Hélène Buisson-Fenet et Aude Kerivel dir. 2019, Des jeunes à la marge ? Transgressions des sexes et conformité de genre dans les groupes juvéniles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 172 pages
1Si depuis quelques années la problématique du genre est mise à l’honneur à travers de nombreuses recherches sociologiques, elle est, dans cet ouvrage collectif, articulée à celle de la jeunesse, plus particulièrement autour du thème de la déviance et des transgressions. L’objectif est d’apporter de nouveaux éléments de compréhension aux cadres et modalités de la socialisation sexuée dans la famille, dans les institutions, sur les lieux de travail ou encore dans l’entre-soi. D’une part, il propose une analyse des marginalités et des déviances juvéniles à l’égard des normes de genre, d’autre part, il met en évidence l’expérience juvénile des normes de genre en situation de marginalité statistique, sexuelle ou sociale. La question reste posée : la jeunesse est-elle une variable qui façonne le positionnement de genre ?
2L’ouvrage se décline en trois parties. La première traite des situations de minorités sexuées. À travers une enquête qualitative auprès de jeunes en CAP “maintenance des véhicules automobiles”, Sophie Denave interroge la place des filles inscrites dans cette filière à dominante masculine. Les résultats de sa recherche rejoignent les conclusions de l’ouvrage de Lemarchant (2017) : les métiers de l’automobile résistent à l’entrée des filles et continuent de revendiquer le caractère sexuel de l’activité, renvoyant les filles à des qualités essentialistes. Elles doivent alors toujours en faire plus pour démontrer la légitimité de leur place dans le métier.
3Dans cette même perspective, la contribution d’Alice Olivier aborde les figures masculines et l’ordre du genre dans le groupe étudiant de la filière “assistant de service social” où les femmes sont surreprésentées à hauteur de 93%. L’autrice s’intéresse ici à la manière dont sont perçus les hommes par leurs condisciples femmes. Malgré la minorité d’hommes dans ce type de filière, les étudiantes leur accordent un certain pouvoir au sein du groupe, notamment à travers le rôle de médiateur et de porte-parole. À l’articulation du genre et d’autres rapports sociaux –d’âge, de sexualité, de classe et de race– l’autrice en fait une typologie : le sage, la fille et le macho. Ces trois figures masculines apparaissant dans leur discours sont des figures projetées par les filles et participent inconsciemment à alimenter un mécanisme d’escalator de verre (Williams 1992), c’est-à-dire la possibilité pour ces hommes investis dans un secteur de femmes de bénéficier de toute une série d’avantages invisibles qui les propulsent rapidement au sommet de la hiérarchie.
4La dernière contribution de cette partie s’intéresse au hip-hop et aux phénomènes de ségrégations verticales et horizontales qui maintiennent les pratiquantes dans des positions subalternes et des espaces marginaux. À travers une enquête ethnographique, Louis Jesu cherche à comprendre comment s’opère le recrutement sexué dans le travail artistique du hip-hop, milieu éminemment masculin, en analysant l’accueil très inégal des femmes selon les trois pôles distincts du hip-hop : le hip-hop hybridé universel, le hip-hop standardisé et celui du quartier folklorisé. Sans surprise, l’auteur rappelle que les femmes occupent dans cet univers les places dominées, visibles dans certains pôles et absentes d’autres, notamment ceux qui mettent en avant les caractéristiques viriles de l’identité masculine dominante.
5La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée “L’ordre du genre à l’épreuve des sexualités juvéniles”, se compose également de trois contributions. Michel Bozon ouvre la voie en abordant l’accès à la sexualité et à l’intimité comme socialisation pratique au genre sous tension. Selon l’auteur, l’accès des adolescents à la sexualité demeure marqué par une socialisation primaire genrée et rigide, avec une incitation très forte au sentiment du côté des femmes et une valorisation de l’acquisition de savoir-faire sexuel du côté des hommes. Quant à la jeunesse sexuelle, elle se caractérise par un éloignement progressif à l’égard de cette socialisation primaire adolescente plus horizontale (recul du contrôle direct de l’adulte, socialisation entre pairs, désinstitutionnalisation des expériences amoureuses initiales, etc.), qui implique une individualisation des préoccupations sexuelles et peut correspondre à un apprentissage du plaisir et du désir et à un rapprochement progressif entre les deux sexes (66). Cependant, l’autonomisation des comportements juvéniles tend à susciter la préoccupation des adultes, voire à alimenter leur panique morale face à la perte de contrôle direct. Cette inquiétude des adultes traduit un rappel à l’ordre du genre que garçons et filles sont tenus de respecter. Cette différence de socialisation genrée et sexuelle ne favorise pas l’égalité des sexes, des sexualités et vise un retour à une vision plus traditionnelle des rôles alors que la conjoncture serait, selon l’auteur, favorable à plus d’ouverture et de libéralisme culturel.
6Bien que l’hétérosexualité reste la norme, on assiste depuis les années 1970, d’une part, à un processus de normalisation institutionnelle et médiatique de l’homosexualité, d’autre part, à la normativité parfois oppressante qu’elle génère. La contribution de Mickaël Durand entend analyser les effets de ce paradoxe sur les jeunes gays et lesbiennes en se focalisant sur les médias. L’auteur explique que cette banalisation de l’homosexualité s’est accompagnée d’une mise en norme de l’homosexualité au travers de figures stéréotypées, favorisant alors certains mécanismes de stigmatisation. Les médias en tant qu’agents de socialisation participent à l’intériorisation des normes genrées et de la norme hétérosexuelle tout autant qu’au processus de mise en cohérence de soi.
7Sur ce même volet, la dernière contribution complète la précédente en s’intéressant spécifiquement aux militants LGBT tunisiens. Abir Krefa revient sur les révolutions arabes qui ont bouleversé les formes de masculinité. Bien que la contestation et la transgression de l’ordre hétérosexué aient permis la révolution des corps et des sexualités, il n’en reste pas moins que ce qu’il qualifie d’homonormativité reste de mise, tout autant que la mise à distance de l’efféminement constitutif de l’identité gay. L’auteur explique que les militants homosexuels hommes jouent un rôle fondamental dans ce travail d’homogénéisation qui vise à agir sur le plan à la fois du genre et de la sexualité dans une visibilité publique inédite. Ainsi, on assiste à une certaine forme d’homophobie intériorisée par les militants LGBT issus de milieux favorisés qui tendent à se démarquer des “coiffeuses” et des “danseuses du ventre” au bénéficie d’autres ancrages socioprofessionnels. Le dénigrement du féminin relève alors d’une logique de distinction de classe. Les militants adaptent une stratégie de conformité dans la déviance. Pour reprendre l’auteur, les collectifs mobilisés aspirent moins à “transformer la société, qu’à changer l’attitude de la société à leur endroit, à s’y intégrer sans en bouleverser les fondements” (108).
8La dernière partie de l’ouvrage traite des jeunesses sous (auto)contrôle et particulièrement sous l’angle de la contrainte hétéronormative. L’enquête ethnographique de Léa Anthouard et Julie Thomas dans l’internat d’un institut spécialisé accueillant des filles avec une déficience intellectuelle légère ou “un trouble du comportement” est remarquable dans l’analyse des pratiques de l’équipe éducative. Les autrices soulèvent une contradiction entre l’objectif d’autonomie et le dispositif de contrainte que représente l’institution. Les jeunes filles de l’institut sont soumises à une volonté manifeste de contrôle de leur conduite comme potentiellement déviante dans la gestion de leur corps aussi bien que de leur vie amoureuse. Les professionnelles et professionnels se dressent en entrepreneurs et entrepreneuses de morale affective et sexuelle de ces jeunes filles. Ils et elles imposent de manière normative leurs représentations à propos des catégories d’âge, de sexe, de handicap mais aussi de classe. De ce fait, les contraintes institutionnelles prennent le pas sur les vies individuelles, entraînant un contrôle manifeste de leur corps comme lieu de contrôle de leur conduite.
9La contribution de Yaëlle Amsellem-Mainguy, Benoît Coquard et Arthur Vuattoux s’applique quant à elle à comprendre comment les hiérarchies carcérales rejoignent les hiérarchies sociales en pointant leur regard sur le genre, l’intimité et la respectabilité chez les jeunes en prison. À travers le discours de ces jeunes, les auteurs et l’autrice expliquent comment les jeunes construisent les catégories dans le cadre carcéral et montrent combien ces classements révèlent des rapports de genre bien extérieurs à la prison : logiques d’âge, de genre et de classe. Les manières de gérer les rapports de genre et de sexualité de ces jeunes sont très proches de celles des adultes –notamment des professionnels et professionnelles de la prison– et s’inscrivent dans un ensemble structurel de normes genrées et sexuelles : conjugalité, hétérosexualité dominante. La prison s’inscrit alors, selon les auteurs et l’autrice, dans un continuum des rapports sociaux.
10Corine Rostain achève cette dernière partie en abordant le genre et la religion en prison. Elle s’intéresse particulièrement aux fluctuations de la pratique religieuse musulmane et à sa vulnérabilité aux événements au regard d’une carrière déviante. Cette dernière tend à bouleverser la pratique religieuse des jeunes qui oscille selon leur genre. L’autrice revient sur le parcours de ces derniers qui, selon leur profil, choisissent tantôt la rupture avec la religion, tantôt l’intermittence, tantôt le renforcement. Selon le genre, leur rapport à la religion est différent : instrument de soi, ressource pour résister à l’épreuve carcérale pour les garçons, “retour au religieux” pour se rapprocher de la famille pour les filles. Ici encore, le poids du genre est lourd dans les pratiques tout autant que le sens donné à la religion.
11Cet ouvrage collectif a le mérite d’aborder le genre dans de nombreux espaces de socialisation : famille, école, sport, institut spécialisé, prison, etc., en France, voire ailleurs (Tunisie). Il invite à la réflexion sur l’évolution des rapports de genre des jeunesses à la marge. L’ensemble de ces contributions permet de conclure que la déviance, quelle qu’elle soit, ne semble pas remettre en cause les normes de genre et la domination masculine qui les orientent. Quelles que soient les transgressions sexuées, l’asymétrie subsiste au bénéfice des garçons. Le rappel à l’ordre genré devient, selon les directrices de l’ouvrage, un moyen de revaloriser une identité ébranlée et donne à ces jeunes stigmatisés la possibilité de se voir attribuer une identité conforme. Les médias, l’ensemble des espaces de socialisation, tout autant que les pratiques des professionnelles et professionnels sont autant de pistes à explorer pour comprendre de quelle manière, malgré une plus grande liberté dans les sexualités et dans l’identité de genre, la norme continue d’enfermer, y compris celles et ceux qui veulent en dévier.
12Nadège Tenailleau, CREN, Université de Nantes
Mathieu Ichou, 2018, Les enfants d’immigrés à l’école. Inégalités scolaires du primaire à l’enseignement supérieur, Paris, PUF, 311 pages
13Alliant l’analyse statistique de données quantitatives à l’enquête par entretiens, l’ouvrage se propose de comprendre la spécificité des trajectoires scolaires des enfants d’immigrés en France. Contre une lecture homogénéisante ou misérabiliste, la recherche met au jour l’importante hétérogénéité de ces trajectoires, attribuable à la position sociale des parents, telle qu’elle s’élabore dès le pays d’émigration et se recompose en migration. L’expérience prémigratoire façonne ainsi les projets parentaux et forge des dispositions scolaires plus ou moins rentables. L’analyse ne néglige pas le rôle du milieu d’accueil, mettant en lumière les processus systémiques propres au système éducatif ou encore l’influence des liens sociaux, forts ou faibles, au sein de la famille, de l’entourage ou des réseaux communautaires, dans la construction des parcours scolaires.
14L’ouvrage s’ouvre sur un très bel exercice de construction d’objet. L’auteur énonce d’entrée de jeu les idées reçues qu’il entend démonter –s’attaquant notamment aux présupposés du paradigme de l’assimilation (négation ou altérisation de l’immigré, oblitération de l’expérience prémigratoire). Soucieux de restituer la genèse sociale des trajectoires, l’auteur puise ses outils théoriques dans une sociologie d’inspiration bourdieusienne et wébérienne, mobilisant les concepts de socialisation, de position sociale et de capitaux. L’originalité de l’approche consiste à explorer la manière dont ces processus sont affectés par la migration, pensée en termes de discontinuité et de recomposition du statut social. Le projet est d’éclairer les trajectoires scolaires d’enfants de migrants en les situant dans un parcours familial global (avant et après la migration). En ce sens, Ichou parvient bel et bien à éviter le double écueil qu’il dénonce : celui de “particulariser” son objet à outrance (en considérant a priori les familles migrantes comme un objet distinct) et celui de l’“universaliser”, c’est-à-dire d’en dénier toute spécificité. Dans un second temps, la thèse centrale est complétée par l’analyse des processus systémiques qui structurent l’expérience scolaire dans la société d’accueil ainsi que par l’analyse du rôle des liens sociaux construits par l’enfant au sein de sa fratrie, de son quartier ou de son réseau communautaire. Le design méthodologique mixte, alliant traitement de données quantitatives et analyse approfondie d’entretiens, constitue une force de l’ouvrage : l’approche longitudinale commune aux volets de l’enquête est mise au service de la problématisation ; l’analyse statistique et les intuitions dégagées des entretiens s’alimentent mutuellement, conduisant à affiner les questions de recherche et les protocoles de traitement. Une autre originalité est le ciblage, dans la phase qualitative de l’enquête, de deux groupes d’immigrés au comportement scolaire atypique : d’un côté, les enfants d’immigrés d’Asie du Sud-Est et de Chine, qui “sur-performent”, et de l’autre les enfants d’immigrés turcs, particulièrement marqués par la relégation scolaire. L’étude approfondie de ces deux groupes vient révéler les logiques sociales à l’œuvre, particulièrement repérables dans ces cas extrêmes. L’enquête qualitative repose sur une quarantaine d’entretiens menés avec des familles turques et asiatiques. Il est regretté que l’auteur ne précise pas si les entretiens menés avec les parents ont été systématiquement complétés par des entretiens avec leurs enfants (et lesquels) ; un tableau synthétique des configurations des familles enquêtées aurait utilement complété la présentation des choix d’échantillonnage. Enfin, un détour comparatif occasionnel par des données britanniques permet à l’auteur de consolider son entreprise de montée en généralité, même si cette veine est finalement peu exploitée dans l’ouvrage.
15La première partie, qui présente l’analyse quantitative des résultats et trajectoires scolaires observables au sein de deux cohortes d’élèves (du primaire à l’entrée du lycée) confirme la persistance de désavantages scolaires spécifiques des enfants d’immigrés et rend compte de l’existence d’une stratification des résultats scolaires des enfants d’immigrés et de natifs. La méthode statistique de l’appariement exact permet de comparer les enfants de divers groupes issus de l’immigration avec les enfants issus de parents français aux caractéristiques sociales et scolaires similaires. Sans que l’auteur endosse ce vocabulaire conceptuel, l’approche peut être qualifiée d’intersectionnelle car elle fait apparaître l’articulation complexe entre effets de la classe sociale et effets de l’origine migratoire. Par exemple, l’analyse montre que l’effet des caractéristiques démographiques et socioéconomiques des parents est médié par les spécificités des configurations migratoires ; de même, si les résultats scolaires des enfants d’immigrés sont globalement inférieurs à ceux des natifs, ces différences brutes tendent à disparaître s’il y a contrôle par les caractéristiques socioéconomiques de leurs parents. Les capitaux sociaux et scolaires de la famille, tels qu’ils se sont constitués au sein de la société d’émigration, expliquent aussi une part importante des écarts de performance observés entre groupes de nationalités différentes. Un deuxième chapitre prend cette fois comme unité d’analyse les trajectoires scolaires, définies comme des modalités spécifiques de cheminement au sein d’un système scolaire fortement différencié. Ce chapitre est sans conteste l’un des apports clés de l’ouvrage. Des méthodes statistiques poussées (analyse en classes latentes) font émerger 5 trajectoires typifiées et hiérarchisées, qui se distinguent au regard de plusieurs critères (résultats scolaires, choix d’établissements et de filières, situation géographique, moments d’orientation et redoublement). La richesse de cette construction est sensible ainsi que son caractère à la fois inductif et ancré dans l’interprétation sociologique. Ces trajectoires-types sont ensuite mises en relation avec des variables explicatives (sexe, niveau d’éducation des parents, origine migratoire) afin de faire apparaître les éventuelles affinités entre cheminements et caractéristiques sociales des publics. L’analyse montre que les enfants de natifs et d’immigrés ne se répartissent pas équitablement entre ces 5 trajectoires –même lorsque sont pris en compte les effets pourtant déterminants des caractéristiques socio-économiques des familles. Ainsi, les enfants d’immigrés sont plus représentés que les enfants de natifs dans la trajectoire la plus basse et ils ont plus rarement accès aux parcours les plus prestigieux. Plus intéressant : les formes d’échec scolaire comme les manières de s’élever au sein du système scolaire divergent selon l’origine (par exemple, les enfants d’immigrés en difficulté scolaire empruntent, plus souvent que les natifs aux résultats scolaires analogues, une trajectoire de décrochage ; les enfants en réussite relative se dirigent plus souvent vers l’enseignement supérieur court s’ils sont issus de l’immigration).
16La deuxième partie, clé de voûte de l’ouvrage, se tourne vers la société d’émigration et montre à quel point les caractéristiques sociales des parents dans le pays d’origine ainsi que leur histoire scolaire jouent un rôle clé dans les trajectoires scolaires des enfants. Les concepts de “position sociale relative” (incarnée par le niveau relatif d’éducation des parents immigrés dans la société d’origine) ou encore de “paradoxes transnationaux du statut social” (Nieswand 2011) s’avèrent ici particulièrement pertinents pour saisir la manière dont l’expérience migratoire transforme les propriétés sociales des familles. L’auteur se penche sur l’effet de telles trajectoires sociales (associées à des processus de disqualification et de déclassement) sur le parcours scolaire des enfants. Les données montrent bien une corrélation entre les performances scolaires des enfants et la position éducative relative des parents dans le pays d’origine (même si la position sociale des familles au sein de la société d’accueil est incluse dans le modèle). Le chapitre suivant cherche à saisir de manière compréhensive les processus sociaux qui sous-tendent cette corrélation, en insistant sur les pratiques de socialisation familiale. Les compétences cognitives des parents, mais aussi leur rapport (heureux ou entravé) à la scolarité et au savoir ou encore la place relative de l’éducation dans le projet migratoire, conduisent ces familles à transmettre à leurs enfants un ensemble de dispositions plus ou moins rentables dans leur scolarité. Ainsi, si le modèle d’analyse appréhende la construction des dispositions scolaires de manière assez classique (à partir d’un cadre bourdieusien), il cherche aussi à penser ce que la migration fait à la transmission et à la réappropriation de ces dispositions dans la situation d’immigration. Il développe par ailleurs une réflexion plus wébérienne sur la manière dont le statut social perçu (prestige social) tel qu’il s’est forgé dans la société d’origine est lui aussi susceptible de forger des dispositions (à la persévérance ou à la combativité) ou des valeurs impactant positivement la scolarité des enfants. Si les récits collectés montrent la fierté et parfois le sentiment de supériorité sociale développés par certains parents migrants, et les processus de distinction sociale et scolaire qu’ils entraînent, il est un peu à regretter que l’auteur n’appréhende pas ces discours sur soi, sur sa famille ou sa culture d’origine dans une perspective plus dynamique : loin d’être uniquement le reflet de la position sociale initiale, ne faut-il pas les comprendre aussi comme une stratégie de requalification symbolique, face à la disqualification dont ils font l’objet dans la société d’accueil ? De même, il serait intéressant d’explorer plus avant la manière dont les aspirations initiales sont renégociées dans le pays d’accueil, par les parents migrants, mais aussi par leurs enfants… En effet, l’hypothèse implicite d’une reprise des attentes parentales par les enfants rencontre certaines limites –par exemple lorsque l’auteur évoque la diversité des parcours entre enfants d’une même famille ou la diversité des réactions possibles face à des attentes parentales très élevées. Le lecteur peut dès lors se demander si l’auteur ne surestime pas la continuité des expériences parentales et adolescentes. Une telle mise en symétrie risque de minimiser l’important travail de tri qui s’opère entre les générations : ainsi, le statut social de la famille migrante, s’il est souvent au cœur du récit familial, peut aussi souvent faire l’objet de silences, de réinvention voire de non-transmission…
17La troisième partie de l’ouvrage incite moins à s’arrêter, elle est pourtant importante car elle se penche sur le rôle de la situation d’accueil. L’auteur montre notamment à quel point, dans une forte ségrégation scolaire, les attentes et les choix scolaires des enfants d’immigrés sont façonnés par les environnements scolaires qu’ils sont le plus souvent amenés à fréquenter. Si ce chapitre revient sur le rôle spécifique de l’institution scolaire dans la conversion des dispositions des enfants de migrants en résultats scolaires, il aurait pu insister davantage sur d’autres aspects de l’expérience scolaire : qu’en est-il par exemple des effets de la ségrégation sur la construction des identifications sociales, notamment ethniques ? L’auteur passe peut-être ici en partie à côté de son objectif de montrer les “effets socialisateurs importants” de ces effets de système (222). Le dernier chapitre met en lumière le rôle complémentaire des liens sociaux tissés par les enfants avec les membres de leur fratrie, du voisinage ou de leur communauté. À signaler deux résultats stimulants : d’une part, l’hypothèse d’un effet négatif de la taille des fratries sur la réussite scolaire est ici invalidée, cet effet étant largement contrebalancé, dans les familles migrantes, par le rôle de soutien scolaire que jouent souvent les aînés. D’autre part, la recherche revient sur l’hypothèse d’un effet des réseaux ethniques, tout en en proposant une lecture relationnelle ; ainsi, si effet de l’ethnicité il y a, c’est surtout à travers les ressources discursives (cultural narratives) qu’elle contribue à produire et qui servent de point d’appui dans la construction de formes d’identification positives.
18En fin de compte, l’ouvrage a le double mérite de produire une photographie très complète de la diversité des trajectoires scolaires des enfants d’immigrés en France et d’en proposer une interprétation qui rend justice à la complexité de trajectoires sociales qui se construisent au carrefour de deux systèmes sociaux. Toutefois, l’analyse fine des articulations et des recompositions de sens que peut entraîner ce déplacement social, mais aussi la manière dont la seconde génération construit à son tour une expérience qui lui est propre, pourraient être approfondies dans des recherches futures.
19Marie Verhoeven, GIRSEF, Université catholique de Louvain
Sophia Stavrou, 2017, L’université au diapason du marché. Une sociologie du changement curriculaire dans les universités françaises, Louvain-la-Neuve, Academia, 320 pages
20Sophia Stavrou propose une analyse des processus de construction du changement curriculaire dans l’enseignement universitaire français dont les programmes sont soumis à une injonction à la professionnalisation depuis la loi de 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU). À partir d’enquêtes de terrain menées de 2006 à 2012 dans le cadre d’une thèse de doctorat dirigée par Nicole Ramognimo, d’un matériau dense (une cinquantaine d’entretiens avec des acteurs du champ universitaire et des experts de l’évaluation, un corpus de quatorze masters professionnels dans le domaine des sciences humaines et sociales répartis dans six universités françaises parisiennes et de province, des textes officiels, de la littérature grise) et en combinant des analyses thématique et linguistique des discours avec une approche socio-morphologique des curricula, l’autrice cherche à saisir conjointement “les savoirs recontextualisés et les acteurs, les discours et les pratiques qui participent au processus de réforme des programmes d’enseignement” (28). À travers cet objet sont plus fondamentalement interrogées les transformations que connaît le système universitaire français et la redéfinition de son rôle dans l’économie de la connaissance.
21Cette recherche s’inscrit principalement dans une sociologie du curriculum bernsteinienne qui présente cependant trois autres dimensions sociologiques : de la connaissance, de l’action publique et des professions. L’autrice ne s’intéresse pas seulement aux intérêts des groupes sociaux dans la sélection des savoirs mais prend également en compte les intérêts cognitifs propres aux savoirs eux-mêmes, les nouveaux modes de gouvernance induits par les instruments d’évaluation des maquettes de programmes et la redéfinition des professionnalités à l’université que cette évaluation entraîne. Stavrou se situe ainsi dans une approche social-réaliste de la politique curriculaire qui “propose de prendre en compte deux types d’intérêts : les intérêts ‘internes’, qui renvoient aux intérêts cognitifs des savoirs, les intérêts ‘externes’, qui peuvent être sociaux, économiques, politiques” (41). On assiste à la mise en place d’un “modèle pédagogique de projection dans le marché” qui passe par des instruments d’évaluation dont les catégories formalisées suscitent un ajustement des programmes selon les besoins socio-économiques. Leur mise en œuvre appelle la constitution d’un champ d’expertise qui redéfinit les identités professionnelles des enseignants-chercheurs remplissant une mission d’évaluation.
22Cette analyse du changement curriculaire est structurée en trois axes. Un premier axe vise la reconstruction du “récit de l’institutionnalisation d’un modèle pédagogique de l’université” (63). Un deuxième étudie la façon dont se construit un champ de l’expertise qui met en œuvre le discours pédagogique. Un troisième examine les traces du discours pédagogique et, plus particulièrement, de l’injonction à la professionnalisation, dans les maquettes de programmes étudiés. Comme le souligne Nicole Ramognimo en préface de l’ouvrage, trois principaux résultats peuvent ainsi être mis en évidence : l’instauration d’une nouvelle gouvernance des universités, l’émergence de nouvelles professionnalités à l’intérieur de l’université par la constitution d’un champ d’expertise et le passage d’une forme disciplinaire des savoirs à leur régionalisation. Un quatrième résultat peut être ajouté, celui de la pédagogisation des rapports sociaux au sein des universités.
23L’autrice rappelle l’évolution de la question de la professionnalisation de l’enseignement universitaire tout au long du XXe siècle pour atteindre son aboutissement dans la politique européenne d’éducation et de formation tout au long de la vie visant l’employabilité. Le processus de Bologne a accéléré la redéfinition du rôle de l’enseignement supérieur lorsqu’il a été intégré dans la stratégie de Lisbonne en 2001. Les effets concrets de ces évolutions européennes ont été exercés en France à travers la loi LRU où l’insertion professionnelle des diplômés a été définie comme mission à part entière des universités.
24Ces transformations sont le résultat d’un discours pédagogique “qui met au centre un principe de projection de l’université dans le marché, une projection de la politique d’enseignement supérieur dans d’autres politiques publiques, en l’occurrence celles qui se préoccupent de la croissance économique et de l’emploi” (88). Ce discours pédagogique produit un effet performatif en redéfinissant l’identité des acteurs par la constitution d’un champ d’expertise qui se situe à une échelle intermédiaire entre la production d’un discours pédagogique national et la fabrication des curricula. D’une part, il met en œuvre le discours politique de projection dans le marché et participe à élaborer le discours pédagogique officiel de l’enseignement supérieur. D’autre part, il agit sur les curricula en contribuant à définir l’orientation de leur changement. Le principe de la contractualisation est au cœur de ce dispositif. Il se matérialise dans les contrats quadriennaux d’habilitation pour le financement de nouveaux programmes ou le maintien de programmes existants. Ces contrats obéissent à des principes de performance et d’efficience en ce qu’ils attestent la capacité des établissements à se conformer aux objectifs nationaux définis par l’État et à développer des stratégies efficaces en vue de les atteindre.
25L’évaluation prend de cette manière une place centrale. L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES, devenue depuis Haut comité à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, HCERES), par les outils d’évaluation dont elle contraint l’usage, véhicule des cadres normatifs et cognitifs fondés sur des logiques d’expertises définissant une conception particulière de l’université. À l’intérieur de chaque établissement, un Conseil des études et de la vie universitaire (CEVU) procède à une évaluation interne des maquettes de programmes, avant de les soumettre à une évaluation externe assurée par l’AERES. Les membres des CEVU se trouvent dans un entre-deux, entre le discours ministériel qu’ils relaient et les producteurs de programmes qui sont leurs collègues et qu’ils accompagnent. Ils sont ainsi pris dans un “dimorphisme identitaire” (140) où s’entrecroisent deux identités professionnelles : celles de l’expert et de l’enseignant-chercheur.
26L’ouvrage constitue une contribution essentielle à l’analyse de la construction curriculaire à l’université. Il participe également à éclairer les processus d’évaluation de la qualité de l’enseignement supérieur et leurs effets sous un angle original et en ciblant une forme particulière d’évaluation réalisée ex ante, au moment de la conception des programmes en vue de leur habilitation. L’autrice met ainsi en lumière des résultats analogues à d’autres analyses relatives aux effets des dispositifs d’évaluation : redéfinition et ajustement du rôle de l’université pour répondre aux besoins de l’économie de la connaissance (Garcia 2007, Croché 2010, Bernatchez 2014), introduction d’un pilotage par objectifs fondé sur la contractualisation, l’efficacité et la performance (Morley & Rassool 2000, Vinokur 2006, Gorga 2011), reconfiguration des rapports entre l’établissement universitaire et le pouvoir politique, production de discours performatifs (Saarinen 2008) redéfinissant l’identité des acteurs par la constitution de la figure de l’expert (Garcia 2006, Stroobants 2012) qui participe à l’intérieur de l’université à un renouvellement des rapports de pouvoir entre collègues (Morley 2005).
27L’un de ses apports les plus originaux réside dans la pédagogisation des rapports sociaux induite par l’évaluation. Si Charlier et Croché (2013) ont montré comment les outils qui structurent le processus de Bologne ont balayé la possibilité pour les universités de puiser dans leurs traditions séculaires pour justifier leurs pratiques en les rendant toutes incompétentes face à ces outils, Stavrou met en lumière l’une des dimensions de cette incompétence provoquée par l’évaluation des maquettes de programmes dans les universités. Leurs concepteurs, placés dans une situation d’évaluation, se retrouvent dans une relation asymétrique avec leurs collègues experts. L’objectif de cette évaluation interne des maquettes des programmes étant de passer avec succès l’évaluation organisée par l’AERES, ces experts accompagnent les concepteurs de programme et réalisent un travail de régulation corrective et d’amélioration. Il s’agit en somme d’apprendre aux concepteurs à construire correctement leurs programmes d’enseignement pour être conformes au prescrit officiel. L’AERES produit ainsi une technologisation institutionnalisée de l’expertise qui contribue à transformer “la perception du rapport national-local” (125) qui est moins vu comme un rapport de contrôle que comme un rapport de reproduction des normes “en termes de besoins d’aide et d’explication” (125).
28Un autre apport original est le glissement opéré par modèle de projection dans le marché d’une conception des programmes construits à partir d’une logique disciplinaire vers une régionalisation des savoirs. La régionalisation rend compte d’un déplacement des frontières épistémiques et sociales des formes curriculaires. Transformation des frontières épistémiques d’abord, car les savoirs et les programmes dans lesquels ils sont enseignés ne sont plus structurés à partir d’une logique propre aux disciplines dont le découpage correspond à une division sociale du travail interne, matérialisée par la constitution de champs de spécialisation disciplinaire. La structuration s’appuie désormais sur des principes externes de division sociale du travail correspondant aux domaines d’activités professionnels. Il en résulte une association de disciplines diverses autour de terrains communs, c’est-à-dire la prédominance d’une certaine interdisciplinarité qui regroupe des “formes de connaissance différentes, disciplinaires, professionnelles, techniques, de posture sociale, en les faisant coexister dans un même curriculum” (183). Transformation des frontières sociales ensuite puisque cette hybridation des connaissances regroupe “dans un espace pédagogique commun” (184) des catégories d’acteurs hétérogènes “aux identités et normativités d’action différentes” (184), aussi bien du côté des enseignants où se côtoient des académiques issus de disciplines diverses et des professionnels que du côté des étudiants où se mêlent des profils classiques et des salariés.
29On peut regretter que les curricula ciblés dans l’échantillon soient exclusivement des programmes professionnalisants. Certes, ce choix permet de montrer les nouvelles normativités à l’œuvre mais, bien que ce ne soit pas le propos de l’autrice, il pourrait aussi laisser croire que tous les curricula obéissent à ces logiques. Or il existe toujours des programmes disciplinaires. Dès lors, la mise en lumière des modes de construction des curricula fondés sur une logique disciplinaire malgré l’introduction d’un modèle de projection dans le marché permettrait sans doute de mieux comprendre comment ces injonctions à la professionnalisation et au redécoupage des savoirs peuvent être contournés, comment la logique disciplinaire parvient malgré tout à résister. Cette petite réserve ne retire en rien tout l’intérêt et la pertinence de l’ouvrage. Elle constitue plutôt une invitation à prolonger l’investigation dans cette direction.
30Miguel Souto Lopez, Girsef, Université catholique de Louvain
Bibliographie
Références bibliographiques
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