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Article de revue

Les groupes de parole ou la triple concrétisation de l’utopie féministe

Pages 15 à 31

1Longtemps, la pensée politique a été marquée par une dichotomie entre privé et public. Comme l’explique Lamoureux (2004, 185), “certes, les contours du privé et du public ont varié selon les époques, mais il n’en reste pas moins qu’on peut noter des constantes : le gouvernement relève toujours du public alors que le domestique fait immanquablement partie du privé”. À partir des années 1960, les mouvements féministes de la seconde vague, partout dans le monde, interrogent cette binarité et, avec le slogan “le privé est politique”, invitent à penser les questions soulevées dans ces deux sphères comme interdépendantes. Cette volonté de politiser le privé s’accompagne, dans les années 1970 en France, de la création de lieux d’expression –groupes de parole ou de conscience– dans lesquels les femmes sont incitées à partager entre elles leurs vécus personnels et intimes, leurs expériences de la domination masculine. Ces espaces, ni privés ni publics, se situant à une “échelle intermédiaire entre le monde ordinaire des proches et le monde social” (Achin & Naudier 2013, 123), constituent des lieux d’autoéducation où les militantes s’expriment librement, acquièrent un savoir sur elles-mêmes et le politisent au contact des autres. La raison d’être de ces groupes est triple : permettre aux femmes de prendre la parole sans avoir à se battre avec les hommes ; valoriser leur point de vue subjectif comme source de savoir ; faire émerger le commun qui rassemble des expériences jusqu’alors vécues isolément et ainsi générer des solidarités. Ces pratiques occupent une place centrale dans le mouvement féministe de la seconde vague et marquent durablement l’“espace de la cause des femmes” (Bereni 2015). Bien après 1970 et dans l’ensemble des pôles composant cet espace se retrouvent des pratiques d’échanges de discours biographiques.

2Cet article se centre sur le partage de vécus en collectif pour montrer que, depuis les années 1970, cette pratique a joué (et joue encore) dans la traduction concrète de l’utopie féministe aux échelles individuelle, collective et sociale.

3Après un retour sur les conditions historiques qui ont permis aux femmes de prendre publiquement la parole à la première personne, l’article montre que la création par le Mouvement de libération des femmes d’“espaces du dicible” (Pollak & Heinich 1986, 13) a des effets concrets sur les militantes féministes à l’échelle individuelle : ils permettent à chacune de se penser comme autonome, de se construire comme sujet autonome. L’échelle méso sociale permet ensuite de considérer le rôle de cette pratique dans l’affirmation d’un sujet collectif féministe. L’échange d’expériences jusqu’alors vécues isolément permet de faire groupe, de susciter une solidarité entre les participantes et de politiser la question “femmes”. Enfin, la focale d’observation s’élargit encore pour analyser les effets de cette pratique féministe sur la société dans son ensemble. Les groupes de parole participent en effet, au-delà du mouvement féministe, à une redéfinition du dicible et au renouvellement du langage, d’autant plus qu’ils passent progressivement du strict entre-soi des années 1970 à une publicisation des récits échangés.

4Cet article s’appuie sur deux immersions au sein du mouvement féministe français d’octobre 2005 à mai 2006, puis de septembre 2007 à août 2010. La thèse (Charpenel 2014) a impliqué la réalisation d’une centaine d’entretiens avec des militantes de la cause des femmes (récits de vie et entretiens projectifs à partir de photographies), le dépouillement d’un corpus d’archives écrites (personnelles et associatives) et des observations ethnographiques des collectifs féministes.

Prise de parole à la première personne et affirmation de soi comme sujet autonome

1950-1968 : les prémisses de la publicisation de la subjectivité des femmes

5La prise de parole féministe des années 1970 apparaît comme la conséquence de deux évolutions historiques des décennies précédentes : à la fin des années 1950, la situation des femmes émerge dans la sphère publique, notamment les médias, par le biais de leur subjectivité. Dans les années 1960, se diffuse l’idée qu’en tant qu’instrument du pouvoir la parole est un enjeu pour quiconque souhaite remettre en cause l’ordre social.

6Déjà en 1949, Le Deuxième Sexe (de Beauvoir 1949) contient une dimension introspective. La modernité de l’ouvrage réside dans le fait que Simone de Beauvoir “adopte le point de vue subjectif des femmes, elle se met littéralement dans leur peau et explique leur vie intérieure” (Chaperon 2000, 161). La philosophe utilise ainsi tant des “écrits intimistes de femmes (Katherine Mansfield, Colette Audry, Colette, Cécile Sauvage, Violette Leduc, Isadora Duncan, Sophie Tolstoï, etc.)”, que “sa propre histoire” et “des confidences glanées çà et là” pour explorer “les psychologies, les relations amoureuses et sexuelles, le vécu secret des femmes face à leur mari, leurs enfants, leur maison, leur corps” (Chaperon 2000, 161). En cela, Simone de Beauvoir est à l’avant-garde d’une tendance qui s’accentue au long des années 1960 consistant à appréhender la question des femmes dans la sphère publique par le biais de leur parole subjective, de leur vécu.

7L’historienne Bibia Pavard, qui analyse le traitement de la contraception et de l’avortement dans le magazine féminin Marie-Claire de 1955 à 1975 (Pavard 2009), montre que la publicisation de ces questions jusque-là considérées comme privées s’est faite par la voix des lectrices elles-mêmes. La rubrique de Marcelle Auclair, intitulée “Vos problèmes”, traite ainsi dès 1956 du contrôle des naissances, publiant et commentant des extraits de lettres de lectrices invitées à raconter à la journaliste “tout ce qui oppresse [leur] cœur”. L’énoncé d’une parole sur un soi intime, “à la première personne” et “par des femmes ordinaires” (Pavard 2009, 102), dans un magazine grand public constitue une innovation déclinée ensuite. À la télévision et à la radio, des émissions sont construites autour de la parole de femmes anonymes. En 1964, Éliane Victor lance Les femmes aussi où des femmes ordinaires racontent leur vie et partagent leur quotidien d’infirmières, de paysannes, d’institutrices, etc. (Victor 1973, 2008). Sur RTL, Ménie Grégoire présente à partir de 1967 un “dialogue en ‘direct’ (téléphonique) établi entre la journaliste et des auditeurs” (Noiriel 2008, 98), elle s’appuie sur l’expression de “souffrances biographiques” (Cardon 1995, 43) pour faire de “la dénonciation des injustices faites aux femmes” “un thème récurrent de son émission” (Noiriel 2008, 99). En introduisant la “confession à distance” (Cardon 1995, 43), elle offre la possibilité aux femmes d’affirmer publiquement leur “désir d’autonomie” (Sohn 2008, 184) et d’exprimer la spécificité de leur vécu.

8Si la mise en avant de la parole subjective des femmes dans les médias peut être perçue négativement comme une façon de continuer à leur refuser le “statut de productrices des connaissances savantes” (Studer & Thébaud 2004, 30), elle apparaît aussi comme un moyen de remédier au manque de crédibilité accordée à leur discours. Ayant intégré la formule de la féministe radicale allemande Hedwig Dohm “les vérités vécues soi-même sont inattaquables” (Studer & Thébaud 2004, 30), les femmes devenues des contributrices importantes des courriers des lecteurs se saisissent de ces espaces de parole pour évoquer les difficultés qu’elles rencontrent dans leurs vies quotidiennes.

9“L’appropriation progressive des techniques psychanalytiques” par le grand public à cette période est favorable au développement des “pratiques réflexives” et à l’émergence de cette “parole divan” à la radio ou dans la presse (Deleu 2012, 51). On assiste à “la montée et la diffusion, dans la société française, à grande échelle, d’une nouvelle figure culturelle, que [Robert Castel] propos[e] d’appeler une ‘culture psychologique de masse’” (Schwartz 2011). Produit, selon l’auteur, d’un mouvement multiforme d’expansion, hors de leur sphère d’origine, des techniques “psy” et d’une reconfiguration d’ensemble des formes de la régulation sociale (Schwartz 2011, 346), le discours sur soi, notamment sur les aspects les plus intimes de la vie, acquiert une légitimité sans précédent dans la sphère publique.

10Enfin, dans les années 1960, s’affirme l’idée d’une parole publique monopolisée par certains, utilisée comme un instrument du pouvoir, qu’il s’agit de se réapproprier pour renverser les rapports de domination. La parole devient alors “une ardente obligation dans la plupart des relations d’autorité, notamment privées” (Memmi 2008, 38), un “mode de gouvernement” (Memmi, 2003). Qu’il s’agisse des “relations avec les supérieurs hiérarchiques dans le travail”, des relations entre adultes et enfants, à la maison ou à l’école ou de la relation médecin-patient, “partout où la relation d’autorité suppose un face-à-face” apparaît une “obligation nouvelle […] à la ‘participation’ et à la médiation des conflits par la parole” (Memmi 2003, 449). Le peu de considération accordée à leur parole dans leur famille ou dans leur couple apparaît d’autant plus clairement aux femmes. Dans les lettres des auditrices à Ménie Grégoire, des témoignages attestent de cette réalité et de la souffrance engendrée : “Critiquer tout ce que je dis”, “se boucher les oreilles quand j’élève la voix”, “écouter avec un visage fermé et l’air mécontent”, “rester huit jours sans me parler”… sont autant de pratiques vécues comme une négation de la personnalité” (Memmi 2008, 38). La prise de parole sur soi en collectif apparaît, pour les femmes, une solution à la négation de leur parole au sein du foyer : elles sont alors tentées d’aller chercher à l’extérieur de la sphère domestique une écoute dont, souvent, elles ne disposent pas chez elles.

À partir des années 1970, la création d’“espaces du dicible” féministes

“Dans les années 1970, il ne peut plus y avoir de limites à la parole qui devient le lieu de ralliement des femmes”.
(Gubin & Jacques 2004, 80)

11Malgré la prise de parole généralisée qu’a été 1968 (de Certeau 1994, Memmi 2008, 39), des voix se firent ainsi rapidement entendre pour dénoncer le maintien de fait de sa confiscation par une minorité. Au sein même des mouvements protestataires, certains perçoivent leur expression comme marginalisée. C’est le cas des femmes qui pointent le monopole des hommes sur la parole politique (Voldman 1985, Zancarini-Fournel 2002). En militant dans des groupes gauchistes, où leur parole est négligée et leur situation non considérée, des féministes comprennent la nécessité de créer des lieux d’expression régis par des principes différents où le vécu spécifique des femmes peut s’exprimer, des “espaces discursifs du dicible” (Pollak & Heinich 1986) féministes. Ce concept, élaboré par Pollak à propos de la mémoire des déportés de la Seconde Guerre mondiale, définit un lieu où “on se sent socialement autorisé” à témoigner, à parler de soi à un moment donné (Pollak & Heinich 1986, 6). Les espaces du dicible sont relationnels, car ils reposent sur la relation sociale qui se noue entre “celui qui est disposé à reconstruire son expérience biographique et ceux qui le sollicitent de le faire ou sont disposés à s’intéresser à son histoire”. C’est cette relation qui “définit les limites de ce qui est effectivement dicible” (Pollak & Heinich 1986, 4).

12Verta Taylor, qui observe des pratiques comparables, vers 1985-1995, aux États-Unis, au sein des groupes de femmes luttant contre la dépression post partum, utilise le concept d’espaces libres (free spaces) pour désigner ces lieux qui “servent à confirmer que certaines expériences sont bel et bien partagées et qui permettent de s’ouvrir à de nouvelles identités” (Taylor 1999, 12-13). Elle les décrit comme des “espaces où les femmes disent leur solidarité, analysent leurs problèmes sur la base de leurs expériences personnelles et impulsent des changements dans leurs vies” (Taylor 1999, 17). Leur raison d’être est donc triple : inciter les femmes à la prise de parole, valoriser leur point de vue subjectif comme source de savoir et encourager l’expression de discours sur un soi intime pour générer des solidarités.

13Au sein des espaces du dicible, des “normes prédéterminent les actes de parole par un ensemble de règles et d’impératifs, générateurs de sanctions et de censures spécifiques” (Pollak & Heinich 1986, 6). Pour les groupes de parole féministes des années 1970, les trois principales normes sont la non-mixité (qui s’altère avec le temps), le refus de la hiérarchie et la prise de parole à la première personne.

14Cette invitation à s’exprimer à la première personne découle certes des évolutions historiques évoquées, mais peut aussi être lue comme le produit de la critique des “effets de savoir et de pouvoir du discours scientifique” (Foucault 1997, 13) développée dans le sillage du mouvement de mai. La mise en cause des “savoirs scientifiques institutionnalisés” rend d’autant plus légitime le discours sur soi, la valorisation de ce que Foucault appelle les “savoirs assujettis”, “savoirs fragmentaires et surgis des luttes dans l’histoire (savoirs du psychiatrisé, du malade, de l’infirmier, du délinquant)”, “savoir des gens” (Foucault 1997, 9 ; Sauvêtre 2013, 243). Les années 1970 voient paraître des collections éditoriales centrées sur le témoignage –la série Témoigner créée en 1973 chez Stock–, des histoires de vie d’anonymes qui transmettent leur expérience de l’ordinaire et les savoirs que celle-ci leur a permis d’engranger. Chez les féministes, cela se traduit par une théorie dite “du point de vue” ou “du positionnement” qui prône “la reconnaissance des femmes comme sujets connaissants” et considère “les expériences comme une source de savoir les faits ainsi révélés dévoilant davantage de facettes de la réalité que les visions hégémoniques” (Bracke & Puig De La Bellacasa 2013, 48). C’est à l’appui de cette théorie que les féministes créent des espaces où la principale consigne est de “partir de soi”, de se raconter à la première personne. Il s’agit d’un geste politique pour “récupérer les voix et les expériences (de femmes) jusque-là réduites au silence”, contester “le savoir légitime” (Bracke & Puig De La Bellacasa 2013, 46). Le discours sur soi est appréhendé comme un savoir “potentiellement plus fiable et susceptible d’accroître l’objectivité du savoir traditionnel” car, comme le disaient les marxistes avant les féministes, “un savoir fondé sur la vie des personnes subissant l’exploitation (la classe ouvrière) rend différemment et mieux compte du monde qu’un savoir fondé sur la vie des dominants (la bourgeoisie) ; ces derniers tirent profit des produits du travail, mais ne participent pas aux processus et aux médiations qui les font advenir” (Bracke & Puig De La Bellacasa 2013, 49).

S’exprimer à la première personne pour exister comme sujet

“Un espace dans lequel la circulation de la parole est simple et impliquée. L’émotion des confidences y côtoie la légèreté des échanges sur la vie quotidienne, les fous rires, les confrontations politiques. Un espace pour penser. Un espace pour transmettre. Un espace pour recevoir. Un espace pour échanger. Un espace pour être soi”.
(Combroux & Delbreil 2004, 58)

15Au sein des espaces du dicible, des “normes prédéterminent les actes de parole par un ensemble de règles et d’impératifs, générateurs de sanctions et de censures spécifiques” (Pollak & Heinich 1986, 6). Pour les espaces féministes, la première norme est l’expression à la première personne.

16L’expression des vécus individuels à la première personne est pensée comme une ressource pour l’analyse des rapports de domination et “confronter les subjectivités devient l’expression même de la militance : ‘analyser sa propre expérience de femme et la confronter avec celle d’autres femmes, c’est aussi militer’” (Gubin & Jacques 2004, 80). La militante féministe Gabrielle Brodmann en témoigne : “Dans les groupes de conscience, on a vraiment appris à se réapproprier, à réapproprier notre parole et à réapproprier notre corps. Et ça, c’était une expérience fantastique. Ça a changé ma vie parce que finalement, du fait que le privé était politique, c’est déjà en 68 qu’on disait ça, mais ça prenait corps. Donc il n’y avait pas d’un côté un lieu où on allait militer et puis un autre lieu où on vivait sa vie privée, il y avait une adéquation fantastique entre ce qu’on vivait et ce qu’on disait” (Debout ! Une histoire du Mouvement de libération des femmes, 1970-1980, documentaire de Carole Roussopoulos 1999). Dans l’esprit du slogan “le privé est politique”, les féministes incitent les femmes à considérer les recoins de leur intimité comme une ressource pour alimenter la critique sociale. Nos conduites y compris les plus intimes traduisent les rapports de pouvoir dans lesquels nous sommes pris et peuvent être révélatrices des dysfonctionnements sociaux à une plus large échelle. Pour “changer la vie entière”, chacune est invitée à raconter, en son nom propre, les aspects les plus privés de son vécu pour mettre au jour la transversalité des phénomènes générateurs d’inégalités.

17Aujourd’hui, prendre la parole à la première personne pour témoigner d’une expérience privée et située au lieu d’énoncer des principes généraux est toujours une norme des espaces du dicible féministes. L’atelier d’écriture, constitué à l’Association Française des Femmes Diplômées des Universités en 2002, a été ainsi un lieu de partage de vécus pour huit femmes, âgées de 55 à 80 ans. Ses règles de fonctionnement, énoncées dans Écrire sur soi entre femmes (publié à l’issue des deux années de rencontres), témoignent de la pérennité de la norme de l’énonciation à la première personne : “L’exploration de notre ‘mémoire de femme’ a, dans l’atelier, pris la forme suivante : nous définissions collectivement après discussion, le thème sur lequel chacune devait écrire quelques pages pour la séance suivante en référence à son histoire personnelle. Une seule règle impérative : écrire à la première personne, dire ‘je’” (Million-Lajoinie 2004, 18). Cette même norme est instituée et régulièrement rappelée aux participantes d’un autre collectif “Encore féministes !”. Lors d’une réunion sur le thème “Comment je suis devenu-e féministe ?”, Christelle, une des principales animatrices, ouvre ainsi la séance : “Il y a deux façons d’être féministe. Deux étapes. Tout d’abord que je me nomme féministe et ensuite je m’engage comme féministe. C’est deux démarches différentes. Être féministe c’est une identité avant d’être une action. On peut avoir quatre enfants et être coincée au fond de son village, c’est ce qui m’est arrivé, mais être pourtant féministe. Le féminisme commence tout simplement par le fait de dire “non” et continue avec le fait de dire “je”, ce qui est très difficile pour une femme. Sur le site, je mettrai les textes déjà envoyés. Je propose donc qu’on s’exprime les unes après les autres. Si cela ne vous dérange pas, Marion va enregistrer et elle a proposé de nous renvoyer la retranscription ensuite. Ça pourra par exemple vous servir chacune de base pour la rédaction d’un petit texte sur votre parcours que vous pourrez m’envoyer ensuite pour le site. Je précise la consigne : c’est comment on a pris conscience ou comment on est devenues féministes, quelles sont les différentes étapes et non pas quelles sont les raisons pour lesquelles on est devenue féministe” (observation du 04-02-2007).

18En redéfinissant ou réaffirmant les règles de fonctionnement du groupe de parole, Christelle oriente les discours biographiques et joue indirectement un rôle d’encadrement des mémoires. Les propos énoncés ensuite portent la trace de ces consignes qui invitent les militantes, d’une part, à évacuer l’idéologie et à faire reposer leur récit sur un vécu biographique concret (“comment on est devenues féministes, quelles sont les différentes étapes et non pas quelles sont les raisons pour lesquelles on est devenue féministe”) et, d’autre part, à mettre en avant dans leurs souvenirs un processus d’affirmation d’un moi autonome (le féminisme “continue avec le fait de dire ‘je’, ce qui est très difficile pour une femme”). Lorsque des discours généraux sont formulés, Christelle intervient pour inciter de nouveau les femmes à mettre l’accent sur leur expérience personnelle et non sur les raisons idéologiques de leur engagement : elle interrompt une des participantes et lui dit “ce sont des réflexions générales intéressantes. Mais revenons à ton engagement féministe…”. Elle dessine ainsi les contours de ce qui est exprimable ou non dans cet espace : les discours désignés comme légitimes sont ceux qui appartiennent à la biographie des militantes et peuvent éclairer leur féminisme.

19À la fin de la réunion, Christelle incite les participantes à écrire leurs témoignages : “Pour conclure, je vais dire que si vous voulez écrire tout ça, n’hésitez pas le faire et à me l’envoyer, car je prépare cette page du site. On pourra même anonymer les récits s’il y a des choses douloureuses qui mettent en jeu d’autres personnes, par exemple le père de vos enfants, etc. Sinon c’est vrai que c’est bien si vous signez de votre nom, car ça participe du féminisme que d’affirmer clairement son engagement féministe en son propre nom”. Christelle semble ainsi pousser les participantes à l’autonomie : il s’agit d’assumer ses actes et ses convictions sans se soucier du regard qu’autrui porte sur soi. Elle donne à la pratique du partage de vécus privés un pouvoir performatif : se raconter en son nom, c’est s’affirmer comme un être autonome et donc exister comme sujet.

20L’organisatrice de l’atelier de l’AFFDU fait aussi de l’expression de sa subjectivité une façon de performer son autonomie : “Et on conviendra aussi que plutôt que de faire des discours sur les femmes, il est pertinent parfois d’entendre ce qu’elles disent elles-mêmes ! Un retour sur son histoire personnelle de femme, c’est encore une manière de prendre la parole pour affirmer son identité individuelle à l’intérieur du ‘collectif’ femme, son autonomie personnelle de Sujet. On peut ainsi considérer cette démarche comme pertinente à la position d’‘acteur(ice) social(e)’ consciente et autonome” (Million-Lajoinie 2004, 19). Raconter sa vie à la première personne serait une façon de s’affirmer comme sujet autonome.

De l’affirmation de soi au “sortir de soi” : un “nous” fondé sur l’encadrement réciproque des discours biographiques

21Les groupes de parole constituent pour les individues féministes des lieux d’affirmation de soi. Ce constat interroge la possibilité d’un “nous”, d’un sujet collectif féministe, alors même que l’affirmation d’un “je” autonome est un des principaux effets de cette pratique d’échanges de vécus en collectif. Comment s’articulent l’affirmation de soi comme sujet autonome et la nécessité, pour peser de façon pérenne dans la sphère publique, d’exister en tant que groupe, porteur d’une histoire commune ? L’analyse dans cette partie porte sur la manière dont le partage des vécus privés permet à chacune de “sortir de soi” (Achin & Naudier 2008, 388), de penser sa petite histoire (celle du je) en relation avec celles des autres et d’articuler son récit personnel à une histoire collective.

La confrontation des vécus comme façon de sortir de soi

22C’est dans le cadre des espaces du dicible féministes que s’élabore l’“identification collective de la domination masculine propice à sa théorisation critique” (Achin & Naudier 2013, 110) : la pratique du récit de soi en collectif permet aux militantes de prendre conscience que “quand 25 millions de femmes ont le même problème, il cesse d’être individuel” (“Contre le terrorisme mâle” cité in Jacquemart 2011, 126). En confrontant leurs expériences, les participantes aux groupes peuvent donner à leurs vécus privés une dimension structurelle, les inscrire dans un système. Le collectif fait prendre conscience du caractère politique d’expériences vécues isolément et perçues comme des problèmes individuels. Revenir à soi, encourager le discours sur soi incite paradoxalement chacune à “sortir de soi” (Achin & Naudier 2008, 388) en provoquant la confrontation avec l’intimité des autres et en favorisant la mise en évidence de constantes qui donnent sens à une identité collective.

23De cette confrontation des vécus naît un sentiment de solidarité essentiel à la construction d’un sujet politique collectif : cela se traduit par une entraide, “un travail de transmission des pratiques mises en œuvre pour se libérer” (Achin & Naudier 2010, 91). Chaque femme peut, à partir de son expérience vécue, devenir sujet connaissant et partager son savoir situé dans une relation d’égalité aux autres : “chacune se reconnaît ‘passeuse’” (Achin & Naudier 2008, 397) et depuis sa position participe à la libération des autres en partageant son vécu. La phrase d’Antoinette Fouque (militante féministe, figure tutélaire du courant différentialiste) traduit bien l’idée d’un récit de soi jouant ce rôle de support de la politisation des femmes dans les groupes féministes et constituant l’instrument principal à partir duquel se réalise la solidarité entre femmes : “Je devrais l’appeler [son témoignage dans l’ouvrage Génération MLF, 1968-2008] ‘essai d’ego-altruisme’ puisque, en proclamant ‘tant qu’une femme sera esclave, nous serons toutes esclaves’, le MLF exprime une solidarité absolue. Jamais dissocié de l’autre, le récit de soi devient un récit altruiste” (Fouque 2008, 15).

Les souvenirs des uns deviennent les souvenirs des autres : encadrement réciproque des discours biographiques

24Outre l’émergence d’une solidarité, le partage de vécus en collectif établit une matrice commune qui structure les récits de soi. Par un phénomène d’encadrement réciproque des discours biographiques une sorte de récit de soi collectif ressort, support de l’identité collective féministe.

25Au fil des entretiens ou des discussions informelles avec des féministes, des expressions apparaissent comme des indices de cet encadrement. Dans son récit de vie, Maeva (militante au sein du collectif La Barbe) évoque ainsi son milieu d’origine en se référant aux récits d’autres militantes pour renforcer son interprétation du passé : “Peut-être que ce n’est pas tout à fait exact, je ne viens pas d’un milieu féministe mais d’un milieu très féminin. C’est-à-dire qu’en fait les hommes n’ont pas beaucoup de place dans ma famille et je pense que, pour avoir croisé d’autres féministes un peu dans la même situation, je pense que parfois ça peut expliquer certaines choses. Une sensibilité à la cause des femmes en tout cas”.

26De la même façon, lorsque Christelle évoque les rapports de genre au sein de sa famille, elle élabore son récit du passé en référence à des souvenirs mobilisés par ses co-militantes : “Alors, ce que je vois bien avec mes copines féministes, parce que c’est une question que j’ai beaucoup posée, c’est que les familles où il n’y a que des filles, on est beaucoup moins sensible à l’injustice parce qu’on est traité pareillement, les filles. Moi, j’avais beaucoup de mal à essuyer les plâtres pour obtenir toutes les autorisations et puis après j’ouvrais la voie pour mes sœurs. Tandis que la plupart des filles disaient : ‘ce n’est pas juste, le garçon pouvait faire ça et pas moi’. Moi j’étais vissée parce que voilà…”.

27Dans l’ébauche des premiers chapitres de ses mémoires, elle explique aussi : “Si je ne suis pas devenue féministe plus tôt, c’est sans doute aussi parce que je n’avais pas de frère. Je n’ai donc jamais éprouvé ce sentiment d’injustice directe qu’ont ressenti tant de femmes à qui on a dit, quand elles étaient enfants ou adolescentes : ‘Ton frère peut faire ça (grimper aux arbres, dire des gros mots, sortir tard), mais pas toi, parce que tu es une fille’”.

28Ces formules, retrouvées chez d’autres interviewées, attestent du caractère relationnel des mémoires exprimées par les militantes. Mobilisant un souvenir personnel, ces féministes font référence à d’autres vécus montrant ainsi qu’elles ont eu accès aux expériences des autres et que les récits entendus agissent comme des filtres au travers desquels elles considèrent leur propre histoire.

29L’observation (du 4-02-2007) d’une réunion du collectif Encore féministes ! illustre cet encadrement réciproque : les récits de soi produits dans ce cadre se répondent et s’influencent entre eux. Une première militante (Sophie) raconte un épisode crucial dans son devenir féministe : “À 24 ans, j’ai eu mon premier enfant. J’en ai eu trois autres après, bref. Mais pour mon premier enfant, à l’époque il n’y avait pas encore d’échographie, j’accouche dans la douleur. La sage-femme (qui était elle-même très jeune et enceinte) vient me voir et me dit ‘c’est un garçon vous avez de la chance’ et l’auxiliaire de puériculture qui était en train de le nettoyer dit ‘vraiment vous avez la chance, au moins pour le premier vous êtes tranquille’. Et là il y a eu un déclic parce que, mise à part la joie d’avoir ce beau bébé, qui était bien évidemment le plus beau que je n’avais jamais vu, je ne comprenais pas pourquoi le fait que ça soit un garçon était une telle chance. Ça a été le déclic. À ce moment-là, j’ai rejoint la revue Femmes en mouvement, c’était en 76, j’ai rejoint Femmes en mouvement et je me suis engagée. Ça a fait le lien entre le ‘tu n’es qu’une fille, tu n’iras pas’ et ‘vous avez de la chance le premier-né est un garçon’. Et action !”. Quelques minutes plus tard, une seconde militante (Mireille) raconte comment elle a été amenée à s’engager. Parmi les événements déterminants, elle relate un épisode similaire : “Donc moi j’ai toujours vécu dans une famille… pas féministe parce que ça ne se disait pas, mais ma mère a toujours revendiqué sa place. J’ai jamais compris où pouvait être le problème puisque je n’étais pas née dans le problème. Et puis j’ai eu un premier enfant et une tante m’a dit, pareil que toi : ‘tu as de la chance c’est un garçon’, c’était en 1979. Je ne comprenais pas bien pourquoi on me disait ça. Elle, elle était contente parce qu’elle avait eu un garçon et une fille, alors ça allait, il y avait un garçon” (observation du 4-02-2007). On voit ici comment les deux vécus entrent en résonance et comment le premier témoignage peut façonner le regard que porte la seconde militante sur sa propre vie. La grande proximité entre ces deux récits, l’expression “pareil que toi” laissent supposer que le souvenir de cet épisode a été rappelé à Mireille par le récit de Sophie. Ce même souvenir revenant régulièrement dans les entretiens suppose que l’encadrement réciproque s’opère aussi entre militantes n’appartenant pas aux mêmes collectifs. Il est probable que la circulation de discours sur soi entre différentes sphères de l’espace de la cause des femmes se fait par l’intermédiaire de militantes multipositionnées, lors de rassemblements transsectoriels ou grâce à la formalisation écrite de certains discours.

30L’encadrement réciproque peut être un simple rappel d’un souvenir par le récit d’une autre qui met en avant des expériences partagées et le sentiment d’une mémoire commune. Il n’est néanmoins pas nécessaire que les vécus soient identiques (comme ci-dessus) pour qu’il y ait encadrement réciproque : lors de la même réunion, nombre d’interventions commencent par l’affirmation de la différence : “C’est aussi une histoire en deux temps, mais tout à fait différente”, “Moi j’ai un parcours un petit peu différent parce que…”, etc. Mais qu’il s’agisse ou non de différences, les souvenirs sont mobilisés en relation avec ceux exprimés par les autres et de cette confrontation émergent des cadres d’interprétation communs. En donnant à entendre leurs discours biographiques, les militantes contribuent à créer des modèles qui influencent le regard que chacune porte sur son propre passé.

31Un spectacle organisé par l’Espace femmes citoyennes de l’Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF, Argenteuil, 10 décembre 2010) donne symboliquement à voir ce phénomène. Intitulé “Paroles Croisées de Femmes”, il met en scène “trois années de rencontres et d’échanges dans les locaux de l’ATMF entre des chercheures (UMR-CRESPPA-GTM), des militantes associatives et des habitantes du quartier, dans le cadre du projet Partenariat institutions citoyens pour la recherche et l’innovation (PICRI)” (Programme de présentation). Le spectacle fait se succéder des femmes racontant à la première personne des épisodes de leur vie ou de celle d’autres membres du groupe de parole. Les discours biographiques énoncés, confrontés les uns aux autres dans les espaces du dicible féministes, prennent une valeur générale qui permet à d’autres de les exprimer publiquement en leur nom : les souvenirs des unes deviennent ceux des autres. Cette appropriation participe de la construction d’un sujet collectif féministe, fondé sur une communauté d’expériences réellement identiques ou rendues semblables par la façon de les raconter.

De l’entre-soi à la publicisation des discours biographiques : redéfinir le dicible et l’indicible

Le passage par l’entre-soi pour dire l’indicible

32Dans les années 1970, les “espaces du dicible” féministes se réalisent dans l’entre-soi féminin : “la non-mixité s’est imposée comme un besoin et une nécessité, notamment afin de rompre avec les pratiques masculines en assemblée. Des hommes rapidement y monopolisaient la parole ou s’insurgeaient violemment contre l’objet de la réunion : parler et faire parler des femmes” (Rochefort 2008, 541-542).

33Dans les espaces du dicible féministes, les femmes examinent les effets de la domination sur tous les aspects de leur vie, y compris ceux qui semblent a priori anecdotiques. Martine Chaponnière, dans le documentaire Debout ! Une histoire du Mouvement de libération des femmes 1970-1980, relate cette attention nouvelle accordée aux petites choses du quotidien des femmes : “Un des moments les plus extraordinaires du mouvement, ce n’est même pas un moment, c’est la substance du mouvement à côté des luttes et des actions politiques, c’était les groupes de conscience. On avait toutes lu Simone de Beauvoir mais de pouvoir dire les choses à notre façon, parler des miettes sur la table que ne ramassait pas notre copain, etc. parler des petites choses, des petits événements des rapports entre les hommes et les femmes ensemble, et à la fois en étant d’accord et pas d’accord, mais pouvoir raconter ce vécu, ce qu’on appelle aujourd’hui la confiture du vécu, mais à l’époque pour nous c’était pas de la confiture, c’était vraiment la tartine elle-même”. Pour certaines, comme cette militante de la CGT participant à un groupe de parole non mixte sur le couple organisé par Georgette Vacher, “l’exigence de rendre compte, devant les autres, de la gestion de sa propre vie privée” (Zancarini-Fournel 2008, 438) n’est pas évidente à assumer : “Ça avait pas vraiment débouché comme elle [Georgette] l’avait voulu, que les gens s’engagent plus personnellement, parce que c’était sur des sujets très difficiles, donc, c’est vrai qu’on n’avait pas l’habitude, même entre nous de discuter comme ça c’était difficile. Mais une autre fois avaient été abordés des problèmes de sexualité” (Marx 2002, 86). Les difficultés ressenties par cette militante à parler d’elle-même et de sa vie de couple témoignent de la fonction et de l’utilité de cette pratique de partage de vécus privés en collectif qui redéfinit le partage du sensible, entre dicible et indicible, pour libérer la parole sur soi.

34L’entre-soi féminin, outre l’accès à la parole, libère aussi les discours sur les violences vécues par certaines. Souvent perçues par les hommes comme des mises en accusation directes, les évocations d’épisodes violents trouvent difficilement leur place en mixité. Au sein des collectifs militants, elles peuvent même être considérées comme des menaces pour la cohésion du groupe. C’est en s’autonomisant hors des mouvements mixtes que ces discours ont pu émerger dans l’après-1968. Aujourd’hui encore, des groupes de parole féministes non mixtes continuent de regretter l’impossibilité d’évoquer certains souvenirs de l’expérience vécue en situation mixte. Un collectif non mixte femmes-trans, issu de “la mouvance autonome et de la scène squat”, s’est ainsi constitué en 2011 pour “parler ensemble, en non-mixité” des “violences sexistes dans les milieux militants qui se revendiquent antisexistes et antiautoritaires”. Leur démarche, typique de l’évolution des espaces du dicible féministes, conduit les membres du groupe, dans un second temps, à publier une brochure, intitulée Sous le tapis, le pavé (www.infokiosques.net/IMG/pdf/sous_le_tapis_le_pave_116p_a5_cahier-pdf.pdf) rassemblant les récits échangés initialement dans l’entre-soi. Cette publicisation de vécus violents est une façon de leur donner la légitimité sociale dont ils ne sont pas encore dotés.

L’ouverture des espaces du dicible féministes : proposer un autre partage du sensible hors du mouvement féministe

35Depuis la fin des années 1970, les espaces du dicible féministes abandonnent l’entre-soi pour publiciser les vécus privés et agir, au-delà du mouvement féministe, sur les frontières entre ce qui est socialement dicible et indicible.

36Les colloques en études féministes sont souvent ponctués d’un moment consacré au récit de soi en public. Ces témoignages émanent des actrices dont il est question dans le colloque, des chercheuses elles-mêmes revenant sur la trajectoire personnelle et scientifique qui les a conduites à travailler sur leur objet. Le cycle de conférences mensuel de l’Institut Émilie du Chatelet en 2013-2014, Quarante ans de recherche sur les femmes, le sexe et le genre (www.institutemilieduchatelet.org/conferences-2013-1014), est l’exemple parfait d’une déclinaison, de la pratique de partage de vécus en collectif. Chaque conférence est consacrée à l’autobiographie et au parcours scientifique d’une chercheuse ou d’un chercheur en études féministes. L’expression de vécus privés de la part de féministes du pôle intellectuel passe aussi par des numéros spéciaux de revues consacrés aux récits de soi de chercheuses féministes. Le numéro 4 de Genre, sexualité et société intitulé “Egologies” rassemble les récits autobiographiques de chercheuses féministes comme Rose-Marie Lagrave ou Sylvie Chaperon. Malgré un lectorat proche de l’espace de la cause des femmes, ces publications témoignent d’une plus grande ouverture des espaces du dicible féministes.

37Certains groupes de parole ou d’écriture veillent à laisser une trace de leurs pratiques : l’atelier d’écriture de l’AFFDU a publié Écrire sur soi entre femmes (Million-Lajoinie 2004). De même, après la réunion “Comment je suis devenu-e féministe”, une page de récits de militantes est créée sur le site de l’association Encore féministes ! Le témoignage de deux participantes à un groupe de parole toulousain des années 1980 répond aussi à ce souci : “La rédaction de cet article a été accueillie comme une occasion de se remémorer des années de rencontres et d’échanges, de donner forme à ce qui a été foisonnant, vécu sans perspective d’élaboration formelle. Un défi que nous avons tout de suite désiré relever malgré le peu de traces à notre disposition. Un groupe travaillé par la question de la transmission, de la mémoire, qui écrit si peu, un paradoxe !” (Combroux & Delbreil 2004, 56).

38Cette démarche de mise en scène publique des vécus privés découle de la volonté des féministes de sortir la parole des femmes des espaces où elle a été assignée. Il s’agit de contribuer à une redéfinition du dicible et de l’indicible dans l’ensemble de la société au-delà des espaces protégés que sont les espaces du dicible féministes.

Conclusion

39Les groupes de parole conduisent à une triple concrétisation de l’utopie féministe. À l’échelle individuelle, ils offrent des cadres où les militantes peuvent exprimer une parole subjective à la première personne et s’affirmer ainsi comme sujets autonomes. À l’échelle des groupes féministes, la pratique d’échange de discours biographiques mène à une politisation d’expériences vécues isolément (et à travers elle à l’émergence d’une solidarité entre femmes) et, par un phénomène d’encadrement réciproque des discours biographiques, à une sorte de récit de soi collectif, support d’une identité collective féministe. Hors du mouvement féministe, les groupes de parole, en s’ouvrant et en publicisant les discours échangés, influent sur le partage du sensible à l’œuvre dans nos sociétés : ils redéfinissent le dicible et l’indicible. Peut-être contribuent-ils également à faire évoluer le langage lui-même. La linguiste et psychanalyste féministe Luce Irigaray affirme que “si nous continuons à nous parler le même langage, nous allons reproduire la même histoire”. Les féministes, en créant des espaces du dicible, ont fait émerger des discours jusque-là sans légitimité sociale participant ainsi au renouvellement du langage à disposition de chacun-e pour se raconter. Christelle l’exprime bien dans l’entretien projectif : “Tout à l’heure quand je t’ai parlé de la langue, j’ai oublié de te dire que ce que je trouve que les féministes ont apporté dans la langue, c’est qu’elles ont nommé les problèmes. Tu sais le livre de Betty Friedan est construit sur ce malaise qui n’a pas de nom. Eh bien, les féministes, leur travail sur la langue, ça a été de nommer. L’avortement, on disait ‘se débrouiller’. Et maintenant on dit IVG quand on est clean, et moi je tiens absolument à dire avortement. Par exemple, excision. Elles ont nommé ces trucs-là. Et non pas ‘pratiques sexuelles de sauvages’. Tout ce travail des féministes a consisté à mettre les vrais noms sur les vraies choses, par exemple ‘violences masculines conjugales’ et non pas ‘femmes battues’. Parce que ‘femme battue’, elle y est pour quelque chose, tandis que ‘violence masculine conjugale’, ça désigne l’auteur, le responsable. Par exemple le ‘système prostitution’ et pas ‘filles de joie’. Les féministes elles ont apporté à la langue, à cette langue machiste et fasciste, elles ont essayé de rectifier, avec pas d’autres mots que ceux qu’on a, mais simplement les mots vus du bon côté. Ne pas dire ‘clients de la prostitution’. Et surtout ce qui me frappe, c’est le ‘problème qui n’a pas de nom’, je ne sais pas comment le dire, mais quand j’ai lu Betty Friedan, je me suis dit ‘le malaise qui n’a pas de nom’, c’est vraiment ça. J’avais vécu cette situation de femme enfermée dans une maison très confortable et malheureuse alors que comme disait Betty Friedan ‘elle a tout pour être heureuse’. À l’époque, il y avait plein de trucs comme ça qu’on ne nommait pas. Par exemple, le viol. On ne nommait pas tous ces trucs-là. Ou bien ‘elle a un problème’ pour dire qu’elle est enceinte. Les féministes ont nommé les choses et ça c’est un travail politique de dire les choses”. Il se peut que, dans cette publicisation des discours produits au sein des espaces du dicible, la transformation du langage ait été facilitée et que les féministes aient contribué à faire évoluer durablement, hors de leur mouvement, les façons de dire le privé ou l’intime.

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Date de mise en ligne : 21/12/2016.

https://doi.org/10.3917/es.037.0015

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