Couverture de ETAN_622

Article de revue

Filiations saphiques : de Swinburne à Virginia Woolf et H. D.

Pages 205 à 221

Notes

  • [1]
    De skiagraphia en grec signifiant « écriture ou peinture de l’ombre ».

1

Early in the service Mrs. Flushing had discovered that she had taken up a Bible instead of a prayer-book, and, as she was sitting next to Hirst, she stole a glance over his shoulder. He was reading steadily in the thin pale-blue volume. Unable to understand, she peered closer, upon which Hirst politely laid the book before her, pointing to the first line of a Greek poem and then to the translation opposite.
“What’s that?” she whispered inquisitively.
“Sappho,” he replied. “The one Swinburne did—the best thing that’s ever been written.”
Mrs. Flushing could not resist such an opportunity. She gulped down the Ode to Aphrodite during the Litany, keeping herself with difficulty from asking when Sappho lived, and what else she wrote worth reading, and contriving to come in punctually at the end with “the forgiveness of sins, the Resurrection of the body, and the life everlastin’. Amen.”
(Woolf 1915, 266-67)

2Dans son premier roman, The Voyage Out (1915), Virginia Woolf pose la question de l’expérience de la lecture féminine, préalable implicite à l’activité créatrice. L’héroïne Rachel est hantée par cette interrogation « que faut-il lire ? » à laquelle ses interlocuteurs masculins proposent diverses réponses. Le passage cité en exergue confronte un lecteur, Hirst, et une lectrice curieuse et désirante, Mrs Flushing. L’objet (« what’s that? ») du désir est un livre doublement subversif puisqu’il s’agit d’une part d’un fragment de la poétesse Sapho et d’autre part de sa traduction par A. C. Swinburne. Le contexte de lecture contribue à intensifier l’expérience transgressive : le livre usurpe la place du texte sacré ; la lecture concurrence le prêche afin de mieux le détourner, à l’image des « Litanies » sataniques ou de l’« Anactoria » saphique du poète victorien qui inverse l’Eucharistie en rituel cannibale : « That I could drink thy veins as wine, and eat/ Thy breasts like honey! » (111-12).

3Attisée par cet objet interdit, la curiosité de Mrs Flushing se mue en voyeurisme poétique (« stole a glance » ; « peered ») qu’assouvit Hirst en la guidant (« pointed ») dans cette expérience médiatisée de lecture, passée au filtre de la traduction swinburnienne qui n’est autre qu’une ré-écriture : « “Sappho,” he replied. “The one Swinburne did” ». Parmi les multiples adaptations saphiques auxquelles s’est essayé le poète (« Anactoria », « Sapphics », « On the Cliffs », etc.), le fragment originel n’occupe qu’une place infime, sous forme d’échos helléniques épars. Swinburne s’attache par exemple à traduire les termes de couleur grecs au référent pourtant des plus énigmatiques. On retrouve ainsi de nombreuses allusions intertextuelles aux deux premiers vers de « l’Ode à Aphrodite » :

4

???????????? ??????? ????????,
??? ???? ?????????? ???????? ??
Déesse au trône diapré, immortelle Aphrodite,
Fille de Zeus, tisseuse de ruses, je te supplie.
(Sapho 24-25)

5Le poikilos saphique, qui ne renvoie à aucune couleur en particulier mais signifie divers, chatoyant, bigarré, couvert de peintures ou équivoque, resurgit sous différentes formes et traductions dans les poèmes de Swinburne comme « Anactoria » : « a mind of many colours » (70) ou « On the Cliffs » : « O thou of divers-coloured mind, O thou/Deathless, God’s daughter subtle-souled » (299-300), « Thou of the divers-coloured seat » (304). Le choix de ce terme n’est pas fortuit puisque selon Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne :

6

Ce bariolage de couleurs, cet enchevêtrement de formes produisent un effet de chatoiement, d’ondoiement, un jeu de reflets, où le Grec perçoit comme la vibration incessante de la lumière […]. Platon associe le poikilos à ce qui ne reste jamais semblable à soi.
(26)

7La couleur-poikilos, par sa nature plurielle, échappe à toute définition et par là à toute tentative de traduction précise. Mais c’est sa variété qui lui confère son pouvoir de séduction et sa vitalité.

8Swinburne rend également hommage au « vert » saphique dans « Sapphics » où il reprend la célèbre comparaison de Sapho ????????? « plus verte que l’herbe » (Sapho 40-41) souvent rendu par « pâle ». Il fait ce choix de traduction dans « Sapphics » : « paler than grass in summer » (35) et dans son fragment de pièce intitulée « Phaedra » : « Are not my cheeks as grass, my body pale,/And my breath like a dying poisoned man’s? » (27-28).

9Swinburne est donc conscient de la nécessaire approximation à laquelle est condamnée sa traduction, ou « paraphrase », comme il l’écrit lui-même, de l’« Ode à Aphrodite » :

10

Feeling that although I might do better I could not do it well, I abandoned the idea of translation…. I tried, then, to write some paraphrase of the fragment…. I felt myself incompetent to give adequate expression in English to the literal and absolute words of Sappho ; and would not debase and degrade them into a viler form. No one can feel more deeply than I do the inadequacy of my work. “That is not Sappho,” a friend once said to me. I could only reply, “it is as near as I can come; and no man can come close to her.”
(CW 16.358)

11La traduction ou paraphrase de Swinburne s’apparente donc à un défi à la voix saphique et surtout à toutes ses précédentes traductions, souvent biaisées. Le choix de mettre en valeur les termes chromatiques du fragment originel est symptomatique de la volonté du poète de rompre avec une tradition littéraire — d’Horace à Catulle — tendant à effacer toute trace de désir afin de dé-érotiser le texte saphique rendu exsangue : « compared with the Greek it [the Latin] is colourless and bloodless » (CW 16.357).

12Bien que Swinburne reste à une certaine distance de Sapho, il contribue à en révéler — pour un lectorat féminin non initié — l’imaginaire sensuel et bigarré, que la poétesse H. D., dans son essai « The Wise Sappho », évoquera également en termes d’excès chromatique : « An Asiatic riot of colour » (63). De même, si Mrs Flushing semble oublier le filtre swinburnien au profit d’une consommation jouissive, excessive (« gulped down ») du texte saphique, Woolf prend soin de souligner l’excellence de la version que propose le poète victorien (« the best thing that’s ever been written »), comme si sa médiation était nécessaire pour donner accès à ce texte fondateur de la littérature féminine auquel il redonne son éclat chromatique premier et non censuré.

13Parmi toutes les lectures et relectures des poèmes de Sapho, pourquoi deux auteurs modernistes comme Woolf et H. D. choisissent-elles de ne retenir que celle de Swinburne — « The one Swinburne did » ? Quel est l’enjeu de ce faire si ce n’est d’établir un lien avec un texte dont Woolf et H. D. se réclament les héritières sans pour autant que ne s’exerce une quelconque « angoisse de l’influence » ? Au regard de l’ensemble, même fragmentaire, de la littérature grecque antique, cette notion d’influence paraît pourtant aporétique. Les Grecs de l’Antiquité ne connaissaient pas en effet l’« angoisse de l’influence » : leur œuvre tient lieu de « monument » sans passé ni histoire : « tout se passe […] comme s’il y avait chef-d’œuvre avant même qu’il n’y ait littérature » écrit Judith Schlanger (89) au sujet d’Homère, en écho peut-être à Woolf : « Greek … is the literature of masterpieces. There are no schools; no forerunners; no heirs » (Woolf 1925, 37). Cette absence de toute temporalité fondée sur la notion de tradition, de transmission d’un héritage culturel, permet à H. D. d’appréhender une filiation hellénique autre, s’apparentant à une herméneutique du soi créateur en rupture avec les lectures classique, masculine et phallo-centrée de la Grèce antique : « Before Sophocles was, before Aeschylus and Euripides, I am. The I am of eternal beauty, of eternal striving toward intellectual and aesthetic achievement » (Burnett 60). Dans cette perspective, quel rôle joue le “je” saphique auquel se prête Swinburne dans « Anactoria » ? Woolf voit en Sapho un héritage aussi bien qu’une origine — « an inheritor as well as an originator » (Woolf 1929, 143) pour une littérature féminine débarrassée de toute angoisse, comme le souligne Susan Gubar dans son article « Sapphistries » :

14

For the woman poet who experiences herself as inadequate or inadequately nurtured by a nonexistent or degraded literary matrilineage, for the lesbian poet who looks in vain for a native lesbian poetic tradition, Sappho is a very special precursor. Precisely because so many of her original Greek texts were destroyed, the modern woman poet could write “for” or “as” Sappho and thereby invent a classical inheritance of her own. In other words, such a writer is not infected by Sappho’s stature with a Bloomian “anxiety of influence” because her ancient precursor is paradoxically in need of a contemporary collaborator…. What Sandra Gilbert would call a “fantasy precursor” or what I would term a “fantastic collaboration” simultaneously heals the anxiety of authorship and links … women poets to an empowering literary history they could create in their own image.
(46-47)

15Le poète victorien joue ce rôle de lien implicite au sein d’une tradition matrilinéaire faite de collaborations multiples, en quête des origines de l’écriture féminine.

16De même que Swinburne intègre des fragments poétiques saphiques dans ses poèmes, H. D. renoue avec cette forme fragmentaire dans ses propres expérimentations saphiques où la voix de la poétesse de Lesbos se mêle aux échos swinburniens : ainsi l’oxymore « bitter-sweet », souvent associée aux images d’union et de division, traverse des poèmes tels que « Fragoletta » : « O bitterness of things too sweet! » (66), ou « Anactoria » : « My life is bitter with thy love; thine eyes blind me, thy tresses burn me, thy sharp sighs/ Divide my flesh and spirit with soft sound » (1-3) ainsi que « Fragment Forty » d’H. D. : « Ah, love is bitter and sweet/ but which is more sweet,/ the sweetness/or the bitterness? » (H. D. 1983, 174) — composé en hommage au vers de Sapho cité en exergue « Love… bitter-sweet »:

17

???? ????? ?? ? ????????? ?????,
??????????? ???????? ???????
Éros, de nouveau, le briseur de membres, sous les frissons me courbe
Doux-amer, qui déjoue la manœuvre, sinueux.
(Sapho 66-67)

18Le choix du filtre swinburnien pour aborder Sapho est pourtant loin d’aller de soi. À bien des égards, le poète victorien incarne un rapport aux classiques et au savoir que récusent aussi bien Woolf qu’H. D. Malgré son goût pour la provocation, Hirst encourage Mrs Flushing à lire Swinburne alors même qu’il est issu, comme le poète, d’institutions universitaires excluant les femmes des hautes sphères du savoir classique. De même, dans son roman Jacob’s Room publié en 1922, Woolf s’attache à décrire ces chambres d’étudiants où la maîtrise du grec apparaît comme une chasse gardée masculine : « If any light burns above Cambridge, it must be from three such rooms ; Greek burns here » (Woolf 1922, 31). Le grec y occupe la première place, la place de choix — la langue antique est associée au feu, à la lumière du savoir, un savoir que menace Florinda, pur être de chair, qui fait irruption dans la vie de Jacob et vient mettre en péril son équilibre hellénique et intellectuel : « He had a violent reversion towards male society, cloistered rooms, and the works of the classics; and was ready to turn with wrath upon whoever it was who had fashioned life thus » (Woolf 1922, 69). Cette association solaire et dorienne était déjà présente en filigrane dans The Voyage Out :

19

“That’s not a light burning, is it?” Helen asked anxiously.
“It’s the sun,” said St. John. The upper windows had each a spot of gold on them.
“I was afraid it was my husband, still reading Greek,” she said. “All this time he’s been editing Pindar.
(188)

20La Grèce antique dessine un territoire interdit, inaccessible et incompréhensible pour le lectorat féminin. Dans son poème « Helios and Athene » (1920), H. D. s’insurge contre cette Histoire exclusivement masculine de la Grèce et de ses mythes :

21

But the time has come for men and women of intelligence to build up a new standard, a new approach to Hellenic literature and art.
Let daemons possess us! Let us terrify like Erynnes, the whole tribe of Academic Grecians
Because (I state it inspired and calm and daemonaical) they know nothing!
(H. D. 1983, 328)

22La révolte d’H.D. est féminisée, à l’image des Érinyes qui opposent leur démesure dionysiaque aux bornes exclusives du savoir masculin. Le terrain hellénique apparaît comme un enjeu agonal, un lieu d’affrontement explicitement sexualisé entre les genres : « Greece is a thing of rocks that jag into you, every Greek line of poetry breaks you, jags into you, Hellenes the supreme masochists, hurting—how did they manage it? » (H. D. 1922, 167)

23Pourtant cette connaissance du grec, aux fondements de la domination masculine, est elle-même un fantasme, un rêve de peu de substance. Woolf met ainsi en doute la solidité des connaissances de Jacob :

24

A strange thing—when you come to think of it—this love of Greek, flourishing in such obscurity, distorted, discouraged, yet leaping out, all of a sudden, especially on leaving crowded rooms, or after a surfeit of print, or when the moon floats among the waves of the hills, or in hollow, sallow, fruitless London days, like a specific; a clean blade; always a miracle. Jacob knew no more Greek than served him to stumble through a play. Of ancient history he knew nothing. However, as he tramped into London it seemed to him that they were making the flagstones ring on the road to the Acropolis, and that if Socrates saw them coming he would bestir himself and say “my fine fellows,” for the whole sentiment of Athens was entirely after his heart; free, venturesome, high-spirited.
(64)

25Jacob décline l’hypothétique (« if ») « miracle » grec, celui — encore, toujours — de l’Athènes du Ve siècle, des cercles socratiques, un miracle nécessairement phallique et pur, tranchant et pénétrant comme une lame (« clean blade »). L’hellénisme y est décrit davantage comme état d’esprit que comme logos : Woolf désamorce donc l’illusion du savoir classique. C’est d’ailleurs sous cet angle que se lit son essai « On Not Knowing Greek » où l’aveu d’ignorance, posture d’incompétence feinte, est un prétexte pour réfuter l’argument idéologique qui fonde la culture classique patriarcale : la domination intellectuelle masculine, qui s’appuie sur une prétendue maîtrise du grec transmise en vase clos par les institutions masculines d’Oxford et Cambridge, est de l’ordre du fantasme, de l’invention, car nul ne peut prétendre connaître le grec, langue fragmentaire, inaccessible et morte :

26

For it is vain and foolish to talk of knowing Greek, since in our ignorance we should be at the bottom of any class of schoolboys, since we do not know how the words sounded, or where precisely we ought to laugh, or how the actors acted, and between this foreign people and ourselves there is not only difference of race and tongue but a tremendous breach of tradition. All the more strange, then, is it that we should wish to know Greek, try to know Greek, feel for ever drawn back to Greek, and be for ever making up some notion of the meaning of Greek, though from what incongruous odds and ends, with what slight resemblance to the real meaning of Greek, who shall say?
(Woolf 1925, 23)

27Virginia Woolf dénonce les prétentions académiques des hellénistes ravalés au rang de simples écoliers (« schoolboys »). L’auteur souligne les différences, voire les béances (« tremendous breach »), qui séparent inexorablement le monde grec antique de l’Angleterre contemporaine, malgré les tentatives idéologiques — qualifiées ici d’incongrues (« incongruous odds and ends ») — d’annexer la Grèce, pays étrange (« strange ») et étranger (« foreign »), à l’héritage culturel anglais. Pourquoi alors s’inclure par le biais du pronom personnel et collectif « we » dans cette entreprise nécessairement vouée à l’échec ? C’est que Virginia Woolf a elle aussi appris le grec, par des moyens certes bien différents de ceux de l’élite masculine, mais qui ont marqué son rapport à la tradition et à la culture. Paradoxalement, c’est une voix féminine qui lui a donné accès aux auteurs grecs anciens : Clara Pater, sœur de l’esthète Walter Pater, fut son professeur. L’usage de la référence hellénique dans l’œuvre de Woolf trahit cette influence féminine dissidente et subversive :

28

Sophocles would take the old story of Electra, for instance, but would at once impose his stamp on it. Of that, in spite of our weakness and distortion, what remains visible to us? That his genius was of the extreme kind in the first place; that he chose a design which, if it failed, would show its failure in gashes and ruin, not in the gentle blurring of some insignificant detail; which, if it succeeded, would cut each stroke to the bone, would stamp each fingerprint in marble…. A fragment of their speech broken off would, we feel, colour oceans and oceans of respectable drama. Here we meet them before their emotions have been worn into uniformity. Here we listen to the nightingale whose song echoes through English literature singing in her own Greek tongue.
(Woolf 1925, 25-28)

29De manière significative Woolf cite l’Électre de Sophocle et non les Choéphores d’Eschyle où le personnage d’Électre n’a qu’un rôle secondaire. La Grèce d’Électre n’est pas sage : elle est faite de cicatrices, de béances (« gashes ») chthoniennes. Woolf est en quête de couleurs, d’émotions, en rupture avec l’uniformité d’un hellénisme trop « respectable ». En écho à la voix oubliée de l’Électre de Sophocle, le chant du rossignol saphique traverse la littérature anglaise. Woolf féminise ainsi le grec en dépit de son ancrage dans un univers d’hommes : « her own Greek tongue ».

30Dans The Voyage Out, Mrs Dalloway évoque son expérience physique d’une autre pièce de Sophocle évoquant une rébellion féminine, Antigone :

31

“I own,” she said, “that I shall never forget the Antigone. I saw it at Cambridge years ago, and it’s haunted me ever since. Don’t you think it’s quite the most modern thing you ever saw?” she asked Ridley. “It seemed to me I’d known twenty Clytemnestras. Old Lady Ditchling for one. I don’t know a word of Greek, but I could listen to it for ever—… “I’d give ten years of my life to know Greek,” she said.
(44)

32L’expérience hellénique se vit ici sur le mode physique et sacrificiel, car elle ne saurait se réduire à un simple savoir. H.D. rêve également d’une langue grecque qui serait de nouveau vivante, détachée des dictionnaires, renouant avec le thumos antique platonicien : « You cannot learn Greek, only, with a dictionary. You can learn it with your hands and your feet and especially with your lungs » (H. D. 1937, 12). H. D. tente ici de « dé-intellectualiser » son rapport au grec afin de lui rendre vie. La perspective adoptée est ici ouvertement nietzschéenne : « Chez les Grecs tout devenait vie ! Chez nous cela reste à l’état de connaissance » (Nietzsche 1872a, 53). Il s’agit de retrouver le pôle dionysiaque délaissé au profit des lumières apolliniennes.

33Si Swinburne n’a sans doute pas eu accès au texte de Nietzsche, de nombreux échos sont néanmoins décelables entre leurs œuvres, notamment en rapport avec l’esthétique de la transe et de la souffrance dionysiaques au cœur du dithyrambe antique. En effet, selon Nietzsche, les Grecs de l’Antiquité — en dépit de toutes les projections fantasmatiques doriennes ultérieures — n’incarnaient nullement la santé, la perfection et l’intégrité corporelles : « ce peuple à la sensibilité si vive, si violent dans ses désirs, si exceptionnellement doué pour la souffrance » (Nietzsche 1872b, 37). Comprendre cette souffrance mystérieuse et mystique, c’est cerner la vitalité hellénique que met également en scène la poïétique de Swinburne. La paraphrase du vers saphique est l’occasion pour le poète d’évoquer la dimension éminemment physique de la poésie antique. Le pied poétique se délie en danse dionysiaque : l’érotisation sadique du corpus poétique est en effet figurée par la récurrence du motif du pas, de l’empreinte de pied — à la fois corporelle et métrique. Dans « Anactoria », cette marque laissée sur le corps est tantôt blessure et agression :

34

… his hidden face and iron feet
Hath not man known, and felt them on their way
Threaten and trample all things and every day?
(v. 172-74)

35tantôt créatrice, lorsqu’elle épouse la prosodie :

36

Ah sweet, and sweet again, and seven times sweet,
The paces and the pauses of thy feet!
(v. 117-18)

37Le sadisme de Sapho envers Anactoria peut alors se relire comme un désir de laisser son empreinte, sa marque pour la postérité. Mais ces pieds poétiques battent la mesure selon une cadence effrénée et violente que Swinburne se plaisait également à incarner lui-même lors de séances de récitations helléniques qui impressionnèrent son premier biographe Edmund Gosse : « He delighted in repeating other poetry than his own, and was particularly ready to spout the dramas of Aeschylus, when he would gradually become intoxicated by the sonority of the Greek, and would dance about the room in the choral passages, making a very surprising noise. » (CW 19.280). La transe bachique se transmet alors au lecteur, ainsi que le confie H. D. à Norman Holmes Pearson, comparant la lecture de Lesbia Brandon, le roman saphique de Swinburne, à un coup de foudre (« thunderbolt ») à l’origine d’un coma électrique (« electric coma ») (Laity 461).

38L’hellénisme de Swinburne trahit ainsi un désir de retour à cette expérience première du texte, des sons grecs pourtant perdus ou oubliés. Cette pulsion dionysiaque éclaire sa volonté de renouer avec certains mystères antiques, primitifs et chthoniens comme les rites secrets d’Éleusis. Dans son poème « At Eleusis », Swinburne décrit la fondation de ces rites par Déméter en compensation d’une double perte de filiation : celle de Perséphone et celle de Triptolème. Ce questionnement autour de rites féminins ambigus rejouant le diptyque destruction/création est repris par H. D. dans sa propre version de « At Eleusis » où l’extase dionysiaque revient tel un refrain entêtant : « What they did,/ they did for Dionysos,/ For ecstasy’s sake » (H. D. 1983, 179).

39Cette quête d’une souffrance hellénique originelle usurpant le mythe du miracle grec est en décalage avec les aspirations des penseurs hellénistes contemporains de Swinburne. Le poète construit en effet la nostalgie d’un devenir grec comme antérieur et/ou postérieur au miracle du Ve siècle classique. D’une part il choisit une Grèce archaïque, homérique : celle des dieux chthoniens tels que Déméter ou Perséphone, celle de l’errance d’Ulysse, et des poèmes de Sapho — tout en s’inspirant, d’autre part, d’une Grèce hellénistique, alexandrine et décadente ainsi qu’en témoigne sa fascination pour la posture langoureuse de la sculpture hellénistique de l’Hermaphrodite du Louvre, dont H. D. possédait également une copie miniature. La poétesse se reconnaît d’ailleurs dans cette esthétique tardive prônant la surenchère ornementale et florale aux antipodes du « laconisme » de Pound. H. D. revendique ainsi pleinement l’influence alexandrine (annoncée à bien des égards par la poésie, ionienne et orientale, de Sapho elle-même) dans Asphodel à l’occasion d’un dialogue entre Fayne et Hermione : « “You know more Greek than I do.” “And am less” “Perhaps you are less. You aren’t authentic fifth or even pre-fifth. You’re later, a sort of Graeco-Roman over-flowering period” » (68).

40À maintes reprises Swinburne révèle également son goût pour les effets de surprise hellénistique. Ainsi, ce n’est qu’au détour de la statue du Louvre que le spectateur la perçoit comme double. Le premier vers du poème ekphrastique traduit cette injonction au détournement, à une perspective nécessairement biaisée : « Lift up thy lips, turn round, look back for love » (v. 1). Ce trouble lié à l’inversion et à la subversion est omniprésent dans les poèmes d’H. D., comme dans « Fragment Thirty-Six » hanté par une seule interrogation anaphorique « Shall I turn? » (H. D. 1983, 166). À la rectitude dorienne — « straight as the Greeks » (Collecott 113) pour reprendre les mots d’Ezra Pound — H. D. oppose les impasses, les détours et les carrefours qui ouvrent le champ des possibles créateurs. Ainsi dans « Hermes of the Ways », H. D. hésite entre trois voies. Le dieu des carrefours semble la guider non pas vers un chemin en particulier mais vers une liminalité toute swinburnienne, vers un territoire limite qui n’est pas sans rappeler l’espace limitrophe que dessinent « The Garden of Proserpine » ou « A Forsaken Garden » :

41

Dubious,
Facing three ways,
Welcoming wayfarers,
He whom the sea-orchard
Shelters from the west,
From the east
Weather sea-wind;
Fronts the great dunes.
(H. D. 1983, 38)

42Le choix du ternaire est peut-être aussi une allusion à la possibilité d’un troisième sexe ainsi qu’aux figures triples qui surgissent à la fin du poème de Swinburne intitulé « Tiresias ». Selon le mythe, autour du bâton offert par Hermès à Tirésias s’enroulait un serpent, créature hermaphrodite selon les Anciens. Tirésias, après avoir vu les serpents s’accoupler, fit lui-même l’expérience d’un hermaphrodisme successif dont s’inspire sans doute Woolf pour son personnage d’Orlando. Mais déjà dans « Hermaphroditus » et « Fragoletta », Swinburne refusait les frontières génériques au profit d’une liminalité décuplant les possibles : « The double blossom of two fruitless flowers » (38).

43Dans ses poèmes saphiques Swinburne s’essaye même à cet « hermaphrodi[sme] de la voix » évoqué par Théophile Gautier dans son ekphrasis intitulée « Contralto » (44), également inspirée de la statue du Louvre. Swinburne ouvre ainsi la brèche d’une poésie ambiguë, au carrefour de deux voix, autorisant une féminisation de la dynamique poïétique. Le poète adhérait en effet à une conception bisexuelle ou trans-genre du poétique : « Great poets are bisexual; male and female at once » (CW 14.305) — dont Woolf se fera l’écho dans son manifeste pour une écriture androgyne :

44

It is fatal to be a man or woman pure and simple; one must be woman—manly or man—womanly…. And fatal is no figure of speech; for anything written with that conscious bias is doomed to death. It ceases to be fertilized…. Some collaboration has to take place in the mind between the woman and the man before the art of creation can be accomplished. Some marriage of opposites has to be consummated…. The curtains must be close drawn. The writer, I thought, once his experience is over, must lie back and let his mind celebrate its nuptials in darkness.
(Woolf 1929, 136)

45En dépit de la formation classique et institutionnelle du poète, cette filiation swinburnienne, décelable dans les écrits de Woolf et d’H. D., fut perçue par certains auteurs ou critiques modernistes comme dangereusement efféminée — accusation dont Swinburne avait déjà dû se défendre de son vivant. En 1937, au paroxysme de la vague dorienne, le critique Douglas Bush stigmatise l’inspiration doublement hellénique et romantique de la poésie d’H. D. :

46

H.D. is a poet of escape. Her refuge is a dream-world of ideal beauty which she calls Greece; her self-conscious, even agonized, pursuit of elusive beauty is quite un-Greek … the fact is that the hard bright shell of H.D.’s poetry partly conceals a soft romantic nostalgia which, however altered and feminized, is that of the Victorian Hellenists.
(Gregory 28)

47Parmi ces hellénistes victoriens, Swinburne, Pater et Wilde font l’objet de multiples attaques de la part d’écrivains modernistes comme T. S. Eliot ou E. Pound apôtres de cette même Grèce lumineuse et dorienne, sans ombres ni ambiguïtés. Si Pound admire d’abord les poèmes grecs de Swinburne au point de le comparer au « prêtre de Iacchus » (ou Bacchus) dans son poème « Salve Pontifex », il s’en dissocie assez rapidement : « The real Greek heritage is neither the Swinburnian swish nor the 18th century formalism but … laconism » (Pound 9, 179). De même Eliot, dans son essai « Euripides and Professor Murray » (1922), est plutôt critique à l’égard de l’inspiration hellénique de Swinburne et de celle de ses héritiers comme Gilbert Murray qui appréciait particulièrement l’œuvre du poète victorien :

48

Greek poetry will never have the slightest vitalizing effect upon English poetry if it can only appear masquerading as a vulgar debasement of the eminently personal idiom of Swinburne…. it is inconceivable that anyone with a genuine feeling for the sound of Greek verse should deliberately elect the William Morris couplet, the Swinburne lyric, as a just equivalent.
(75)

49Dans ce même essai, Eliot attaque au passage les traductions du grec d’H. D. et de son mari, Richard Aldington qu’il associe implicitement à Gilbert Murray et à Swinburne :

50

But H.D. and the other poets of the “Poets’ Translation Series” have so far done no more than pick up some of the more romantic crumbs of Greek literature; none of them has yet shown himself competent to attack the Agamemnon.
(77)

51Or, H. D. admirait aussi les écrits de Gilbert Murray. Dans une lettre à Havelock Ellis datée du 29 mars 1932, elle dit même vouloir rencontrer le professeur : « I do very much admire Prof. M. and would like one day to meet him » (Gregory 273).

52Woolf et H. D. s’exposent donc à la rupture en clamant cette filiation doublement saphique et swinburnienne. Dans sa correspondance, Woolf évoque en creux, sur le mode élégiaque, ce modèle victorien : « Orphans is what I say we are—we Georgians » (2.529). H. D. revendique plus explicitement cette filiation : « We are legitimate children. We are children of the Rossettis, of Burne-Jones, of Swinburne. We are in the thoughts of Wilde…. They talked of Greeks and flowers. Do people talk that way? None I know » (H. D. 1922, 53). H. D., dans le sillage de Swinburne et de Pater, décline cet imaginaire associé aux fleurs helléniques jusqu’à son poème « épitaphe » :

53

So you may say,
Greek flower; Greek ecstasy
reclaims forever
one who died
following intricate song’s
lost measure.
(H. D. 1983, 300)

54La rose est également la matrice anagrammatique des poèmes de Swinburne « Eros » et de « Before the Mirror ». Ce dernier poème ekphrastique, décrivant une scène de narcissisme féminin inspirée d’un tableau de Whistler, était l’un des poèmes préférés d’H. D. qui resurgit comme intertexte parasite dans son roman HERmione :

55

Standing with her hair done high at the back with her usual fringe, she was démodé but with the curious characteristic touch that made her tea rose, not fashionable like Lillian but with a tea rose sort of atmosphere like that poem on Whistler. “There is a poem in this book that Swinburne wrote to Whistler.” She turned pages, pages, “Oh mama, I can’t find it” … “Oh here—now—mama,” but Eugenia had trailed out not hearing or pretending not to be hearing words that followed, “art thou the ghost my sister, white sister there.” Hermione went on undiscouraged, her voice making a silver pulse and dart in the wide room, “am I a ghost who knows” …. while somewhere she heard the scuffle that preceded that awful Nora padding from the kitchen … “my hand a fallen rose” … I think I like the wall-of-Troy pattern better than the double rose. Someday soon if I don’t dodge Eugenia I’ll be let in for mending linen … “lies snow-white on white snows” … Eugenia said cherry flakes on water … ” and takes no care.
(126-27)

56« Before the Mirror » fait l’objet d’une quête (« I can’t find it ») et l’intertexte poétique affleure au sein du roman d’H. D. sous forme d’échos déjà présents dans ce poème ekphrastique organisé autour du dédoublement entre une femme et son reflet. L’adéquation semble impossible : entre figure et reflet à l’image de la jeune fille de Symphony in White N° 2 qui ne se ressemble pas dans le miroir, entre la mère et la fille qui ne se comprennent pas dans HERmione, entre les deux « sœurs » du poème (qui rappellent celles d’« Itylus », le poème préféré d’H. D.), et enfin entre le poème et le tableau. Le texte de Swinburne hante celui d’H. D. et semble se substituer à une filiation matrilinéaire aporétique (« Eugenia had trailed out not hearing or pretending not to be hearing words that followed »).

57Swinburne fait donc irruption dans les textes de Woolf et d’H. D. Ces deux auteurs disséminent les allusions à l’œuvre du poète victorien — ainsi les trois figures féminines rebelles d’Atalanta in Calydon (Artémis, Atalante, Althéa) se télescopent dans Paint It Today — afin de tisser autant de liens avec sa poïétique du trouble grec. À leurs yeux, en effet, Swinburne a compris la transgression saphique — il a également révélé cette Grèce des ombres, aux antipodes des lumières du savoir hellénique, une Grèce skiagraphique[1] à l’image de celle que dessine « Laus Veneris » — « stumbling for scant light » (210) — et qui s’impose comme l’alpha et l’oméga de la création, pour reprendre le titre d’un des ouvrages de Jane Ellen Harrison dont Woolf admirait les travaux. Cette dernière figure d’ailleurs dans la bibliothèque féminine de Woolf évoquée dans « A Room of One’s Own » : « it is certainly true that women no longer write novels solely. There are Jane Harrison’s books on Greek archaeology; Vernon Lee’s books on aesthetics; Gertrude Bell’s books on Persia » (103). Cette volonté d’exhumer le primitif, de le faire affleurer à la surface marmoréenne antique transparaît également dès The Voyage Out :

58

I did not realise that I was monopolising the paper,” said Miss Allan, coming up to them.
“We were so anxious to read about the debate,” said Mrs. Thornbury, accepting it on behalf of her husband….
“You have read it?” Mrs. Thornbury asked Miss Allan.
“No, I am ashamed to say I have only read about the discoveries in Crete,” said Miss Allan.
“Oh, but I would give so much to realise the ancient world!” cried Mrs. Thornbury. “Now that we old people are alone,—we’re on our second honeymoon,—I am really going to put myself to school again. After all we are founded on the past, aren’t we, Mr. Hewet? My soldier son says that there is still a great deal to be learnt from Hannibal. One ought to know so much more than one does. Somehow when I read the paper, I begin with the debates first, and, before I’ve done, the door always opens—we’re a very large party at home—and so one never does think enough about the ancients and all they’ve done for us. But you begin at the beginning, Miss Allan.”
“When I think of the Greeks I think of them as naked black men,” said Miss Allan, “which is quite incorrect, I’m sure.”
(125-26)

59Dans ce passage, Woolf interroge la quête des fondations qui a obsédé les Victoriens autant que ses contemporains. Elle fait ici référence aux fouilles archéologiques menées par Arthur Evans en 1900 sur le site de Cnossos, effleuré quelques années plus tôt par l’archéologue de la primitive et choquante Mycènes, Heinrich Schliemann, dont les récits de fouilles ont inspiré Freud pour ses premières métaphores de l’exploration de l’inconscient. La même année, en 1900, Jane Ellen Harrison rencontre Gilbert Murray avec lequel elle fonde le groupe des « Ritualistes » de Cambridge, prônant une vision différente de l’antique :

60

I had often wondered why the Olympians—Apollo, Athena, even Zeus, always vaguely irritated me, and why the mystery gods, their shapes and ritual, Demeter, Dionysus, the cosmic Eros, drew and drew me. I see it now. It is just that these mystery gods represent the supreme golden moment achieved by the Greek…. The mystery gods are … caught in lovely human shapes; but they are life-spirits barely held; they shift and change.
(Harrison 1915, 204-205)

61Les Ritualistes partagent une même fascination pour les cérémonies païennes, leurs rites et rituels que Harrison définit en ces termes :

62

The Greek word for a rite as already noted is dromenon, “a thing done”—and the word is full of instruction. The Greek had realized that to perform a rite you must do something, that is, you must not only feel something but express it in action, or, to put it psychologically, you must not only receive an impulse, you must react to it. The word for rite, dromenon, “thing done,” arose, of course, not from any psychological analysis, but from the simple fact that rites among the primitive Greeks were things done, mimetic dances and the like. It is a fact of cardinal importance that their word for theatrical representation, drama, is own cousin to their word for rite, dromenon; drama also means “thing done.” Greek linguistic instinct pointed plainly to the fact that art and ritual are near relations.
Collectivity and emotional tension, two elements that tend to turn the simple reaction into a rite, are—specially among primitive peoples—closely associated, indeed scarcely separable. The individual among savages has but a thin and meagre personality; high emotional tension is to him only caused and maintained by a thing felt socially; it is what the tribe feels that is sacred, that is matter for ritual. He may make by himself excited movements, he may leap for joy, for fear; but unless these movements are made by the tribe together they will not become rhythmical; they will probably lack intensity, and certainly permanence. Intensity, then, and collectivity go together, and both are necessary for ritual, but both may be present without constituting art; we have not yet touched the dividing line between art and ritual. When and how does the dromenon, the rite done, pass over into the drama?
The genius of the Greek language felt, before it consciously knew, the difference.
(Harrison 1913, 35-36)

63Les rites païens sont décrits ici comme primitifs — puisant leur force dans l’intensité des émotions ressenties qui ne sont pas sans rappeler celle du spectateur d’un drame tragique. Harrison dissocie l’hellénique du rationnel et de la connaissance au profit d’une conception dionysiaque et nietzschéenne de l’art et de la religion grecs antiques. Elle trahit ici sa fascination pour les dieux chthoniens, les dieux sauvages de la terre « the gods of gloom » que convoque Swinburne dans « Ave Atque Vale » (117). Harrison cite d’ailleurs la pièce de Swinburne intitulée Erechtheus (1881) afin d’étayer son argumentation au sujet de la sculpture antique, qu’elle définit non comme l’illustration d’un idéal rationnel mais comme l’expression d’un rituel mystique :

64

The Panathenaic frieze once decorated the cella or innermost shrine of the Parthenon, the temple of the Maiden Goddess Athena. It twined like a ribbon round the brow of the building and thence it was torn by Lord Elgin and brought home to the British Museum as a national trophy, for the price of a few hundred pounds of coffee and yards of scarlet cloth. To realize its meaning we must always think it back into its place. Inside the cella, or shrine, dwelt the goddess herself, her great image in gold and ivory; outside the shrine was sculptured her worship by the whole of her people. For the frieze is nothing but a great ritual procession translated into stone, the Panathenaic procession, or procession of all the Athenians, of all Athens, in honour of the goddess who was but the city incarnate, Athena.
“A wonder enthroned on the hills and the sea, A maiden crowned with a fourfold glory,
That none from the pride of her head may rend,
Violet and olive leaf, purple and hoary, Song-wreath and story the fairest of fame, Flowers that the winter can blast not nor bend, A light upon earth as the sun’s own flame,
A name as his name—Athens, a praise without end.”
SWINBURNE: Erechtheus, 141.
Sculptural Art, at least in this instance, comes out of ritual, has ritual as its subject, is embodied ritual.
(Harrison 1913, 173-74)

65Dans Erechtheus, Swinburne détaille le sacrifice cruel et sombre (celui de Chthonia) à l’origine du miracle athénien. Le roi Erechthée y rappelle que la ville lumineuse d’Athènes, sous l’égide de la déesse olympienne Athéna, est née dans la violence et le sang — c’est ce sang qui a rendu possible l’« autochthonie » athénienne, le sentiment d’appartenir à une terre, dont les mystères originels sont parfois oubliés.

66De même que Jane Ellen Harrison remonte à ces rituels premiers à l’origine de la grandeur de l’art grec antique, Miss Allan dans The Voyage Out, commence (« you begin at the beginning, Miss Allan ») par les véritables origines, origines non pas glorieuses mais sombres à l’image de ces hommes qui, par opposition aux Doriens marmoréens, sont nus et à la peau noire et qui peuplent son imaginaire antique (« When I think of the Greeks I think of them as naked black men ») ainsi que l’histoire d’une littérature première et primitive qu’elle entreprend d’écrire : The Primer English Literature : From Beowulf to Swinburne (113). Implicitement, Woolf pose Swinburne à la fois comme « inheritor » et « originator » d’une littérature des commencements (« primer ») perçue comme circulaire : le poète est paradoxalement premier et dernier. Mais l’étude de Miss Allan est peut-être aussi une référence au titre d’un ouvrage d’Andrew Lang publié en 1912, History of English Literature: from Beowulf to Swinburne. Lang, critique et écrivain, était également fasciné par l’anthropologie. Ses écrits, influencés par ceux du père de l’anthropologie moderne, E. B. Taylor, furent une source d’inspiration pour Gilbert Murray et Jane Ellen Harrison. À l’instar de ces deux auteurs, Lang admirait les poèmes grecs de Swinburne, en particulier ceux en hommage à la déesse chthonienne, Perséphone/Proserpine : « They do not destroy the imperishable merit of the “Hymn to Proserpine” and the “Garden of Proserpine” and the “Triumph of Time” and “Itylus” » (Lang 1889, 22).

67Les anthropologues de la fin de siècle célèbrent ainsi les explorations swinburniennes d’un univers hellénique autre, premier et parfois primitif, où se fait jour l’esthétique de la souffrance dionysiaque décrite par Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie, où l’art rencontre le rituel, où le corpus se fait corps, à l’image du corpus saphique : « thy body is the song » (« Anactoria », 74). Swinburne, en s’essayant à un hermaphrodisme poétique au carrefour de plusieurs voix — à l’image de la divinité liminale Hermès —, rend possible l’avènement d’un hellénisme au féminin. Woolf et H. D. revendiquent cette filiation à la fois grecque et swinburnienne dans leurs tentatives de décentrage du pôle de référence hellénique, au profit d’une esthétique du trouble et du désir qui permet de fonder une écriture féminine résolument autre.

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 16/07/2009

https://doi.org/10.3917/etan.622.0205

Notes

  • [1]
    De skiagraphia en grec signifiant « écriture ou peinture de l’ombre ».

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