1« Perhaps, Madam, he has—and I would stand by him in this—a taste for the pictorial conceit. » La remarque de l’architecte Neville admirant un tableau de Mr Herbert dans The Draughtsman’s Contract peut s’appliquer à Greenaway lui-même. À l’évidence, l’œuvre cinématographique du réalisateur a été influencée par la peinture et l’œuvre graphique du cinéaste est « indissociable de l’œuvre du peintre » (Berthin-Scaillet 116). De fait, la peinture occupe une place privilégiée dans cette grande aventure visuelle, audacieuse et exubérante qu’est Prospero’s Books. Cette mise à l’écran d’une tempête shakespearienne elle-même déjà fort riche et foisonnante se construit en effet autour d’un véritable chassé-croisé de procédés rhétoriques artistiques, allant de la représentation théâtrale à la projection cinématographique en passant par le chant, la danse, la musique mais aussi par la photographie et l’art pictural. À travers ce panégyrique ou ce culte maniériste de l’art, le texte filmique se tisse autour d’une écriture hybride qui entremêle à l’envi image picturale fixe et image animée du cinéma, écriture qui oscille, serpente, comme suspendue au-dessus de la ligne de partage entre un art et un autre.
2Le spectateur est d’emblée dérouté, sinon étourdi, par un tourbillon visuel et sonore où les procédés technologiques de tous ordres ponctuent le récit filmique et font écho à la magie illusionniste évoquée dans le texte dramatique. Les images filmiques sont digitalisées et électronisées, les couleurs virtualisées ou artificialisées à l’extrême, rendues bien plus vraies que nature grâce à la technique empruntée à la télévision japonaise haute définition ou encore à la boîte de peinture graphique, machine électronique qui permet de modifier les couleurs, les dimensions, les formes ou les aspects des objets. L’utilisation systématique de ces nouvelles technologies qui, selon Greenaway, représentent « le prolongement naturel de la révolution accomplie par Gutenberg » (Allarts 40), affiche l’ambition d’un cinéaste quelque peu apprenti-sorcier, à savoir « manipuler comme un peintre des images expérimentales » et « se rapprocher de l’expérience du peintre et de son rapport tactile avec la couleur et la toile » (Ciment 43).
3Les mirabilia techniques, magie des temps modernes, se doivent avant tout de relever le défi de l’exubérance de l’imaginaire shakespearien et d’illustrer l’œuvre-modèle d’une manière juste, adéquate et convaincante. Mais il n’est d’adaptation (Costantini-Cornède 57-58) qui ne soit subjective et qui ne s’inscrive dans un rapport d’« imitation différentielle » (Dubois 28). Les procédés technologiques sophistiqués renvoient alors à un regard, à une vision ou à des choix esthétiques particuliers et ils définissent ainsi la maniera du cinéaste. À l’évidence, le mode adopté est celui de la surenchère, de l’hyperbole et de l’excès dans le raffinement formel.
4Si l’on pu parler du fort pouvoir de conviction et de l’aspect tangible de l’image filmique qui « donne à voir d’emblée, immédiatement » (Vanoye 87) ou encore de « l’impossibilité [au cinéma] de ne pas montrer ce que l’écriture peut ne pas nommer » (Vanoye 160), c’est pour mieux souligner le caractère de monstration obligée du langage cinématographique. De fait, le cinéaste inscrit l’action dans un cadre spatio-temporel précis rendu visible par les objets, les décors et les costumes.
5Greenaway opte pour un parti pris résolument pictural. Si l’œil de la caméra se fait aussi œil du peintre et du photographe dans Prospero’s Books, c’est pour faire revivre la tradition picturale de la Renaissance, celle d’une composition s’appuyant sur la symétrie, la perspective et l’ordre géométrique (Alberti, Vitruve). L’art pictural, ses agencements de rapports spatio-temporels et ses points de vue spécifiques, postule de fait une équivalence entre le regard du cinéaste et celui du peintre. Mais c’est également et avant tout par souci didactique. Ce que l’on a nommé la technique pictorialiste de Greenaway (Berthin-Scaillet 116-17), consiste en effet à multiplier dans le récit filmique les allusions et les références picturales et architecturales les mieux à même de représenter le contexte de la Renaissance italienne et anglaise à l’arrière-plan du texte dramatique. Lors d’un entretien, le réalisateur précise ainsi ses objectifs :
[Il fallait] revenir à l’origine italienne de Prospéro, à l’érudition qui régnait au nord de son pays. Il fallait faire sentir que Prospéro avait vu les peintures du Titien, qu’il connaissait les poèmes de Michel-Ange.
7Les références explicites, les décors et les costumes servent à mettre en place la diégèse de manière claire et à créer des effets de réel et de vraisemblance historique qui inscrivent le récit filmique dans une représentation réaliste. Ceci n’exclut pas les écarts de perspective, les passages du récit réaliste au récit légendaire, merveilleux ou mythique, alors situé dans une perspective « a-temporelle » ou « hors-temporelle » (Vanoye 159).
8Les costumes et les décors évocateurs de la Renaissance italienne sont empruntés à des tableaux des xve et xvie siècles. Ainsi, le maître de l’île apparaît vêtu à la manière des doges vénitiens. Il est coiffé du « cornetto », tel le Doge Loredano dans le tableau éponyme de Bellini (1490). Prospéro, interprété par John Gielgud, cumule en effet dans le film les pouvoirs temporel et spirituel. Dans le long panoramique du générique, il s’avance ainsi majestueusement dans les couloirs du palais entre deux rangées d’esprits de l’île. À la fois Circé et paon, il est paré d’un somptueux manteau qui symbolise sa puissance théurgique. Les couleurs vives et franches (pourpre, bleu roi et or) du vêtement évoquent les tableaux de la Renaissance et apparaissent comme des vanités changeantes et éphémères, tels les mirages métamorphiques de la magie. Mais c’est un Prospéro sage et hiératique, une figure à la saint Jérôme que l’on retrouve à l’étude (« transported/And rapt in secret studies » [I, ii : 76-77]) dans cette pauvre cellule qui se veut l’équivalent sur l’île du cabinet de curiosités des « princes-artistes » de la Renaissance (Arasse 422-25). L’image filmique est ici inspirée du Saint Jérôme dans son cabinet de travail d’Antonello Da Messina (1475). C’est encore Ariel, l’enfant malicieux aux boucles dorées, l’agent exécuteur, « artiste-princier » (Arasse 422) ou premier assistant metteur-en-scène, qui trouve son modèle dans le joyeux Cupidon de l’Allégorie du Triomphe de Vénus de Bronzino (1545). Ariel est aussi cet elfe tout en métamorphoses, qui peut représenter jusqu’à quatre âges différents de la vie humaine, ou encore un esprit mercurien qui se déplace dans les airs en perpétuel mouvement. L’espace se fait également mouvement pur dès lors que Caliban, être hybride, étrange et diabolique, s’anime sous l’effet de la magie chorégraphique du danseur Michael Clark et des rythmes de la musique de Michael Nyman. Cette subtile gestuelle chorégraphique a pour effet de métamorphoser cette chose de l’ombre en allégorie du mouvement et elle permet ainsi de donner à voir la dimension poétique insoupçonnée du personnage par delà la brutalité primitive de son apparence :
Be not afeard, the isle is full of noises,Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not.
10De la même façon, le peuple de l’île reflète les caprices d’un prince artiste ou esthète : il se compose de créatures à demi-nues, aux formes disgracieuses et grotesques également animées par une chorégraphie chaotique et désordonnée. Le masque de fiançailles (V, i) orchestré par un Prospéro metteur en scène mégalomane, réalisé par Karine Saporta, donne naissance à un fabuleux spectacle de ballet chanté, qui s’offre comme une version moderne du masque jacobéen. Le divertissement n’est pas sans rappeler les intermèdes (intermezzi), qui ponctuaient les fastueuses fêtes de cour, « magnificences » destinées à célébrer la gloire des princes (Arasse 438) à la Renaissance. C’est encore la bibliothèque copiée sur la Laurentienne de Michel-Ange, elle-même parcourue de vents qui éparpillent les pages de livres innombrables sur le passage de Prospéro tout en évoquant les personnages de Zéphir et de Borée, dont les brises saluent la naissance de Vénus dans le tableau de Botticelli. Enfin, les conspirateurs napolitains qui fomentent autour du traître Antonio le complot destiné à évincer Prospéro de son duché participent à un banquet directement inspiré des Noces de Cana de Véronèse (1562). C’est d’ailleurs tout le passé milanais et le coup d’État à peine évoqués au début de la pièce (I, ii) qui refont surface, crevant brusquement l’écran dans des images sanglantes comme celles où Prospéro se voit « extirpé » de sa cellule et traîné à même le sol. Ces images participent d’une esthétique de l’horreur grotesque dont le réalisateur est par ailleurs coutumier. À l’inverse, une sérénité chaleureuse se dégage des taches de couleur formées par le ciel et les champs de blé dans les scènes d’extérieur, scènes qui servent de prélude à la rencontre entre Ferdinand et Miranda, où les couleurs bleu azur et jaune soleil évoquent Les Moissonneurs de Bruegel (1565).
11Au-delà des références picturales, le récit filmique fait allusion au contexte culturel et scientifique de ce début du xviie siècle, et en particulier à quelques figures célèbres de la Renaissance de l’Europe du Nord. La scène de la naissance de Miranda montre la mère de celle-ci, à peine évoquée dans le texte (« your mother was a piece of virtue » [I, ii : 56]), filmée de face et en plan américain, en train de découper son ventre, simulacre de dissection qui fait allusion à l’anatomiste flamand Vésale. Il évoque également Robert Fludd (1574-1637), médecin alchimiste et philosophe hermétiste, et le mathématicien et astrologue John Dee (1527-1608), modèle présumé du personnage de Prospéro.
12Cependant, le pictorialisme de Greenaway est loin d’être univoque. Le réalisateur s’amuse en effet à brouiller les références, à superposer plusieurs perspectives temporelles par le biais d’allusions à des peintures ou à des œuvres d’art issues d’époques et de lieux différents.
13Ainsi, la cellule de Prospéro évoque à la fois le cabinet de saint Jérome et les fantaisies architecturales de Piranèse :
Prospero can build his own architectural cappriccios scaled prophetically to Piranesi’s romanticism.
15Il y a là une nette distorsion temporelle et une double ironie, puisque cette pauvre cellule qui est dans le texte de la pièce assez proche du cabinet de travail de saint Augustin, tel qu’il est peint dans La Vision de saint Augustin (1502) de Carpaccio, est ici un lieu sophistiqué et complexe. Le palais dans son ensemble est un dédale de colonnades surmontées de plafonds ornés de riches fioritures et d’arabesques proches des grotesques maniéristes (Morel 1997). Le foisonnement et le raffinement formels sont destinés à attirer et à fasciner le regard du spectateur autant qu’à l’égarer et à le perdre dans un vertige de couleurs et de formes géométriques qui s’entrelacent à l’infini.
16Parfois, les époques et les lieux s’enchevêtrent de manière quelque peu gratuite. Ainsi, les comploteurs et les courtisans serviles qui participent au banquet à la mode de Véronèse arborent des costumes sombres et des fraises à la Rembrandt. La peinture française du xviie siècle est également évoquée, en particulier le Saint Jérôme repentant de Georges de La Tour (vers 1642). À l’instar du saint pénitent, le protagoniste est montré à demi-nu dans ses thermes, dans une position d’« humilité devant un livre » (Greenaway 40), là même où naîtra l’idée de la tempête vengeresse. De la même façon, les scènes en clair obscur qui montrent le protagoniste lisant dans la pénombre de son cabinet de travail grâce à l’éclairage incertain d’une bougie, évoquent le Saint Jérôme lisant du même peintre. Les anachronismes sont ici logiques et obligés, car ces diverses figures de saint Jérôme viennent en fait souligner chez Prospéro une melancholia generosa (Panofsky 389-432) ou le contemptus mundi (Burton 300) devenus les caractéristiques de l’érudit esthète :
I thus neglecting wordly ends, all dedicatedTo closeness and the bettering of my mind.
18C’est là un exemple d’homo literatus (Panofsky 395) qui, dans un déni contemplatif du monde, néglige tous ses devoirs de prince pour se refugier dans sa bibliothèque (studiolo) et mieux se consacrer à la vita speculativa sive studiosa (Panofsky 393). Ces anachronismes remettent en cause les effets de réel préalablement créés et ils égarent le spectateur dans un dédale de détails contradictoires. L’art de Greenaway se veut donc ludique et insaisissable, à l’image de l’ambivalence et des tremblements de sens de la poétique shakespearienne dans La Tempête.
19Cependant, l’univers du cinéaste apparaît à la fois profondément onirique et contenu dans un cadre conceptuel quasi mathématique. Les lieux irréels que dessine le réalisateur, tels la plage de l’île surmontée de ruines antiques et de colonnades symétriques calquées sur l’architecture de Piranèse, illustrent bien cette dualité fondamentale. Ces colonnes incongrues viennent quadriller et géométriser l’espace vierge du territoire de l’île, et dans ce lieu ainsi verticalisé s’inscrit alors une structure à méandres, où le regard du spectateur vient se perdre :
Here’s a maze trod indeedThrough forth-rights and meanders!
21La plage ainsi dénaturée (contre nature) et artificialisée à l’extrême représente le microcosme de l’île, un paysage moralisé qui est recréé à partir des réminiscences gréco-romaines de l’ancien duc de Milan.
22La fantaisie du réalisateur s’exprime également de manière plus sobre et plus calculée. Ainsi, alors que la pièce débute in medias res, au sein du chaos créé par une tempête déchaînée, l’événement est d’emblée mis à distance dans le récit filmique. L’idée naît dans les thermes alors que Prospéro s’amuse à faire chavirer une maquette de bateau dans un simulacre de naufrage. Dans cette tempête factice, qui est pur artifice de l’esprit, le souffle poétique est banni. La nature s’efface pour laisser le devant de la scène à l’art, à tous les capricci ou chimères froidement encadrés par la logique conceptuelle du réalisateur.
23Enfin, l’île de l’exil est présentée dans le texte dramatique comme ce lieu trouble où prévaut l’incertitude des perceptions : « [a] place of illusions and deception » (Greenaway 9), où les visions éphémères et les sons insaisissables inscrivent un univers en trompe-l’œil, un univers instable, mouvant, en perpétuelle métamorphose (Iselin 385-97) :
Where should this music be?—i’th’air or th’earth?It sounds no more …
25Or, si le cinéaste choisit de subvertir systématiquement les effets de réel préalablement créés ou de surcharger l’image de signes visuels ou sonores, c’est-à-dire de multiplier les procédés dysnarratifs (Vanoye 199-202), c’est pour mieux dépasser l’aspect immédiat et tangible du langage cinématographique et pour mieux rendre compte des ambivalences du sens. La véritable explosion et la profusion qui surgissent de cette boîte de Pandore moderne — cette tempête cinématographique — définissent des images exubérantes et font du film un palimpseste sonore, visuel et textuel. Les deux perspectives, réaliste et mythique, coïncident dans l’univers filmique comme dans l’univers dramatique et le film oscille de l’une à l’autre suivant une ligne serpentine. Cette discontinuité spatio-temporelle sert à marquer des ruptures structurelles dans le récit, inscrivant celui-ci dans une esthétique de la diffraction du sens.
26La technique pictorialiste de Greenaway ne se limite donc pas à une série de références érudites destinées à recréer un contexte adéquat. Si le cadre spatio-temporel traditionnel subit ces distorsions, c’est aussi pour le détourner de son objet premier et pour opérer un subtil passage de la diégèse au discours, en laissant entrevoir un discours subjectif au-delà du simple récit. Le dessein (dessin) du réalisateur est ici clairement de nature méta-artistique.
27Dès lors, ce que l’on aurait pu qualifier de « pictorialité » référentielle et didactique (Berthin-Scaillet 110-13) se fait ici « pictorialisme », au sens que lui donnaient les photographes expérimentalistes du tournant du siècle. De fait, le mouvement pictorialiste ou la pictorial photography multipliait les effets spéciaux tels que les techniques d’estompage, le traitement hyperbolique et l’abstraction, les flous optiques artificiels ou encore les perspectives à coulisses, tous procédés visant à exagérer le réel ou à le mettre à distance et à affirmer ainsi la prééminence de l’art et de ses artifices. Cette conscience de l’art et ce culte d’un art qui s’affiche recouvrent un questionnement analogue à celui que l’on retrouve dans Prospero’s Books.
28À l’instar des artistes maniéristes de la Renaissance qui rejetaient l’idéal classique de la grazia (où il convenait d’effacer toute trace de virtuosité technique) pour se poser en adeptes d’une venustà se réclamant de son propre artifice (Arasse 422), Peter Greenaway met en évidence l’artificialité de l’œuvre filmique :
I always tend to feel most sympathy for those works of art which do have that sort of self-knowledge, that say, basically, “I am an artifice” … A film of mine, [it]’s not a slice of life …
30Ce sont tout d’abord le langage et les techniques de la mise en scène dramatique qui sont évoqués. Des rideaux rouges tirés par des satyres s’ouvrent à l’écran pour dévoiler les scènes du masque et du jeu d’échecs (exemple de théâtre dans le théâtre). Durant toute la durée du masque, Prospéro, le jeune couple et les divinités mythologiques devenues ici chanteuses virtuoses, sont filmés en plan fixe et vus de face. L’image frontale et figée dans la durée réelle d’énonciation des textes suggère à la fois la mise en scène de théâtre et la composition picturale. Cet arrêt du mouvement qui neutralise la gestuelle des personnages attire l’attention du spectateur sur le texte mais il peut aussi marquer l’action dramatique dès lors que les rythmes créés par les contrastes de couleurs, les clairs-obscurs ou les éclairages accentuent l’intensité dramatique.
31L’île de Prospero’s Books apparaît alors comme une île-miroir faite de reflets superposés à l’infini. Le palais est présenté à l’aide de glaces pivotantes, placées sous divers angles, probable allusion aux divers jeux d’optique, de perspective que permettent les fluctuations du point de vue au cinéma :
Mirror-image: … The mirror changes through a slight angle and we see what Prospero sees in his mind’s eye.
33Les « images-miroirs » se présentent comme ces images en couleurs qui viennent s’inscrire à l’intérieur d’un rectangle noir et qui paraissent littéralement incrustées à l’écran, comme enserrées ou encadrées par cette limite. L’incessant mouvement de cadrage et de recadrage des images devient alors comme le texte lui-même un motif rappelant au spectateur que tout cela n’est qu’éphémère illusion artistique :
It is an island full of superimposed images, shifting mirrors and mirror-images—true mir-ages—where pictures conjured by text can be … constantly framed and re-framed. This framing and re-framing becomes like the text itself—a motif—reminding the viewer that it is all an illusion constantly fitted into a rectangle … into a picture frame, a film frame.
35De fait, en soulignant ainsi les limites visuelles imposées par le cadre de l’écran, le réalisateur place celui-ci en auto-représentation et offre donc un discours réflexif explicite sur les contraintes imposées par le langage cinématographique. Le cadre apparaît en effet comme « ce rectangle découpé » (Barthes 87) qui donne à voir l’espace cinématographique au-delà de l’histoire :
Le cadre tel que le conçoit Greenaway fictionnalise le réel, il est le locus circonscrit d’un spectacle que l’œil ne peut appréhender passivement. La perception doit se doubler d’une réflexion.
37Cette mise en équation du cadre, de l’écran et de l’espace cinématographique offre un nouvel exemple de l’écriture circulaire et de la venustà moderne qui sont les principales caractéristiques de l’esthétique de Greenaway. Le réalisateur vise en fait à créer un langage hybride (« the beginning of a new language » [lettre à l’auteur, 10 juin 1995]), situé au carrefour de la peinture, du théâtre et du cinéma. Le passage du mode pictural au mode cinématographique n’est cependant pas aussi systématique ni aussi subtil que dans le Caravage de Derek Jarman où les deux modes s’avèrent parfois indiscernables. Dans Prospero’s Books, ces distorsions se veulent simplement les marques de l’imaginaire et de la subjectivité du réalisateur qui revendiquent droit de cité. L’image picturale et numérique est bien alors cette image distanciatoire et conceptuelle que l’on retrouve dans L’Anglaise et le duc (2001) d’Éric Rohmer par exemple, ou cette « image-pensée » d’avant-garde (Deleuze) qui virtualise l’action et qui suggère une mise à distance des événements du passé.
38Ainsi, si Prospéro est ce machiavel de la mise en scène qui dévoile au grand jour la panoplie de la truca dramaturgique, le réalisateur nous révèle à son tour quelques-uns des tours de magie de la représentation cinématographique, emboîtant les discours réflexifs et superposant le discours méta-cinématique sur le discours méta-théâtral de la pièce. Il ne le fait pas tant pour subvertir celui-ci que pour en souligner les différentes facettes et proposer un questionnement plus large sur la nature de l’art.
39Car l’écran est bien cet étau ultime auquel on tentera de se soustraire. À l’instar de Prospéro qui trace un cercle magique autour des naufragés napolitains réunis pour l’ultime mise en scène de la réconciliation et qui choisit de libérer ses ennemis désormais prêts au repentir, Greenaway tente de libérer l’impatient Ariel de ce cadre-prison en le montrant de face, courant vers le spectateur et prenant son élan comme pour s’échapper hors champ et se projeter hors de l’écran. Symbole d’une libération impossible, cette scène après l’épilogue (hors champ) du texte dramatique représente le dernier tour de passe-passe visuel par lequel le cinéaste semble s’attribuer le dernier mot et affirmer ainsi la primauté de son regard. Écart du texte dramatique ou dernier clin d’œil qui paradoxalement nous en rapproche ? Car cette substitution finale s’ajuste et s’adapte parfaitement à un épilogue où le protagoniste, venu solliciter l’indulgence du public, endosse ainsi le rôle du dramaturge : « or else my project fails,/Which was to please » (Épilogue 330-31). Du dramaturge au cinéaste, c’est donc un artiste-magicien unique, protéen et protéiforme (« indivisibly one person » [Greenaway 9]) qui représente ici l’essence de l’art même.
40Le film relit donc en une série de reflets en anamorphoses l’œuvre originelle à travers le prisme déformant de l’imaginaire d’un cinéaste qui opère, incise, dissèque le texte à la manière d’un Vésale moderne au risque d’en perdre la quintessence poétique et de noyer le spectateur sous un flot de données visuelles et sonores. Dès lors, la fragmentation du sens du texte shakespearien pourrait bien n’être qu’apparente. Car, dans les deux œuvres dramatique et filmique, les multiples vérités réversibles reviennent en fait à énoncer cette vérité ultime qui est celle de la prééminence de l’illusion artistique sur un réel décevant ou prosaïque. On se souvient de la colère de Prospéro qui interrompt le déroulement du masque lorsqu’il s’avise brusquement que Caliban et ses complices sont en train de comploter contre lui. Dans ces jeux d’échos à l’infini, un subtil réseau de correspondances se dessine donc, du xvie au xxe siècles, entre des exemples de poétiques fin de siècle(s) et une mise en abyme du maniérisme lui-même.
Bibliographie
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