Notes
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[1]
Muriel Bradbrook. Themes and Conventions of Shakespearian Tragedy. [1935] Cambridge: Cambridge UP, 1969. 97-8.
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[2]
Il me revient à la mémoire un dessin humoristique publié jadis dans le New Yorker. On y voyait un accessoiriste de studio entouré d’un certain nombre de centaures, et un réalisateur hollywoodien qui trépignait de fureur et hurlait : « You fool! I said senators, not centaurs! ».
1La profusion d’adaptations auxquelles ses pièces ont donné lieu dans les studios ne prouve pas en soi que Shakespeare ait eu la prescience du septième art. On pourrait soulever la même hypothèse et donner la même réponse à propos des nombreux romanciers, y compris de ceux qu’on n’attendait pas au générique, tels que James, Proust ou Joyce, qui ont donné des idées aux producteurs, de même que les contes, les épopées, les chroniques, et même des poèmes, comme The Charge of the Light Brigade de Tennyson, ou Gunga Din de Kipling. Naturellement un grand nombre de pièces de théâtre ont fourni de la matière première aux scénaristes. Cela donne parfois des résultats étonnants, par exemple le Lady Windermere’s Fan de Lubitsch, film muet réalisé en 1925 à partir d’une comédie de Wilde dont le principal ressort semblait de nature verbale. Mais il s’agit d’un film de Lubitsch, non de la pièce de Wilde ; tout a été reconstruit, repensé pour le cinéma, de même que The Circle, de Borzage, d’après Maugham, ou les deux films réalisés par René Clair d’après Labiche. Ce ne sont là que quelques exemples. Shakespeare lui-même et la plupart de ses confrères, à l’instar des librettistes d’opéras, des fabricants de séries télévisées, voire des peintres et des dessinateurs, ont donné l’exemple du perpétuel recyclage que subit la littérature narrative et dramatique. Ni Plaute, ni Plutarque, ni Boccace, ni Chaucer, ni Holinshed, ni Bandello, ni Cinthio, ni Lodge, ni Greene, ni aucun autre des participants à l’intertextualité séminale ne sont les auteurs des pièces attribuées à Shakespeare, pas plus que ce dernier n’est l’auteur ni le précurseur des musiques, chorégraphies, peintures et illustrations que ses œuvres ont inspirées. Il n’est pas non plus l’auteur des transpositions opérées par un Kurozawa, ni des avatars que ses œuvres ont subis sur la scène ou à l’écran. Inversement, des auteurs tels que O’Neill ou Williams ont produit des pièces qui se sont coulées dans le moule cinématographique, peut-être parce qu’elles avaient été en partie conçues sous l’influence de cet art. De même, des réalisateurs comme Elia Kazan ont pu passer de la scène au studio, prouvant qu’il existe des filiations entre le théâtre et le cinéma, ce que personne n’a jamais mis en doute. C’est peut-être avec de tels auteurs que Shakespeare présente des affinités.
2Un fait s’impose et peut surprendre : ses œuvres passent l’écran, alors que leur langage tourmenté, versifié, archaïque, semble constituer un obstacle. La raison est que certains aspects de sa dramaturgie préfigurent la représentation cinématographique d’une diégèse. Cela concerne autant l’élaboration du scénario que la mise en espace et en mouvement au stade de la réalisation, ainsi que le montage, au sens large, sans oublier la place dévolue aux acteurs. Incidemment cette courte énumération rappelle que le cinéma est en grande partie un art collectif, ce qui semble soulever une objection, l’éminence littéraire de Shakespeare renvoyant dans l’ombre ses collaborateurs éventuels. Mais à certains égards le théâtre est aussi un art collectif, les acteurs, les costumiers, les décorateurs, les musiciens, le régisseur, apportant leur contribution. Même si on admet que Shakespeare est l’auteur unique des œuvres publiées sous son nom, il est traditionnel de lui attribuer une certaine impersonnalité, une sorte d’objectivité extravertie. Malgré l’originalité reconnaissable de son style, l’attention du public se porte sur les personnages et sur l’action, non sur l’auteur, qui semble s’effacer derrière le spectacle, de même qu’il respecte ses sources avec une fidélité peu commune, comme s’il se bornait à un rôle de présentateur ou d’illustrateur. C’est à la lecture que sa pensée personnelle apparaît dans toute sa spécificité, quoique se refusant à toute évaluation définitive et donnant lieu à une multitude d’interprétations. Son objectivité convient à l’objectif de la caméra. D’autre part sa fidélité au matériau historique, légendaire ou romanesque d’où il tire ses intrigues, et qu’il refuse de réduire aux épures concentrées selon l’idéal classique, produit un effet quantitatif : le foisonnement des personnages et des actions, l’extension dans le temps et dans l’espace, la référence à des événements historiques, font penser au septième art et légitiment l’entreprise des cinéastes tentés par l’aventure shakespearienne. Il s’agira ici du cinéma parlant, encore que la plupart des composantes de la grammaire cinématographique remontent aux grands inventeurs que furent les Griffith, les Eisenstein, les Murnau. Toutefois, un film muet d’après Shakespeare n’est pas une pièce de Shakespeare. Il serait incongru de dissocier ses œuvres de leur poésie verbale, de leur éloquence, de l’impact vocal, qui extériorisent les ressorts intérieurs du comportement et de la pensée. Le cinéma doit beaucoup de sa popularité au charisme des acteurs, que rehaussent le grossissement des visages et, depuis l’avènement du son, l’amplification de la voix. La puissance et le rayonnement qui émanent des personnages shakespeariens demandent à être incarnés par des monstres sacrés, qui se trouvent à leur place sous les projecteurs et dans l’axe des microphones. Leur démesure est à la mesure du grand écran.
3La conception du drame shakespearien, articulé en scènes plus qu’en actes, annonce le découpage en séquences. Dans certaines éditions contemporaines, quartos ou folio, une division en actes est parfois inscrite dans le texte, parfois simplement ébauchée, ou interrompue, ou absente. La division en actes, au nombre de cinq quand elle existe, rend hommage à la tradition ou permet une répartition arithmétique en blocs de durées à peu près égales, plus qu’elle ne correspond à une nécessité dramatique ou à une forme intrinsèque. Il n’y avait pas d’entractes ni de pauses, semble-t-il, sur la scène élisabéthaine — pas plus qu’au cinéma, soit dit en passant, à part dans certains incunables — ce qui rend la division en actes purement conventionnelle. En revanche la suite des scènes, qui contrairement aux actes ont des durées très inégales, comme il convient au rythme dramatique, coïncide avec le déroulement du spectacle. Alors que dans le théâtre classique une nouvelle scène commence dès qu’un personnage entre ou sort, notion qui découle d’un concept mental plus que théâtral, dans Shakespeare la scène en tant qu’unité dramatique correspond à ce que la terminologie moderne appelle un tableau. Toutefois le mot séquence convient mieux, puisqu’il contient l’idée d’une tranche temporelle, d’un mouvement, contrairement au statisme pictural qu’évoque le tableau. Il est vrai qu’on peut le soupçonner de contenir à l’avance le but de la présente démonstration, par son appartenance au vocabulaire cinématographique. Il existait cependant avant l’invention du cinéma, mais celui-ci se l’est approprié, avec justesse, puisqu’un film est constitué d’un enchaînement de plans, et que ces plans se groupent le plus souvent en une suite de structures narratives ou dramatiques, voire picturales, caractérisées par une certaine unité d’action, de temps et de lieu. Dans Shakespeare l’action est presque toujours entamée in medias res, non pas seulement dans la scène d’exposition, mais tout au long de la pièce. On assiste d’autre part à une succession de scènes qui contrastent par le ton, le lieu, le type de population représenté, et s’enchaînent sans transition, de sorte qu’il en résulte un effet de juxtaposition rapide et heurtée qui annonce la narration cinématographique et facilite la pratique des ellipses narratives ainsi que les techniques les plus récentes, car le cinéma actuel a presque abandonné le procédé du fondu enchaîné, jugé désuet et d’ailleurs coûteux à réaliser, de sorte que le passage d’une séquence à l’autre se fait de façon abrupte, même quand le contenu référentiel du scénario implique un saut dans le temps et dans l’espace. Dans Shakespeare, l’ingéniosité du découpage n’est pas soulignée avec ostentation. Malgré les contrastes plus ou moins cocasses ou saisissants, parfois rehaussés d’ironie dramatique, les scènes se suivent avec une fluidité et une aisance presque nonchalantes, faisant penser à des cinéastes tels que Renoir, Rossellini ou Mizoguchi, qui n’éprouvaient pas le besoin de démontrer leur virtuosité, tant elle leur était naturelle. Il existe bien entendu une différence quantitative entre les œuvres de Shakespeare et la plupart des films, lesquels contiennent beaucoup plus de séquences — sans même parler du nombre de plans — que le nombre le plus haut atteint par le dramaturge, à savoir quarante-deux dans Antony and Cleopatra. Mais il existe aussi des films qui, sans être forcément d’origine théâtrale, contiennent peu de séquences — on pense à Dreyer ou à Bresson — et où est appliquée la méthode du plan-séquence. Peut-on parler, à propos de Shakespeare, de plans-séquences ? Ce serait peut-être forcer l’analogie et pousser trop loin l’anachronisme. Pourtant il existe de telles différences de conception parmi les scènes shakespeariennes que leur variété même justifie les emprunts à la terminologie cinématographique. Dans Hamlet la scène 3 de l’acte I, confrontation entre trois membres de la même famille, Polonius et ses deux enfants, pourrait être filmée sous la forme d’un plan-séquence, encore que peu de cinéastes actuels résistent en pareil cas aux facilités envahissantes du champ-contrechamp. De subtils mouvements de caméra à la Hitchcock pourraient laisser les trois personnages en permanence dans le champ tout en accompagnant les phases émotives et conflictuelles du dialogue. Cela dit, la technique du champ-contrechamp n’est pas par nature inadaptée au dialogue shakespearien, ni au cinéma, puisqu’elle en vient. La scène en question, toute serrée et théâtrale qu’elle est, peut donc constituer une séquence cinématographique. La scène 4 de l’acte III, la « bedroom scene » selon les uns, « closet scene » selon les autres — incidemment l’habitude de désigner les scènes importantes de Shakespeare par le lieu où elles se déroulent montre l’importance chez lui de l’élément visuel et concret —, ménage une transition de type cinématographique entre le premier dialogue et celui qui s’instaure à l’arrivée du spectre, que la reine ne voit pas, de même que dans Macbeth les convives ne voient pas le spectre de Banquo, phénomène que le procédé de la caméra subjective permet de transmettre au public. Beaucoup d’autres scènes, où des personnages en grand nombre entrent, sortent, évoluent, semblent appeler ou du moins justifier un traitement cinématographique faisant alterner les plans généraux, les plans américains, les gros plans, amenés soit par des translations, soit par des raccords directs. Il appartient au cinéaste de choisir entre plusieurs méthodes : focaliser la caméra sur l’acteur ou l’actrice qui parle et qui condense sur lui ou sur elle l’intensité dramatique, diriger la prise de vue sur des éléments annexes et inattendus, ou pratiquer le plan général, voire le plan fixe. La première méthode, la plus répandue, contient un risque de redondance, la seconde de fantaisie gratuite, la troisième de trop rappeler la scène d’un théâtre, mais rien n’empêche de combiner les diverses techniques, ou d’en inventer d’autres. Le théâtre de Shakespeare contient de quoi stimuler l’imagination des réalisateurs.
4Dans son prophétisme cinématographique, Shakespeare ne va pas jusqu’à pratiquer le retour en arrière ni à briser la marche du temps par des juxtapositions forcées. Pour cette raison, l’éclatement de la continuité chronologique dans le Macbeth d’Orson Welles (Citizen Macbeth ?) relève d’un esthétisme métacinématographique qui fait basculer le film dans une autre catégorie que celle qui fait l’objet de cet article, lequel concerne la conception shakespearienne du continuum dramatique. Modifier le montage originel, c’est faire autre chose que du Shakespeare, et Welles lui-même, qui accordait une place prépondérante au montage, l’aurait admis. Il arrive cependant à Shakespeare de créer des effets de simultanéité. Quand l’action passe d’un lieu à l’autre, le temps semble parfois suspendu, d’où un effet de convergence, les diverses composantes de l’intrigue agissant au même moment, dans la même direction. Par exemple, dans Twelfth Night, la dernière scène du premier acte et les deux premières scènes du deuxième acte s’enchaînent de façon que celle du milieu (le dialogue entre Sebastian et Antonio sur le rivage d’Illyrie) semble insérée entre les deux autres, grâce à une suspension du temps. Chose étonnante, Trevor Nunn, dans son film, a jugé bon de mettre bout à bout la scène 5 du premier acte et la scène 2 du second acte, qui dans l’action s’emboîtent sans solution de continuité, perdant ainsi l’effet de contrepoint voulu par Shakespeare, meilleur cinéaste que le réalisateur du film. Si on confrontait le découpage aménagé par la plupart des cinéastes ayant mis Shakespeare sur l’écran, et celui que l’auteur lui-même avait prévu, on constaterait que ce dernier était potentiellement un plus habile artisan que ses adaptateurs. C’est pourquoi le Julius Caesar de Mankiewicz apparaît comme une réussite exceptionnelle, d’abord parce que ce réalisateur s’est affranchi de la conception théâtrale et en quelque sorte décorative du décor, qu’on trouve encore chez Olivier ou chez Branagh, et qu’ensuite il a respecté – malgré quelques coupures regrettables – le rythme et l’articulation du drame. On y trouve des effets de temps réel, liés à la création d’un suspens émotif, comme dans le passage silencieux où Brutus et Cassius observent Popilius Lena qui monte l’escalier du Capitole à la rencontre de César.
5La mention des trois unités renvoie au théâtre classique, mais illustre aussi une ressemblance fondamentale entre le théâtre élisabéthain et la narration cinématographique, puisque la scène shakespearienne en tant que subdivision et la séquence cinématographique ont en commun le respect, grosso modo, des trois unités. Une autre caractéristique mérite d’attirer l’attention. En dehors même des deux comédies qui respectent à peu près les unités classiques de temps, de lieu et d’action, à savoir The Comedy of Errors et The Tempest, on rencontre toujours, dans Shakespeare, un moment où l’action obéit au principe de concentration. L’action se déroule en plusieurs phases, ce qui est inhérent à toute construction dramatique, mais ces diverses phases produisent des dramaturgies différentes. Des sections qu’on pourrait qualifier de panoramiques, où le matériau référentiel s’étale et se disperse dans diverses directions, alternent avec des sections contenant un nœud ou une crise appelant un dénouement provisoire ou définitif. Ce passage constitue une sorte de noyau dramatique ou tragique où sont appliquées, au moins en esprit, les trois unités traditionnelles. Dans Macbeth, entre la scène 5 de l’acte I et la scène 3 de l’acte II tout se passe en un même lieu, le château d’Inverness, en moins de vingt-quatre heures. Quant à l’unité d’action, on ne saurait en trouver de meilleur exemple. Comme dans Britannicus, la question est de savoir si le meurtre annoncé sera commis ou non. Les fluctuations de la volonté criminelle et des influences qui s’exercent sur le protagoniste produisent les péripéties dramatiques ainsi que le suspens fertile en émotions. Mais alors que dans Britannicus l’idée du meurtre, sa préparation, les hésitations et l’accomplissement occupent toute la pièce, dans Macbeth les phases correspondantes ne constituent qu’un épisode. Ce qui vient avant et après ouvre de larges perspectives sur les causes et les conséquences du drame, sur tous les plans, historique, politique, psychologique, métaphysique. Qu’a fait Dryden dans All For Love sinon étendre à la dimension d’une pièce en cinq actes de type classique le quatrième acte d’Antony and Cleopatra ? Mais Shakespeare a placé en amont et en aval du sujet tragique traité plus tard par Dryden tout un foisonnement, tout un rayonnement de causes et de conséquences. On trouve le même genre de construction dans beaucoup d’autres œuvres de Shakespeare, un noyau tragique inséré dans un vaste déploiement ouvert sur le monde extérieur. Celui-ci n’a pas pour seule fonction de créer un effet de réel, comme dans un film de fiction des bandes d’actualité prises sur le vif et archivées à cet usage. La réalité périphérique, dans les drames historiques et dans les tragédies légendaires, ne se contente pas de fournir un décor et un contexte, elle fait partie des données du drame. Cela se reflète dans la dramaturgie, qui oscille entre des phases d’élargissement et des phases de resserrement. Cela aussi annonce le cinéma. Les grandes fresques réalisées par Ford, Hawks, Vidor, Walsh, Carné, et beaucoup d’autres, présentent presque toujours le même type de construction, faisant alterner la multiplicité panoramique des plans de foules, de paysages, de villes, d’armées en marche, etc., avec des séquences où les données du scénario se focalisent sur un groupe de personnages relativement restreint et sur un espace délimité. Les spécialistes du cinéma dit d’action — Cecil B. DeMille en donne maints exemples — n’hésitent pas à s’attarder sur des séquences statiques, des pauses où l’on respire lentement, créant des phases d’attente et d’incrustation dans le climat de l’œuvre. Le contraste entre la lenteur et l’accélération fait lui aussi partie du rythme shakespearien. Les coupures pratiquées dans les diverses versions filmées de Romeo and Juliet (surtout chez Cukor et Castellani, moins nombreuses chez Zeffirelli) cassent le tempo et aboutissent à quelque chose qui n’est ni vraiment du cinéma ni du Shakespeare. Si le resserrement qui correspond à la phase tragique se poursuit tout au long du film, il ne peut plus opérer sur l’émotivité du public. Cette compression s’obtient parfois au prix d’une distorsion irréaliste, dont Othello contient l’exemple le plus célèbre, le fameux double temps. Mais le double temps n’est pas limité à Othello, on en trouve des manifestations dans tout le théâtre de Shakespeare, notamment dans les drames historiques. Cela aussi annonce le cinéma. Pendant la projection d’un film le public éprouve plus ou moins consciemment l’impression que les événements durent beaucoup moins longtemps que dans la réalité, et surtout que l’enchaînement qui conduit au dénouement ou à la catastrophe prend la forme d’une marche rapide, mécanique et fatale. Si le théâtre préfigure le cinéma, c’est aussi parce que le cinéma s’est nourri de théâtre, particulièrement de celui de Shakespeare, dont l’influence, surtout dans les pays de langue anglaise, n’a cessé de se faire sentir.
6Georges Sadoul disait qu’à la fin des années vingt le cinéma muet appelait la parole de toutes ses forces, et qu’à la fin des années trente, le cinéma en noir et blanc appelait la couleur. On peut ne pas souscrire à de telles affirmations, en rappelant que les cinéastes du muet ont réussi à faire parler les images sans le support du son, et que la couleur a existé longtemps en parallèle avec la photographie en noir et blanc, dont la plupart des grands cinéastes ont su tirer parti, au point de faire regretter son abandon quasi général. Elles contiennent cependant une part de vérité. Pourrait-on, dans le même ordre d’idées, soutenir que la peinture appelait la photographie ou que le théâtre en général appelait le cinéma ? On sait que la peinture moderne, supplantée par la photographie dans ses fonctions utilitaires, a largement tourné le dos à l’imitation du réel, et que le théâtre contemporain pratique la distanciation et même une certaine forme d’abstraction, peut-être pour mieux marquer sa différence avec le cinématographe. Ce type de question ne se posait pas du temps de Shakespeare, et on peut déceler une ambiguïté au moins virtuelle quant à son attitude à l’égard des limites matérielles et conventionnelles de la structure théâtrale. On peut se demander aussi, malgré les développements savamment psychanalytiques et autres auxquels donne lieu le thème de l’androgynie, si au fond de lui-même il s’accommodait si facilement du recrutement obligatoire de jeunes garçons pour incarner les rôles féminins. Il est permis de penser que son œuvre appelle l’emploi de vraies actrices. D’autre part, si on prend à la lettre la première tirade du Chœur d’Henry V, Shakespeare souhaitait disposer d’une scène aux dimensions d’un royaume. Cela ne l’a pas empêché d’exploiter les ressources de la pure théâtralité, mais si celle-ci vit de signes, de conventions, de stylisation, de transfiguration, après avoir instauré un espace autonome régi par ses lois propres, cet espace n’est pas dans Shakespeare senti ni décrit comme clos ni miniaturisé. De son côté le cinéma n’est pas par essence préposé à l’imitation ou à la transcription du réel. L’élaboration d’un film, depuis le projet qui s’échafaude sur le bureau du producteur jusqu’à la mise au point de la pellicule dans son bain chimique et le montage définitif, relève de la création artistique. Il lui arrive de tendre vers une certaine abstraction, comme les autres arts. Depuis les origines il pratique la distanciation et la virtuosité gratuite. Les effets dits spéciaux, au lieu d’entretenir l’illusion du réel au sein de l’irréel, s’affichent comme des manipulations artificielles du support photographique. Certains mouvements ou positions de caméra, certains procédés de montage, les effets de surimpression, de rupture, de juxtaposition narrative ou anti-narrative, de simultanéité, d’éparpillement kaléidoscopique, de distorsion, d’accélération ou de ralentissement, utiles dans le cinéma fantastique — auquel Shakespeare peut se trouver associé —, se pratiquent parfois sans autre finalité qu’eux-mêmes, dans des films dont l’action est située dans le monde présent ou, sinon présent, historiquement réel. Il n’en reste pas moins que le cinéma est d’abord senti par ses usagers comme un œil ouvert sur l’univers vrai, sur la vie, avec ses tumultes et sa violence, et que la composition cinématographique est presque toujours considérée par le public, à tort ou raison, comme une recomposition des données de l’existence, incluant les plus brutales. Celles-ci, en plus de leur fonction spectaculaire, permettent aux spectateurs de prendre connaissance de la réalité cruelle des champs de bataille et autres lieux où la sauvagerie humaine s’exhibe sans contrainte, ou d’assouvir par procuration fantasmatique certaines pulsions inavouables et réprimées. Shakespeare n’hésite jamais à mettre en scène la violence. Curieusement, cet aspect de son œuvre est mieux connu, ou du moins plus présent à l’esprit du public et des artisans du spectacle que de celui des universitaires spécialisés, qui l’ont mentalement digéré et n’y prêtent plus guère d’attention. Ils ont peut-être tort. On se souvient de l’étrange théorie défendue par Muriel Bradbrook, selon laquelle les violences représentées dans Titus Andronicus n’ont qu’un caractère froidement littéraire :
Titus Andronicus is a Senecal exercise; the horrors are all classical and quite unfelt, so that the violent tragedy is contradicted by the decorous imagery.… the tone is cool and cultured in its effect. [1]
8On devine qu’il n’est jamais arrivé à Muriel Bradbrook de se faire couper en morceaux après avoir subi d’horribles outrages, ni même d’avoir assisté à certaines représentations sanguinolentes de la pièce. Tant mieux pour elle, tant pis pour son appréhension de ce qui annonce la cruauté chère à Antonin Artaud ainsi qu’aux habitués des salles obscures. Le raffinement du langage ne peut guère atténuer la brutalité du spectacle. Rappelons donc la présence des scènes d’action, au sens donné à ce terme dans la nomenclature cinématographique, euphémisme qui remplace violence. Batailles, duels, combats singuliers, rixes, tempêtes et naufrages, sans oublier les accessoires obligés du spectacle de tumulte et d’horreur, les exécutions, les tueries, le sang, les têtes coupées, les cadavres portant les stigmates de l’assassinat, comme celui du duc Humphrey dans 2 Henry VI, les corps mutilés, comme celui de Lavinia dans Titus Andronicus, les tortures, comme celles que subit Gloucester dans King Lear. A-t-on évalué le nombre de cadavres qui jonchent la scène, à un moment ou à un autre, dans les tragédies, les tragi-comédies et les drames historiques ? Cela est impossible, car le compte dépend du nombre de figurants dont dispose la compagnie. La différence entre le théâtre et le cinéma apparaît alors comme une affaire de degré ou de quantité plus que de nature.
9Cinématographe signifie écriture du mouvement, que Shakespeare rend présent dans sa réalité physique : quand un messager arrive sur la scène, il court encore, essoufflé, il porte sur lui la poussière et la boue du chemin, aussi concrètement que dans un film de Pabst. La fuite, la poursuite, le harcèlement de l’ennemi au cours d’une guerre, la hâte qui pousse tel ou tel personnage à se trouver sans retard à tel ou tel endroit, thèmes cinématographiques par excellence, s’inscrivent dans les trames shakespeariennes. de même le thème du voyage, de l’exil, du retour, senti dans sa réalité corporelle et psychologique, impliquant effort, fatigue, nostalgie. Le langage poétique de Shakespeare est certes assez puissant pour suggérer la matérialité des corps en mouvement, mais une pièce de théâtre n’est pas un poème dramatique ou narratif récité par un barde, elle appelle la représentation mimétique. Sans affirmer que seul le cinéma rend justice à l’imagination concrète d’un tel auteur, au moins peut-on constater que les moyens dont dispose le spectacle filmé lui donnent un support satisfaisant. Les studios ne manquent pas d’accessoires, le théâtre shakespearien non plus, on y trouve de tout. Des animaux, le chien dans The Two Gentlemen of Verona, une meute entière dans l’induction de The Taming of the Shrew, ou dans The Tempest, un ours dans The Winter’s Tale, l’aspic de Cléopâtre ; si les didascalies n’indiquent pas la présence de chevaux sur la scène, c’est par impossibilité matérielle. Il est possible de les imaginer, comme les troupeaux de moutons, dans 3 Henry VI, dans The Winter’s Tale, dans As You Like It, où figure aussi une gardienne de chèvres.
10Les objets jouent un rôle important, et leur perception visuelle participe au message. Certains sont investis de signifiance emblématique : la couronne, le sceptre, le trône, et autres signes de la royauté ou des professions, notamment ecclésiastiques ou juridiques, qui se signalent par des attributs vestimentaires destinés à impressionner le vulgaire ; mais au-delà de leur sémiologie, les objets sont inséparables de l’action ; l’échelle de corde de Valentine dans The Two Gentlemen of Verona, celle de Romeo, les bagues et autres joyaux chargés d’un contenu émotif et symbolique (dans The Two Gentlemen of Verona, The Merchant of Venice, All’s Well that Ends Well, Cymbeline), les armes, les armures, les masques, les instruments de musique, les documents, les livres, les ustensiles, les boissons, les aliments, les poisons, les drogues mystérieuses, les onguents, sont présents sur la scène comme chez André Antoine (qui fut réalisateur de films à contenu documentaire), et comme au cinéma. Qu’on se rappelle la corde et le collier dans The Comedy of Errors, le miroir brisé de Richard II, l’ironique panier de fraises apporté par l’archevêque dans Richard III, le fatal panier de figues dans Antony and Cleopatra, le couteau et la semelle de Shylock ainsi que le document auquel il s’accroche, comme Malvolio à la fausse lettre qui lui promet l’amour et l’élévation sociale, les balles de tennis envoyées par le Dauphin à Henry V, les vêtements de deuil, les tablettes, le livre, le pipeau de Hamlet, les présents qu’Ophelia rend à son amoureux éconduit, les fleurs qu’elle distribue pathétiquement, le crâne de Yorick, le chapeau d’Osric, les fleurets, la coupe empoisonnée ; le mouchoir qui passe de main en main dans Othello, leitmotiv visuel, la chandelle, le lit, qui choquait les spectateurs français au xixe siècle, les poignards de Macbeth, les vrais poignards prenant le relais de ceux qu’il ne voyait que dans une hallucination, les couverts et les assiettes disposés sur la table dans Macbeth et dans Timon of Athens. Cette dernière pièce est fertile en objets de toutes sortes, en particulier ceux qui dénotent les richesses matérielles ou illusoires, contrastant avec les richesses morales dont les Athéniens sont privés. L’aspect physique des personnages est quelquefois décrit, ce qui n’est pas courant au théâtre. L’obésité de Falstaff constitue une donnée du spectacle, comme la petitesse de son page, de même que les verrues et la rougeur anormale du visage de Bardolph, la blancheur d’Imogen, la maigreur de Pinch (dans The Comedy of Errors), celle de Cassius, la barbe de tel ou tel personnage, l’apparence chétive de Talbot (dans 1 Henry VI), la musculature de Charles dans As You Like It, la différence de taille entre Hermia et Helena, de même qu’entre Rosalind et Celia.
11Shakespeare aime à situer ses héros dans leur cadre géographique, dès le titre. Hamlet est prince de Danemark, Othello Maure de Venise, comme Antonio le marchand, Timon est d’Athènes, les deux gentilshommes viennent de Vérone, ville indiquée dès le second vers du Prologue de Romeo and Juliet, Périclès est prince de Tyr, les joyeuses commères habitent Windsor, Cymbeline est roi de Bretagne. À propos de Cymbeline, qui ne joue pas le rôle principal dans la pièce éponyme, on peut supposer que si Shakespeare a donné pour titre à ses drames historiques et à ses tragédies romaines le nom des rois ou des hommes politiques qui président à la destinée des autres personnages, c’est peut-être pour accentuer l’effet de réel, l’idée que les drames ne se déroulent pas dans un cadre abstrait et interchangeable, et que si le milieu ambiant sert de public et de caisse de résonance aux tirades plus ou moins véhémentes des héros, il participe aux données de l’action. Si Shakespeare avait écrit une Bérénice, il n’aurait pas manqué de faire venir sur la scène une équipe de sénateurs, et même une foule de plébéiens [2].
12Cette conception virtuellement réaliste s’exprime par la vision de l’espace, doté de ses trois dimensions. Les deux étages de la scène, sans aller jusqu’à entraîner des effets de plongée ou de contre-plongée, impliquent une conscience et une exploitation de l’espace, de même que les références à la lumière, à l’obscurité, aux bruits qui meublent l’environnement perceptible. Il faut ajouter le spectacle dans le spectacle : danses, cérémonies, rituels religieux, pageants, intermèdes musicaux et autres mises en abyme qui approfondissent l’espace, et annoncent le cinéma, friand de ce genre d’insertions. Cela dit, la superficie théâtrale n’étant pas assez grande pour contenir le monde entier, le totus mundus inscrit sur la devise du Globe, même quand on fait appel à l’imagination et à la bonne volonté des spectateurs, Shakespeare a recours à un procédé cinématographique avant la lettre, à savoir le hors-champ. En tête de la scène 1 de l’acte III de Julius Caesar une didascalie donne lieu parfois à un ajout contesté. Marc Antoine ne figure pas parmi les personnages annoncés, et ne prononce aucune réplique au cours de la scène. Mais au vers 25, Cassius regarde dans sa direction et dit
Trebonius knows his time; for look you, Brutus,He draws Mark Antony out of the way.
14L’impératif « look you » sous-entend une certaine distance, car Antoine doit se trouver assez loin pour que Cassius dirige ainsi les yeux de Brutus sans risquer d’être entendu par leur adversaire. Peut-être n’est-il pas présent sur la scène, ce qui explique son omission dans la didascalie du Folio. Le regard tendu de Cassius emplit une double fonction : il prolonge l’espace scénique par le hors-champ, et exprime l’angoisse du personnage, occupé à observer ce qui se passe autour de lui, y compris dans ce qui échappe à la vue des spectateurs. Au cinéma cela appelle un gros plan. Tout au long de Julius Caesar l’espace hors champ joue un rôle important, mais contrairement à ce qui se passe dans le théâtre classique, il a une présence concrète, il ne fait pas seulement l’objet de récits : le public entend les cris de la foule pendant la cérémonie des Lupercales, on voit ou on devine le regard myope et angoissé de Cassius assistant de loin à ce qu’il croit être la capture de Titinius par les ennemis. Ce n’est pas parce que le théâtre manque de moyens matériels qu’on n’assiste pas aux événements en question. Leur éloignement s’inscrit dans la trame dramatique. Brutus et Cassius n’ont pas voulu assister à la fête des Lupercales, mais les cris de la foule s’imposent à leur perception. Cela est rendu dans le film de Mankiewicz, et le public n’a pas l’impression que les producteurs ont profité de l’origine théâtrale du spectacle pour faire des économies de figurants. Il est nécessaire à l’action et à son contenu psychologique que l’isolement des deux principaux conspirateurs se traduise visuellement. Il serait intéressant de recenser tous les « yond » ou « yon » — il y en a soixante-cinq en tout — et les « yonder » — au nombre de soixante-douze — qui reviennent dans le théâtre de Shakespeare et se rapportent à des personnages, des objets situés à une certaine distance du locuteur, le plus souvent hors de la vue du public, ou des éléments du paysage, un nuage, une colline, une armée qui s’approche, un navire, un buisson, un arbre, le ciel, la lune, les étoiles, etc. Il ne faut pas considérer ces démonstratifs comme invitant le cinéaste, avec quelques siècles d’avance, à braquer la caméra sur l’objet auquel ils se rapportent, car une telle manœuvre apparaîtrait redondante, voire nuisible aux résonances subjectives de l’action, mais ils traduisent une conscience toujours vive de la présence d’un univers extérieur qui se reflète sur les schémas dramatiques. Ce qui est loin de la vue n’est pas forcément invisible, et dans ce cas il faut créditer Shakespeare d’avoir inventé la profondeur de champ.
15Après ce bref parcours, il faut admettre deux restrictions. La première est que, quoi qu’en disent ses contempteurs, le cinéma est un art exigeant. Pour que le spectateur ait envie de voir un film plusieurs fois, une certaine perfection est nécessaire. Dans le cas d’une œuvre appartenant au registre dramatique, le fait de fixer sur la pellicule une fois pour toutes le jeu des acteurs, le mouvement et le décor, prive ces éléments de l’effet de naturel communicatif qui règne sur la scène du théâtre vivant et qui, dans l’émotion propre à l’éphémère, fait passer quelques imperfections. C’est pourquoi les réussites totales sont rares dans ce domaine. Cela explique peut-être qu’on trouve sur les écrans plus d’adaptations que de véritables mises en scène de ces œuvres telles qu’elles ont été conçues et composées. Shakespeare aussi est exigeant, et les deux exigences cumulées provoquent une tension qui certainement intimide les réalisateurs. D’autre part si la dramaturgie shakespearienne possède un grand potentiel cinématographique, cela semble pour l’instant — mais l’avenir réserve peut-être de bonnes surprises — concerner les tragédies et les drames historiques plus que les comédies. On peut aimer ou ne pas aimer le Taming of the Shrew de Zeffirelli, le Much Ado de Branagh, ou le Twelfth Night de Trevor Nunn, mais on constate que le public ne rit pas toujours. La lourdeur ostentatoire des costumes d’époque, l’exotisme, l’archaïsme du contexte et du texte, s’ajoutant à des conventions propres au théâtre (travestis, cachettes, apartés, quiproquos, monologues) créent une distance qui inhibe l’hilarité. Le comique cinématographique a besoin de réalisme et d’actualité. Les gags représentent presque toujours le triomphe des objets sur les hommes, celui du mécanique sur le vivant. Pour que la vis comica fonctionne, le public doit pouvoir s’identifier aux personnages en proie à la résistance de la matière et de la pesanteur. Il y a de vrais gags visuels et mouvementés dans les comédies de Shakespeare — dans The Comedy of Errors, The Taming of the Shrew, The Merry Wives of Windsor — mais au cinéma le dépaysement contextuel instaure une barrière difficile à surmonter, un écran devant l’écran. Malgré tous ses défauts, le plus grave étant l’abondance des coupures, la meilleure réussite dans le genre reste peut-être le Midsummer Night’s Dream de Reinhardt et Dieterle, grâce à l’éloquence des acteurs, et parce que, dans leur conception du décor, les réalisateurs ne s’étaient pas vraiment éloignés du théâtre filmé, genre respectable, mais marginal, ou du moins quelque peu étranger au sujet traité ici. Le théâtre filmé, qui sous sa forme le plus fruste consiste à planter une caméra devant la scène, peut jouer un rôle utile de diffusion culturelle et d’archivage, mais se situe en dehors de la création cinématographique.
16Le remède auquel on pense est une modernisation radicale de l’environnement, mais celui qui entoure les scénarios shakespeariens — hiérarchie sociale, structures politiques, mœurs, religion, manières, port d’armes, etc., sans oublier le langage, — s’y prête mal, de sorte que si on pousse la modernisation jusqu’au point où elle acquiert une certaine cohérence, on obtient une autre pièce que celle que Shakespeare a écrite, et cela concerne une autre rubrique que celle-ci, celle des adaptations et des avatars. West Side Story n’est pas plus un film de Shakespeare qu’Une partie de campagne n’est un film de Maupassant. Sur la scène d’un théâtre la modernisation des costumes n’a pas les mêmes connotations qu’au cinéma, parce que le public y est habitué, qu’il fait naturellement l’effort d’imaginer que l’action se passe dans un lieu et en un temps non strictement définis, qu’elle fait partie de l’illusion théâtrale, à laquelle contribuent l’absence de décor ou sa stylisation. Cela nous ramène à certaines questions examinées plus haut. Peut-on sans dommages collatéraux arracher une trame dramatique aux conditions sociales et historiques qui l’ont fait naître ? Un western peut-il se dérouler ailleurs que dans l’ouest des États-Unis, la guerre des Deux Roses ailleurs qu’en Angleterre, la mort de Cléopâtre ailleurs qu’en Égypte ? Les pièces historiques de Shakespeare ne sont pas des documents, mais au moins y règne-t-il une certaine harmonie entre l’action et ce qui l’entoure. L’universalisme sommaire qui sévit actuellement, la transposition arbitraire et souvent hétéroclite des actions dans d’autres décors et en d’autres temps que ceux qui sont indiqués dans le texte, en vidant de toute signification l’environnement qui, sans tomber dans un déterminisme simpliste, est censé avoir une part de responsabilité dans le déclenchement des mécanismes tragiques ou comiques, de même que la théâtralisation, voire la « kabukisation » à outrance, par laquelle le théâtre se tend à lui-même un miroir narcissique au lieu de le tendre à la nature, selon les vœux de Hamlet, transforment Shakespeare en dramaturge abstrait, formaliste, comme disait la critique marxiste. Cette dernière, malheureusement, a été tellement discréditée par des excès doctrinaires qu’on hésite à inclure la notion de formalisme dans l’outillage critique, bien qu’elle ne soit pas toujours dénuée de pertinence. Or, débats théoriques et idéologiques mis à part, les films shakespeariens qui non seulement respectent le découpage et le rythme voulus par l’auteur, mais font la part belle aux arrière-plans et aux costumes reconstitués, péplums compris, ont le mérite de retrouver à leur façon la dose de réalisme — Shakespeare aurait appelé cela le respect de la nature — qui sert de base aux constructions poétiques et dramatiques. C’est en redécouvrant la nécessité de l’environnement imaginé par l’auteur que les metteurs en scène peuvent le mieux faire preuve à leur tour d’imagination. À quand une campagne pour la protection de l’environnement imaginaire ? L’industrie cinématographique dispose pour cela de moyens que les compagnies théâtrales n’ont jamais eus. Shakespeare y pensait peut-être obscurément, avec quelques siècles d’avance. Espérons que si un jour il revient au monde et qu’il se permette de donner modestement quelques conseils aux producteurs, scénaristes et réalisateurs travaillant sur ses œuvres, ceux-ci voudront bien ne pas le chasser des studios pour incompétence importune.
Notes
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[1]
Muriel Bradbrook. Themes and Conventions of Shakespearian Tragedy. [1935] Cambridge: Cambridge UP, 1969. 97-8.
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[2]
Il me revient à la mémoire un dessin humoristique publié jadis dans le New Yorker. On y voyait un accessoiriste de studio entouré d’un certain nombre de centaures, et un réalisateur hollywoodien qui trépignait de fureur et hurlait : « You fool! I said senators, not centaurs! ».