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Article de revue

Manager les professeurs ? Les relations hiérarchiques dans l’établissement en France à l’heure du Nouveau management public

Pages 57 à 75

Notes

1Alors que les professeurs du second degré sont souvent perçus comme une profession libérale (Prost 1983), leur autonomie est menacée par la doctrine néolibérale du Nouveau management public (NMP). Implanté depuis les années 1980 dans des pays anglo-saxons, puis devenu la norme de l’OCDE, le NMP se distingue par le déploiement de la logique du marché, la décentralisation de l’autorité, l’obligation de rendre des comptes sur ses performances, la flexibilité du personnel (Normand 2011a)... Mais les professeurs sont-ils prêts à être managés ? Ce serait une rupture profonde dans l’histoire d’un corps sur-conflictuel, qui a choisi au XXe siècle la tutelle lointaine du ministère contre celle des notables locaux. Son puissant syndicalisme protège la liberté pédagogique en s’insérant dans les rouages administratifs (Frajerman 2014). L’établissement, territoire de la nouvelle approche, risque de devenir “un champ de bataille” (Barrère 2006, 96). Les deux tiers des difficultés signalées par les chefs d’établissement proviennent déjà de réactions enseignantes hostiles aux mesures que le ministère leur demande de mettre en œuvre (Combaz & Cacouault-Bitaud 2013).

2Depuis des décennies, les gouvernements français discutent de l’instauration du NMP, ce qui souligne la lenteur du changement. Les enseignants, fonctionnaires dotés d’un statut fort, n’ont pas vécu les bouleversements de métiers du privé (polyvalence, standardisation et contrôle accru…). La période présente est marquée par une accélération de l’implantation du NMP. En 2019, un projet de loi prévoit de minorer drastiquement le paritarisme et donc le rôle des syndicats, de créer de nouvelles sanctions et de généraliser le recours au personnel précaire. Il est loin pourtant du choc (Klein 2008) qu’a été le NMP dans les pays où il s’est enraciné, au détriment des garanties collectives et de l’autonomie professionnelle : salaire au mérite et fin de la négociation collective en Grande-Bretagne, suppression de 20% des effectifs de fonctionnaires fédéraux canadiens dans les années 1990, gestion managériale de la pédagogie au Québec (Maroy 2017)… Le constat de Derouet (2000, 105) conserve sa validité : “Cette nouvelle logique se développe dans les déchirures de l’ancien système et constitue des éléments qui, pour le moment, ne font pas système et n’entraînent pas un changement de la forme générale”.

Tableau 1

Niveau d’application du NMP dans le système éducatif français

Outils du NMP (de Visscher & Varone 2004)Situation dans le système éducatif français en 2018
Attribution de budgets globaux aux gestionnaires publics qui disposent d’une large marge de manœuvre pour satisfaire à leurs critères de rendement.Le budget de l’établissement et les personnels sont attribués par les échelons centraux (ministère et rectorat). Une partie est globalisée : options, cours en effectifs réduits, etc.
Création d’agences exécutives et de structures organisationnelles plus flexibles.
Déréglementation des statuts de la fonction publique en introduisant le salaire au mérite.
Aucun changement, sauf le passage partiel d’une centralisation de l’échelon ministériel à celui du rectorat.
Les enseignants sont fonctionnaires, leur rémunération et leur carrière sont garanties par un statut. Des tâches administratives sont ajoutées, mais le métier bouge peu.
Autres principes d’organisation du NMP (Bezes & Demazière 2011)
Transformation de la structure hiérarchique de l’administration en renforçant les responsabilités et l’autonomie des échelons chargés de la mise en œuvre.Autonomie limitée.
Rapport hiérarchique inchangé entre chefs d’établissement et enseignants, dont les protections sont nombreuses.
Gestion par les résultats fondée sur la réalisation d’objectifs, l’évaluation des performances et de nouvelles formes de contrôle.Impact faible.
Mise en place encore floue d’évaluations, mais la quasi-suppression du baccalauréat prive cette politique de son outil le plus robuste.

Niveau d’application du NMP dans le système éducatif français

3Pourtant, des analyses et des essais militants développent un discours anti-néolibéral donnant le sentiment de sa victoire dans le champ éducatif (Laval et al. 2012, del Rey 2013, etc.), au risque d’une confusion entre les intentions des pouvoirs publics et la réalité que vivent les personnels. Ne se concrétisant que partiellement, le NMP en éducation constitue d’abord le projet de l’élite politico-administrative, un horizon d’attente qui guide son action. Birnbaum (2018) conteste l’idée d’un affaiblissement de l’État et signale l’originalité et l’ancienneté de la tradition étatiste française. Renforcer les pouvoirs des hiérarchies de proximité peut aussi se lire dans une optique napoléonienne. Les principes du NMP ont été intégrés à la mentalité administrative française, qui l’a reformulé par exemple en renforçant plus les pouvoirs du rectorat que de l’échelon local (Derouet & Normand 2016).

4Quelle que soit l’intention de ses initiateurs, une politique publique ne s’applique pas automatiquement ni sans arrangements sur le terrain. La nature relationnelle et diffuse du pouvoir, la dépendance des hiérarchies envers les salariés qui maîtrisent l’information et disposent de compétences particulières sont connues (Crozier & Friedberg 1977). La perspective choisie ici, tracée par Bezes et Demazière (2011), invite à dépasser les théories globalisantes sur le néo-libéralisme et à analyser le jeu des acteurs, les résistances, les contradictions internes. Le modèle anglo-saxon n’est ainsi pas univoque : le programme de la troisième voie articule le NMP “aux idées d’inclusion sociale et de partenariat” en intégrant associations et usagers (Bezes & Demazière 2011, 299), il permet “de préserver des espaces d’autonomie pour les agents” et se traduit “par un appel plus grand à leur expertise” (Le Bianic 2011, 311). Sa force est aussi d’incarner une alternative à la perpétuation d’un système bureaucratique insensible à la revendication d’une prise en compte de chaque individu dans sa singularité.

5L’objectif est de saisir l’interaction entre enseignants et personnels de direction (perdir) sur les enjeux de pouvoir. Ces deux corps se ressemblent (rôle structurant du syndicalisme, esprit de service public, origines sociales), mais divergent de plus en plus, les perdir ayant connu une mutation professionnelle négociée, contrairement aux professeurs. Leurs rôles respectifs se redéfinissent au sein des établissements dans un alliage de conflictualité et de coopération. L’article s’appuie sur la recherche Militens consacrée à l’engagement enseignant (dirigée par l’auteur en 2018). Une phase qualitative a permis d’interroger 73 professeurs et CPE du second degré et de visiter 14 établissements dans 5 départements entre 2014 et 2016 (entretiens effectués par Gérard Grosse, Georges Ortusi, Camille Giraudon et Laurent Frajerman). Une enquête par questionnaire [1] a été réalisée en 2017 sur des échantillons aléatoirement tirés, en contrôlant leur représentativité. Le taux de retour du questionnaire en ligne est de 27,5%, avec 1 800 réponses de professeurs de lycée et collège.

La réaction des enseignants et des chefs d’établissement au NMP

6Confrontées au NMP, les professions opèrent des ajustements, mobilisent des stratégies : effets d’annonce, inertie, détournement des mesures… Si les professeurs emploient plus le registre de la résistance et les chefs d’établissement celui de l’adaptation, ils partagent une culture de la fonction publique.

Des moyens de pression peu opératoires sur les professeurs

7Le rapport au chef des professeurs est à la fois personnalisé et sous-tendu par la conscience de disposer d’atouts en cas de conflit. Le nouveau proviseur “m’a convoqué de manière officielle, parce qu’un jour j’étais en retard et ça m’a fortement déplu. Je lui ai dit en face : ‘moi, écoutez, j’ai 59 ans ça fait 10 ans que je suis dans cet établissement. Je passe je ne sais pas combien d’heures supplémentaires pour le bien des élèves, ne venez pas à me faire chier…’ Et il a compris le message” (Gérard, certifié en lycée, non syndiqué). Ces propos, un peu crus pour ce milieu, illustrent plusieurs problématiques : l’usage d’un rapport direct, la capacité de négociation d’un enseignant ancré dans son établissement, le risque de recadrer un professeur investi…

8La figure 1 atteste du peu de risque encouru en comptabilisant le nombre de sanctions et de fonctionnaires d’État renvoyés (mis à la retraite d’office, révoqués ou licenciés pour inaptitude). Les chiffres du ministère de l’Éducation ne sont pas connus, mais le ministère de l’Intérieur représentant 69% des sanctions en 2017, la probabilité d’une sanction est infime pour un enseignant. Le graphique montre aussi une décrue des dossiers disciplinaires commencée paradoxalement sous la présidence de Nicolas Sarkozy, pourtant censé inaugurer un management plus dur.

Figure 1

Sanctions dans la fonction publique d’État

Figure 1

Sanctions dans la fonction publique d’État

Source : Rapport d’activité de la DGAFP, compilation de l’auteur

9Les professeurs dépendent d’une double hiérarchie de proximité, administrative (les perdir) et pédagogique (les inspecteurs disciplinaires). Leur carrière est fortement régulée à l’échelon national pour les critères d’évaluation et l’attribution des postes. Ils jouent des contradictions du système et même s’ils légitiment davantage l’inspection, certains s’appuient sur leur chef d’établissement qu’ils connaissent mieux (Baluteau 2009). La gestion du personnel est contrôlée par des commissions paritaires où les élus de la FSU sont majoritaires. Les perdir ont peu de marge de manœuvre. Les moyens officiels à leur disposition (appel aux inspecteurs ou mauvaise évaluation) sont peu efficaces, voire contre-productifs lorsqu’ils débouchent sur des conflits ou démotivent l’enseignant (Barrère 2006). Quand la situation n’est pas bloquée, ils ont néanmoins des outils pour faire pression : attribution des classes et des enseignements particuliers, confection des emplois du temps, autorisation d’activités annexes…

10Un enseignant décidé à résister à ces sanctions informelles prend peu de risques du fait de son statut. Être paralysé par ses chefs dans ces conditions constitue une forme de soumission librement consentie. Les professeurs n’en profitent pas pour adopter une posture antihiérarchique, ils s’adonnent juste à une liberté de contrebande, composée de faibles écarts à la norme (Perrenoud 1996). Leur hiérarchie cherche néanmoins depuis longtemps à affermir son emprise, conformément au NMP. Plusieurs tentatives n’ont guère été couronnées de succès, comme le programme ECLAIR qui prévoyait en 2011 un profilage des postes en éducation prioritaire, un avis du perdir sur les candidatures, des lettres de mission pour tous les enseignants… Son échec s’explique par le manque d’attractivité de ces postes difficiles et la fragilité juridique de dispositions dérogatoires, annulées en partie par le Conseil d’État saisi par le SNES FSU (décision n°343396).

11La dernière réforme de la carrière des enseignants en 2017 est un subtil compromis. Dans le système en vigueur depuis la Libération, la notation laissait une marge d’interprétation aux seuls inspecteurs, les enseignants étant classés selon trois critères : le rang au concours de recrutement, la fréquence des inspections et l’avis de l’inspecteur. Ce dispositif offrait peu de latitude aux chefs d’établissement, mais créait de grands écarts de salaire entre enseignants selon que leur avancement s’effectuait au grand choix (20%), au choix (50%) et à l’ancienneté pour les 30% restants. Le nouveau système, plus égalitaire, réduit cette amplitude et concentre l’influence hiérarchique sur la rapidité d’accès à deux grades mieux payés en fin de carrière, la hors classe et la classe exceptionnelle. La négociation s’est effectuée pour toute la fonction publique d’État, laquelle connaissait moins d’écarts de rémunération que les enseignants, ce qui a autorisé une homogénéisation des carrières, à rebours du NMP. Le pouvoir des inspecteurs, le plus redouté, est fortement réduit, à proportion de leurs visites, la carrière comptant désormais des plages de plus de 11 ans sans inspection.

12En contrepartie, la réforme renforce l’emprise du chef d’établissement en instaurant un rituel solennel : le rendez-vous de carrière. Limité à quatre éditions jalonnant la vie professionnelle, pour préserver le temps de perdir déjà débordés, il était réclamé par les réformateurs. La méthode de l’entretien individuel renforcera l’interconnaissance entre les perdir et les professeurs, surtout pour ceux qui évitent le contact hiérarchique. Mais cette norme, classique dans le monde du travail, signe-t-elle la mise en place d’un management autoritaire ou la seule diminution de l’exceptionnalité enseignante ? La grille d’évaluation remplaçant la note est moins normée, laissant une plus grande latitude à la hiérarchie même si les mal jugés n’auront que quelques années de retard dans leur déroulement de carrière. L’absence de récurrence de cette évaluation en limite aussi les effets.

Le pouvoir au chef : nouveauté ou régression ?

13L’idée de conférer un pouvoir discrétionnaire au chef d’établissement est présentée comme une novation, alors qu’elle est un retour aux pratiques prévalant sous la IIIe République et avant. Le modèle bureaucratique de chef d’établissement vu comme un administrateur, arbitre entre les enseignants, peu ouvert sur l’extérieur, n’existe que depuis la Libération. Dans l’ancien modèle entrepreneurial républicain, le proviseur exerçait sa mission sous la tutelle d’un ministère éloigné, mais dirigiste. Véritable chef d’entreprise, chargé de convaincre les familles de s’inscrire chez lui en payant la pension, il gérait tous les aspects de la vie de son établissement et recrutait les catégories enseignantes périphériques (Savoie 2001). Être proviseur sous la IIIe République, c’est “être à la fois un administrateur zélé et un pédagogue, c’est être capable de maintenir voire de faire augmenter les effectifs des élèves” (Clavé 2015, 230).

14L’action syndicale imposa progressivement la construction de deux corps, avec des logiques de carrière uniformes et des protections renforcées. Si enseignants et chefs d’établissement ont pu user de modalités revendicatives communes, les enjeux de pouvoir les ont séparés. La réforme de 1902 répondait aux exigences des chefs d’établissement en restaurant leurs prérogatives et en redonnant (déjà !) une plus grande autonomie aux lycées. Les professeurs, astreints à des procédures de contrôle hiérarchiques poussées, étaient évalués annuellement par le proviseur, l’inspecteur d’académie, le recteur et l’inspecteur général, normalement sous la forme d’une visite inopinée dans la classe. Pour forger son opinion, l’administration visait une fois par semaine le journal du professeur, examinait les résultats des élèves aux examens et ne dédaignait pas de consulter les familles. L’évaluation portant aussi sur leur attitude hors de l’établissement, les notes “révèlent l’existence de normes de comportement social, et non pas seulement professionnel” (Verneuil 2012). Dès cette époque, les professeurs récusent une évaluation par des personnes moins diplômées qu’eux et utilisent la hiérarchie pédagogique (les inspecteurs) pour faire contrepoids à la hiérarchie administrative.

15Le syndicalisme enseignant naissant luttait contre l’arbitraire, mais hésitait sur les moyens : la suppression des visites des chefs d’établissement dans les classes n’aboutirait-elle pas à des notes fondées sur la rumeur ? Entre les deux guerres, il obtint une régulation avec la transparence pour les opérations de carrière –sanctions, rapports d’inspection et notation (Verneuil 2012). Le statut Thorez de la Fonction Publique et l’arrêté du 15 décembre 1948 instaurèrent un système bureaucratique laissant place à la nouvelle autonomie enseignante. Après mai 1968, la droite dénonça la déficience du régime disciplinaire. Le ministère élabora des statuts en 1972 qui réinstauraient les déplacements d’office. Simple rationalisation administrative (Benoist 2012) ou répression, notamment des jeunes enseignants d’extrême gauche, bouleversant les rapports d’autorité, s’opposant aux routines de l’administration, mais aussi de “chers collègues” (tribune libre de René Scherer, Combat, 9 décembre 1971) ? Le combat contre l’inspection aboutit à l’obligation pour les inspecteurs d’avertir de leur visite (note de service du 13 décembre 1983). Depuis, des affaires réaniment régulièrement la crainte de l’autoritarisme sans que les protections acquises n’aient été démantelées.

Les nouveaux perdir

16À partir de 1988, le corps des personnels de direction connaît une transformation rapide, avec l’élargissement du recrutement, l’insistance sur la dimension managériale, symbolisée par la création d’une école des cadres de l’éducation nationale. Ce nouveau statut répond à la forte mobilisation des chefs d’établissements. Il leur procure une garantie étatique face à l’influence croissante des élus locaux, puisqu’ils sont à la fois représentants de l’État et présidents du Conseil d’administration. La réforme abat les cloisons entre collège, lycée d’enseignement général ou professionnel, unifie les carrières entre adjoints et chefs. Le Syndicat national des Personnels de Direction de l’Éducation nationale (SNPDEN, membre de l’UNSA, deuxième fédération syndicale à l’Éducation nationale) a habilement négocié une amélioration des salaires face à la crise de recrutement et dans l’air du temps managérial.

17Les chefs d’établissement représentent le seul secteur de l’éducation nationale pour lequel il y a cogestion entre le syndicat dominant (SNPDEN, 62% des voix) et la hiérarchie : rectorat, ministère. Leur aptitude collective “à s’imposer comme interlocuteur incontournable d’un gouvernement, quel qu’il soit, est remarquable” (Pélage 2009, 46). Ils usent d’armes syndicales, de leur capacité de mobilisation et de leur position stratégique dans une conjoncture d’autonomie croissante. Jamais ils n’accepteraient le modèle new-yorkais, où, selon leur performance, “les chefs d’établissement peuvent obtenir une prime ou à l’inverse être démis de leurs fonctions” (Robinson 2011, 53). Le SNPDEN rejette toute différenciation par la rémunération et insiste sur son rôle de garant de l’intérêt collectif. Quand une indemnité a été instaurée, les syndicats se sont mobilisés avec succès contre sa modulation au mérite, en fonction de la mise en œuvre de la lettre de mission confidentielle du chef d’établissement. Pourtant, le SNPDEN s’est rallié à la logique d’individualisation des carrières, alors que le type d’établissement dirigé impacte les salaires (environ 500 € par mois d’écart selon sa taille sans oublier la qualité inégale du logement de fonction). Cela peut s’expliquer par le contrôle qu’il exerce sur les opérations de mutation, par le sentiment de garder une maîtrise du processus de dérégulation. Un tel équilibre serait rompu par la disparition du paritarisme.

18Le SNPDEN ne cesse de dénoncer l’inflation de textes administratifs jugés superflus. Avec “l’obligation d’être extrêmement rapide et réactif, le poids des procédures s’est accru et bien des acteurs pensent que la nouvelle bureaucratie est plus lourde que l’ancienne” (Dubet 2016, 387). Est-ce l’effet du NMP ? À l’appui de cette thèse, Pélage (2009) note la mise en place d’outils managériaux : réunions fréquentes, diagnostics, feuille de route annuelle, rapprochement avec les inspecteurs : leur travail “apparaît de plus en plus étroitement encadré et leurs pratiques progressivement normalisées […]. Fortement contrôlés à distance, les chefs d’établissement ne sont pas pour autant les instruments passifs d’une logique managériale. La responsabilisation visée des personnels de direction ne réduit pas les transformations en cours à une logique strictement descendante” (Pélage 2009, 44). La difficulté est là : quelle est la part de conformité de façade, les perdir ont-ils vraiment perdu en autonomie professionnelle ? Philippe Tournier, ancien secrétaire général du SNPDEN, récuse une analyse en termes de NMP et critique plutôt la bureaucratie. Il assure que “dans un très grand nombre de cas, ce sont les intéressés qui écrivent les principaux éléments de la lettre [de mission]. Car la caractéristique de notre système, c’est un ratio encadreurs/encadrés très faible” (Frajerman 2018, 99). Leur marge de manœuvre est confortée par la maîtrise d’une partie des indicateurs et informations qui remontent vers les rectorats. L’État est pris dans une tension permanente entre volonté de contrôle et principe d’adaptation aux réalités concrètes, impliquant de laisser plus de liberté aux acteurs sur le terrain.

19Comme toutes les professions, les perdir sont soumis à des injonctions contradictoires : la norme est autant le management participatif, la construction d’un cadre relationnel impliquant un “mode de communication et de prise de décision (démocratique, rationnelle, argumentée) où la liberté des dissidents est garantie” (Baluteau 2011, 103) que la capacité à imposer ses vues aux professeurs (Attarça & Chomienne 2013). Des interprétations coexistent : les unes insistent sur l’aspect démocratique. Un principal de collège, ancien professeur d’EPS, se voit “comme un animateur de la communauté scolaire”. D’autres s’inscrivent “dans le modèle du ‘modernisme organisationnel’, préconisant une réorganisation managériale dans un cadre public, la construction de lignes hiérarchiques plus unifiées et plus fortes” (Dutercq & Lang 2001, 52). Ils ne se sont pas convertis pour autant au néo-libéralisme, l’influence des valeurs entrepreneuriales restant limitée. Contrairement aux cadres du privé, ils se reconnaissent dans la gauche ou le centre gauche. Leur univers de valeurs se réfère moins à la compétition, au chacun pour soi, qu’au service public, à l’intérêt général et pour beaucoup à la démocratisation du système éducatif. Ceci marque nécessairement leur gestion des ressources humaines.

Les relations professionnelles au sein de l’établissement

20Phénomène mondial moins médiatisé que la crise de recrutement des enseignants, celle de leurs chefs interpelle, alors que leur autorité et leurs fonctions ont été revalorisées (Gunter 2012). En France, il peut s’expliquer par le manque d’attractivité auprès des professeurs, leur vivier traditionnel : un travail abondant, des responsabilités, peu de pouvoir réel, leurs fonctions n’étant pas totalement celles d’un n+1 classique. Dans la division du travail éducatif, les CE s’occupent de tâches peu attrayantes aux yeux des professeurs : administration, représentation à l’extérieur. Ceci contribue à la lenteur de l’évolution des relations professionnelles au sein des établissements.

Le rapport plutôt positif des enseignants aux Perdir…

21Leurs rapports obéissent-ils à des logiques de domination ? Si les occasions de friction, voire de conflit, ne manquent pas, les professeurs attendent d’une bonne relation un cadre sécurisant et une reconnaissance de leur travail tandis que leurs chefs n’ignorent pas leur dépendance envers la salle des professeurs et la spécificité d’une gestion de cadres. Enseignants et perdir se retrouvent quand les seconds se concentrent sur leur cœur de métier : un rôle d’animateur (impulsion de projets et d’actions, organisation de réunions), d’organisateur (emploi du temps, constitution des classes, etc.) et d’interface avec l’extérieur de l’établissement (parents, élus locaux, rectorat, etc.). Le consensus enseignant porte sur l’hostilité à une extension du pouvoir de la hiérarchie : 79% d’entre eux rejettent l’idée d’un recrutement ou d’une notation par le chef d’établissement (sondage IFOP 2012, 6 points de hausse depuis 2007). Parmi les revendications syndicales prioritaires, la proposition “une hiérarchie qui respecte l’autonomie des enseignants” est classée en cinquième position sur sept (Militens). Tant que le statu quo sera maintenu, les professeurs ne jugeront pas urgente une intervention syndicale sur le management.

22Ceci explique que les professeurs soient favorables à 74% au conseil pédagogique, tout en rejetant sa désignation par la direction à 72% (CSA/SNES, 2014). Cette instance de consultation des enseignants sur la politique éducative de l’établissement, introduite par la loi Fillon de 2005, réunit au moins les coordonnateurs des disciplines et un conseiller principal d’éducation. Conçue comme le fer de lance d’une recomposition managériale, elle mit de nombreuses années avant d’être acceptée, en raison de la résistance syndicale. Le conseil pédagogique permet de contourner le conseil d’administration, en passant d’une logique d’élus du personnel à celle de représentants des disciplines. Même si les perdir n’utilisent qu’exceptionnellement la possibilité qui leur est donnée de désigner arbitrairement ses membres, ceux-ci sont moins militants. L’extension de l’autonomie des établissements en fait l’instance idéale pour élaborer des compromis locaux, tester des projets sans les élus des collectivités territoriales et des usagers, ce qui contrevient aux principes du NMP… Si le conseil pédagogique est un outil précieux pour légitimer les choix des perdir, son usage a des effets paradoxaux. Il donne une forme de cohérence au groupe enseignant : avant, le chef discutait séparément avec les représentants des équipes disciplinaires, sans avoir à justifier ses critères publiquement. L’existence de ce conseil l’incite à la négociation.

23Cette posture est indispensable pour obtenir l’adhésion du personnel. L’institution déconseillant l’approche dirigiste, source potentielle de conflit, les perdir “doivent à la fois s’employer à fabriquer du sens pour eux-mêmes (sensemaking) et à faire partager ce sens (sensegiving)” (Buisson-Fenet & Dutercq 2015, 10). Individuellement, cette norme ambiguë se traduit par un usage intensif du troc pour convaincre des enseignants d’accepter des heures supplémentaires, des missions non rémunérées ou la fonction de professeur principal. Lors d’une réunion syndicale d’un collège, un enseignant non syndiqué évoque ainsi un “mail culpabilisant de la principale” qui proposerait un “faux donnant donnant” pour entériner un dépassement du seuil d’élèves par classe.

Figure 2

La relation entretenue entre enseignants et chef d’établissement

Figure 2

La relation entretenue entre enseignants et chef d’établissement

Source : Militens 2017, valeur de p = 0,001

24Pour l’instant, l’équilibre entre contrainte et conviction tient et la relation avec les chefs d’établissement est positive, comme en témoigne l’emploi d’un vocabulaire favorable pour la qualifier par 54% des professeurs (figure 2). Ils ne sont que 31% à afficher des sentiments hostiles, en évoquant une relation “conflictuelle” ou surtout “administrative, de contrôle” : cette modalité indiquant autant une indifférence (rapport bureaucratique au chef) qu’une certaine défiance (il a pour fonction de me surveiller). De tels chiffres relativisent l’importance des conflits, même s’ils peuvent être intenses localement. Les professeurs croient en la nécessité d’un encadrement dans une logique de professionnalisation, mais certains sont-ils susceptibles de participer à une hiérarchie intermédiaire ?

Les luttes de pouvoir dans l’établissement

25Le pays phare du NMP, l’Angleterre, se caractérise par un remodelage du corps enseignant avec l’émergence de professeurs privilégiés auxquels sont déléguées des tâches administratives (Gunter 2012). Opposés à l’action collective, ces “entrepreneurs” ont accepté les principes du NMP, ce qui permet un meilleur contrôle du travail, mais aussi un “partage horizontal des rôles et des responsabilités dans l’établissement scolaire” (Normand 2011b, 322-323). La “perte d’autonomie professionnelle est peut-être surévaluée au détriment de sa redistribution” (Paradeise 2011, 318). En France, des professeurs en capacité de contribuer au rayonnement de l’établissement peuvent rechercher une ascension sociale et profiter des opportunités qu’offre la strate intermédiaire de management en cours de création. Certains assistent leur chef dans son travail et entretiennent avec lui des liens étroits, débordant la sphère professionnelle (Palet 2019). Les perdir recourent à leur volant d’heures supplémentaires et de primes pour les encourager, même si le rectorat les contingente (Brest 2011). Influencer davantage le déroulement des carrières enseignantes démultiplierait leurs moyens d’action.

26L’instauration d’une hiérarchie intermédiaire est pourtant ardue, du fait de la dilution des responsabilités administratives : 51% des enseignants sont coordinateurs de discipline, responsables de laboratoire, chefs de travaux, responsables informatiques ou du site internet (Militens 2017) sans se distinguer clairement de leurs collègues dans leurs rapports avec leur chef. Cet éparpillement s’explique par la tension qu’ils vivent souvent entre “leur désir de bénéficier de plus d’influence” et “leur crainte d’un surinvestissement, voire d’une responsabilisation” dans le fonctionnement de l’établissement (Progin 2017, 45). La recherche d’un équilibre les conduit à un investissement sélectif. Seuls 57% de ceux qui déclarent une relation “amicale, de confiance” avec le chef occupent des responsabilités dans l’établissement. En croisant ces deux propriétés –relation amicale et investissement– un petit groupe (8% de l’échantillon) apparaît, vivier potentiel d’une hiérarchie intermédiaire. Ce sont plus des hommes (+9 points) : des rapports plus étroits avec le management constituent un des facteurs à l’origine des différences sexuées de carrière. Leur profil autorise-t-il la rupture avec la culture professionnelle, nécessaire pour devenir les relais des politiques éducatives ? Certains indicateurs le laissent penser : ces professeurs approuvant la proposition selon laquelle “faire grève, c’est pénaliser les élèves” (+17 points) et étant plus favorables à la réforme du collège (+12 points, soit 26% de soutien), etc.

27Les personnels jamais syndiqués et n’exprimant aucune sympathie pour un syndicat sont surreprésentés (+14 points). Ce type de professeurs a plus tendance à refuser délibérément d’assister aux heures d’information mensuelles de ces organisations. Toutefois, 64% d’entre eux les fréquentent. Ce groupe repéré dans Militens pour sa proximité avec l’administration détient donc des dispositions plus conformes aux attentes institutionnelles que l’ensemble des enseignants, mais reste majoritairement dans l’orbite syndicale. Il n’est pas acquis à la cause d’un management plus vertical, car il puise sa satisfaction dans sa fréquentation de l’autorité : 66% sont hostiles à un renforcement du rôle pédagogique du CE, soit seulement 6 points de moins que les autres. De même, leur opinion est à peine moins hostile à l’autonomie des établissements, aspect stratégique.

28Restructurer l’organigramme officiel ne suffit pas, car le pouvoir réel n’en découle pas forcément. Quelques établissements se rapprochent “du modèle de la communauté autogouvernée d’égaux partageant le même métier”, avec passage “d’un contrôle social subi, car imposé, à un contrôle social consenti, car négocié et construit entre acteurs mobilisés” (van Zanten et al. 2002, 172). Si des chefs d’établissement s’accommodent de cet état de fait, par conviction ou réalisme, ils n’oublient pas que ce sont eux “qui seront in fine responsables des décisions prises” (Progin 2017, 49). La configuration interne aux établissements compte aussi, lorsqu’il y a des secteurs préservés de l’intervention de l’équipe de direction par leur isolement (bâtiment à part, gymnase des professeurs d’EPS) ou leurs spécificités (BTS). Si les perdir gardent la main, ils sont alors obligés de composer. Selon les cas, ils cherchent à limiter l’autonomie de ces professeurs ou en tirent parti pour gagner des alliés, qui en outre les soulagent dans leur travail.

29Un certain nombre de perdir expriment même le sentiment d’être pris entre le marteau rectoral et l’enclume enseignante. Les professeurs ancrés dans “leur” établissement pensent souvent mieux l’incarner qu’une direction de passage. La durée d’exercice dans un établissement dépassant rarement cinq ans, ces chefs manquent de temps pour pérenniser leur action, leurs successeurs ayant à cœur d’imprimer leur marque. Le raisonnement inverse est aussi vrai : cette mobilité facilite le rôle de modernisateur, puisque les perdir en transit peuvent imposer des changements tout en réduisant leur durée d’exposition aux conflits éventuels. Ainsi “se dessine un modèle de chefs d’établissement interchangeables” (Pélage 2009, 49).

30Quoi qu’il en soit, une minorité de professeurs goûte peu un pouvoir enseignant trop affirmé, tel Bastien, certifié d’histoire-géographie, non syndiqué, qui se dit marqué par l’accueil froid des collègues et leur tutelle sur l’établissement. À l’arrivée d’un nouveau principal voulant reprendre le contrôle, une lettre de dénonciation est rédigée, mais Bastien n’a pas voulu s’y associer, même s’il trouvait le principal “extrêmement violent”. Si celui-ci est resté, après avoir surmonté cette épreuve “douloureuse”, les meneurs ont demandé leur mutation, solution classique dans la fonction publique pour résoudre les conflits. Bastien a fait de même, poussé par l’agressivité de ses collègues. Ce type d’incident convainc nombre d’enseignants de l’utilité d’une autorité extérieure pour arbitrer les luttes de personnes et de valeurs…

31Le cas le plus fréquent semble être un partage mouvant du pouvoir selon les individus et l’environnement, mais la force des institutions donne l’avantage au chef. Même dans les établissements presque autogérés, des perdir multiplient les réunions pour faire avaliser des décisions prises à l’avance, “tactique un tant soit peu manipulatrice” (van Zanten et al. 2002, 167). Les enseignants ressentent donc le besoin d’une protection syndicale.

Une action syndicale enseignante contrainte à se repenser localement

32L’action syndicale est interpellée par ces changements : l’autonomie croissante des établissements l’y recentre. Or en France, donner la priorité aux sections locales ne relève pas de l’évidence pour le syndicalisme de fonctionnaires, adossé à l’État central. D’une part, parce que pour mettre les liens collectifs au service des individus, il effectue un travail d’harmonisation des intérêts procédant par euphémisation des contradictions. Or plus l’action syndicale se rapproche de l’établissement, de la vie réelle des personnels, moins les ambivalences sont solubles dans les montées en généralité, les discours en surplomb (Derouet 1992). D’autre part, cette métamorphose suppose que les militants locaux jouent un rôle de gardiens des règles nationales, de relais des initiatives de leur direction syndicale, tout en exerçant un contre-pouvoir adapté à l’échelon local. Il n’est pas aisé de transformer les militants de terrain en experts du pilotage de leur établissement, au fait des acquis des recherches, alors que les chefs sont outillés en instruments de description et formés à un exercice au cœur de leur professionnalité. En pratique, l’évaluation au quotidien demeure loin du discours officiel de rationalisation de la prise de décision (Barrère 2010), ce qui ouvre des perspectives à une contestation enseignante argumentée. Les enseignants ont beaucoup à gagner à comprendre les tensions auxquelles leur hiérarchie est confrontée. Les présentes observations montrent la pertinence de syndicalistes soutenus et informés par les échelons académiques et nationaux de leur organisation.

33Les rapports entre représentants syndicaux et perdir sont souvent complexes. Dans certains cas, l’équipe de direction se divise et les enseignants choisissent un de ses membres comme interlocuteur privilégié (Spruyt & Sawicki 2012). Dans un collège en éducation prioritaire, Iona (certifiée de lettres, la quarantaine, élue SNES FSU) assume sa fonction de contre-pouvoir, “je suis au courant de tout en fait”, voire de pouvoir parallèle, lorsqu’elle exerce une médiation entre conseillers principaux d’éducation et surveillants. Elle échange régulièrement avec le principal, qui souligne son respect des interlocuteurs syndicaux. Celui-ci trouve ses enseignants constructifs et signale favorablement le fait qu’ils “parlent facilement” des problèmes : “ils ne ruminent pas dans leur coin dans la salle des profs”. Le fil du dialogue n’est pas rompu malgré des conflits durs, à la suite de plaintes de personnels précaires, de sa secrétaire, de plusieurs enseignants…

34La présence syndicale est forte, avec 74% des enseignants déclarant connaître des militants syndicaux dans leur établissement, dont 54% pour la FSU. Le taux de couverture n’a pas d’impact sur le rapport à la hiérarchie (trois variables testées, Militens), il diminue avec la taille des établissements, effet de structure retrouvé dans le secteur privé (Pignoni 2016). De ce fait, les collèges ont un taux de couverture syndicale de seulement 67%, contre 88% pour les lycées. Lorsque les syndicalistes de leur établissement s’avèrent remuants, les chefs tentent souvent de les contourner, y compris en incitant des enseignants zélés à se présenter aux élections du Conseil d’administration. Quand les collègues de Bastien veulent lui faire payer sa neutralité dans le conflit avec le nouveau principal, celui-ci n’accepte de le défendre qu’en échange de sa présence au Conseil d’administration… Ce phénomène est évidemment mal perçu par les syndiqués, qui emploient fréquemment un registre éthique : “j’ai été outrée par les principales qu’on avait avant […]. C’était des passe-droits dans tous les sens […]. Et on [les syndiqués] est perçus comme des empêcheurs de tourner en rond” (Irène, 46 ans, certifiée de lettres, syndiquée SNES).

35Dans une minorité de cas, les perdir rigides, peu à l’aise dans l’exercice du management participatif, créent des conflits durs. Les heurts se généralisent “à l’ensemble de l’établissement, éventuellement en divisant les équipes enseignantes”, avec des risques de dérapages. Les chefs d’établissement reconnaissent que cette atmosphère peut “alors envahir leur vie privée” (Barrère 2006, 96). Stéphane, 47 ans, professeur-documentaliste, non syndiqué, en garde un souvenir amer : “On a eu pendant quelques années un chef d’établissement qui nous a tous mis par terre. Qui nous a tous divisés. Qui a fait régner un état d’esprit bien pourri. Mise en concurrence. Mensonge. […] [avec la nouvelle principale] ça se passe beaucoup mieux”.

36Ces perdir agissent-ils en avant-garde du NMP ? Le SNES FSU constate la croissance de ce type de conflits et organise de multiples actions (délégations, pétitions, communication médiatique, grèves…) pour contraindre les rectorats à intervenir. Suscitant souvent des réactions fortes, les chefs autoritaires, même s’ils appliquent le discours managérial, s’avèrent gênants, car inadaptés. En les déjugeant, le rectorat admet la réalité de la surconflictualité enseignante. Toutefois, ils ne peuvent être licenciés, seulement déplacés, grâce à la protection de leurs propres syndicats. Un inspecteur général évoque ce phénomène de carrière déviante : “un chef d’établissement qui dérive, il faut qu’il aille loin pour être sanctionné. […] Si le chef est habile, il peut être récompensé pour cela !” (in Brest 2011, 339).

37Les puissants syndicats d’enseignants et de perdir agissent donc en miroir : chacun demande au rectorat des sanctions contre les membres jugés fautifs de l’autre catégorie tout en défendant ses propres mandants dans une certaine limite. Lorsqu’ils sont en conflit, le SNES doit se battre pour que le rectorat fasse appliquer ses propres règles ! Car, issus d’un moule commun –la Fédération de l’Éducation nationale, un ex-syndicat hégémonique–, ils emploient la même méthode : utiliser la loi lorsqu’elle entérine leurs revendications, sinon, user de la coutume, des usages locaux, même s’ils contreviennent à la jurisprudence. Cependant, ils n’ont pas intérêt à durcir les antagonismes. La réforme du collège de 2016 était ainsi soutenue par les perdir qui y gagnaient des pouvoirs nouveaux et combattue par les enseignants : l’affrontement que cela a provoqué est qualifié par Philippe Tournier, alors secrétaire général du SNPDEN, de “moment très pénible”, de “crise” dont “les traces sont loin d’avoir disparu” (Direction-259, 2018).

Le Nouveau management public en éducation : un impact limité par les résistances du personnel et les contradictions du système

38Deux écueils guettent toute analyse de l’introduction du NMP dans le système éducatif français : en minimiser ou en exagérer l’importance. Si un bouleversement n’est jamais à exclure, son instauration complète risquerait de provoquer une explosion sociale. Dans tous les pays l’ayant mis en œuvre, la prolétarisation du monde enseignant fait sentir ses effets, notamment par une crise de recrutement aiguë. En France, le chant du cygne de l’autonomie professionnelle enseignante n’est pas en cours. Le dernier projet gouvernemental constitue d’abord une relance d’un processus graduel. La disparition des commissions paritaires peut aboutir à des changements cosmétiques, tant sont ancrées les habitudes de partenariat entre syndicats et administration. En Grande-Bretagne, malgré la suppression des négociations collectives nationales, le système de relations de travail s’est avéré remarquablement résistant (Stevenson 2015). La configuration décrite par Barrère (2013, 28) garde sa pertinence : les “chefs d’établissement sont amenés à actualiser leurs nouvelles prérogatives dans un espace d’action structurellement inchangé, dans des postures structurellement hybrides”. Pour eux-mêmes, les chefs d’établissement ont construit un système corporatiste (Ségrestin 1985). Ils négocient le management plutôt que d’être déstabilisés par l’émergence de nouvelles formes d’expertise d’État et de gestion du personnel.

39L’introduction du NMP pâtit de contradictions : le renvoi au local n’aboutit pas à ce qu’espère le ministère puisqu’il donne une marge de manœuvre aux enseignants et que le pilotage à distance dépend des données fournies par les acteurs de terrain. Le “gouvernement à la performance se traduit par des formes de re-bureaucratisation” peu efficaces (Bezes & Demazière 2011, 300). Surtout, la méthode incrémentale évite les conflits majeurs, mais en contrepartie laisse aux professeurs le temps de s’adapter, en recourant à l’arme de l’inertie, qui a permis notamment la “neutralisation de la réforme de l’éducation prioritaire” (Llobet 2012). L’emblématique rapport Pochard sur le métier enseignant dénonçait dès 2008 “le divorce entre affichage et pratique réelle”, regrettant l’enlisement de nombreuses mesures managériales (2008, 15).

40Le syndicalisme enseignant œuvre dans cette conjoncture. Quand il se contente d’une analyse globale, d’un discours méta-critique minimisant les contradictions (Boltanski 2009), il prend le risque d’être peu audible. Les personnels n’ont rien à gagner à la victoire de la bureaucratie. Le NMP s’empare des enjeux de la modernité : place des usagers, transparence des processus institutionnels, souplesse d’exécution, qualité du service public… Relever ce défi, contester la réponse néo-libérale, implique de lui disputer la modernisation, de donner une réponse alternative à la crise des services publics.

41La préservation de l’autonomie professionnelle se décidera dans l’interaction entre des supérieurs directs plus offensifs cherchant à élargir leur périmètre d’intervention et les nouvelles générations enseignantes, qui n’ont pas été socialisées dans l’atmosphère antihiérarchique des années 1970. L’effet de plusieurs dispositifs étudiés ici dépendra de leur appropriation par les hiérarchies et de l’incorporation d’un état d’esprit plus conformiste dans la mentalité enseignante. Cette incertitude aboutit à des hypothèses contradictoires. D’un côté, renforcer le pouvoir de nuisance du chef d’établissement ne signifie pas toujours conforter son autorité et donc son influence sur les enseignants. De l’autre, la faiblesse du nombre de sanctions, indicateur fiable d’inhibition du NMP, peut être le signe d’une accoutumance sur le terrain. Le rendez-vous de carrière acte ainsi clairement le déclin de l’autorité des inspecteurs, mais celle-ci sera-t-elle transférée au chef d’établissement ? Son impact n’est pas encore évaluable, car il dépendra du retentissement symbolique de ce nouveau rite et du rapport de force au quotidien : la plupart des perdir veillent à ne pas rompre le fil du dialogue avec leur équipe enseignante.

42Les ambivalences des professeurs sont aussi remarquables que celles de l’institution : ils attendent de ce qu’ils appellent significativement une “administration” (et non une “direction”) qu’elle exerce son autorité sans être autoritaire, qu’elle impulse une vie d’établissement tout en respectant leur liberté pédagogique. Difficiles à manager, ils déclarent pourtant apprécier leurs n+1, même si les sondages notent une dégradation de ce ressenti positif. Beaucoup de professeurs souhaitent une reconnaissance de leurs qualités, même au détriment du collectif. Pourtant, peu d’entre eux possèdent les dispositions nécessaires pour intégrer une nouvelle hiérarchie : le groupe le plus apte reste connecté à l’univers syndical et ne souhaite pas l’élargissement des prérogatives des perdir : “l’école est marquée par le tabou du pouvoir” (Progin 2017, 50).

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Notes

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