Notes
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[1]
Le roman a fait l’objet d’une nouvelle adaptation en 2003, sous la direction de Robert Allan Ackerman, Helen Mirren et Olivier Martinez y jouant les rôles de Karen Stone et Paolo.
1The Roman Spring of Mrs Stone (1950), roman dont l’action se situe en Italie, composé par Tennessee Williams alors même qu’il y séjournait, est assez peu pris en compte par la critique ; on le connaît peut-être davantage par ses adaptations cinématographiques, notamment celle de José Quintero en 1961, où Vivien Leigh et Warren Beatty apparaissent dans les rôles principaux [1]. Le premier objectif de ce travail est de se démarquer en lisant Williams dans un exercice qui lui est moins familier ou qui, du moins, n’est pas celui grâce auquel il est passé à la postérité : la prose romanesque. Mais on lira ce roman, et c’est le second objectif de l’étude, en choisissant un angle d’analyse sensiblement différent de celui des critiques qui ont voulu y voir une autobiographie à peine voilée, où l’héroïne éponyme serait le porte-parole de l’auteur et exprimerait les doutes existentiels et artistiques qui l’assaillaient alors. Sans prétendre disqualifier cette approche, on suivra ici un autre chemin en adoptant une perspective résolument textuelle pour s’interroger sur les rapports que cette prose romanesque peut entretenir avec celle du dramaturge, et se demander si le roman ne conserve pas, par bien des aspects, des liens étroits avec son théâtre.
Cet article examinera successivement l’intrigue du roman, puis divers aspects de sa construction. Ces analyses nous amèneront à constater le rôle crucial de l’intertextualité, car The Roman Spring of Mrs Stone se situe à la croisée des chemins. Williams y fait affleurer des motifs dramatiques empruntés à son œuvre, mais il s’inscrit aussi clairement — ce qui peut surprendre chez un dramaturge aussi innovant — dans la mouvance plus classique du roman américain du XIXe siècle par ses références insistantes à Henry James, et plus particulièrement à The Portrait of a Lady.
Intrigue
2La thématique dramatique de The Roman Spring of Mrs Stone s’inscrit d’abord dans son intrigue. Karen Stone, actrice de théâtre américaine longtemps adulée mais que le succès a désertée, trouve refuge à Rome. L’Italie est pour elle un lieu d’exil, et même de mort artistique et sociale : « ... she was now leading an almost posthumous existence. She had selected Rome as being somehow the most comfortable place to lead that kind of existence, perhaps because so much of it seemed to exist in the past » (37). Rome est aussi, cependant, le décor dans lequel elle incarne son dernier personnage, s’efforçant, comme elle l’a toujours fait, de tenir le rôle principal. Le texte présente ainsi la ville comme lieu de représentation. L’héroïne s’y promène, telle une actrice sur une scène, parfois sous les quolibets, et au début de la dernière soirée du récit, Paolo, son amant, lui reproche de se donner en spectacle : « The trouble, said Paolo darkly, is that you have made a spectacle of yourself! ... A spectacle, said Paolo, is something that is conspicuous, that’s you! We are being pointed out on the streets! Don’t you know that? » (95).
3Dans ce roman de la déchéance d’une actrice, les figures de comédiens sont légion, et habilement distribuées autour de Karen Stone. Le récit comporte quelques épisodes relatant les petites intrigues du monde des acteurs, et la manière dont l’héroïne, présentée comme la prima donna, évince un à un ses concurrents, qu’il s’agisse de la jeune actrice qu’elle fait renvoyer ou d’un partenaire qu’elle parvient à intimider à tel point qu’il décide de quitter la troupe. Plus subtilement, la narration présente aussi comme des acteurs des personnages qui ne sont pas directement liés à l’univers théâtral : Paolo, à la fin d’un échange avec la Contessa, se comporte en histrion (« histrionic groans », 43). Et ce traitement s’étend aux personnages secondaires. Le médecin qui diagnostique la grave maladie de Tom Stone est ainsi vu dans un premier temps comme un acteur ayant joué un rôle, avant de devenir à la page suivante un petit metteur en scène abusant de son autorité face à la vedette du spectacle :
She had gotten up, laughing, exercising her grand stage manner, as she held out her white gloved hand to the doctor who was, after all, a sort of little stage-manager who had overstepped his authority in directing her, the star, in a bit of stage-business.
5L’omniprésence des figures d’acteur (ou de metteur en scène) tient aussi au fait que nombre d’épisodes constituent de brèves « représentations », au cours desquelles un personnage se met en scène dans une histoire inventée de toutes pièces. Ce jeu culmine dans l’épisode de la rencontre fortuite avec Julia Mc Ilheny, où Karen Stone prétend souffrir d’une grave maladie. Le narrateur y fait porter l’accent sur cette joie que l’actrice tire du sentiment d’échapper au monde en se réfugiant dans la fiction, cette impression de liberté extraordinaire :
While she invented this lie about herself, Mrs Stone felt something resembling joy, a sense of wild freedom that she had known only occasionally at moments on the stage when her virtuosity overcame, all at once, the difficulties of a complex role. The sense of liberation continued even after she had left the woman, gasping, beginning to weep, at the sidewalk café where the encounter took place. Don’t call me, don’t try to see me, she cried at parting. I know you will understand that I can’t see people!
7Après avoir renoué pendant quelques minutes le lien qui unit l’actrice à son public et fait l’expérience de son pouvoir sur lui (susciter de vraies larmes en échange d’une histoire fausse), Karen Stone se réfugie derrière le rideau qui retombe, séparant définitivement le public des acteurs (« Don’t call me, don’t try to see me, she cried at parting »). Il n’y aura pas de rappel.
Cette manière de se mettre en scène devant un public captif n’est pas l’apanage de la seule héroïne. On en trouve un autre exemple dans l’épisode où Paolo narre la mésaventure de son ami floué par le Vatican. Cependant, la lecture à laquelle se prête ce passage est singulière, car l’histoire de Paolo ne devient « représentation » pour Mrs Stone (et donc, par ricochet, pour le lecteur) que parce que la Contessa l’a avertie à la page précédente que Paolo la lui raconterait, et dans quel but (lui soutirer de l’argent). C’est la promesse de ce récit qui le transforme en fiction et fait de Paolo un acteur. La situation est ici paradoxale puisque le personnage qui révèle la vérité est en fait l’instigatrice d’une manipulation autrement plus élaborée.
Structures
8Au-delà de l’intrigue, c’est aussi la structure du roman qui évoque l’organisation d’un texte dramatique, et nombre d’indices poussent le lecteur dans cette direction. L’œuvre compte trois parties, « A Cold Sun », « Island, Island! » et « The Drift », qui pourraient être autant d’actes. On songe à la structure, presque opératique, que Williams adoptera quelques années plus tard dans Sweet Bird of Youth, dont les trois actes s’articulent autour d’un aller-retour : de la chambre à coucher (acte I) à la chambre à coucher (acte III) en passant par la terrasse et le bar de l’hôtel (acte 2). Cet aller-retour se trouve déjà dans The Roman Spring of Mrs Stone dont la première partie, comme la troisième, a pour cadre Rome au printemps, tandis que la deuxième, essentiellement analeptique, mène le lecteur des États-Unis à l’Europe à travers la narration des adieux de Karen Stone à la scène et de l’agonie de son mari. Ce deuxième mouvement, inscrit dans le passé et fournissant une toile de fond à l’intrigue romaine qui s’y poursuit (la scène du tailleur), est de loin le plus court et fait figure de transition.
9Le récit se divise en trois grandes unités, mais celles-ci ne se subdivisent pas en chapitres. Chaque partie consiste en une série d’épisodes distincts, tous empreints d’une intensité dramatique et formant ce qu’on appellera ici des « scènes » en jouant autant sur l’analogie théâtrale que sur le sens que Gérard Genette donne à ce terme dans Figures III. La première partie compte ainsi neuf scènes (on en discerne quatre dans la deuxième partie et trois dans la troisième). L’incipit fonctionne ainsi comme une longue didascalie dans laquelle le narrateur pose un décor avant d’y installer ses personnages. Et il suffit de comparer cette entrée en matière à celle de A Streetcar Named Desire pour voir combien elles sont proches. Sur le plan temporel, l’action commence approximativement au même moment de l’année, le printemps, et par une fin d’après-midi : « At five o’clock in the afternoon, which was late in March » (9) ; « It is first dark of an evening early in May » (Williams 2000, 115). Dans les deux textes on fait porter l’accent sur le ciel et son azur : « The stainless blue of the sky over Rome had begun to pale » (9) ; « The sky that shows around the dim white building is a peculiarly tender blue, almost turquoise » (115). Le cadre de l’action est toujours une ville carrefour propice aux rencontres et aux confrontations. L’adjectif « cosmopolitan » est utilisé dans A Streetcar Named Desire et largement suggéré dans l’ouverture du roman, qui nous mène à Rome, mais sur les escaliers de la Place d’Espagne, lieu d’élection des touristes américains. On notera enfin que les deux ouvertures présentent des « scènes d’escaliers », même si le passage de la pièce au roman s’accompagne d’un spectaculaire changement d’échelle, les escaliers monumentaux de la Place d’Espagne venant remplacer ceux du modeste immeuble où Eunice est assise en compagnie de sa voisine.
10Ce détail nous amène à examiner plus globalement le traitement de l’espace, pour souligner qu’il s’apparente souvent à la construction d’un espace scénique. D’emblée, la topographie est duelle : les escaliers de la Place d’Espagne figurent les gradins, et la terrasse du palazzo, où se tiennent Karen Stone et Meg Bishop, une scène. On observe un travail similaire dans l’épisode du barbier. C’est alors la passeggiata qui devient un théâtre sur lequel s’exhibent les touristes, et parmi eux, objet d’attention privilégié des hommes dans l’échoppe, Mrs Stone. Le moment où le texte la fait apparaître, traversant l’espace de la vitrine, laisse d’ailleurs pressentir, pour la première fois dans le roman, cette mutation qui signale que sa chute est définitive, car cette vitrine figure l’écran et l’avènement du cinéma qui vient supplanter la tragédienne, avec son cortège de producteurs hollywoodiens et de starlettes. Le passage de la vitrine est le moment d’un changement de paradigme, et, au-delà du narrateur, c’est peut-être le dramaturge Tennessee Williams qu’on voit ici en faire le constat.
11À la scène d’ouverture répond un moment clé du dénouement dans lequel c’est encore à la faveur d’un stratagème relevant d’une gestion théâtrale de l’espace que la duplicité de la Contessa se trouve exposée. L’entrée de Mrs Stone depuis un côté inattendu de la scène bouleverse l’équilibre dramatique du passage :
The chairs were drawn close in, for the Contessa spoke in a hushed, rapid tone, darting continual glances at the closed door to the vestibule through which their subject of gossip might be expected to enter when she arrived.
But it so happened that Mrs Stone did not come in by the expected door.
13Cette entrée fournit l’occasion de souligner à quel point le roman prend appui sur un autre ressort théâtral, l’ironie dramatique, puisque la vérité manifestée ici n’est pas nouvelle pour le lecteur qui sait depuis le début dans quelle impasse s’est engagée l’héroïne.
14On ne peut souligner la nature dramatique de The Roman Spring of Mrs Stone sans faire une place de choix à l’un des aspects majeurs du texte de théâtre : le dialogue. La dynamique du roman repose davantage sur le discours que sur l’action (car il s’y passe finalement assez peu de choses) ; les principaux tournants s’incarnent dans des moments de confrontation aiguë entre les personnages (même si certaines de ces confrontations sont muettes : rencontres du jeune homme avec Mrs Stone dans les rues de Rome ; dénouement où il est invité d’un signe à gravir les marches conduisant aux appartements de l’actrice déchue). L’échange entre Mrs Stone et Meg Bishop est ainsi rapporté dans son intégralité au discours direct, mais sans guillemets, sous une forme qui s’apparente par conséquent à celle du discours théâtral.
Ce long parallèle structural entre le roman et le texte de théâtre trouve cependant ses limites dans l’utilisation de techniques relevant strictement de la prose narrative : par exemple ce dialogue entre Karen Stone et Meg Bishop constituerait une anomalie d’ordre temporel dans un contexte dramatique, le propre du texte de théâtre étant de faire apparaître ses différents segments dans un ordre respectant la chronologie des événements. Le passage ici évoqué (et plus précisément le récit de la soirée dans lequel il s’intègre) contrevient à cette règle. L’échange entre les deux femmes n’est pas donné d’une seule traite, mais par fragments, et son dénouement est livré après que tous les invités sont partis, alors qu’il est pourtant intervenu bien avant.
À la croisée des chemins (1) : Williams réécrit Williams
15Les motifs dramatiques résident aussi dans les nombreux échos intertextuels qui informent le texte et renvoient le lecteur à l’ensemble de l’œuvre.
A streetcar named decline
16Mrs Stone apparaît rapidement comme un avatar de la Blanche DuBois de A Streetcar Named Desire. Comme Blanche, lointaine descendante de Huguenots français, dont l’allure est décrite dès son entrée en scène comme étrangement « déplacée » (« her appearance is incongruous to this setting » [Williams, 2000, 117]), Karen Stone est l’Américaine exilée à Rome, une déracinée. Cette thématique est inscrite dans le retour du mot « drift » (qui donne son titre à la dernière partie), cette dérive que le personnage a conscience de subir et met toute son énergie à combattre. Au déracinement géographique s’ajoute un déclassement dont les deux héroïnes peinent à prendre conscience. De même que Blanche n’est plus, dès son entrée sur scène, qu’une héritière sans fortune prenant des poses d’aristocrate devant Stanley et Mitch, Karen Stone s’installe d’emblée dans une grandeur qui n’est que l’illusion de sa splendeur passée et n’impressionne pas ses nouveaux interlocuteurs, comme en témoigne le passage dans lequel elle tente une dernière fois de conquérir le respect de Paolo en affichant les photographies de ses succès d’antan. Ces vieux clichés n’ont guère de valeur pour son amant puisque toutes les « rivales » de Mrs Stone s’affichent désormais sur le papier glacé des magazines à la mode.
17Mais la défaite ne sera définitivement consommée que dans la mort du désir (« Death…. The opposite is desire » [Williams 2000, 206]). Karen Stone veut incarner Juliette encore une fois, même si elle est beaucoup trop âgée pour le rôle et pas assez lucide pour en prendre conscience avant de subir l’humiliation de l’échec. Elle rappelle la manière dont Blanche alterne auprès de Mitch ou du vendeur de journaux les allures d’ingénue ou de femme fatale alors que les années et les revers de l’existence — outre la perte de la fortune familiale, le renvoi de l’établissement dans lequel elle enseignait — ont déjà flétri sa beauté. Blanche, au fur et à mesure que la pièce progresse, incarne de plus en plus clairement la figure de la « femme perdue », que l’on retrouve dans les paroles de la Contessa, qualifiant Karen Stone de « harlot » (41), et dans les mises en gardes de Meg Bishop concernant la manière dont la société perçoit son escapade romaine :
I am shocked at you, Karen, I am shocked and revolted at what you seem to be doing with yourself, and I am not the only person who is! If you think that you have escaped observation here or avoided comment, why, let me relieve you of this misapprenhension! … Let me tell you, the stock character of a middle aged woman crazily infatuated with a pretty young boy, in fact a succession of pretty young boys of the pimp or gigolo class, decorated but not concealed by some kind of phony title, is—
19Le terme « harlot » dans la bouche de la Contessa, comme ceux de « gigolo » et de « pimp » dans celle de Meg Bishop, introduisent directement dans le texte la thématique de la prostitution, et établissent un lien supplémentaire entre les deux héroïnes. On se souvient de cette méchante rumeur que Stanley conserve jalousement dans sa manche, comme la carte maîtresse d’une partie de poker, avant de l’abattre : il se dit de Blanche qu’elle en a été réduite à faire commerce de son corps à l’hôtel Flamingo. Dans le roman, le thème subit cependant une transformation ironique puisque le personnage qui profère l’insulte (« harlot ») n’est autre qu’une entremetteuse dirigeant le groupe des gigolos dont parle Meg Bishop, les « marchettas ». Ce sobriquet, que Paolo rejette dédaigneusement, participe en outre d’un jeu sur les genres dans le texte. « Marchetta », dont la désinence serait volontiers associée par le lecteur au féminin, désigne tout au long du roman un homme, et ce détail se combine à une entreprise plus globale de brouillage des identités sexuelles. Paolo, le gigolo, qualifié de « putain » (« whore ») par Karen Stone, est comparé (en français dans le texte) à une « poule de luxe » (50). À l’opposé, Meg Bishop est souvent dotée de caractéristiques masculines. Son nom, d’abord, évoque la figure d’un haut dignitaire de l’église, et le texte la dépeint sous des traits ambigus, comme le montre la description dont elle fait l’objet avant sa confrontation avec Karen Stone :
Meg Bishop was a woman-journalist…. Ten years of association with brass hats and political bigwigs had effaced any lingering traits of effeminacy in her voice and manner. Unfortunately she did not choose to wear the tailored clothes that would be congruous with her booming, incisive voice and her alert military bearing. The queenly mink coat that she wore, the pearls and the taffetas dinner gown underneath, gave her a rather shockingly transvestite appearance.
21Le lecteur peut être surpris par l’emploi du terme « effeminacy » (alors que l’on aurait pu attendre « femininity »), et quelques lignes plus loin l’expression « transvestite appearance » rattache clairement le personnage à un univers masculin. Il est tentant d’y voir la mise en place, certes très allusive, d’une trame homosexuelle que renforcent la scène du barbier et l’atmosphère de sensualité qui s’en dégage.
« Sweet play of youth »
22Un autre écho intervient dans la dernière partie du roman. L’épisode se déroule au restaurant. On y voit Paolo flirter avec une jeune femme sous les yeux de Mrs Stone qui finit par quitter la table dans l’indifférence générale : « No one was aware that Mrs Stone had gotten up from the table, least of all the violin which celebrated only the sweet play of youth » (98). L’allusion au titre de la pièce Sweet Bird of Youth est ici transparente, mais il s’agit d’une allusion paradoxale car elle « renvoie » à une pièce non encore écrite au moment de la publication du roman. Tennessee Williams ne la mit en chantier qu’à l’automne 1955 et elle fut créée en mars 1959 à New York sous la direction d’Elia Kazan. « Bird » est donc le mot « caché » de cette citation, caché, mais aussi abondamment révélé par l’ensemble du roman dans lequel l’imagerie aviaire est particulièrement développée. Dès la première scène, le jeune homme inconnu voit les deux femmes se tenant sur la terrasse du palazzo comme deux oiseaux exotiques géants (« two exotic giant birds », 11) ou deux oiseaux de proie : « The young man watched them as anxiously as if they were birds of a predatory nature, likely at any moment to swoop down upon him and gather him up in their talons » (11). La même image est reprise quelques pages plus loin par Meg Bishop pour décrire la prestation de Karen Stone en Juliette : « When the violins played and that precious little Romeo came slithering under your balcony, I felt like shouting to him, Watch out, little bird, she’ll snatch you up in her claws and tear you to pieces » (16). Son interlocutrice ne se fait pas faute de relever l’allusion : « You mean I looked like a vulture? » (16). Cette image de l’actrice en oiseau destructeur réapparaît dans la deuxième partie du roman, lorsque Karen Stone « dompte » le jeune partenaire qui menaçait de l’éclipser : « it had not consciously struck her that she had behaved like a great bird of plunder » (70).
23On relève au total vingt-quatre allusions aux oiseaux dans les cent dix-sept pages que compte le texte. Cependant, on ne voit apparaître de vrais oiseaux qu’à deux reprises (les martinets dont l’arrivée marque le retour du printemps). Leur présence est essentiellement de l’ordre du symbole, et le lecteur est invité à lire le roman selon une ligne interprétative simple : l’histoire de l’oiseau de la jeunesse définitivement envolée du personnage central. Car The Roman Spring of Mrs Stone est bien un roman du vieillissement et de la mort, et le personnage se confronte à cette dérive vers le néant : « Going into a room and drifiting out of a room because there was no real purpose in going in, nor any more purpose in going back out again. That was the drift » (21). Le personnage a le sentiment d’avoir endigué ce mouvement inexorable à la dernière page. Le temps s’arrête, au moment même où le récit touche à son terme. La longue descente aux enfers semble prendre fin, et c’est au contraire d’ascension qu’il s’agit dans ce dernier épisode : le personnage du mystérieux jeune homme est invité à rejoindre Mrs Stone sur la terrasse du palazzo : « Mrs Stone looked up at the sky which gave her the impression of having suddenly paused. She smiled to herself, and whispered, Look! I’ve stopped the drift! » (117).
Ces remarques amènent à relire le titre du roman, singulièrement polysémique et peut-être trompeur. L’action se déroule effectivement au printemps, quelques marqueurs de temps l’indiquent, et le mot « spring », lu comme « source », semble promettre quelque fontaine de jouvence que pourrait incarner le personnage de Paolo. Mais plus profondément c’est une autre intersaison que le roman décrit, l’automne (ce que confirme par exemple l’atmosphère crépusculaire de l’ouverture). La fin ouverte laisse le lecteur dans l’incertitude quant à ce qui se produira par la suite. La dérive est-elle définitivement maîtrisée ? Tout laisse penser que Mrs Stone est prisonnière d’un cercle vicieux et que ce jeune homme ne sera sans doute qu’une aventure de plus laissant présager de nouvelles humiliations. Mais au-delà de cette interprétation, l’absence de certitude stable dans le dénouement est peut-être le début d’une réponse concernant moins l’intrigue que le fonctionnement du texte et de sa réception : comme le personnage et comme le temps, le sens « dérive », en perpétuelle mutation et tentative de (re)définition. Le récit ne peut se refermer qu’en laissant le lecteur à ses interrogations ou en l’invitant à relire, à décoder encore ou, comme l’écrit Barthes en énonçant son « paradoxe du lecteur », à « sur-coder » (Barthes 47).
À la croisée des chemins (2) : un héritage jamesien ?
24C’est cette tentation de « surcoder » la piste intertextuelle qui peut inciter à ébaucher une autre perspective. Si The Roman Spring of Mrs Stone regorge de motifs rapprochant ce texte du théâtre de Williams, il se rattache aussi à une tradition bien établie du roman américain, quelques indices concordants permettant notamment de voir dans The Portrait of a Lady de Henry James (1882) un sous-texte majeur du roman.
Les Américains en Italie
25Bien que son action se déroule aux alentours de 1950, The Roman Spring of Mrs Stone rappelle l’atmosphère de nombre de romans américains de la fin du XIXe siècle, en particulier par la place accordée au contexte européen. L’Europe est d’abord le lieu de villégiature et de culture privilégié des classes dominantes, le lieu où l’on se ressource. Mais c’est surtout un lieu de fuite. On tente d’y échapper à la promesse de la mort. Ainsi, apprenant que Tom Stone souffre d’une grave maladie, la décision immédiate du couple est de traverser l’Atlantique. On cherche aussi à s’y soustraire au poids d’une certaine pression sociale. En ce sens l’Europe incarne la conquête de l’indépendance, et les trajectoires respectives d’Isabel Archer et de Karen Stone sont étonnamment proches. Toutes deux se trouvent, du jour au lendemain, à la tête d’une fortune imposante et voient l’Europe comme le moyen de s’affranchir des obligations sociales qui pèseraient sur elles si elles vivaient en Amérique. Pour Karen Stone, Rome est un exil, mais il la libère de la nécessité de jouer son rôle d’actrice déchue et de veuve éplorée.
26La thématique des Américains en Europe s’enrichit cependant de connotations bien spécifiques chez Williams. Entre Amérique et Italie se noue tout au long du roman un conflit mettant aux prises l’ancienne et la nouvelle puissance, l’aigle de la Rome antique et celui de la moderne Amérique, ce dernier étant mentionné dans le passage où Paolo relate l’histoire des colombes : « It is ridiculous of me to talk about my doves to someone who is interested only in the golden excrement of the American eagle » (57). Comme le sous-entend le syntagme « golden excrement », aux yeux de Paolo le combat est ici moins celui de l’antiquité et de la modernité que celui qui oppose une civilisation millénaire, riche d’histoire et de valeurs, à un monde sans racines et sans âme dominé par le lucre. Les Américains affluent parce qu’ils en ont les moyens financiers et que tout s’achète, tourisme aux relents d’invasion militaire ou de colonisation. Dans cette bataille entre l’Amérique, triomphante mais sans morale, et une civilisation ancestrale humiliée et gangrenée par la situation économique désastreuse héritée du fascisme et de la défaite de 1945, la Contessa et Paolo prennent des allures de Robin des Bois, et les aventures qui les ont amenés à profiter successivement des largesses de la Signora Coogan, de la Baronessa Waldheim ou de Mrs Jamison Walker, sont autant de faits d’armes dans une guerre dont l’enjeu n’est autre que la survie (le narrateur souligne que la Contessa en est réduite à compter sur la générosité des Américains pour échapper à la faim). Mais cette guerre dans laquelle l’entremetteuse joue le rôle du général en chef et le gigolo celui du fantassin, manque cruellement de grandeur et contraste avec les titres de noblesse dont ils se parent. Ce constat jette le doute sur le passé prestigieux que les personnages italiens sont censés incarner. L’histoire, d’abord, est peut-être moins authentique qu’il n’y paraît, car Paolo, comme le révèle la Contessa, est un affabulateur. Cette histoire est peut-être aussi moins glorieuse qu’on ne pourrait le croire. La Rome qu’il nous fait revisiter depuis la terrasse du palazzo n’est pas la Rome antique mais la Rome fasciste dans laquelle il a lui-même joué un rôle actif. On évoquait plus haut le déclassement de Karen Stone, mais cette dernière n’est pas la seule touchée : Rome voit son aristocratie se prostituer auprès de riches Américaines et n’échappe pas à cette chute. On entend dans le roman l’écho d’une phrase de « A writer’s quest for a Parnassus », composé à Rome en 1950 : « Regardless of where you may go in Europe this summer of 1950, you will find that places have a sadness under the surface » (Williams 1978, 34).
Le motif de la machination
27Au-delà du contexte italien, deux aspects simples rapprochent The Roman Spring of Mrs Stone de The Portrait of a Lady. Dans les deux romans, le cœur de l’intrigue repose sur un trio animé par le ressort d’une machination dans laquelle deux personnages tentent d’abuser le troisième et conspirent à sa perte. Dans The Portrait of a Lady, Gilbert Osmond et Serena Merle manœuvrent de concert pour tromper Isabel Archer, riche héritière qu’Osmond projette d’épouser pour faire main basse sur son argent, et c’est Madame Merle, instrument d’Osmond, qui est envoyée pour la « séduire ». Williams reprend le même schéma en y introduisant quelques variantes. Il s’agit de nouveau d’une machination d’ordre financier, mais cette fois c’est le personnage féminin (la Contessa) qui tire les ficelles en utilisant les services de Paolo pour profiter de la fortune de Karen Stone. Et les deux intrigues se dénouent de façon similaire : la victime désignée de la machination surprend une scène qu’elle ne devrait pas voir et comprend qu’elle a été jouée. Isabel Archer, au chapitre 40, trouve Serena Merle et Gilbert Osmond engagés dans une conversation qui trahit de manière évidente une complicité profonde et peu naturelle :
Madame Merle was there in her bonnet, and Gilbert Osmond was talking to her; for a minute they were unaware she had come in. Isabel had often seen that before, certainly; but what she had not seen, or at least had not noticed, was that their colloquy had for the moment converted itself into a sort of familiar silence, from which she instantly perceived that her entrance would startle them. Madame Merle was standing on the rug, a little way from the fire; Osmond was in a deep chair, leaning back and looking at her. Her head was erect, as usual, but her eyes were bent on his. What struck Isabel first was that he was sitting while Madame Merle stood; there was an anomaly in this that arrested her. Then she perceived that they had arrived at a desultory pause in their exchange of ideas and were musing, face to face, with the freedom of old friends who sometimes exchange ideas without uttering them. There was nothing to shock in this; they were old friends in fact. But the thing made an image, lasting only a moment, like a sudden flicker of light. Their relative positions, their absorbed mutual gaze, struck her as something detected. But it was all over by the time she had fairly seen it. Madame Merle had seen her and had welcomed her without moving; her husband, on the other hand, had instantly jumped up.
29Cet épisode est transposé chez Williams dans le passage où l’entrée de Mrs Stone par une porte inattendue lui permet de surprendre la Contessa et de la démasquer :
And still Mrs Stone remained on the other side of the slightly open door, neither able to enter nor to retreat from view. They could not have failed to see her standing there with a broad streak of light running down the length of her figure in its shimmering gold dinner gown, but none of them looked towards her. All their eyes kept studiously away from her fantastic state of arrest in the doorway, much as if they were pretending not to have noticed some indecency which had been committed. The Contessa made several efforts to speak. It was evident that an attack of nervous asthma was coming on her again.
31Les épisodes sont parallèles mais on note une différence sensible dans le traitement de la scène. Alors que James montre une Serena Merle parfaitement maîtresse d’elle-même, Williams achève sa scène dans une tonalité qui frôle la comédie et sur l’évocation directe du vaudeville :
Enfin, on soulignera un détail onomastique significatif. On a mentionné la présence abondante des oiseaux dans le roman. Or la prédatrice de The Portrait of a Lady se nomme Serena Merle.It should have ended abruptly, all this, but it was grotesquely prolonged by the difficulties of the Contessa in rising to her feet. Her cane slid from her pressure and she clawed helplessly at the arms of the chair, half rose and then collapsed again. The two other ladies caught her by each elbow and at last got her up, but as they assisted her to the vestibule her legs had the rubbery limpness of a vaudeville comic imitating a drunk.
Portraits de femmes
33Cette démarche de réécriture s’inscrit aussi dans la prégnance de la thématique du portrait. Comme dans nombre de ses pièces, Williams propose ici une galerie de portraits de femmes. On passera rapidement sur le rapport qu’il est tentant d’établir entre Meg Bishop et le personnage d’Henrietta Stackpole (elle aussi journaliste et dépêchée en Europe pour y mener une enquête sur les mœurs et coutumes de l’aristocratie ; elle aussi bien décidée à mettre sa visite à profit pour exhorter son amie Isabel à renoncer à ses projets d’indépendance européenne) pour s’attacher à la femme dont le roman fait véritablement le portrait : Karen Stone, clé de voûte (K[ey]Stone) du récit. The Roman Spring of Mrs Stone apparaît dans son ensemble comme le portrait de son personnage central, et la narration s’appuie de manière répétée sur le motif du tableau. On ne se penchera ici que sur un exemple illustrant l’utilisation de ce motif. Celui-ci nous ramène à la scène cruciale dans laquelle Mrs Stone démasque la Contessa. Le narrateur s’attarde à deux reprises sur la position du personnage, en notant d’abord : « All eyes kept studiously away from her fantastic state of arrest in the doorway » (109). Puis de souligner quelques lignes plus bas : « And still Mrs Stone remained standing in the shaft of light through the slightly opened doorway » (109). On notera la manière dont ces deux passages, unifiés par leur objet commun (décrire la position de Mrs Stone dans l’encadrement de la porte) le sont également par la récurrence de l’allitération en -st que l’on observe dans « studiously », « fantastic », « state » et « arrest », et que l’on voir resurgir dans « still », « Stone » et « standing ». Ce personnage qui se tient dans l’encadrement d’une porte et dans un rayon de lumière, suscite une impression de déjà lu : on retrouve dans ce passage la scène de la première rencontre entre Ralph Touchett et Isabel Archer dans The Portrait of a Lady :
While this exchange of pleasantries took place between the two Ralph Touchett wandered away a little, with his usual slouching gait, his hands in his pockets and his little rowdyish terrier at his heels. His face was turned towards the house, but his eyes were bent musingly on the lawn; so that he had been an object of observation to a person who had just made her appearance in the ample doorway for some moments before he perceived her.
35La situation est en tous points analogue à celle que dépeint Williams (un personnage se trouve observé à son insu par un autre personnage se tenant dans l’encadrement d’une porte) mais elle est aussi son inverse en ce qui concerne à la fois sa position dans l’intrigue et sa fonction : le passage se situe ici au début du roman et participe d’un vaste mouvement d’exposition, et non, comme chez Williams, du coup de théâtre final.
36Cette thématique du portrait ramène enfin au personnage le plus énigmatique de l’intrigue, omniprésent mais muet et jamais nommé : le jeune homme des escaliers de la Place d’Espagne. Le narrateur souligne dès son apparition que sa beauté est de celles que célèbrent les sculpteurs sur les fontaines de Rome. Mais il revient quelques pages plus loin à l’art pictural en désignant ainsi le personnage : « the young man of remarkable beauty » (22). Ce portrait lapidaire reprend, presque mot pour mot, la description du tableau de qui trône au centre de l’atelier de Basil Hallward à la première page de The Picture of Dorian Gray : « In the centre of the room, clamped to an upright easel, stood the full-length portrait of a young man of extraordinary personal beauty » (Wilde 5). Cette allusion, dans l’ouverture d’un roman de la jeunesse à jamais perdue, au personnage dont les flétrissures physiques et morales n’apparaîtront toute sa vie durant que sur un tableau n’a rien de fortuit. Et ce jeune homme mystérieux dans les traits duquel le récit veut nous faire retrouver ceux du héros de Wilde n’est pas isolé. Il forme un couple discret — secret serait-on tenté de dire — non avec Mrs Stone (contrairement à ce que suggèrent les apparences de l’intrigue), mais avec une femme blonde dont Meg Bishop découvre la photographie dans les replis d’un papier magenta :
Under the case there was protruding a slip of magenta paper which Miss Bishop absently drew forth. She discovered that it enclosed a small photograph. It was the photograph of a blonde woman of indeterminable age with a face of unreal, mask-like beauty, and when she turned it over Miss Bishop saw written on it a very short message: « This is how I look now! ».
38Bishop, le fou du jeu d’échecs (dont les stratégies sont évoquées dans le roman), invite le lecteur à d’ultimes associations diagonales : la photographie de la dame blonde et le portrait de Dorian Gray, sa légende en forme d’épitaphe comme programme narratif si l’on replace ces mots dans la bouche de l’héroïne : « This is how I look now! »
Et le morceau de papier magenta, qui pourrait évoquer la couleur d’un rideau de scène, établit le lien entre la trame intertextuelle et l’objet central de cette étude : l’observation de motifs dramatiques dans une narration romanesque. Tennessee Williams joue sur deux tableaux. Il compose un roman dont l’intrigue, la structure, ainsi que certaines techniques d’écriture, sont inspirés par le théâtre sans omettre pour autant de rattacher son texte, de façon plus indirecte, à la tradition du roman américain. La rencontre de ces deux genres fait de The Roman Spring of Mrs Stone une œuvre complexe qui mérite autant d’attention et de considération que ses plus belles pièces.
Bibliographie
- Albert, Gerard. “The Eagle and the Star: Symbolic Motifs in The Roman Spring of Mrs Stone”. English Studies 36 (1955): 145-53.
- Barthes, Roland. Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV. [1984]. Paris : Seuil, 1993.
- Genette, Gérard. Figures III. Paris : Seuil, 1972.
- Hyman, Stanley Edgar. “Some Trends in the Novel.” College English 20 (1958): 2-9.
- James, Henry. The Portrait of a Lady. [1882]. Harmondsworth: Penguin, 1986.
- Johnstone, Monica. “The Roman Spring of Mrs Stone.” Studies in Short Fiction (Fall 1994).
- Spoto, Donald. The Kindness of Strangers. The Life of Tennessee Williams. Boston: Da Capo P, 1985.
- Wilde, Oscar. The Picture of Dorian Gray. [1891]. Harmondsworth: Penguin, 1985.
- Williams, Tennessee. The Roman Spring of Mrs Stone. [1950]. London: Vintage, 1999.
—. Where I Live, Selected Essays. New York: New Directions, 1978.
—. A Streetcar Named Desire and Other Plays. Harmondsworth: Penguin, 2000.
Notes
-
[1]
Le roman a fait l’objet d’une nouvelle adaptation en 2003, sous la direction de Robert Allan Ackerman, Helen Mirren et Olivier Martinez y jouant les rôles de Karen Stone et Paolo.