Couverture de ETAN_571

Article de revue

Seuils, mer, rivages

Pages 2 à 9

Still the same ocean round us raves,
But we stand mute and watch the waves.
(Matthew Arnold, Grande Chartreuse, 125-26)

1Les articles qui suivent ne sauraient donner qu’une vue fragmentaire de la poésie victorienne. Il eût fallu, en effet, beaucoup plus d’espace ne fût-ce que pour effleurer son extraordinaire diversité de thèmes et de formes, et pour élever à leur juste place les poétesses, à commencer par Elizabeth Barrett Browning et Christina Rossetti, les deux grandes absentes du recueil. Héritière du Romantisme, dont elle reprend, dans un contexte historique transformé, les problématiques majeures (nature et fonction du poète, spécificité, voire légitimité, de la création poétique dans un monde de plus en plus soumis au désenchantement) tout en les infléchissant, les reformulant et les critiquant, la poésie victorienne est, éminemment, celle du seuil, de la limite, du rivage ; elle apparaît comme prise entre flux et reflux : face au passé qu’il faut assumer, célébrer certes, mais aussi reconsidérer et dépasser ; face à un avenir qui confusément se profile à l’horizon, sous les espèces du Symbolisme de la fin du siècle et, au-delà, de la poésie moderne. Seuil, limite, rivage ; ce sont là des sites paradoxaux, traversés par la dualité : soit travaillés par une nostalgie teintée de désespoir, soit animés par une confiance en la poésie elle-même, en sa textualité, en ce que je suis tenté de nommer, pour des raisons qui s’éclaireront, l’océan de ses signifiants.

2Le premier régime de la poésie victorienne, celui, puissamment mélancolique, du reflux, est probablement incarné par Matthew Arnold (autre grand absent du recueil) et je ne peux, ici, résister (comblant, par là-même, cette lacune) à l’envie de citer en entier « Dover Beach » (1867), grand poème victorien de l’aliénation culturelle qui frappe le poète (plus généralement la culture occidentale), aliénation que la langue anglaise nommerait « estrangement » :

3

The sea is calm to-night,
The tide is full, the moon lies fair
Upon the Straits;—on the French coast, the light
Gleams, and is gone; the cliffs of England stand,
Glimmering and vast, out in the tranquil bay.
Come to the window, sweet is the night air!
Only, from the long line of spray
Where the ebb meets the moon-blanched sand,
Listen! you hear the grating roar
Of pebbles which the waves suck back, and fling,
At their return, up the high strand,
Begin, and cease, and then again begin,
With tremulous cadence slow, and bring
The eternal note of sadness in.
Sophocles long ago
Heard it on the Aegean, and it brought
Into his mind the turbid ebb and flow
Of human misery; we
Find also in the sounds a thought,
Hearing it by this distant northern sea.
The sea of faith
Was once, too, at the full, and round earth’s shore
Lay like the folds of a bright girdle furl’d;
But now I only hear
Its melancholy, long, withdrawing roar,
Retreating to the breath
Of the night-wind down the vast edges drear
And naked shingles of the world.
Ah, love, let us be true
To one another! for the world, which seems
To lie before us like a land of dreams,
So various, so beautiful, so new,
Hath really neither joy, nor love, nor light,
Nor certitude, nor peace, nor help for pain;
And we are here as on a darkling plain
Swept with confused alarms of struggle and flight,
Where ignorant armies clash by night.

4Il ne saurait être question d’offrir ici une lecture systématique de ce poème, mais seulement de faire ressortir brièvement (et selon le registre de l’empathie) le sentiment de la rupture qui l’habite, de cette faille où s’accroche, précairement, la pensée arnoldienne de la poésie, plus généralement de la culture, l’une et l’autre fissurées par ce sentiment de l’altérité du monde que le locuteur-spectateur exprime avec une évidence attique, avec une économie classique de la diction et de la prosodie conférant toute son intensité à la mélancolie (perte, nostalgie, endeuillement) qui le parcourt. Poème méditatif que « Dover Beach », dans la grande tradition d’un genre qui s’éloigne avant de faire naufrage, énoncé selon ce mode élégiaque qui est le plus naturel à Arnold, poème où, dans un fragile retrait qui serait l’ultime gage d’une stabilité et d’une permanence, une voix parle, à l’autre (« love », 29) et à soi-même. Cette voix affirme la présence d’un sujet plénier, conscient, percevant et sentant, inséparable du motif de la fenêtre (« window », 6), source unifiante du regard et de l’écoute, véritable métaphore de la personne (phénoménologique, morale, philosophique), point d’origine de ce tableau (marine nocturne, en vérité) où vacille et s’éteint (« the light / Gleams, and is gone », 3-4) rien de moins que la grande tradition de la poésie occidentale. Poème qui découpe ses quatre blocs comme autant de récifs face à la mer et qui, simultanément, déroule, dans le flot tremblant de sa profération triste, sa pensée résignée et non dénuée de grandeur : calme sérénité d’un simple moment contemplatif tel que la poésie l’a si souvent célébré (« The sea is calm to-night, / The tide is full, the moon lies fair / Upon the Straits; », 1-3) ; imperceptible défiguration de cette plane plénitude par l’étrange crissement (« the grating roar », 9) qui, comme la partie basse dans une partition, vient hanter le rythme éternel (proprement poétique) des vagues, y « di-sonner » comme une étrange mécanique au cœur de l’éternité du ressac ; détour, par delà deux millénaires, jusqu’à la figure tutélaire de Sophocle, le grand tragique grec de la misère de l’homme, auteur d’Œdipe à Colone (œuvre à laquelle il est fait, comme à des initiés, discrètement référence) ; méditation poétique hic et nunc qui, par le truchement de Marvell (« But now I only hear », 24) et de Milton (« for the world which seems / To lie before us », 30-31), s’achève en déclinant (avec une insistance presque hypnotique, « neither … nor … nor … / Nor … nor … nor … », 32-33) la dépossession de l’homme de ses valeurs jadis (et même naguère) les plus certaines. Poème de l’instant (« spot of time ») qui, alors même qu’il s’apprête à livrer le sentiment d’une plénitude, se désenchante pour ne donner à voir que l’épiphanie tragique de la dénudation du monde sans Kosmos, déshabillé de sa parure, de cette « foi » (moins religieuse qu’humaniste et poétique) que le cœur du poème vient célébrer (comme en un ave atque vale) en des vers magnifiques où la plénitude sonore n’a d’égaux que l’harmonie de la syntaxe et le sentiment de l’élévation : « The sea of faith / Was once, too, at the full, and round earth’s shore / Lay like the folds of a bright girdle furl’d » (21-23). La mer, pour Arnold, ouvre l’universel spectacle d’un monde dé-culturé dans la mesure où il apparaît dé-poétisé, livré à la dure et lisse matérialité d’individualités réduites à des atomes (« pebbles », « shingles »), mais aussi à la lutte et au conflit, à ce « struggle for life » dont Darwin vient d’émettre la déflagrante hypothèse (et comment, derrière l’allusion à l’ami disparu, Arthur Hugh Clough, ne pas entendre la fatale résonance de ce nouveau monde dans les deux derniers vers : « Swept with confused alarms of struggle and flight, / Where ignorant armies clash by night » ?). Comme exilé (« Wandering between two worlds, one dead, / The other powerless to be born », Grande Chartreuse, 85-86), le poète ne peut contempler que le spectacle d’un enténèbrement (« on a darkling plain », 35). Le monde ne s’habite plus poétiquement ; même la sublime grandeur grecque entre en écliptique ; et la beauté, elle-même, n’était, peut-être, qu’une illusion, qu’une parure sacrée nimbant l’orbe de la Terre pour le rendre humain et vivable. Parure aujourd’hui arrachée, mais dont il faut, pourtant, toujours célébrer la possible présence, tant il est vrai que, pour Arnold, après Hölderlin et en attendant le Heidegger de la Kehre, nous avons besoin de poètes en temps de détresse.

5La mer fascine également Swinburne, peut-être le plus grand poète victorien par ses intuitions et sa pratique résolument moderne de l’écriture. J’entends ici le Swinburne de Poems and Ballads, Second Series (1878), de Songs of the Springtides (1880) et, plus encore, de A Century of Roundels (1883), recueils qui me semblent exemplaires du second régime de la poésie victorienne. La mer est un motif majeur de la création swinburnienne non seulement parce qu’elle s’incrit dans ce complexe propre au poète dont Gaston Bachelard a fait la magistrale description, mais, surtout, parce que, réceptacle de Sapho et de son inspiration, elle vient symboliser le poème (sa multiplicité sonore et harmonique) ainsi que l’idéal du poétique. Il faudrait ici prendre en compte certains aspects décisifs, et voir, en premier lieu, que la mer est, dans la vision swinburnienne, le lieu épiphanique de la poésie, où se révèlent, par la contemplation extatique, sa nature et sa fonction prophétique. Telle est la signification des ouvertures de « In the Bay » et de « On the Cliffs », par exemple, présentations d’une zone intermédiaire et frontalière où se donne la vision dans un clair-obscur crépusculaire. Mais elle est aussi le lieu de naissance de tout grand poète, comme dans « Thalassius », poème autobiographique traitant, sur le mode symbolique, du devenir-poète, et faisant du moi poétique le produit de l’union du soleil (Apollon) et de l’océan. Elle apparaît, surtout, comme la métaphore de la musique du verbe, la synthèse du chant de tous les grands poètes à l’unisson de l’inspiration saphique ; ainsi dans « In the Bay », où la voix, à la recherche de « the place of souls that I desire » (12), déclare : « There, might we say, all flower of all one seed, / All singing souls are as one sounding sea » (XXII, 131-132). Telle est la parole océanique, chant total de tous les poètes que « On the Cliffs » (texte essentiel pour comprendre la révélation saphique, puisqu’il évoque la synthèse du soleil, de la mer et du rossignol) appelle « The same sea’s word unchangeable » (77), parole inspirée « blown usward ever from the sea » (73).

6L’image de la mer comme espace du poétique reste, de façon remarquable, un percept, voire un affect, car rien n’y est dit d’autre que la parole obscure de la poésie et de ceux qui la transmettent. Sa signification reste indécise du fait même de sa pluralité. Voilée et virtuelle, elle est affaire de lecture et d’interprétation, prise dans le silence de la plénitude, d’un absolu excédant la parole. S’annoncent alors une pratique de la suggestion et, dans le mouvement du poème s’écrivant, l’attente d’une lecture co-créative qui irait (« usward ») jusqu’à faire éclore le poète dans le lecteur. Telle pourrait être, d’ailleurs, la raison de cet art du prolixe et du diffus, du diversifié et du contradictoire, du purement sonore et purement rythmique, qui caractérise l’écriture swinburnienne. Lire Swinburne (au-delà, une grande partie des poètes modernes, peut-être) consisterait moins à expliquer mots, vers et figures qu’à se laisser porter par les vagues de leurs entrelacs. Bien des poèmes suscitent ce genre de lecture projetée par l’écriture. J’en donnerais un exemple en citant un extrait (particulièrement exemplaire) de A Century of Roundels, intitulé « Plus Intra » :

7

Soul within sense, immeasurable, obscure,
Insepulchred and deathless, through the dense
Deep elements may scarce be felt as pure
Soul within sense.
From depth and height by measures left immense,
Through sound and shape and colour, comes the unsure
Vague utterance, fitful with supreme suspense.
All that may pass, and all that must endure,
Song speaks not, painting shows not : more intense
And keen than these, art wakes with music’s lure
Soul within sense.

8À quoi renvoient, précisément, ces deux adverbes latins, vers quoi, à l’intérieur de quoi, faut-il s’avancer davantage ? Le poème se donne, dès l’abord, comme énigme ; dès le seuil qu’est son titre, il parle avec les mots d’une autre langue. De plus, qu’entendre par « soul » (âme, esprit, essence… ?), par « sense » (les sens, les sensations, les perceptions, le sens ou la signification… ?), par « soul within sense » ? Il n’est pas aisé de mettre des contenus clairs et distincts dans les mots ; y a-t-il, d’ailleurs, un contenu à découvrir ? Le développement livre, cependant, une piste : « sound and shape and colour » (6), « song », « painting » (9), puis « art » (10) avant d’évoquer à nouveau le mystérieux « Soul within sense » qui vient clore le poème. Il s’agit d’un texte sur l’art, et même, par le truchement d’une métaphysique des rapports entre le spirituel et le matériel, sur le sens à dire et la forme qui le dit ou cherche à le dire. Ainsi, tous les sémantismes (ou peu s’en faut) de « soul » et de « sense » viennent s’agglutiner : le problème de l’art est celui des rapports de « traductibilité » entre l’âme, l’esprit, l’absolu, l’essence, et les sens, les sensations, les perceptions, la forme. Problème de poétique et d’esthétique pure, qui met en jeu la pureté de l’esthétique poétique.

9La structure strophique du roundel donne au texte son schéma circulaire, lui confère sa récursivité phonique, et construit (grâce à son organisation en épanadiplose), un espace d’inclusion et de com-position. Cependant, dans ce double bouclage marqué par le retour du refrain (strophe I, puis strophes I et II), s’opère une transformation. La strophe I se présente presque comme une assertion métaphysique. Elle pose l’irréductibilité de « soul » et de « sense », du spirituel et du sensoriel. L’esprit ou l’âme est illimité(e) (« immeasurable », polysyllabe à l’allongement remarquable), « obscure », c’est-à-dire qui demeure invisible, ne peut être atteint(e), éternel(le) (« deathless »), et surtout « Insepulchred ». Plusieurs sens se dégagent ici : l’âme meurt dans les sens, mais, également, en un renversement de la symbolique du Saint Sépulcre, ne peut y trouver la possibilité de sa résurrection. Elle y vit donc comme dans un tombeau, car Swinburne fait de « in » à la fois un préfixe négatif et un préfixe indiquant le lieu. Dès lors, la strophe semble s’éclairer : l’âme, l’esprit, l’essence ou le sens ne peuvent être exprimés par les « dense / Deep elements », soit par l’épaisseur de la matière, qui est, aussi, notons-le, extraordinaire potentiel de richesse (« Deep »). La forme contient le sens en sa totalité (le texte pose d’ailleurs d’emblée « Soul within sense ») mais reste un obstacle à sa traduction correcte. D’où « may scarce be felt as pure » (3), construction qui articule tout le problème : modalité d’incertitude renforcée par l’adverbe et, par conséquent, réduction de la connaissance à une impression générale (« felt »), à une sorte d’intuition. Swinburne reprend ici la problématique de « A Nympholept », celle de la présence-absence, du silence sonore. Dès la strophe II, le problème métaphysique de la saisie de l’âme dans le matériel se spécifie en celui de la lecture du texte poétique, la triade « sound and shape and colour » suggérant les trois versants de la composition poétique selon Swinburne, le musical, le sculptural et le pictural. Il s’agit d’une évocation de l’apparition du sens, l’inversion syntaxique qui structure les vers 5-7 (« From … by … / Through … comes unseen / Vague utterance », avec un étirement démultiplié par l’enjambement) suggérant le hasard de cette émergence. Plusieurs éléments demandent, cependant, explicitation. D’abord, bien sûr, le triplet adjectival (« unseen », « vague », « fitful ») qui nous renvoie à l’indécision du sens transmis. L’adjectif « vague » (placé à l’incipit du vers 7) offre un très bon exemple du jeu de mots signifiant dans la pratique swinburnienne. Au sens littéral (vague, incertain, indistinct) s’ajoute le sens figuré induit par l’étymologie : « to vague », errer, et, plus précisément encore, « vaguer », soit être semblable à une vague. L’indécision du sens commande la forme que prend la parole poétique (« utterance »), et c’est le texte d’un autre « roundel », « The Singing Lesson », qui nous en donne la nature exacte, puisque du vrai chant poétique Swinburne nous dit :

10

As the turn of a wave should it sound, and the thought
Ring smooth, and as light as the spray that disperses
Be the gleam of the words for the garb thereof wrought.
(5-7)

11Le poème suit le rythme de la mer et de la vague ; il est structure du retour ou de l’incessante continuité, suite de moments, rondes formelles qui viennent faire carillonner le sens (« Ring », où, en une remarquable tropologie, se dit aussi la récursivité). D’autre part, le tissu verbal lui-même est métaphorisé par l’embrun (« spray »). Il faut suivre le texte à la lettre, et voir dans la dispersion des mots, celle du sens (« gleam »). De même, dans la deuxième strophe de « Plus Intra », le sens traverse la forme (« through ») comme l’esprit traverse la matière à laquelle il devient immanent (« Soul within sense ») ; mais il ne se dit pas de façon compacte : du tombeau de la matière ou forme (« Insepulchred ») il émerge en gerbes, se dissémine dans le poème, couvre la surface du texte en constellations et étoiles. Le mythe saphique débouche sur une pratique textuelle très moderne. Le vers 5 nous renseigne à cet égard : « by measures left immense ». L’écriture consiste à métamorphoser ce qui est limité en un illimité : les mesures (les pieds de la prosodie, les accents… mais, aussi, plus généralement, ce qui délimite et définit, les signifiants) sont, nous dit le texte, « left », c’est-à-dire déposées, laissées là : traces (et non plus signes pleins), surfaces cachant sédimentations et réseaux, et, par conséquent, plongeant le texte dans ce que Mallarmé nomme l’« interminable ». D’où, « fitful with supreme suspense », expression oxymoronique riche de sens (durée et suspension, éclairs et fugacité) sur laquelle se conclut la strophe : l’art consiste à suggérer, chaque lueur nous pousse vers un sublime, se suspend en une stase qui ouvre sur l’illimité des significations.

12« Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit », disait Mallarmé. Swinburne est ici à son école. Aussi l’ultime strophe vient-elle définir la nature même d’un art poétique. Le chant et la peinture ne représentent pas (« Song speaks not, painting shows not », 9), ne viennent jamais nommer un signifié ou un contenu précis. Là encore, l’idée est mallarméenne : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance d’un poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu, le suggérer, voilà le rêve. » Tel est le sens des trois derniers vers de « Plus Intra ». L’art se caractérise par son intensité (« more intense », 9) ; comprenons par cet adjectif que l’art est profond, qu’il fait ressortir les choses, qu’il les éclaire, les pénètre de sens (« Keen »), mais, aussi, qu’il est « in-tense », qu’il opère une tension à l’intérieur, qu’il va au fond (« Plus intra ») et qu’à partir de là il exerce sa force de suggestion (« wakes »), force magique (voir « music’s lure », 10) qui nous fait voir, percevoir et sentir le sens dans la forme, indissolublement lié à elle (« within », c’est-à-dire, ici, dans son tissu). L’art est épiphanique, il manifeste une invisibilité et un silence interminables, nous donne accès, dans une lecture devenue vertige et entretien infini, aux « measures left immense ». Il s’ouvre, de façon maximale, au lecteur-écouteur-spectateur, et propose le nouveau prophétisme de l’infini possibilité du sens. Idée moderne faisant du poème un espace textuel proprement océanique.

13Reste un dernier aspect, important : celui de l’artiste, du sujet ou de la voix poétique. Swinburne n’en dit pas un mot ; le poème donne son sens au passif, comme par le jeu du langage ; il ne fait qu’en déposer les possibilités. Cette disparition du poète en tant que porteur du message est abordée plus explicitement dans The Roundel. Là aussi le passif sans agent domine car « A roundel is wrought » (2), et Swinburne d’ajouter, de façon significative : « with cunning of sound unsought » (2). La formule vient de Shelley en ligne directe, de l’invisible « skylark », alouette qui représente le poète absolu et idéal, dont le chant inonde le monde et se laisse entendre comme « unpremeditated art ». Chez Shelley, c’est un rêve du dire absolu qui s’énonce, celui du sens parfait que les signifiants ne viendront pas défigurer. La même idée est présente chez Swinburne, mais elle va au-delà car elle laisse toute l’initiative du sens au langage lui-même. Cet idéal du lyrisme impersonnel est foncièrement mallarméen :

14

L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques.
Comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase.
(Crise de vers)

15Le langage poétique n’exprime plus, ne représente plus, ne dit plus tout à fait, mais suggère. Écrire, c’est donner à sentir et à explorer la plénitude du silence.

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