1Cape Cod rassemble en un seul texte le récit de trois excursions faites en 1849, 1850 et 1855. Thoreau, poussant jusqu’au bord de mer, augmente le rayon de ses randonnées autour des étangs de Concord. Tout autant qu’il relate la découverte d’un paysage, Cape Cod, comme naguère Walden, explore la possibilité d’écrire l’expérience du lieu et d’en faire un livre. Faisant la relation du cap Cod, le texte interroge le rapport entre ce qui s’écrit et la chose décrite, entre ce qui est vu et ce qu’on peut en penser dans le temps second de l’écriture.
2Venir au bord de mer, c’est, pour le terrien qu’est Thoreau, suivre le désir d’avoir une meilleure vue de l’océan. La curiosité, d’abord humblement géographique, finit par s’avouer comme un désir plus insistant : l’océan est cet autre monde qui cependant couvre le nôtre. Il est l’inconnu à même le familier. Voir du pays, lorsqu’il s’agit de la mer, c’est vouloir un dépaysement qui n’est de l’ordre ni du tourisme, ni de l’enquête naturaliste, mais qui fonde le consentement à une brusque compulsion. Transcrire cette expérience, de même, ne vise aucunement à rapporter dans le livre la chose vue. Sur la péninsule, l’auteur « ne prend pas la mer », en dépit de l’étymologie fantasque qui lui fait dériver cape du latin capere. Écrivant sur le cap, il ne fait que répondre à l’envie de quitter l’enclos pour s’approcher de l’inconnu. D’un même élan, il cède au caprice de voir l’océan et déclare avec égale désinvolture qu’il ne se privera pas d’écrire. Difficile d’imaginer une posture d’écrivain qui affiche si peu de prétention, une attitude, à vrai dire, moins transcendantaliste. Si Thoreau se targue d’avoir, en marchant, plus que doublé le cap, le livre, lui, « ne tiendra pas le cap », ne sera pas la doublure du lieu naturel. Dans les dernières pages, l’écrivain, sur le chemin de Boston, tirera le bilan du peu de mer rapporté dans son récit : « But what is our account? In it there is no roar, no beach-birds, no tow-cloth » (1036). Rarement les mots de la prose transcendantaliste auront si peu cru être les signes des faits naturels (Emerson 20). Malgré la citation de Linné en exergue, qui place le livre dans le droit fil de la philosophie naturelle, c’est bien d’une affaire de culture humaine que relève l’ambition d’écrire sur le cap : « I did not see why I might not make a book on Cape Cod, as well as my neighbor on “Human Culture.” It is but another name for the same thing, and hardly a sandier phase of it » (851). L’ouvrage en question, du voisin transcendantaliste Bronson Alcott, s’intitule Records of Conversations on the Gospel. Unfolding the Doctrine and Discipline of Human Culture. Dès ce titre, on mesure la provocation cocasse du rapprochement : prendre pour sujet cette langue de sable si peu habitée et si peu habitable semble une façon bien retorse de s’occuper de « culture humaine ». Pourtant le cap Cod n’est qu’une autre appellation de la culture, dans une version certes plus sablonneuse, mais ce champ « sableux » dit Thoreau, empruntant au français un mot de sa science héraldique, n’en est pas moins un terrain d’investigation culturelle. La légèreté du ton ne suffit pas à dissimuler le paradoxe que le texte affronte en ses premières pages : écrire sur la nature n’est finalement qu’une autre manière d’enquêter sur la « culture humaine ». Ainsi on a beau vouloir voir la mer — « see the sea », dans la tautologie décourageante de l’anglais — vouloir l’écrire, la penser, on se retrouve invariablement rejeté sur les rives de la culture. Cape Cod a d’emblée renoncé au rêve transcendantaliste d’une correspondance entre la nature et l’esprit. N’en demeure pas moins, à l’origine du livre, la passion d’écrire la singularité de ce paysage marin.
« Human culture »
3Sur la carte déjà, Thoreau identifie la péninsule comme « le bras, nu et replié, du Massachusetts », sacrifiant à une représentation anthropomorphique, un rien poétique, un rien convenue, par où la pensée se saisit sans peine de cette pointe. Mais le cap, le vrai, celui qu’« il a sous lui, comme s’il le montait à cru », n’est pas comme sur la carte. Il n’est pas davantage celui que l’écrivain décrit, qui ne s’approche que par la compilation obsessionnelle de ses archives. Le voyageur n’arrive pas sans bagages : il a consulté toutes les autorités disponibles, les histoires naturelles, les chroniques locales et s’est muni du vade-mecum de quelques ouvrages. Tout au long du séjour, il regarde et écoute autant qu’il lit et compare, dans un aller-retour incessant entre les témoignages et le spectacle de la nature. Encore dans la diligence qui le mène à Sandwich où commence le cap, Thoreau, rapportant les données du géologue de l’État, retrace à grands traits la topographie et évoque dans une métaphore charmeuse la chair du cap qui sera offerte dans une totale nudité aux extrémités décapées de la péninsule. Cette nudité promise ne livre pas le scripteur à la rêverie, mais plus étonnamment, à la consultation d’un volume des Collections Historiques du Massachusetts, gardé à portée de main pendant l’excursion.
4Il faut mettre au même tempo le rythme du voyage et la lecture des notices relatives aux stations de l’itinéraire. Régulièrement le lecteur est convié à se représenter les randonneurs non seulement marchant mais lisant, progressant sous des parapluies qui abritent ensemble des corps et des livres. De copieux échantillons du Gazetteer, le « Journal officiel » de Nouvelle Angleterre, lui sont octroyés sous forme de citations qui entrelardent la narration. Les extraits de chroniques, statistiques, recensements, ou sermons qui puisent, avec une manie quasi encyclopédique, dans les savoirs compilés sur la région, ont pour fonction de mesurer le cap : ils sont la meilleure représentation de sa longueur, de sa largeur exactement rapportées et accordées à la marche : « There was no better way to make the reader realize how wide and peculiar that plain was, and how long it took to traverse it, than by inserting these extracts in the midst of the narrative » (887). Ce qui importe dans la confrontation des extraits, c’est la collation des différents points de vue, leurs variations historiques, jusqu’à celui du présent observateur qui arpente la grève sous la pluie et ajoute sa relation aux autres. Il ne s’agit pas de comparer entre eux des phénomènes naturels, encore moins de mesurer les choses humaines à l’aune de la nature : « But I think that our villages will bear to be contrasted only with one another, not with Nature » (863). Cette opinion toute personnelle prend valeur d’une déclaration éthique, d’un postulat épistémologique auxquels s’ordonne, sans y déroger jamais, l’écriture de ce livre. Les arts et techniques, s’ils modifient sans cesse l’allure des paysages, ne sont en rien un commentaire du monde naturel. La « Nature », où du moins ce que le texte désigne abstraitement sous une convention langagière dont il ne prend pas la peine d’examiner les présupposés, demeure sans correspondance avec la culture humaine. Le livre n’en rapportera rien. Sans nostalgie ni regret. C’est même cette absence de rapport qui fait son sujet. Contrairement au presque contemporain Moby-Dick, il ne fait pas même mine de vouloir l’attraper dans ses rets — cap ou cachalot, morue ou baleine, gousse (cod) pleine de semences ou spermaceti. En effet, le cap, tel que Cape Cod en est le rapport, a été façonné, jusque dans sa géographie, par l’histoire des hommes. La péninsule se situe sur une grand-route du commerce et les naufrages dans ses eaux à haut risque sont nombreux. Les graines en dormance charriées par le ballast des navires, échouées sur le rivage et trouvant à germer, ont, au fil des voyages, donné à la flore un caractère que Thoreau appelle « cosmopolite ».
Vessels, with seeds in their cargoes, destined for particular ports, where perhaps they were not needed, have been cast away on desolate islands, and though their crews perished, some of their seeds have been preserved. Out of many kinds a few would find a soil and climate adapted to them, become naturalized, and perhaps drive out the native plants at last, and so fit the land for the habitation of man.
6Écrit quelques années avant la publication de L’Origine des espèces, ce passage est moins darwinien qu’il n’y paraît. Bien que cette « naturalisation » anticipe pour nous la sélection naturelle, elle équivaut en réalité à une dénaturalisation de la pensée de la nature, inapprochable autrement que sous l’angle des expériences humaines. Pour dépouillé qu’il soit, le cap n’est pas, comme les Galapagos le furent pour Darwin, le laboratoire où seraient réunies les conditions idéales pour observer la nature se produisant elle-même, l’observation n’étant alors que la prémisse d’une construction théorique. La réflexion de type naturaliste dans Cape Cod s’attache certes à montrer l’origine souvent exogène des espèces mais elle n’en dégage aucune loi naturelle. L’intérêt marqué pour ce qui n’est pas autochtone rattache en fait la philosophie naturelle à des considérations ethnographiques ou anthropologiques qui soulignent l’effort pour acclimater des espèces ou décrivent l’impact des peuplements sur la faune. Même les plantes typiques de la région, Thoreau se plaît à les penser non seulement exogènes mais venues au hasard d’une expérience humaine, du projet un peu fou d’un botaniste qui, dans des temps reculés, aurait conçu d’exporter une pépinière dont les plants, échoués là après le naufrage, auraient donné au cap ce que nous prenons pour sa végétation indigène. Il ne s’agit pas pour autant d’enregistrer le progrès d’une maîtrise de l’environnement naturel mais plutôt de décrire par des voies fictives et imaginatives, les pratiques qui, avortées ou fructueuses, ont conféré au lieu une physionomie qui va se transformant au hasard des inventions humaines.
7L’agriculture sur le cap défie l’imagination d’un terrien, tant le sol se confond avec le sable. Il faut toute l’ingéniosité humaine pour tirer parti d’une flore sauvage qui se réduit à un maigre maquis de buissons. Pourtant, on a réussi à faire venir du blé, et la citrouille ou la carotte prospèrent dans le sable. Les fruitiers, inexistants avant 1802, et qui poussent maintenant tant bien que mal dans les petits vergers de Chatham, témoignent certes de l’adaptation des espèces mais surtout de l’opiniâtreté des hommes en quête de survie. À Wellfleet, dans le potager de l’huîtrier, les graines récupérées d’une épave ont donné des plantes que le voyageur identifie pour son hôte comme choux, brocolis ou persil. La conversation échange des noms, mimant la migration des graines d’une terre à une autre par la confrontation des appellations, mesurant les variations du génie agricole, les prenant ensemble dans la commune mesure de la langue et la compétition des parlers populaires et savants. Car les bricolages humains procèdent de la même imagination qui adapte la langue au monde évolutif du cap, qui cherche les noms justes et archive en rapports la mémoire locale de ces faits humains. Domine ici le soin d’une acuité lexicale qui relègue à l’arrière-plan la volonté de connaître la raison des phénomènes. Sur le cap où les choses changent vite, l’observateur ne cherche pas une nature éternelle mais les traces discursives de son évolution. Ce n’est pas l’échelle des temps géologiques qui intéresse Thoreau mais les souvenirs répertoriés dans l’histoire des communautés, les témoignages à hauteur d’une vie d’homme. L’ostréiculture a dû suppléer à la disparition de l’huître indigène qui remonte à 1770. Il a fallu « planter » d’autres variétés. Et si Thoreau conclut malgré tout que l’huître est autochtone dans la Baie du Massachusetts, c’est en s’appuyant sur le récit de Champlain, sur les toponymes français, sur la relation d’un explorateur anglais attestant la présence ancienne de bancs dans l’estuaire de la Charles. Noms et récits ne configurent pas un paysage fixe mais donnent la mesure des changements, à plus ou moins long terme, toujours à échelle humaine. Si bien que la longue archive des expériences individuelles ou collectives pour acclimater telle ou telle espèce, fait du passé un réservoir prospectif. Les pins qui sont venus sur un sol dépourvu d’humus, rappellent la pinède plantée sur les dunes de France au xviie siècle, au point qu’il n’est pas extravagant de prédire qu’un jour le conté de Barnstable puisse être couvert d’une forêt artificielle. Il n’est pas extravagant non plus d’imaginer, la suite l’a montré, que le temps viendra où les plages du cap Cod feront des stations balnéaires prisées par le beau monde.
8Le cap est un chef-d’œuvre naturel que seuls les hommes sauvent du péril : les habitants s’emploient à arrimer cette avancée de continent dont les bordures s’effritent. À l’intérieur, les dunes nomades recouvrent le sol d’une marée de sable, tandis que l’océan grignote inlassablement les façades, emportant les phares qu’il faudra reconstruire, sachant que la mer aura le dernier mot. C’est ainsi qu’entre Truro et Provincetown on a refabriqué un bout de cap qu’une tempête avait enfoncé au siècle dernier. Il faut sans relâche dégager le sable, désensabler les ports, protéger la pointe arasée en plantant de l’herbe dont les racines forment des myriades de câbles sans lesquels le cap sombrerait.
9Thoreau peut s’absorber dans l’observation des choses les plus infimes, se pencher sur un myriapode ou un trou d’araignée, il ne vient pas pour autant à la plage en naturaliste. Jamais ne s’esquisse une hypothèse sur des lois naturelles, sauf au gré d’une fantaisie qui en annule toute prétention scientifique. Le cap, dénaturalisé, est l’occasion d’une archéologie des pensées qui ont cherché à rendre habitable une « solitude » menacée par la mer et le désert. Les traces de cette persévérance n’inscrivent pas le déploiement continu de la pensée mais composent, aléatoirement, un paysage où la sédimentation fragile des points de vue, d’action ou de présence, est la seule chose qui se donne à décrire. Et nulle part mieux que sur le rivage, aux limites de la pensée, on peut toucher à l’inachèvement de ses projets. Là on vient voir comme inhabitable le lieu que pourtant on habite, là on vient voir ce qui nous revient, rejeté par la mer, comme ce qui nous regarde et pourtant nous est étranger.
waste / wrecks / works / weeds / words
10Si le cap est au bout du compte un artefact humain, il n’est pas l’étendard triomphant de la culture des hommes. Cette langue rétractile découvre avec le jusant, sur la bande chaotique de la laisse, un espace où vivre est une anomalie, où s’exposent les fragments des œuvres humaines que ramassent pourtant les habitants qui vivent dans l’épave. Cheminant par l’arrière des villages, se tenant tantôt sur la hauteur du plateau qui borde l’Atlantique, tantôt marchant sur la longue plage de l’avant-bras entre Nauset et Provincetown, les voyageurs avancent et s’avancent au plus près de l’océan. Le récit de l’excursion est essentiellement celui de ce côtoiement. La sortie à la mer n’est pas une sortie en mer. Thoreau chemine en bordure de ce dehors qu’il a souhaité rejoindre dans son excursus. Au-delà de la plage, qui est la limite d’une limite, on ne peut aller : les puissantes vagues de l’Atlantique, courant sans obstacle depuis l’Europe, entrent ici de plein fouet, sans digues ni quais. Lorsqu’on progresse sur le littoral, l’océan à sa droite et le désert de dunes à sa gauche, on longe le dehors pour regarder ce qui vous y rejoint, vous revenant d’un ailleurs illimité — un illimité impensable pour un terrien, toujours enclin à border l’horizon d’une rive. Marcher le long de la mer, c’est proposer à la pensée le terrain d’exercice adéquat pour la désaccoutumer de son inclination pour les closeries à format humain.
Again we took to the beach for another day (October 13), walking along the shore of the resounding sea, determined to get it into us. We wished to associate with the Ocean until it lost the pond-like look which it wears to a countryman. We still thought that we could see the other side.
12Le texte témoigne sans relâche de ce désir d’intimité avec une étrangeté sauvage, qui engage d’abord sur les voies de la réflexion, puis incite à toucher les choses gisant sur le rivage, à se mêler à elles dans la baignade, à manger ce qui pourtant semble à peine comestible, une algue, dont la tige se coupe comme du fromage, une praire géante que la tempête a arrachée du fond de la mer. Pourtant les méduses glissent entre les doigts et la praire s’avère un émétique puissant : la mer ne passe ni dans la panse, ni dans la pensée. Alors que les mouettes ravalent ce qu’elles viennent de régurgiter et que leur organisme délicat est en harmonie avec le tumulte océanique, il n’y a de mutualité entre l’homme et la mer qu’un rejet réciproque. Cette incommensurabilité se prolonge encore de l’implacable dissymétrie qui veut qu’à la seule charge de la pensée humaine elle incombe. Dès que l’observateur s’écarte du relevé rigoureux des données factuelles et cède au transport métaphorique, chaque fois qu’il s’abandonne à la terreur sublime que suscite la contemplation de l’immensité océanique, le texte produit un terme de médiation qui retisse encore un lien entre la nature et l’homme : qu’il la décrive vorace, inhumaine, ou indifférente, celui qui s’émeut de la nature sauvage et s’efforce de prendre acte de la césure entre le moi et le mer, jette un pont qui rétablit subrepticement une liaison avantageuse.
The annals of this voracious beach! who could write them, unless a shipwrecked sailor? How many who have seen it have seen it only in the midst of danger and distress, the last strip of earth which their mortal eyes beheld. Think of the amount of suffering which a single strand has witnessed. The ancients would have represented it as a sea-monster with open jaws, more terrible than Scylla and Charybdis.
14L’évocation pathétique de l’engloutissement habille du voile seyant des représentations humaines (annales ou monstres marins) l’image triviale d’une débâcle intestinale. Dans le pathos du discours la pensée s’ajuste à la monstruosité marine, apprivoise ce dehors en se le figurant comme témoin de la souffrance des hommes. L’océan devient alors une métaphore de l’esprit (spiritual ocean) où rouillent les ancres des espérances englouties. Songeant aux amarres rompues qui les coupent à jamais des espoirs qu’elles ont tenus, l’imagination de ce fond inconnaissable replante en douce l’humain au cœur d’une nature qui n’a plus alors d’inhumain que ce qu’un homme pourrait en avoir. Cruauté ou indifférence ne sont que la transposition d’affects humains. Or c’est tout l’enjeu de Cape Cod que de renoncer à ce confort de l’imagination, qui, par la ruse de ses correspondances, se donne l’illusion de sonder jusqu’au fond des fosses marines les gouffres de la psyché humaine.
So, if we had diving-bells adapted to the spiritual deeps, we should see anchors with their cables, attached, as thick as eels in vinegar, all wriggling vainly toward their holding-ground. But that is not treasure for us which another man has lost....
16Déjà le mouvement de la phrase invalide la métaphore, ramenant au fil d’une comparaison domestique les ancres à de prosaïques anguilles, réduisant les abysses de l’esprit au volume d’un bocal de vinaigre, comme, plus loin, le promeneur versant dans l’immense océan la minuscule mer d’une bouteille de bière, évacuera d’un simple geste la possibilité de comparer l’un à l’autre. Sur le rivage la pensée vient voir se défaire ces rapports : à la manière dont on récupère une épave, elle vient y reconnaître un bout d’étoupe ou un brin de ruban, comme ce qui reste de sa déliaison. Fixant l’horizon et rêvant aux profondeurs sublimes, l’observateur peut bien s’émouvoir du tragique naufrage des désirs et des corps humains, mais il est vite contraint de constater, abandonné à même le sable devant lui, réclamant d’être reconnus tel, le débris d’une humanité qui se présente seulement sous la forme abîmée de ce que la mer rejette. Rien de la profondeur ne lui revient, sinon les détritus que la marée rapporte à ses pieds sur la marge précaire de la plage. Affrontée à son dehors, la pensée est immanquablement rabattue sur la terre infirme de l’estran où elle s’échoue et regarde son échec, sans pouvoir se consoler d’y déplorer l’effet grandiose d’un océan meurtrier. La vue du rivage est moins une invitation à contempler le dehors que l’injonction à se voir de l’extérieur. Un point de vue sans apprêts : loin du sublime (au-delà ou en deçà ?), la simplicité d’un abandon tout ensemble méthodique et fervent.
17Le premier chapitre, « The Shipwreck », fait coïncider l’arrivée des voyageurs avec celles d’Irlandais de Boston venus chercher les corps de leurs compatriotes noyés lors du naufrage du St John, survenu sur les hauts fonds au large de Cohasset. La grève est jonchée des fragments du vaisseau encore empalé sur les récifs, de lambeaux de vêtements et de corps. Contrairement aux familles des émigrants qui s’affligent du désastre, Thoreau fouille méthodiquement la décharge de la pointe de son parapluie. Les autochtones, quant à eux, pour qui chaque naufrage apporte son lot de récupération et chaque tempête sa livraison de varech fertile, ramassent les algues (weed), dont la désignation fait pourtant entendre la grinçante homonymie avec l’habit de deuil, sans se soucier des morceaux de chair humaine qu’elles charrient. C’est, dans l’ordre du récit, le premier contact avec la plage. Ici déjà le discours se brise, se partageant sans conciliation entre une effusion de sympathie envers ces émigrants fuyant la famine de l’Irlande natale, répétant le geste inaugural des Pères Pèlerins venus au Nouveau Monde dans l’espoir d’une terre promise, et le reflux de cette pitié endeuillée qui fait place à une description clinique des cadavres rangés dans leur boîte. Au cap se défait le mythe d’une Amérique accordée aux espérances d’un salut. Il n’y a plus à sauver, comme le font les chercheurs d’épave (wreckers), que ce qu’on peut encore trouver utile à la survie, signaler d’un croisillon de fortune ce qu’on récupèrera plus tard. « Sauver » (save) dans ce contexte, se limite à grappiller et mettre de côté un butin de fortune, avant qu’une nouvelle fois il n’aille à la mer, et qu’à nouveau celle-ci ne le rejette pour d’autres sauvegardes provisoires, sans salut éternel, sans visée d’au-delà. Arpentant le cimetière marin de la plage, le wrecker s’intéresse uniquement aux algues échouées (wrecked weed), qu’on appelle en français « varech » selon le même étymon. Les corps humains, gonflés ou déchiquetés jusqu’à l’os, ne sont pour lui qu’une variété d’algue dont il n’aurait pas l’usage. Le wrecker, comme l’indique la forme déverbative du substantif anglais, c’est celui qui « fait » l’épave, en la sélectionnant, en se l’appropriant. Et tandis qu’il s’affaire à brouetter l’algue, la séparant des chairs inutiles, il échoit au scripteur (writer) de recueillir dans le livre les restes humains pour faire de cette ruine son œuvre.
I saw many marble feet and matted heads as the cloths were raised, and one livid, swollen, and mangled body of a drowned girl,—who probably had intended to go to service in some American family,—to which some rags still adhered, with a string, half concealed by the flesh, about its swollen neck; the coiled-up wreck of a human hulk, gashed by the rocks or fishes, so that the bone and muscle were exposed, but quite bloodless,—?merely red and white—with wide-open and staring eyes, yet lusterless, dead-lights; or like the cabin windows of a stranded vessel, filled with sand.
19Cette division des tâches qui consiste en un tri du rebut concourt pourtant à la même œuvre, qui est une reconnaissance, une appropriation provisoire de la ruine, tant dans la prise composite du chercheur d’épaves que dans le livre comme recueil de fragments. C’est cela même que le philosophe est descendu voir au pied de ce promontoire dévasté (wasted) par les coups de boutoir de la mer, sur la décharge où les cadavres se décomposent (waste) et se mélangent aux bois flottés, à l’étoupe, aux touffes de laine et à tous les décombres des œuvres humaines.
But I wished to see that seashore where man’s works are wrecks, to put up at the true Atlantic House, where the ocean is land-lord as well as sea-lord, and comes ashore without a wharf for the landing; where the crumbling land is the only invalid, or at best is but dry land, and that is all you can say of it.
21Sur l’estran invalide, sans cesse mutilé par l’océan vaste et sauvage, s’exposent les dépouilles de l’art humain, « the waste and wrecks of human art » (929). L’affinité entre l’homme et la mer, qui n’a rien d’une parenté naturelle, se marque dans la longue flexion graphique qui laisse l’œuvre (work) décliner vers l’épave (wreck) sous l’érosion du vent (wind) et des vagues (waves) au gré d’une déclinaison des monosyllabes en w, et décompose son signifiant dans les débris où se mêlent bouts de bois (wood) et touffes (wads) de goémon (weed) ou de laine (wool). Le visiteur regarde cette exposition obscène, puis le texte recueille dans la dérive des mots (words) les rebuts de l’art vomis par la mer, et qu’il faut pourtant, à l’instar du wrecker, collecter comme les bris de la « culture humaine ». Comme le chercheur d’épaves se montre indifférent aux cadavres, (« indifferent as a clam »), le scripteur doit atteindre la neutralité de point de vue que requiert le spectacle du rivage. S’abstenant de conférer à l’océan une inhumanité qui n’appartient qu’à l’humaine condition, il se voit malgré tout, depuis le bord, produit par ce dehors inconnaissable. Ainsi les pensées qui nous traversent sur la zone franche de la plage où rien ne repose ni ne ment (lie), nous renvoient à nous-mêmes comme épaves, corps disparates de cette vaste morgue où se mélange au sable, aux crabes, aux carcasses des bêtes noyées, un humain en perte d’humanité indéfiniment brassé en un rebut chaotique. Face à la nature nue, il nous faut nous penser pourtant inhumainement produits par un océan qui ne pense pas — produits seulement comme son exsudation limoneuse, son suintement vaseux.
The sea-shore is a sort of neutral ground, a most advantageous point from which to contemplate this world. It is even a trivial place. The waves forever rolling to the land are too far-travelled and untamable to be familiar. Creeping along the endless beach amid the sun-squall and the foam, it occurs to us that we too are the product of sea-slime.
It is a wild, rank place, and there is no flattery in it. Strewn with crabs, horse-shoes, and razor-clams, and whatever the sea casts up,—a vast morgue where famished dogs may range in packs and crows come daily to glean the pittance which the tide leaves them. The carcasses of men and beasts together lie stately up upon its shelf, rotting and bleaching in the sun and waves and each tide turns them in their beds, and tucks fresh sand under them. There is naked Nature, inhumanly sincere, wasting no thought on man, nibbling at the cliffy shore where gulls wheel amid the spray.
23Une telle « pensée » n’est le fruit d’aucune d’analyse. Elle survient par surprise, à l’occasion d’un spectacle qui exproprie le spectateur et neutralise son point de vue. Recherchant les restes d’un corps, Thoreau croit d’abord voir un cairn, un indice de sympathie pour le mort, mais de près, le monument se résout en un monticule d’ossements insignifiants. Pourtant ces reliques humaines à peine exhaussées, sans attente de sépulture ni de résurrection, sont en consonance avec la plage, dans l’étrange sympathie sans pathos que scande le mugissement creux de la mer à elles seules adressé. Consonance de non-sens, incompréhensible entente (understanding) devant quoi la pensée de celui qui regarde se voit laissée en dehors de l’image que pourtant elle saisit, par où dessaisie, elle se surprend vue du dehors, d’un dehors sans pitié ni concorde. Régnant en maître sur la plage, le cadavre en expulse l’observateur tout comme la pensée et la peine sont contraintes, en imagination, de s’absenter de l’image. La pensée vient à la plage penser sa propre vacance.
[The bones] were alone with the beach and the sea, whose hollow roar seemed addressed to them, and I was impressed as if there was an understanding between them and the ocean, which necessarily left me out, with my snivelling sympathies. The dead body had taken possession of the shore, and reigned over it as no living one could. . .
25Le reflux des sympathies larmoyantes fait apparaître la beauté d’une impensable harmonie entre les os blanchis et la blancheur du sable. Déjà l’expérience liminaire du naufrage avait inauguré ce retrait : quelques jours après la catastrophe du St John, on a vu remonter à la surface un cadavre de femme, la tête encore couverte de sa coiffe blanche. Si pour le promeneur solitaire, le corps décomposé est d’abord une profanation du paysage, peu à peu pourtant s’esquisse l’intuition d’une affinité entre le cap blanc, tête de continent rongée par la mer, et le cadavre au couvre-chef blanc, l’un se rehaussant de l’autre. Il n’y a là nulle correspondance symbolique dont une méditation transcendantaliste pourrait tirer un signifiant profit, mais juste le partage d’une même syllabe, cap/cape, et des formes qui s’y altèrent pour de nouvelles compositions. Cette perception de symbiose entre l’humain en décomposition et le paysage tronqué, « premorse » dans l’anglais savant, requiert de la pensée semblable désaffection où s’oublient compassion et remords (remorse). Au terme du livre et du voyage, à Provincetown, le penseur s’émouvra du sort, qu’à la pointe du cap, on réserve à la « tête », dont il se plaît à rappeler qu’elle est le siège de la pensée. La rumeur dit qu’en ces confins où la morue est abondante et l’élevage difficile, il arrive qu’on nourrisse les vaches avec des carcasses de poisson. Pire encore, les bovins du cap auraient une prédilection spontanée pour les têtes de morue. Le lecteur d’aujourd’hui sera sensible à l’aberration écologique qui consiste à nourrir des herbivores avec des restes d’animaux. Thoreau, pour sa part, s’amuse d’une ressemblance entre la cervelle de la morue et le cerveau humain, poussant l’analogie jusqu’à représenter la plus noble partie de l’homme finissant, en queue de poisson, dans un estomac de ruminant.
It is rumored that in the fall the cows here are sometimes fed on cod’s heads! The godlike part of the cod, which like the human head, is curiously and wonderfully made, forsooth has but little less brain in it,—coming to such an end! to be craunched by cows! I felt my own skull crack from sympathy. What if the heads of men were to be cut off to feed the cows of a superior order of beings who inhabit the islands in the ether? Away goes your fine brain, the house of thought and instinct, to swell the cud of a ruminant animal!
27Là encore, il se joue plus dans la langue que dans l’image provocante d’un cerveau bien fait, celui d’un savant américain, Thoreau par exemple, venant grossir la panse d’un ruminant transcendantal. La promiscuité passe par l’extravagance d’une rêverie linguistique qui se déploie autour du phonème « cod », noyau de la variation cod/god/cut/cow/cud, — noyau séminal s’il en est, puisque « cod » la morue qui donne son nom au cap, est aussi la cosse contenant graines et semences. C’est encore une désignation obsolète du scrotum, par où la tête de morue (cod) rejoint la queue (coda). À l’autre extrémité de la chaîne alimentaire, « cud », le bol alimentaire régurgité de la première poche stomacale dans la bouche pour y être remâché avant cuisson lente (coddle) du cycle de la digestion, réserve un autre tête-à-queue : « to chew the cud », ruminer, ressasser, c’est encore l’affaire de la pensée. Sur cette tête en voie d’effondrement, le philosophe remâche l’effondrement de la pensée qui chute vers la bouche voire la langue d’un ruminant — langue d’un auteur nommé Thoreau qui rumine peut-être comment l’anagramme prestigieux de l’écrivain, « author », ne jugule pas l’autre signifiant, « taureau », son nom de bête, pris au pied de la lettre (Tissot 308).
Pensée littorale
28Ces deux régimes analogiques, author/taureau, tirent le signifiant à hue et à dia, et divisent l’écriture entre un rêve de méticulosité cérébrale et le consentement à une langue plus primitive, traversée seulement du désir de laisser la nature s’écrire elle-même, dans la sauvagerie de ses signes. Cape Cod n’est pas à court de procédures comparatives par lesquelles la pensée cherche à prendre ses repères dans un pur désert de sable qui met les sens en déroute par des illusions optiques confinant au mirage. La figure de l’analogie participera alors de l’effort d’accommodation perceptif ou intellectif que sollicitent la lecture du lieu et la volonté de le réduire à la raison humaine. Thoreau donne un bel exemple de cette démarche réductionniste avec l’anecdote de cet homme de Long Island qui utilisait l’écartement de ses jambes comme les branches d’un compas pour évaluer la distance qu’il pouvait franchir d’un bond. Cette pensée géomètre, qui croit aux mesures fantaisistes obtenues selon la parallaxe rudimentaire de l’angle des jambes, ne trompe guère l’arpenteur qu’est Thoreau. Lui-même pourtant cède à pareille tentation poussant la réduction à son terme le plus drastique en pensant l’océan sous le rapport plus bénin d’un grand lac : « The ocean is but a larger lake » (936). Certes l’analogie conjure les visions sublimes d’un océan sans fond, ou plus terrifiantes encore, des continents noyés qui gisent dans ses fosses. Mais sa simplicité lapidaire rend si patente sa ruse conjuratoire qu’elle la déjoue. Le but du voyage comme celui du livre est de poser ces analogies pour mieux les défaire. Car l’océan qu’on est venu voir, celui qu’il faut écrire, fait oublier la terre des hommes. « But the ocean was the grand fact there, which made us forget both bayberries and men » (921). Le plus souvent en effet, les figures de Cape Cod contribuent à ébranler toute confiance dans le travail de la métaphore pour combler la brèche entre la nature et l’esprit. Elles transcrivent moins une correspondance entre les faits naturels et les faits de l’esprit qu’elles n’accomplissent leur dissociation. Selon un jeu de mots fameux du texte, l’écriture sur le cap est l’expérience littérale et littorale de cette discontinuité. Pourtant, si la nature est techniquement ce qui reste hors de portée des mots, si écrire c’est décrire l’impensable, dans l’excès de la langue, sa luxuriance ou ses lapsus, l’écrivain s’abandonne à ce qui de la nature l’excède. C’est en quoi il lui faut encore, comme le pêcheur, lancer sa ligne dans un Atlantique dont il n’importe ni de connaître le fond ni de ne rien ramener : « It was literally (or littorally) walking down to the shore, and throwing your line into the Atlantic » (931). Et le pêcheur, sur le littoral, se fait poète, jetant littéralement à la mer, en un seul mot (line) sa ligne et ses vers.
29L’analogie littéral/littoral n’est pas l’élucidation de la plage et de ses aspérités dans le flux transparent de la pensée mais l’inscription littérale de leur différence, d’une contiguïté sans autre partage que celui d’une graphie. Tous les registres de la lettre dans Cape Cod, qu’ils exhibent le prestige des Belles-Lettres, la fable populaire, ou l’impuissance de la langue dans de frustes onomatopées, (« blow, blow, blow, — roar, roar, roar, — tramp, tramp, tramp » 984), témoignent d’un acquiescement à l’écriture comme remontée vers la source qui l’inspire — le cap est « la source des sources » —, ou comme descente vers l’origine obscure de son désir. Venu se frotter au bras nu du continent, l’homme qui se tient debout sur le cap met l’Amérique derrière lui. Ce sont les derniers mots du texte : dans une humble et superbe posture, le penseur, debout sur le promontoire où débarquèrent les pèlerins, se détourne de l’origine mythique de la nation, tourne le dos à l’Ouest, à l’Eldorado californien où, au même moment d’autres pensées conquérantes, poussent nombre de ses contemporains, continuant l’aventure puritaine. Adossé contre cette fragile érection de sable, le penseur abdique la souveraineté frontale de la pensée pour se laisser prendre par le continent qu’il a dans le dos.
30Descendant sur la plage où les choses se montrent ne renvoyant qu’à elles-mêmes, où la douceur du sable n’a de comparable, par une admirable métonymie, que celle de la plage, la pensée se met en vacance d’un devoir de symbolisation. Lorsque ces liens se défont, s’ouvrent alors d’autres ressemblances fabuleuses, tel ce marcheur qui, vu de loin, prendra l’allure improbable d’une palourde à chapeau, tel ce gant rejeté sur le rivage qui, rempli de sable, produit l’illusion consistante d’une main, donne plénitude, moins aux formes, qu’à leur formation. Affranchie par le dénouement des analogies, la pensée, en classe de mer, est libre de prendre, comme le dit un autre jeu du texte, sa récréation ou recréation poétique, et la perception de se fasciner aux merveilles du cap et à ses compositions grotesques : la haute dune est une banque de visions, bien différente de la banque de Provincetown que l’on soupçonne les voyageurs d’avoir cambriolée. Ils n’auront en tout et pour tout dérobé à la dune que quelques galets et le matériau de la présente histoire. Il n’y a là ni capital ni spéculation : comme on jette les galets les uns après les autres au fil de la marche, on voudrait que l’histoire s’efface à mesure qu’elle s’écrit, qu’elle se fasse aussi branlante et labile que son objet, et qu’ainsi elle entame la déprise de la pensée. C’est pourquoi il faut prendre son temps et contempler tout à loisir, oisivement même, l’œuvre rapide et éphémère de la mer qui, au perdant, découvre le sable natté d’une illisible trame juste bordée d’un ourlet distinct qui délimite l’ouvrage accompli, promis à la recréation par la vague qui vient. À la sténographie de l’œuvre marine seule doit répondre, sur l’étroite marge du cap, la longue et oisive contemplation humaine. C’est cette oisiveté, qui est à la fois une vacance de l’esprit et un loisir du corps, que consacrent, et la marche dans le temps de l’excursion, et après coup, l’œuvre d’écriture.
31Toute la fin du livre est une méditation sur le sable, non comme objet de réflexion, mais plutôt à même le sable, voire enfouie dans le sable. Quelques jours après la baignade sur la côte rocheuse de Cohassett, il y aura, dans un creux d’eau abrité de la face atlantique, un véritable bain de sable qui, au rythme de l’entrée du flot couvre et découvre les baigneurs. C’est la version humide du même sable avec lequel l’écrivain séchera l’encre des caractères sur la page. La bonne mesure (gill) qu’il rapporte à Concord dans ses souliers pourrait suffire à sabler des pages et des pages, celles du livre à venir, Cape Cod, sans doute. À nous d’imaginer la poudre poreuse couvrant les chiffres de la pensée à mesure qu’elle se dépose sur la page d’écriture. À nous de nous figurer l’écrivain comme il s’éprouve après son retour, vivant dans une conque, devenu mollusque, conque de Vénus, animal à branchies (gill). Plus de coquille collée à l’oreille maintenant : c’est son propre corps, au bout du voyage, qui a passé tout entier dans le coquillage, pour le temps que durent les influences du lieu. De là, il entend encore le rugissement de la mer, « rut » dit-on dans le parler vernaculaire. Et la pensée pourrait s’épancher comme giclent les grandes praires qui lancent loin leur jet et trouent le sable d’un graphisme exposant seulement le mystère de leur chair inassimilable. Voir la plage comme page, c’est y inscrire ses impressions comme le marcheur marque ses empreintes là où le sable est le plus dur, en lisière de l’eau qui les comble d’écume au gré du ressac. Si la marche est ici comme ailleurs chez Thoreau — dans l’essai « Walking », entre autres — un analogue de l’écriture, la marche dans le sable invite à rêver une relation inédite entre l’écriture et la pensée. L’arpenteur sur la plage ne vient pas apposer les chiffres du géomètre sur le paysage. Il ne le compte ni ne le raconte. Contrairement à l’homme de Long Island qui croyait en une géographie à mesure humaine, Thoreau, marchant, prend pour seule mesure un « sentiment » du corps par où le cap s’offre à lui : la fatigue qu’il sent dans les jambes ou encore le plaisir de pénétrer le sable doux et meuble qui glisse et entrave l’ascension de la dune, qui ne vous laisse monter que si vous voulez bien vous enfoncer, et qu’on jubile de sentir entrer dans ses souliers. Dans ses ultimes pages, Thoreau donne à cette plage le nom qu’elle n’a pas : il la nomme « Plage du cap Cod ». Nom de la plage : Plage. Geste minimal d’une écriture littérale et littorale qui couche la pensée sur le rivage.
Bibliographie
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