Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou.
1La question de l’incertitude dans “ce savoir qu’on ne sait pas”, évoqué par Kant, et distinct de l’ignorance ou de l’indétermination est au cœur de la culture de l’information en construction à l’école. Dans un monde surinformé et liquide (Bauman 2006), parce que l’information est pléthorique, immédiate, détachée des expertises traditionnelles (Boullier 2017), complexe, son évaluation est fondamentale. La crise sanitaire liée à la Covid-19 montre combien la circulation des fausses informations est d’autant plus rapide que l’angoisse face à l’incertitude sur la maladie et son traitement est importante. Elle a mis en relief la difficulté pour les acteurs, politiques, médiatiques ou scientifiques, de reconnaître qu’on ne sait pas. Si pour les scientifiques, l’incertitude est constitutive de l’épistémologie et du rapport à la vérité, pour les politiques, elle n’a pas sa place dans l’espace du discours public. Face aux phénomènes d’infox (fake news), “post-vérité” et autres complots, la question est centrale en éducation (Mercier 2018) et, en particulier, dans l’éducation aux médias et à l’information. Les crises cristallisent les interrogations sur la valeur de ce qui circule, mettant en relief les conséquences dramatiques des usages d’informations erronées ou les contraintes de la décision politique face à l’incertitude scientifique.
2La valeur à accorder à l’information renvoie autant aux caractéristiques de la réalité ou d’un objet décrit par notre connaissance, qu’à l’état d’esprit de celui qui perçoit cette réalité ou reçoit des informations la concernant. Étymologiquement, si la certitude est le “caractère de ce qui est certain, vrai, certitude morale, conviction” (CNRTL), l’incertitude désigne l’“impossibilité dans laquelle est une personne de connaître ou de prévoir un fait, un événement qui la concerne, le sentiment de précarité qui en résulte” ou encore “ce qui résulte de cette impossibilité de connaître, de prévoir”. Le mot est souvent employé pour caractériser l’“état d’esprit d’une personne qui hésite à croire à la réalité d’un fait, à la vérité d’un jugement ou qui hésite à adopter et à maintenir une ligne de conduite” (CNRTL). Il renvoie à d’autres termes : ignorance, ambiguïté, scepticisme, manque de confiance (Hinchliffe & Draper 2012). Il peut être associé au rapport à la connaissance scientifique dans son principe de réfutabilité, au risque (Christensen & Fensham 2012) et au manque de connaissances disponibles à un moment donné pour décider (en crise sanitaire) ; mais aussi à la perception individuelle de la réalité, à un sentiment renvoyant au doute ou à la vigilance épistémique caractérisée par les sciences cognitives (Pasquinelli et al. 2020, 92) car l’incertitude assimilée au manque de confiance est aussi “un moteur permettant de changer de position et de dépasser le biais de confirmation”.
3Dans le rapport entre information, apprentissage et connaissance, au cœur de l’enseignement, l’incertitude a-t-elle une place ? Si elle est au centre des théories sur la cognition, notamment à travers les phénomènes de dissonance cognitive ou la notion d’épistémophilie en psychanalyse, la question pour les sciences de l’information et de la communication est celle de l’incertitude liée à l’accès, aux pratiques et aux représentations de l’information en apprentissage. L’incertitude quant à la fiabilité de l’information interroge l’impossibilité d’une connaissance objective, la complexité, la relativité des savoirs en fonction des sociétés, des cultures, des institutions, des langages, des controverses (Callon 2006), de l’état des sciences, des modes de communication. Cette situation, analysée en sciences de l’information et de la communication, questionne aussi le positionnement des éducateurs, le rôle de l’enseignement et le fonctionnement des apprentissages, car à l’école, l’autorité de l’enseignant et la légitimité de l’institution supposent que les élèves ne discutent pas les savoirs enseignés, alors que leurs sources d’information extra-scolaires relèvent presque exclusivement d’un monde numérique vaste, complexe et totalement discutable. De même, le développement cognitif des élèves nécessite qu’ils soient confortés dans l’assurance de la fiabilité des contenus scolaires et qu’ils puissent leur faire confiance. La formation de l’esprit critique vient concurrencer, voire contredire ces principes en instillant une dose d’incertitude nécessaire dans l’approche de l’information qui sous-tend les connaissances. Ainsi, “Le parcours citoyen est donc un parcours éducatif qui vise à la construction, par l’élève, d’un jugement moral et civique, à l’acquisition d’un esprit critique et d’une culture de l’engagement dans des projets et actions éducatives à dimension morale et citoyenne. À ce titre, le programme d’enseignement moral et civique permet de structurer la continuité et la progressivité des apprentissages et expériences de l’élève” (Circulaire 2016-092 du 20-6-2016). L’éducation, surtout une éducation démocratique, consiste pourtant, d’abord, à apprendre à se poser des questions (Cordier 2012), à mener l’enquête (Dewey 1920), à construire son esprit critique. Ce que rappellent le décret (2015-372, 31-3-2015) : “Le socle commun doit être équilibré dans ses contenus et ses démarches […] il ouvre à la connaissance, forme le jugement et l’esprit critique, à partir d’éléments ordonnés de connaissance rationnelle du monde” et le programme de l’éducation aux médias et à l’information qui “permet de préparer l’exercice du jugement et de développer l’esprit critique” dès le cycle 2 (Arrêté du 9-11-2015). Il s’agit d’une politique affirmée à l’échelon international et national, d’une théorie et d’un ensemble de pratiques éducatives autour des industries, des contenus et des pratiques informationnels et médiatiques (Loicq 2017).
4L’objectif est ici d’examiner la problématique de l’incertitude liée à l’information dans la formation de l’esprit critique au regard des normes sociales et scolaires, des représentations et des pratiques des enseignants autour de l’information, dans une perspective comparative et synthétique entre l’approche par des littératies informationnelles anglo-saxonne et francophone (Belgique, Canada, Suisse), par la didactique et par la culture de l’information, notamment en France. Cette étude se fonde d’une part sur une revue comparative des politiques d’éducation à l’information et à l’esprit critique dans l’évaluation de l’information et les littératies informationnelles, médiatiques et numériques, d’autre part sur les résultats d’une recherche sur les représentations du numérique chez les enseignants, sur la mission qu’ils s’assignent face aux évolutions du statut de l’information.
La place de l’incertitude en milieu scolaire
L’hypothèse de l’incertitude
5Le concept est largement traité dans les sciences de l’information et de la communication, du point de vue de la conceptualisation et de la définition de l’information dès les premières théorisations de Shannon et Weaver (1949), pour qui l’information permet de réduire l’incertitude sur un état ou un événement à partir d’un message. Dans les probabilités, dans le domaine de l’intelligence artificielle ou dans les sciences de gestion, il est central. Un des enjeux de l’épistémologie a été de démontrer que le propre de la démarche scientifique est toujours la possibilité de renverser une certitude scientifique. Popper (1987) en fait le cœur de sa théorie sur la falsifiabilité : si une théorie n’est pas falsifiable, elle n’est pas scientifique. Ce qui caractérise un énoncé scientifique n’est pas qu’il est vrai ou faux mais qu’on peut en démontrer la fausseté. La science est ainsi une construction intellectuelle faite d’hypothèses et de réfutations et une construction sociale faite d’expériences et de communication (Latour 2006). Une croyance n’est pas falsifiable et cette position au regard de la certitude différencie la démarche scientifique des approches religieuse et mythologique. En physique quantique, l’incertitude est même un principe inhérent à la nature des phénomènes observés selon le principe de Heisenberg (Boullier 2014). Dans toutes les sciences expérimentales, elle tient aux caractéristiques de l’expérimentation et du recueil de l’information qui fournit les preuves, systématique (liée à l’appareil de mesure) ou statistique (cf. les aléas de l’échantillonnage).
6De même, les techniques comprennent nécessairement une dimension d’incertitude : le bug informatique, la trajectoire erratique du robot et les évolutions des dispositifs sociotechniques en attestent. Les politiques d’ouverture des données de la science (open science) dans la dynamique des communs de la connaissance contribuent à revisiter la scientificité des méthodes et la certitude des découvertes, puisque la publication et la mise à disposition des données de la recherche facilitent la reproduction des expériences. Il apparaît que, pour diverses raisons –pas nécessairement liées à la volonté du chercheur de vérifier à tout prix ses hypothèses, mais au système de collecte et de gestion des données–, la reproductibilité des expériences, donc l’administration d’une preuve irréfutable, est presque impossible en biologie ou psychologie, par exemple. Dans la prise de décision politique, ces problèmes interrogent le statut de l’expertise, confrontée à des incertitudes autour de l’objectivité, de la validité et de la fiabilité des découvertes scientifiques, des innovations techniques et de la qualité de l’information disponible. La littérature ou le cinéma de science-fiction questionnent aussi cette incertitude inhérente aux découvertes scientifiques et aux conséquences de leurs applications, particulièrement dans le domaine de l’information.
7Du point de vue anthropologique, l’incertitude est d’abord un état appelant la confrontation avec ou l’acceptation de la complexité, l’exigence de la critique et la nécessité de l’attention. Les travaux en psychiatrie sur le concept de sagesse le rejoignent en considérant l’incertitude comme un élément fondamental de la sagesse (Jeste & Lee 2019), définie comme “un ensemble humain complexe […] : la prise de décision sociale, la régulation émotionnelle, les comportements orientés vers autrui comme l’empathie et la compassion, la réflexivité, l’acceptation de l’incertitude, la capacité à prendre des décisions et la spiritualité”. En psychiatrie, cette acceptation de l’incertitude caractérise la capacité des individus à tenir compte de la situation pour interpréter les informations. Cette capacité concerne inévitablement l’éducation. Stengers (2008, 273) parle de fin des certitudes avec celle de la pensée du déterminisme scientifique, en référence à Ilya Prigogine et à la science physique, fin qui, selon elle “ne signifie pas l’éloge de l’inattendu et de l’évènement, mais d’abord la question de ce que nous devons apprendre, l’art difficile et éminemment collectif et politique de ‘faire attention’”. Les régimes d’attention évoqués par Boullier (2014) appellent des politiques liées au choix entre la quête de la certitude à partir d’objets connus et celle de l’incertitude à partir d’objets inconnus, de situations inédites, d’informations inattendues. Car la prolifération d’informations, l’horizontalité (absence de hiérarchie) et la haute fréquence (absence de report de l’interprétation, mise en valeur par Escarpit (1976) dans sa définition du document, caractérisé par la stabilité) constituent les composantes de l’incertitude informationnelle. Morin (1999, 12) rappelle cette “nécessité, pour toute éducation, de dégager les grandes interrogations sur notre possibilité de connaître. Pratiquer ces interrogations constitue l’oxygène de toute entreprise de connaissance. De même que l’oxygène tuait les êtres vivants primitifs jusqu’à ce que la vie utilise ce corrupteur comme détoxifiant, de même l’incertitude, qui tue la connaissance simpliste, est le détoxifiant de la connaissance complexe. De toute façon, la connaissance reste une aventure pour laquelle l’éducation doit fournir les viatiques indispensables”. Pour lui, apprendre à affronter l’incertitude signifie nécessairement accepter la complexité.
L’impossibilité de l’incertitude
8À l’école, les objets inconnus et les incertitudes posent problème aux enseignants et aux élèves. S’il est admis que l’incertitude appartient à la démarche scientifique, l’enseignement repose sur la transmission de savoirs et compétences stables qui n’appellent pas de remise en cause. Le doute peut devenir, à l’école, mise en cause de l’autorité des connaissances portées par l’institution, de ses représentants et défiance vis-à-vis des enseignants ; “insécurité épistémique” (Nedelec 2018, 267) face à l’idéal de maîtrise des savoirs, difficulté de contrôle de la classe et de sa temporalité, impératif de résolution de problèmes font obstacle à l’introduction de situations d’incertitude. Les expériences de jeunes enseignants qui se heurtent à une remise en cause systématique de leur parole sont d’autant plus douloureuses qu’ils sont formés sur la base de la maîtrise d’un ensemble de savoirs disciplinaires qui font l’objet d’une didactisation. L’autorité de l’enseignant suppose que les élèves ne discutent pas les savoirs enseignés, dans un modèle normatif qui n’existe plus à l’état pur, mais reste largement partagé. L’école repose sur une normativité des savoirs et des comportements, contradictoire avec le principe d’incertitude, puisque la raison d’être des normes est de la supprimer. Elles sont d’abord liées aux champs de connaissances, de compétences et d’activités avec des élèves (la pédagogie, la forme scolaire). La normativité pour les enseignants se construit en référence aux disciplines, ensemble de savoirs et système de contrainte des corps et des esprits (Foucault 1994), aux programmes et à l’organisation du travail de la classe (Dubet 2003). La notion de contrat didactique (Sarrazy 1995) nuance cette primauté en définissant l’enseignement/apprentissage comme une dialectique de l’incertitude à la connaissance, l’élève devant l’accepter pour faire confiance au maître dans sa capacité à lui permettre de construire son savoir. Elle peut alors devenir le “moteur de l’apprentissage qui donne une ‘puissance d’agir’” (Kerneis 2010). Dans les disciplines scientifiques, notamment, à travers la mise en œuvre de la démarche expérimentale proposée dans des dispositifs comme “La main à la pâte” (dont le site traduit des pages d’un site anglais <https://senseaboutscience.org/who-we-are/>, sur l’importance de comprendre l’incertitude <https://www.fondation-lamap.org/fr/page/30884/comprendre-lincertitude>), l’incertitude est valorisée dans la démarche d’essai/erreur, la quête de données probantes et la production d’information vue comme moyen d’accéder aux connaissances.
9Le contraste entre le savoir scolaire stabilisé, organisé dans des programmes, grammatisé et l’environnement social de l’information où vivent les enfants et les adolescents, mais aussi les enseignants dans leur sphère privée, génère des frottements douloureux. Le monde de l’information médiatique et numérique est incertain. Les travaux sur les infox (fake news) et leur vitesse de propagation sur les réseaux socio-numériques, notamment chez les jeunes, sur les théories du complot comme résultant de croyances paranoïaques qui s’appuient sur le besoin de distinction (Bronner 2015) et d’erreurs de raisonnement trop facilement relayées (Bronner 2013) rejoignent le constat d’une défiance généralisée caractéristique de la société de l’information et dangereuse pour les fondements de la démocratie qui a besoin de confiance (Schnapper 2010).
10Pour les enseignants, les pratiques numériques des élèves représentent un danger –pour la sécurité, l’attention surtout– contre lequel l’école doit se prémunir. Les technologies numériques reposent sur la circulation de l’information (Rheingold 2003), en contradiction, dans leur fonctionnement (vitesse, fugacité, quantité de données, connexion, etc.), avec les normes scolaires demandant stabilité, autorité identifiée, système de valeurs clair. La grammaire des usages numériques à l’école n’est ainsi pas nécessairement congruente avec les règles plus ou moins formelles et partagées, qui régissent les pratiques, les représentations et interactions non scolaires avec le numérique, chez les élèves mais aussi les enseignants. Une recherche menée sur la perception des risques numériques chez les nouveaux enseignants (<https://erisk.hypotheses.org/>), avec enquête et entretiens, a clarifié cette construction d’une grammaire des usages numériques en chantier et fragile. Les usages normaux, limités, ou les non-usages du numérique à l’école sont en contradiction avec les usages non scolaires, au-delà de la mise en place ou du rejet de dispositifs sociotechniques (Lehmans 2018). Les réseaux socio-numériques sont, par exemple, très fréquentés par les jeunes enseignants dans leurs pratiques sociales, alors qu’ils rejettent majoritairement leurs usages scolaires. Il y a donc contradiction des systèmes de valeurs à l’œuvre dans la représentation de la normativité des usages numériques chez les enseignants. Ils cherchent de l’information pour préparer leurs cours, mais peinent à utiliser ces réseaux en interaction avec les élèves ou en laissant ces derniers mener des projets ou des recherches en autonomie. L’incertitude qui résulte de l’impossibilité de contrôler les usages de l’information dans le numérique constitue une barrière pour les enseignants et une prise de risque inacceptable. Comment, alors, travailler avec les élèves sur cette attention nécessaire pour accepter ou éduquer à l’incertitude ? C’est un des défis de l’éducation aux médias et à l’information.
Éducation à l’information et littératies informationnelles : une place pour l’incertitude ?
11La littératie informationnelle est définie officiellement comme le fait d’être “compétent dans l’usage de l’information [signifiant que] l’on sait remarquer quand émerge un besoin d’information et qu’on est capable de trouver l’information adéquate, ainsi que de l’évaluer et de l’exploiter” (ALA 1989). Elle est sous-tendue, dans une tradition apparue aux États-Unis dans le monde des bibliothèques après celui de l’entreprise, par une conception humaniste et pragmatique (Lehmans 2007, 26), impliquant une éducation émancipatrice de l’individu confronté à l’information vue comme une source de pouvoir. Cette première tradition, qui a évolué avec la multiplication (Jacques & Fastrez 2018) et la convergence des littératies jusqu’à la translittératie (Delamotte, Liquète & Frau-Meigs 2013), se situe dans une conception de la recherche d’information qui fait de l’incertitude une source d’inquiétude et de l’éducation à l’information un moyen de la supprimer.
Le cadre cognitif et pragmatique de la recherche d’information : le besoin d’information comme réponse à l’incertitude
12La recherche d’information a longtemps été au centre des modélisations de la littératie informationnelle des bibliothécaires (Lehmans 2007). Une logique procédurale au départ (les compétences à acquérir), parfois didactique chez certains représentants des professeurs documentaliste français (les connaissances sur l’information-documentation), est complétée par l’examen du rôle de l’information dans la construction de connaissances dans des modèles scientifiques centrés sur l’expérience réelle des apprenants (Bruce 2016), les pratiques sociales d’information (Lacelle et al. 2018) ou l’outillage de la pensée critique (Whitworth 2020). Le concept d’incertitude est utilisé dans les modélisations appuyées en partie sur la psychologie cognitive considérant la recherche d’information comme une activité de résolution de problème décrite comme un processus (Simonnot 2012) nécessitant la maîtrise de procédures. L’incertitude y est associée à l’anxiété et le besoin d’information, fondement de toute recherche pour pallier un manque de connaissance, à la prise de conscience de la nécessité de la réduire ou la supprimer. La question du besoin d’information est particulièrement délicate, car s’il paraît évident et aisé pour quelqu’un qui connaît son domaine de l’identifier, la conscience même du besoin échappe à celui qui a peu ou pas de connaissances. Ainsi, Tricot (2004) rappelle que le “besoin d’information correspond au besoin de réduction de l’incertitude”, celle-ci n’étant pas assimilable à l’ignorance, mais à la prise de conscience d’un manque de connaissance. Il s’appuie sur des connaissances préalables, mais le fait de connaître un domaine n’implique pas toujours d’être conscient de son besoin d’information donc de ses incertitudes. La réponse au besoin peut se trouver dans la recherche d’information pour résoudre un problème. Tricot (2004) propose “différentes voies : il faudrait aider les individus à construire des connaissances dans le domaine de contenu concerné […] ; il faudrait les aider à développer leur incertitude, à se poser des questions […] ; il faudrait les conduire à élaborer l’idée selon laquelle le développement de connaissances n’entraîne pas une augmentation de la certitude mais de l’incertitude”. Tricot est proche de Cole, cité par Simonnot (2012), qui fait une analogie avec le diagnostic médical pour montrer que l’analyse du besoin d’information correspond à la recherche de l’incertitude pour prendre en compte toutes les solutions possibles et pas seulement la première qui semble résoudre un problème. En l’absence de ces conditions –savoir qu’on ne sait pas, savoir qu’on peut trouver–, le besoin n’existe pas, l’activité de recherche n’a pas de sens.
13Cette proposition s’éloigne des conceptions traditionnelles du besoin d’information dans le processus de recherche d’information dans une dynamique de résolution de problème : Identification/ Définition/ Résolution du problème/ Proposition de solution (Simonnot 2012). Chaque étape correspond alors à la réduction de l’incertitude jusqu’au moment où elle disparaît pour permettre d’agir. La question de l’incertitude est apparue avec le développement des travaux sur les comportements informationnels (les pratiques dans une approche anthropocentrée, par opposition aux usages centrés sur les systèmes) et d’abord les comportements de recherche d’information (Wilson 2000). Les modèles proposés à partir de l’observation des pratiques reposent sur le repérage des étapes d’un processus qui part, chez Kuhlthau (1993), d’une phase d’initiation caractérisée par un sentiment d’incertitude dans les travaux sur l’“Information Search Process” identifiant les étapes de la recherche d’information associée à des émotions, dont l’anxiété liée au sentiment d’incertitude. Pour Kuhlthau (1993, 437), l’incertitude due au défaut de compréhension, à une lacune ou à une limite de la construction de sens déclenche le processus de recherche d’information. Elle joue un rôle important dans les déterminants affectifs et cognitifs de la motivation pour identifier un besoin et chercher de l’information. Dans ce travail de modélisation, comprenant sept étapes, l’incertitude se retrouve dans les phases d’initiation et d’exploration, donc à l’identification du besoin d’information : au moment où chacun analyse une demande ou un besoin et fait appel à ses connaissances pour la comprendre, puis au moment de préciser cette demande ou ce besoin et d’identifier des sources potentielles. Dans la première phase, la réponse stratégique à l’état d’incertitude est la réflexion individuelle ou collective à l’aide d’outils méthodologiques (brainstorming, discussion en groupe) et, dans la seconde, les lectures et le listage de mots clés. Anderson (2006) propose un point de vue un peu différent en observant les pratiques de chercheurs et le rôle que joue l’incertitude dans leurs comportements. Elle montre ainsi que l’incertitude peut devenir désirable et être associée à un sentiment positif, considérée comme un moment indispensable et associé à la créativité et à l’innovation pour les chercheurs.
14Si, dans les travaux de psychologie cognitive, le besoin d’information exige des capacités métacognitives dans la prise de conscience, des approches anthropologiques nuancent le présupposé du besoin, voire du désir de réduction d’incertitude. Chatman (1995) montre, dans ses travaux sur la pauvreté informationnelle, que l’ignorance et l’incertitude peuvent être cultivées dans les petits mondes informationnels qui peuvent émerger de certaines situations de détresse sociale ou d’enfermement (la prison par exemple), dans lesquels la réduction de l’incertitude pourrait devenir douloureuse. Dans ces situations, tel le confinement, les acteurs n’ont pas envie de voir et peuvent rejeter le besoin d’information, compte tenu de leur impossibilité d’en faire usage, de leur impuissance face au réel.
15À l’école, les savoirs sont en construction et les élèves susceptibles d’être soumis à l’anxiété de l’incertitude. La littérature scientifique en France sur les pratiques informationnelles, surtout numériques, des adolescents, insiste sur le fait que l’incertitude n’est pas toujours un sentiment partagé dans les représentations des adolescents de leurs propres pratiques. Aillerie (2012) souligne, en observant les pratiques informelles et non scolaires de recherche des jeunes sur Internet qu’ils ne sont pas assaillis par le doute ou le sentiment de perte devant l’incertitude. Au contraire, les sites qui leur sont familiers sont rassurants et ils sont plus à l’aise dans cet univers habituel que dans d’autres médias pour trouver de l’information. Ce sont les élèves les plus socialement et scolairement favorisés qui reconnaissent la situation d’incertitude, et “c’est cette capacité à gérer l’incertitude qui mène certains de ces jeunes internautes sur les chemins de la sérendipité” (Aillerie 2012, 68). Les travaux critiques de Cordier (2012) ou de Plantard (2014) remettent en question l’idée que les pratiques informationnelles non expertes des élèves seraient inutiles ou inutilisables en éducation, voire dangereuses. Pour Cordier, c’est l’instabilité de l’univers informationnel qui appelle une conception proactive et pas seulement normative de l’éducation à l’information. Pour Plantard (2014), le caractère hypermoderne de cet univers explique la prégnance des “hétérocultures” et la nécessité de les prendre en compte dans toute leur diversité.
Le cadre politique : l’éducation à l’information comme construction de la capacité à gérer l’incertitude
16La capacité à naviguer dans un univers informationnel instable sans céder au risque de défiance généralisé, au désenchantement et à la remise en question de toute possibilité de connaissance, comme dans les théories du complot, se bâtit à l’école qui a une responsabilité dans cette construction. L’éducation aux médias et à l’information est incluse dans les programmes scolaires et les textes de référence nationaux et internationaux. Sans revenir ici sur l’histoire de cette inclusion, sur ses théorisations (Loicq 2018) ni sur les pratiques associées, les référentiels de compétences et les textes cadrant l’éducation aux médias et à l’information (EMI ou MIL : Media and Information Literacy) et au numérique permettent de tracer les grandes lignes d’une évolution des politiques d’éducation. Si, en France, les professeurs documentalistes et le Centre de liaison pour l’éducation aux médias et à l’information ont été les fers de lance de cette éducation, ce sont souvent les bibliothécaires et leurs organisations qui ont ailleurs porté les discours sur la nécessité d’une éducation aux médias et à l’information (MIL développée à partir de la Déclaration de Moscou en 2012 pour l’UNESCO), dont les grandes orientations politiques sont lisibles dans les cadres et les référentiels publiés (Singh, Kerr & Hamburger 2019. Ces derniers ont évolué avec la prise de conscience d’une ardente nécessité d’éducation toujours plus complexe, le développement d’un accès généralisé à une information pléthorique doublé du constat d’une inégalité dans les capacités à évaluer, utiliser et produire cette information. Les bibliothécaires sont passés de cadres centrés sur une approche béhavioriste et procédurale de l’éducation à l’information à une approche phénoménologique et culturelle des pratiques réelles, les représentations, les interactions sociales (Johannssen 2017).
17Quelques travaux existent sur les politiques comparées, mais peu s’intéressent à leurs fondements éthiques, politiques et culturels. Loicq le fait en montrant que les pays mettent en place des politiques qui, en affirmant la nécessité de former des citoyens responsables et critiques, insistent plus sur les dimensions créatives et performantes pour certains (Australie), participatives et reposant sur la confiance pour d’autres (Canada), fondées sur la rationalité, le raisonnement et la responsabilité (la citoyenneté) pour d’autres encore (France). En Afrique, les politiques d’éducation aux médias restent très hétérogènes malgré une histoire riche d’expériences (Barbey 2012). Elles sont confiées en partie aux organisations non gouvernementales qui privilégient une approche des médias numériques comme outils au service de l’enseignement plus que comme objets de réflexion critique.
18Le cadre de références proposé par l’ACRL (Association of College and Research Libraries, division de l’American Library Association), Framework for Information Literacy for Higher Education (2015) n’évoque pas directement l’incertitude, mais un écosystème “dynamique et souvent incertain”, dont la complexité explique les évolutions du positionnement des professionnels de la documentation académique en tant qu’organisation militant pour une éducation à l’information. Les représentants de la profession de bibliothécaires n’ont pas tous adhéré à ce cadre, jugé trop théorique dans son affirmation, que “la recherche d’information est souvent un processus itératif et non linéaire, qui demande une évaluation des sources d’information, une flexibilité mentale pour être capable de suivre des chemins divergents en même temps que la compréhension se développe” (ACRL 2015). Il reste qu’aux États-Unis comme au Canada (Oberg 2018), les référentiels convergent vers la prise en compte de l’expérience des apprenants et l’accent mis sur leur capacité de réflexion. Celle-ci s’est enrichie au fil des années avec une insistance grandissante pour la métalittératie exigeant un engagement comportemental, affectif, cognitif et métacognitif avec l’écosystème informationnel, condition d’une démarche dynamique, autonome et orientée vers la communauté d’apprentissage. Dans la recherche de concepts fondamentaux constituant les seuils de l’expertise informationnelle (Tucker et al. 2014), la métacognition est associée à la tolérance, à l’incertitude (Land et al. 2006, 201). Ainsi, le cadre de référence de l’ACRL souligne l’importance de la capacité à interroger les écarts ou les conflits entre informations et valorise les comportements d’interrogation, de curiosité et de critique, de flexibilité et de créativité, la capacité à accepter l’ambiguïté comme un élément positif du processus de recherche d’information, dans les blocs “Recherche d’information comme enquête” et “Recherche comme exploration stratégique”.
19Dans la plupart des référentiels de compétences, cernant ce qu’un jeune est censé savoir à son entrée dans l’âge adulte, le monde professionnel et sa vie de citoyen, les références à l’incertitude sont absentes, mais il est question d’évaluation de l’information et d’esprit critique. C’est ainsi le cas au Québec pour les compétences numériques (MÉES 2019). Le référentiel insiste sur les dimensions éthiques et critiques pour la capacité à “évaluer, à l’aide de critères rigoureux, l’information traditionnelle et l’information numérique, y compris celle publiée par son entourage et sur les médias sociaux, en faisant preuve de jugement dans la détermination de la crédibilité et de la fiabilité des sources et du contenu” et “adopter une attitude réflexive sur l’information et ses usages en étant conscient des contextes dans lesquels elle a été produite et reçue ainsi que des raisons pour lesquelles elle est utilisée”, ainsi qu’“aborder le contenu numérique en faisant preuve de pensée critique de façon à l’évaluer avant de l’utiliser”. Ce référentiel renvoie explicitement à la pensée critique, isolée comme une compétence phare du XXIe siècle. Elle y est décrite comme “pratique d’évaluation rationnelle qui est fondée sur la réflexion, l’autocritique et l’autocorrection. Elle implique la disposition à s’engager dans un processus de raisonnement et un ensemble de compétences. Elle suppose aussi la mobilisation de différentes ressources selon les contextes, dans le but de déterminer à l’aide de critères ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire ou de faire” <www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/ministere/Cadre-reference-competence-num.pdf>. En Europe, une enquête menée sur les projets d’éducation aux médias (Mapping of media literacy practices and actions in EU-28, European Audiovisual Observatory, Strasbourg 2016) montre que le développement de l’esprit critique est l’objectif le plus récurrent dans les projets analysés. Il est défini comme [le fait de] “comprendre le fonctionnement de l’industrie des médias et la structure du discours médiatique, de s’interroger sur les motivations des producteurs de contenus afin de prendre des décisions éclairées sur le choix et l’utilisation des contenus, de reconnaître les différents types de contenus médiatiques et d’en apprécier la véracité, la fiabilité et la valeur, ainsi que de prendre conscience des risques en matière de sécurité en ligne et de les gérer”.
20L’école française (Loicq 2017), après une évolution, est revenue vers un modèle d’éducation contre les médias vus comme des filtres à la connaissance, des sources de dangers, appelant la maîtrise d’une démarche scientifique critique et citoyenne rigoureuse, reléguant la dimension du pluralisme culturel. Le Socle Commun de Compétences de Connaissances et de Culture (SCCC) de 2015 puis les “Onze mesures pour une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République”, du 22 janvier 2015, adoptées peu après les attentats de Charlie Hebdo, le “parcours citoyen”, sont des réponses aux phénomènes de désinformation qui s’appuient sur les pratiques numériques réelles des jeunes et l’acquisition d’un esprit critique. Cette dernière devient un leitmotiv dans les documents mis à la disposition des enseignants par le CLEMI et les sites académiques. La démarche de vérification des faits (fact checking), par exemple, est valorisée dans les ateliers du CLEMI (www.clemi.fr/fr/ressources/nos-ressources-videos/ateliers-declic-critique.html) ou la démarche scientifique dans les propositions pédagogiques se réclamant de la zététique et aboutissant à considérer comme pseudo-scientifique tout discours qui se distinguerait du déterminisme scientifique (Monvoisin 2007). Pour Bronner (2013), fer de lance de la lutte contre les théories du complot, elles doivent être combattues par la méthode scientifique, relevant elle-même de l’instruction. Dans ces perspectives, l’incertitude est à combattre et l’information nécessairement vérifiable par les faits (pour l’information d’actualité) ou par les preuves (pour l’information scientifique). L’analyse des discours politiques confirme cette orientation défensive prise depuis 2015 en référence et réaction aux théories du complot et au détriment d’une posture plus pragmatique (Corroy & Froissart 2018). Les médias sont considérés comme des filtres de l’information en concurrence avec l’école et non comme des opportunités de communication (Loicq 2018). Les jeunes enseignants français sont très centrés sur les dangers des médias et notamment des réseaux socio-numériques introduisant une porosité de l’information entre l’école et le monde social. Ils ont tendance à les tenir à distance de l’école, précisément parce qu’ils sont porteurs d’une incertitude qu’ils ne souhaitent pas assumer, alors que l’injonction d’éduquer aux médias est diluée dans les programmes. Vis-à-vis des pratiques d’information qui passent par les réseaux socio-numériques et dont les enquêtes montrent qu’elles constituent l’essentiel de l’entrée dans l’information pour les jeunes aujourd’hui, les enseignants restent très méfiants et les politiques ont tendance à instrumentaliser les usages numériques dans le cadre des programmes plutôt qu’à intégrer les pratiques. Doit-on alors considérer qu’une culture de l’information (ou des cultures de l’information au pluriel) qui intégrerait la question de l’incertitude est impensable ?
Cultures de l’information : une éducation à l’incertitude est-elle possible ?
Une approche stratégique
21Dans la sociologie classique des organisations, les phénomènes de gestion, de manipulation ou de conservation stratégique des zones d’incertitude sont connus, car “ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs” (Crozier & Friedberg 1977, 24), soit parce qu’ils maîtrisent une compétence particulière, qu’ils se situent dans une position marginale et intermédiaire ou qu’ils contrôlent des circuits d’information qui procurent autant de ressources. La réduction de l’incertitude liée à ces accès informels aux savoirs correspond aussi à l’augmentation du pouvoir dans une organisation, notamment dans les travaux sur la gestion des connaissances qui les formalisent. Il reste que le contrôle (qui n’est pas la suppression) de l’incertitude est source d’autonomie et, dans une recherche d’information pour les apprentissages, le fait de supporter l’incertitude pourrait être considéré de la même façon.
22L’incertitude est liée au pouvoir. Finalement, la question est de savoir si la capacité d’agir (empowerment) et l’autonomie vues comme des objectifs majeurs par les acteurs de l’éducation aux médias et à l’information résultent de sa réduction ou de son élimination, de la maîtrise du sentiment ou de la capacité à en créer à travers un positionnement critique vis-à-vis des valeurs portées par l’école (la laïcité par exemple) ou encore de la capacité à naviguer dans des zones informationnelles qui échappent à l’école (les jeux vidéo), ou enfin de la porosité entre les écosystèmes informationnels (via les téléphones portables par exemple). Le rapport à l’incertitude conduit ainsi à s’interroger sur les régimes d’engagement des acteurs et sur le rapport entre action familière ou privée et action publique étudié par Thévenot (2006). Celui-ci souligne que l’éducation du premier degré ouvre ce passage du familier au public qui permet de cerner l’incertitude, tandis que dans le secondaire, les “grammaires du public” “sont censées gouverner seules la communauté scolaire” (chap. 9). Autrement dit, plus on avance dans la scolarité, plus les connaissances sont censées se stabiliser chez les élèves, moins on les incite à interroger le rapport entre pratiques privées et savoirs scolaires, à repérer cette zone d’incertitude faite de questionnement. De même, les recherches sur les pratiques de jeux en ligne (Auray 2003) ou sur la translittératie informationnelle (Delamotte & Liquète 2011, Cordier & Loicq 2015) montrent que l’autonomie peut être entendue comme capacité engagée, comprenant la prise en compte du rapport de l’individu à son écosystème informationnel, et la communication, c’est-à-dire la mise en commun des informations et de leur interprétation négociée, intégrant les différences et la pluralité des points de vue. L’incertitude résulte aussi de cette acceptation de la pluralité des points de vue, réductible quand il s’agit de sciences expérimentales, nécessaire pour les questions socialement vives.
Une approche communicationnelle
23Dewey (1929, 128) s’est penché sur les relations entre éducation et démocratie en cherchant à identifier ce qui fonde le “commun”, “une manière individuelle d’approcher un monde qui est commun à nous tous”, le partage de significations et d’actions, comme construction et non comme donné qui s’impose aux hommes. Ce commun relève, selon lui, d’une connaissance de nature relationnelle et sociale qui se construit dans l’expérience. La communication constitue ainsi la dynamique qui permet les conduites conjointes, l’adaptation et la combinaison des individualités. L’école joue un rôle essentiel dans ce processus. Dewey y voit le moyen de transformer la classe en communauté d’enquêteurs qui permette aux individus de se développer dans un monde dominé par la science et la technique. De même, en politique, la démocratie repose sur la communauté de vues sur l’interprétation des expériences, a minima l’accord sur les désaccords et la façon de le résoudre, si bien qu’à l’époque actuelle, une communauté démocratique suppose une communauté d’enquêteurs (Zask 2001). Chez Dewey, politique et connaissance sont indissolublement liés dans le pragmatisme qui est à la fois une philosophie politique et une théorie de la connaissance. La communauté se constitue donc dans son rapport à l’information, rapport qui repose sur une interprétation partagée, vécue et transmise, dans ce qu’on peut qualifier de culture de l’information.
24Dans la construction de cette culture de l’information, l’acceptation de l’incertitude trouve sa place. Cordier et Liquète (2014, 87) différencient culture de l’accès et culture de l’appropriation de l’information. Ils montrent que les déclinaisons scolaires des cultures de l’information sont centrées sur les outils (les accès) et négligent ou évitent les pratiques sociales (ce qu’on fait avec l’information). Pour eux, la culture de l’information ne peut être envisagée comme une nouvelle forme de culture générale, mais doit rester adossée à la recherche et l’évaluation de l’information et aux démarches d’appropriation et d’analyse des situations (politique, économique, historique) de l’information. Ces démarches sont nécessairement critiques, car critiquer, c’est refuser les certitudes et interroger l’information. La considération d’un être au monde informationnel (Cordier 2019) des enfants, adolescents et jeunes adultes dans le cadre de l’éducation conduit à prendre en compte non seulement les caractéristiques de l’environnement informationnel, mais aussi des éléments qui relèvent de pratiques, représentations, sensibilités, imaginaires, expériences divers dans lesquels l’acceptation de l’incertitude peut trouver des leviers ou des freins à partir desquels les éducateurs et les médiateurs peuvent travailler.
25Cette éducation ne peut cependant pas relever de pratiques pédagogiques de type comportemental ni de la simple mise en place de réflexes de vérification des faits, certes importants, mais largement insuffisants, car la connaissance relève de phénomènes de communication et de cognition, pas seulement d’information. Il ne s’agit plus seulement d’apprendre à vérifier, mais aussi de s’interroger sur les discours sur les faits, leur interprétation, leurs modes de circulation. Il ne s’agit pas non plus d’inculquer un relativisme absolu, mais de penser l’information dans une culture en construction à travers des apprentissages liés à des contenus, mais aussi des éléments métacognitifs (Pasquinelli et al. 2020). La culture de l’information comporte un outillage de l’esprit critique, cognitif et non technique. L’objectif final reste de permettre au sujet de mieux calibrer sa confiance relativement aux informations à sa disposition et aux décisions qui en découlent. Pour les pratiques éducatives, cette perspective suppose que les professionnels acceptent une prise de risque dans la façon d’aborder les situations d’information et de communication avec les élèves, en renonçant aux simples formations méthodologiques, centrées sur les usages d’outils et les normes de comportements, ou didactiques, centrées sur l’enseignement disciplinaire et la transmission de savoirs fermés, pour convoquer le débat, apprendre à argumenter, à chercher et à évaluer les sources.
26L’approche des questions socialement vives à travers la cartographie de controverses (Lemieux 2007, Albe 2009), par exemple, relève de la démarche d’enquête caractéristique de l’éducation selon Dewey et permet de l’intégrer dans une approche de l’incertitude dans sa pluralité : “l’incertitude épistémique (portant sur le statut des savoirs en jeu), l’incertitude des effets (quant aux conséquences des technosciences), l’incertitude des réponses possibles (quant aux décisions à prendre face à ces effets) et l’incertitude des acteurs prenant position dans l’arène sociale de la controverse (quant à leur place, leur responsabilité et leur légitimité dans cet espace” (Nédelec & Molinatti 2018, 65). Le recours au débat et à l’argumentation, dans les cartographies de controverses (Nicolas 2019) expérimentées dans une recherche <https://forccast.hypotheses.org/297> et applicables en éducation, offre un cadre complexe et efficace à la réflexion sur l’information et la construction de connaissances qui résulte de sa réception et de son interprétation. La mise en œuvre d’une démarche qui apprenne à penser et agir en un monde incertain (Callon, Lascoumes & Barthe 2001) est peu évoquée dans les programmes et les documents pédagogiques. Enfin, certains enseignants cherchent à favoriser l’expressivité en s’appuyant sur les transferts de pratiques des jeunes et en engageant des formes de communication (journal, blog, chaîne YouTube), qui permettent de créer, d’agir, de s’extraire parfois des stratégies de captation de l’attention et des données, de prendre confiance dans ses capacités d’agir seul et avec les autres, dans un espace public qui commence dans la classe et suscite une certaine exigence quant à la valeur à accorder à l’information, à la nécessité d’en retirer des connaissances aussi objectives que possible et d’accepter la pluralité de ses usages.
Conclusion
27Pour revenir sur la question initiale du lien entre incertitude face à la circulation de l’information et esprit critique dans la culture de l’information, la construction de l’autonomie informationnelle des élèves ou la mise en place des conditions de possibilité d’un travail autonome apparaissent ne pas relever uniquement d’une approche normative qui considérerait que l’esprit critique se résume à l’application des enseignements de la science ou des techniques de la recherche d’information. La question de la place de l’incertitude est intéressante car elle croise les dispositifs d’éducation aux médias et à l’information en France –information vue sous l’angle des médias, de la documentation et de l’informatique/numérique–, avec la culture scientifique et l’éducation à la citoyenneté. Elle est donc transversale et cible véritablement une culture plurielle de l’information des élèves et des enseignants. Une telle approche permet d’aborder les questions socialement ou scientifiquement vives (Fabre 2016) et de prendre en considération les pratiques informationnelles non formelles des élèves (Cordier 2019) et des enseignants. Cette considération revient sur l’expérience de chacun, pour, suivant Bachelard (1934[1967], 22), mener une “catharsis intellectuelle et affective. Reste ensuite la tâche la plus difficile : mettre la culture scientifique en état de mobilisation permanente, remplacer le savoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamique, dialectiser toutes les variables expérimentales, donner enfin à la raison des raisons d’évoluer”.
Références bibliographiques
- ACRL (Association of college and research librairies) 2015 Framework for information literacy in higher education, en ligne <www.ala.org/acrl/standards/ilframework>
- AILLERIE K. 2012 “Pratiques juvéniles d’information : de l’incertitude à la sérendipité”, Documentaliste-Sciences de l’Information-49(1), 62-69
- ALBE V. 2009 Enseigner des controverses, Rennes, PUR
- ALA (AMERICAN LIBRARY ASSOCIATION) 1989 Presidential Committee on Information Literacy. Final Report, Chicago <www.ala.org/acrl/publications/whitepapers/presidential>
- ANDERSON T.D. 2006 “Uncertainty in action: observing information seeking within the creative processes of scholarly research”, Information Research-12(1), paper 283, <http://InformationR.net/ir/12-1/paper283.html>
- AURAY N. 2003 “L’engagement des joueurs en ligne : ethnographie d’une sociabilité distanciée et restreinte”, Cahiers du numérique-4-3, 46-72
- BACHELARD G. 1934 [1967] La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 5e édition
- BARBEY F. 2012 “L’éducation aux médias en Afrique de l’Ouest francophone : des pratiques isolées, mais actives”, Jeunes et médias. Les Cahiers francophones de l’éducation aux médias-4. L’éducation aux médias dans le monde. État des lieux et perspectives, 105-118
- BAUMAN Z. 2006 La vie liquide, Arles, Éditions du Rouergue
- BOULLIER D. 2014 “Médiologie des régimes d’attention”, in Citton Y. dir., L’économie de l’attention : nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 84-108
- BOULLIER D. 2017 “Éduquer à l’incertitude : un paradoxe amplifié par le numérique, in Lamouroux M. & Trouche L. dir. Cultures numériques. Éducation aux médias et à l’information, Poitiers, Canopé Éditions, 15-24
- BRONNER G. 2013 La démocratie des crédules, Paris, PUF
- BRONNER G. 2015 “Comment aider les élèves à mieux s’informer ?”, Rue des écoles, France Culture, <www.franceculture.fr/emission-rue-des-ecoles-comment-aider-les-eleves-amieux-s-informer-2015-11-22>
- BRUCE C.S. 2016 “Information literacy research: dimensions of the emerging collective consciousness. A reflection”, Australian Academic & Research Libraries-47-4, 239-244
- CALLON M. 2006 Pour une sociologie des controverses scientifiques, in Akrich M., Callon M. & Latour B. Sociologie de la traduction, textes fondateurs, Paris, Presses des Mines de Paris, 135-157 <www.ala.org/acrl/standards/ilframework>
- CALLON M., LASCOUMES P. & BARTHE Y. 2001 Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil
- CHATMAN E.A. & PENDLETON V. 1995 “Knowledge gap, information-seeking and the poor”, The Reference Librarian-23(49-50), 135-145
- CHRISTENSEN C. & FENSHAM P.J. 2012 Risk, Uncertainty and Complexity in Science Education, in Fraser B.J., Tobin K. & McRobbie C J. eds. Second 101 International Handbook of Science Education, Springer Netherlands, 751-769
- CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), <www.cnrtl.fr>
- CORDIER A. 2012 “Et si on enseignait l’incertitude pour construire une culture de l’information ?”, Communication & Organisation-42, 49-60
- CORDIER A. 2019 Vers une poiëtique de l’être-au-monde-informationnel. Pour une anthropologie de l’information. HDR, Université de Bordeaux-Montaigne
- CORDIER A. & LIQUÈTE V. 2014 “Circulation sociale des discours utopistes technologiques de la performance : Le cas des systèmes de recherche d’information”, Revue internationale d’intelligence économique-6(2), 75-87
- CORDIER A. & LOICQ M. (2015) Éduquer aux médias et à l’information à l’heure du numérique, in Madjid Ihadjadeneet al. dir. Culture informationnelle. Vers une propédeutique du numérique, Paris, Hermann, 113-132
- CORROY L. & FROISSART P. 2018 “L’éducation aux médias dans les discours des ministres de l’Éducation (2005-2017)”, Questions de communication-34-2, 173-188
- CROZIER M. & FRIEDBERG E. 1977 L’acteur et le système, Paris, Seuil
- DELAMOTTE E. & LIQUÈTE V. 2011 “La trans-littéracie informationnelle : éléments de réflexion autour de la notion de compétence info-communicationnelle scolaire et privée des jeunes”, Recherches en communication-33, <https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/article/view/51783>
- DELAMOTTE E., LIQUÈTE V. & FRAU-MEIGS D. 2013 “La translittératie ou la convergence des cultures de l’information”, Spirale-53, 9-20
- DEWEY J. 1920[2014] Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard
- DUBET F. 2003 “Éducation : pour sortir de l’idée de crise”. Éducation et Sociétés-11, 47-64
- ESCARPIT R. 1976[2012] Théorie générale de l’information et de la communication, Paris, Hachette Université
- FABRE D. 2016 Éduquer à l’incertitude. Élèves, enseignants : comment sortir du piège du dogmatisme ?, Paris, Dunod
- FOUCAULT M. 1994[2001] Dits et écrits, Paris, Gallimard
- HINCHLIFFE S. & DRAPER A. 2012 “Making sense of risk and uncertainty: public engagement, communication and risk assessment policy”, Social Science Research Committee (SSRC) advice paper <www.food.gov.uk/multimedia/pdfs/riskuncert. Accessed 14 March 2014>
- JACQUES J. & FASTREZ P. 2018 “Pour une approche compétentielle, matricielle et ancrée des littératies”, Éducation comparée-19, 209-233
- JOHANNSSEN H. 2017 Teaching source criticism to students in higher education: A practical approach, in Ingvaldsen S. & Oberg D. eds. Media and information literacy in higher education: Educating the educators, Amsterdam, Chandos, 89-105
- JESTE D.V. & LEE E. 2019 “Emerging empirical science of wisdom: definition, measurement, neurobiology, longevity, and interventions”, Harvard review of psychiatry-27-3, 127-140
- KERNEIS J. 2010 “Désorientation des élèves et indécision du professeur : deux formes d’incertitude repérées en éducation aux médias”, Carrefours de l’éducation-1, 59-76
- KUHLTHAU C.C. 1993 “A principle of uncertainty for information seeking”, Journal of Documentation-49(4), 339-355
- LAND R., COUSIN G., MEYER J.H.F. & DAVIES P. 2006 Implications for course design and evaluation, in Meyer J.H.F. & Land R. eds. Overcoming barriers to student understanding: Threshold concepts and troublesome knowledge, New York, Routledge, 195–206
- LACELLE N., BOUTIN J-F. & LEBRUN M. 2017 La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique-LMM : outils conceptuels et didactiques, Québec, PUQ
- LATOUR B. 2006 Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, La Découverte
- LEHMANS A. 2007 “Information Literacy : un lien entre Information, Éducation et Démocratie”, Esquisse-50-51, 5-40
- LEHMANS A. 2018 “Limites de la norme, constructions de la connaissance et durabilité de l’information”, Revue COSSI-5
- LEMIEUX C. 2007 “À quoi sert l’analyse des controverses ?”, Mil neuf cent-1(25), 191-212
- LOICQ M. 2017 “De quoi l’éducation aux médias numériques est-elle la critique ?, Tic&société-11(1), 137-165
- LOICQ M. 2018 “Citoyenneté et éducation aux médias en Australie, au Québec et en France. Comparaison internationale dans des contextes socio-politiques distincts”, Éducation comparée-19, 43-72
- MÉES (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec) 2019 “Cadre de référence de la compétence numérique”, avril 2019, <www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/ministere/Cadre-reference-competence-num.pdf>
- MERCIER A. 2018 Fake news et post-vérité : 20 textes pour comprendre la menace, <https://hal.univ-lorraine.fr/hal-01819233/document>
- MONVOISIN R. 2007 Pour une didactique de l’esprit critique-Zététique et utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias, Thèse de doctorat
- MORIN E. 1999 Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, UNESCO
- NÉDELEC L. 2018 L’éducation aux sciences dans un monde incertain : comment les enseignantes appréhendent-elles les incertitudes de la question vive de la transition agroécologique ? Étude de cas auprès d’enseignantes de l’éducation nationale et de l’enseignement agricole en contextes de formation, thèse, Université de Toulouse Jean-Jaurès
- NÉDELEC L. & MOLINATTI G. 2018 Démarche d’enquête et éducation aux incertitudes : le dispositif des scénarios du futur, in Simonneaux J. dir. La démarche d’enquête : Une contribution à la didactique des questions socialement vives, Dijon, Éducagri Éditions, 65-81
- NICOLAS H. 2019 L’enquête dans la cartographie des controverses : principes pour une adaptation dans l’enseignement secondaire, in Simonneaux J. dir. La démarche d’enquête : une contribution à la didactique des questions socialement vives, Dijon, Educagri Éditions, 171-188
- OBERG D. 2018 “A History of Information Literacy in the United States and Canada”, Éducation comparée-19, 123-158
- PASQUINELLI E., FARINA M. & BEDEL A. et al. 2020 Définir et éduquer l’esprit critique, Rapport produit dans le cadre des travaux du Work Package1/ Projet EEC-Éducation à l’esprit critique (ANR-18-CE28-0018) Juin
- PLANTARD P. 2014 Anthropologie des usages du numérique. HDR, Université de Nantes. <https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01164360/file/Note%20de%20synthe%CC%80se%20HDR%20PP%20version%20e%CC%81tudiant.pdf>
- POPPER K. 1987 La Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot
- RHEINGOLD H. 2003 Smart Mobs: The Next Social Revolution, Cambridge, Basic Books
- SARRAZY B. 1995 “Le contrat didactique”, Revue française de pédagogie-112, 85-118
- SCHNAPPER D. 2010 “En qui peut-on avoir confiance ?” Le Monde, 14 juillet <www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/14/en-qui-peut-on-avoirconfiance_1387830_3232.html>
- SHANNON C.E. & WEAVER W. 1949 The mathematical theory of communication, Urbana, The University of Illinois Press
- SIMONNOT B. 2012 L’accès à l’information en ligne : Moteurs, dispositifs et médiations, Paris, Hermès Lavoisier
- SINGH J., KERR P. & HAMBURGER E. eds. 2019 MILID Yearbook 2016. Media and information literacy: reinforcing human rights, countering radicalization and extremism, UNESCO, <https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000246371>
- STENGERS I. 2008 Charmes et risques de la fin des certitudes, in Lexiques de l’incertain, Paris, Parenthèses, 263-282
- THÉVENOT L. 2006 L’action au pluriel : sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 227-259
- TRICOT A. 2004 “La prise de conscience du besoin d’information : une compétence documentaire fantôme”, en ligne <http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/Tricot_BesoinInformation.pdf>
- TUCKER V.-M., WEEDMAN J., BRUCE C.S. & EDWARDS S.L. 2014 “Learning portals: Analyzing threshold concept theory for LIS education”, Journal of Education for Library and Information Science, 150-165
- WILSON T.D. 2000 “Human Information Behavior”, Informing Science-3-2, 49-55
- WHITWORTH A. 2020 “The discourses of power, information and literacy”, Informed Societies-25
- ZASK J. 2001 “L’élève et le citoyen, d’après John Dewey”, Le Télémaque-20, 53-64