle se prédit un peu plus tard : « I’ll be buried at sea sewn up in a clean white sack and dropped overboard … » (sc. 11, 220). Lui est empêtré dans le pantalon de son pyjama, sexe et fesses à l’air, et elle, avant de basculer dans la baignoire, ne porte qu’une petite culotte et un boa qui tombe sur ses seins. Sans doute la nudité est-elle due à la menace du viol, mais de viol à proprement parler il n’y a nulle représentation. Au reste, Mitch s’est explicitement chargé de violer Blanche à la fin de la scène précédente, dans un acte qui sexualisait radicalement la didascalie de Tennessee Williams : « blanche : What do you want? mitch (fumbling to embrace her) : What I been missing all summer » (scène 9, 207). Par suite, la nudité semble découler de la monstration de la salle de bains et des actions qui s’y déroulent à vue, sans la médiation de la caméra comme chez Castorf ni les tenues légères comme chez Warlikowski. Et de la nudité à la sexualité, le pas est vite franchi : le spectacle s’achève sur l’image de Stella, nue, assise à califourchon sur Stanley, nu lui aussi, allongé sur le plateau. Mais cette sexualité n’a rien d’érotique : elle est sauvage et déchaînée, bestiale et désespérée, poussant à son paroxysme un style de jeu globalement âpre, nerveux, charnel et très ancré au sol, sans pour autant verser dans l’hystérie.
18Tout se passe donc comme si représenter le hors-scène de la salle de bains amenait à représenter aussi (voire à sur-représenter) les non-dits du texte, à troquer le psychologique contre l’organique, à intensifier, dans le spectacle, l’ordre libidinal et pulsionnel. En tant que principe structurant, l’exhibition de la baignoire déborde et inonde tout le spectacle — un spectacle placé sous le signe de l’humidité, de l’espace détrempé et du corps ruisselant, suivant la poétique des liquides dont suinte la pièce dans la touffeur de La Nouvelle-Orléans. Sous la plume de Williams, les bains et les douches sont la face cachée des larmes et de la sueur, les prolégomènes aux fantasmes d’évasion et aux cauchemars de mort en mer, les remèdes à l’alcool que l’on ingurgite ou dont on s’arrose (« Watch how you pour — that fizzy stuff foams over! », s’inquiète Blanche [sc. 5, 170] ; « Rain from heaven! », lance Stanley en débouchant une bouteille [sc. 10, 210]). Rendre visible l’invisible textuel produit un excès, ou du moins un excédent, d’impudeur théâtrale. Face aux évitements de la bienséance, l’évidence de la crudité contrevient au réalisme et fait voler en éclats, dans ce qu’on pourrait qualifier de « bath-tub performance », l’esthétique du kitchen-sink drama.
Centrer la mise en scène d’Un tramway nommé Désir sur la salle de bains n’implique pas forcément de mettre la salle de bains en scène, sur la scène, au centre de la scène. De Lee Breuer à Ivo van Hove, l’ouverture de la porte « interdite » est progressive, et la monstration de ce qu’elle cache varie largement. Mais la propension formaliste du premier et la direction hypercorporelle du second tendent à prouver, avec l’ironie de Frank Castorf et le brouillage sémantique de Krzysztof Warlikowski, que ce recentrement invalide ou inverse tout ancrage réaliste. Il n’en faut peut-être pas moins pour libérer l’écriture de Tennessee Williams de l’image qu’en a répandue le style d’Elia Kazan. Le hors-scène de la salle de bains, dans la mesure où il conduit la pensée ailleurs, à côté de la scène du drame, dans sa coulisse, pourvoit avec efficacité à cette émancipation. Le dehors renouvelle l’expérience du dedans qui le porte, mais qui ne le sait pas toujours.
Bibliographie
Bibliographie
- Foucault, Michel. « Des espaces autres », Dits et écrits. II. 1976-1988. Paris : Gallimard, 2001.
- Van den Berg, Klaus. « Scenography and Submedial Space: Frank Castorf’s Final Destination America (2000) and Forever Young (2003) at the Volksbühne Berlin ». Theatre Research International. 32, 1 (2006): 49-67.
- Williams, Tennessee. A Streetcar Named Desire. Sweet Bird of Youth, A Streetcar Named Desire and The Glass Menagerie. Harmondsworth: Penguin, 1959.
—. A Streetcar Named Desire. New York : New Directions, 2004.
—. The Milk Train Doesn’t Stop Here Anymore. The Theatre of Tennessee Williams. 5. New York: New Directions, 1976.
Théâtrographie sélective
- A Streetcar Named Desire (Ivo van Hove, 1985)
Traduction : Eric de Kuyper ; dramaturgie : Jan Peter Gerrits ; scénographie et lumières : Jan Versweyveld ; musique : Harry de Wit. Avec Chris Nietvelt (Blanche Dubois), Johan van Assche (Stanley Kowalski), Katelijne Damen (Stella Kowalksi), Steven van Watermeulen (Harold Mitchell [Mitch]), Camilla Siegertsz (Eunice), Bart Sledgers (Steve Hubbel), Mike Libanon (Pablo Gonzales), Pol Pauwers (le jeune homme), Willem Brink, Norbert Mannaert, Harry de Wit (musiciens). Les autres personnages ont été supprimés. Création en janvier 1995 au Zuidelijk Toneel à Eindhoven. Dans la production new-yorkaise, qui ne différait guère de la mise en scène originale, Blanche était jouée par Elizabeth Marvel, Stanley par Bruce McKenzie, Stella par Jenny Baon, Mitch par Christopher Evan Welch.
- A Streetcar Named Desire (Ivo van Hove, 1985)
- Endstation America (Frank Castorf, 2000)
Décor et costumes : Bert Neumann ; dramaturgie : Carl Hegemann ; lumière : Lothar Baumgarte. Avec Silvia Rieger (Blanche DuBois), Sir Henry Hübchen ou Herbert Fritsch (Stanley Kowalski), Kathrin Angerer (Stella Kowalski), Bernhard Schütz (Harold Mitchell [Mitch]), Brigitte Cuvelier (Eunice Hubbel), Matthias Matschke ou Fabian Hinrichs (Steve Hubbel). Les autres personnages ont été supprimés. Création le 25 juillet 2000 au Salzburger Festspiele, à Berlin le 13 octobre 2000 à la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz ; représentations françaises à la MC 93 Bobigny du 4 au 7 octobre 2001. - Un Tramway (Krzysztof Warlikowski, 2010)
Texte français : Wajdi Mouawad ; adaptation : Krzysztof Warlikowski ; collaboration à l’adaptation : Piotr Gruszczynski et Wajdi Mouawad ; décor et costumes : Malgorzata Szczesniak ; dramaturgie : Piotr Gruszczynski ; lumières : Felice Ross ; musique : Pawel Mykietyn ; vidéo : Denis Guéguin. Avec Isabelle Huppert (Blanche DuBois), Andrzej Chyra (Stanley Kowalski), Florence Thomassin (Stella Kowalski), Yann Collette (Harold Mitchell [Mitch]), Renate Jett (Eunice Hubbel) et Cristián Soto (un jeune homme). Les autres personnages ont été supprimés, y compris Steve Hubbel. Création le 4 février 2010 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe. - Un tramway nommé Désir (Lee Breuer, 2011)
Texte français : Jean-Michel Déprats ; scénographie et collaboration à la mise en scène : Basil Twist ; collaboration artistique : Marie-Claire Pasquier ; dramaturgie : Maude Mitchell ; lumières : Arnaud Jung ; costumes : Renato Bianchi ; musique : John Margolis ; collaboration artistique pour le mouvement : Jos Houben ; maquillages et coiffures : Beth Thompson. Avec Anne Kessler (Blanche DuBois), Éric Ruf (Stanley Kowalski), Françoise Gillard (Stella Kowalski), Grégory Gadebois (Harold Mitchell [Mitch]), Léonie Simaga (Eunice Hubbel), Bakary Sangaré (Steve Hubbel), Christian Gonon (Pablo Gonzalez), Mathieu Spinosi (le jeune vendeur de journaux, un violoniste, un kurogo), Stéphane Varupenne (le tromboniste, la femme mexicaine, l’infirmière), Gauderic Kaiser (le médecin, un kurogo), Samuel Martin (un kurogo), Pascale Moe-Bruderer (la fille des rues, un kurogo) et John Margolis, Ronald Baker et Red One (musiciens). Création à la Comédie-Française le 5 février 2011.
Notes
-
[1]
Suivant un processus de déconstruction proche de celui du Wooster Group, la création d’Elevator Repair Service mise en scène par John Collins, Cab Legs (1997), ménage des souvenirs d’Été et fumée et de Confessions d’un rossignol.
-
[2]
Ivo van Hove est un metteur en scène flamand qui dirige le Toneelgroep Amsterdam depuis 2001. Avant de le présenter à New York en anglais, il a monté Un tramway nommé Désir en 1995 en hollandais (De tramlijn die Verlangen heet). Dans le même New York Theatre Workshop, il a également mis en scène More Stately Mansions de Eugene O’Neill (1996), Hedda Gabler d’Ibsen (2004), Le Misanthrope de Molière (2007), The Little Foxes de Lillian Hellman (2010). C’est un familier de la littérature dramatique américaine : Désir sous les ormes et Le Deuil sied à Électre de Eugene O’Neill (1981 et 1988, puis reprises en 1995 et en 2003), ou encore Angels in America de Tony Kushner (2008).
-
[3]
Lee Breuer, co-fondateur des Mabou Mines, se partage depuis la fin des années 1960 entre ses propres créations et la mise en scène d’œuvres théâtrales (Beckett, Shakespeare, Sophocle, Ibsen). Il entend poursuivre cette incursion dans l’œuvre de Tennessee Williams en montant La Ménagerie de verre.
-
[4]
« Through the back wall of the rooms, which have become transparent, can be seen the sidewalk » (Williams 1959, 213).
-
[5]
À la fin de la pièce, l’obsession de la propreté se transfère au raisin apporté par Eunice : « I shall die of eating an unwashed grape one day out on the ocean » dit Blanche (220).
-
[6]
De la salle de bains, Blanche conservera l’élément liquide dans son rêve de partir en mer avec Shep Huntleigh, ou d’y mourir la main dans la main d’un charmant médecin du bord : « I will die—with my hand in the hand of some nice-looking ship’s doctor… » (220).
-
[7]
L’établissement du texte variant selon les éditions, l’intégralité de la réponse de Stanley à la supplique de Blanche (« Possess your soul in patience! ») a été coupée dans l’édition utilisée : non pas « It’s not my soul, it’s my kidneys I’m worried about! », mais « It’s not my soul I’m worried about ! » (scène 7, 189). A contrario, voir le texte publié par New Directions, New York, 2004, 124.
-
[8]
Il anticipe en cela leur présence dans The Milk Train Doesn’t Stop Here Anymore (1963) : « I have added to the cast a pair of stage assistants that function in a way that’s between the Kabuki theatre of Japan and the chorus of Greek theatre. My excuse, or reason, is that I think the play will come off better the further it is removed from conventional theatre since it’s rightly been described as an allegory and a sophisticated tale » (Williams 1976, 3).
-
[9]
« Tennessee Williams à Yukio Mishima (interview avec Edward R. Murrow, 1960) : “T. W. : Il faut être un habitant du sud décadent pour comprendre les Japonais. Y. M. : … ce mélange de brutalité et d’élégance. T. W. : … au Japon, vous êtes proches des habitants du sud des États-Unis.” » Cité dans le programme du spectacle par Maude Mitchell.
-
[10]
Par pure coïncidence, la mise en scène de Vieux Carré par le Wooster Group multiplie aussi les clins d’œil au Japon (et à la Chine), Nightingale étant souvent vêtu d’un kimono et muni d’un éventail.
-
[11]
Il s’agit d’un collage de lettres de Flaubert : à Maurice Schlesinger (fin mars 1857), à Elisa Schlesinger (14 janvier 1857), etc. Voir le manuscrit déposé aux archives de l’Odéon — Théâtre de l’Europe, état du texte en date du 3 février 2010, f. 10. Dans le spectacle, le texte de Tennessee Williams est constamment bousculé : larges amputations et inversions dans l’ordre des répliques, mais aussi nombreuses greffes et interpolations de différents textes, depuis un poème de Claude Roy qui ouvre et clôt le spectacle jusqu’aux mots de Thésée accueillant Œdipe à Colone, en passant par le combat de Tancrède et Clorinde inspiré du Tasse.
-
[12]
Manuscrit, archives de l’Odéon – Théâtre de l’Europe, état du texte en date du 3 février 2010, f. 58.
-
[13]
Comme on s’en souvient, Foucault illustre au demeurant sa réflexion sur l’hétérotopie par l’exemple du cimetière et de la clinique psychiatrique…
-
[14]
Je commente ici le spectacle d’après la captation qui a été réalisée de la mise en scène en néerlandais, et remercie Wietske van Soolingen et Kamiel De Meester pour leur aide précieuse.