Tristana Pimor, 2014, Zonards, une famille de rue, Paris, PUF, 236 pages
1L’ouvrage, dont le titre, Zonards, une famille de la rue, ne saurait être plus explicite, est composé de trois chapitres. Le premier, beaucoup plus court que les deux autres, s’applique à contextualiser la recherche réalisée, aussi bien sur le plan sémantique que méthodologique. Les deux chapitres suivants sont plus théoriques, le deuxième précise le cadre d’analyse des parcours et du quotidien de la population étudiée : “La Family”, enfin le dernier explore l’identité de “zonard”.
2Comme le rappelle Tristana Pimor dès le début du premier chapitre, la rue en tant que terrain avec ses populations propres a jusqu’ici été investie par la recherche en sciences humaines et sociales surtout du point de vue des pratiques ou des pathologies et très peu dans la perspective de la spécificité des groupes sociaux qui la peuplent. Les zonards sont en effet le plus souvent agrégés à la population des SDF et ne constituent donc pas un groupe particulier. Or l’auteure explique très clairement dès le début de l’ouvrage que l’amalgame des populations de la rue conduit à ignorer leurs spécificités, car, selon elle, un zonard n’est pas nécessairement un SDF, un jeune en errance ou un décrocheur scolaire en rupture familiale. Et vice versa. Elle ne nie pas ces facteurs, mais cherche à les analyser dans leur intrication. C’est pourquoi son approche, résolument interactionniste et empruntée en grande partie aux recherches sur la déviance, constitue un nouveau regard sur la rue en France, vue comme un espace de socialisation, avant d’être l’espace de relégation qu’on connaît.
3Cela amène la chercheuse à questionner la sémantique, notamment la notion d’errance qui lui semble à la fois négativement connotée et trop floue. C’est donc en collaboration avec la population étudiée que s’est construite la notion de “zonards”, en réaction à la violence symbolique des “signifiants exo-attribués” de type “punk à chien”.
4Le chapitre se poursuit par une présentation de la méthodologie empruntée qui rappelle les grandes enquêtes nord-américaines où se mêlent agilement sociologie et anthropologie et finit par une photo de La Family, le groupe que la chercheuse a suivi durant plusieurs années dans la rue et dans leur squat.
5Le deuxième chapitre vise à modéliser le processus de socialisation au sein du groupe étudié. Pour ce faire, l’auteure construit, avec l’aide des acteurs, une catégorisation des différentes phases qui illustrent fort bien la “carrière zonarde”, depuis l’entrée dans la zone jusqu’à la sortie. Elle s’appuie pour cela sur une triple référence théorique. Il y est bien entendu fait une large place à la sociologie de la déviance, mais aussi aux processus de socialisation et à l’expérience sociale. Il s’agit de réconcilier ces paradigmes pour mieux comprendre ce que le déterminisme social et les chocs (ruptures) biographiques impliquent dans un processus de socialisation secondaire, qui conduit à la déviance au sens interactionniste, et comment les acteurs orientent leur carrière selon certaines logiques rationnelles et éthiques. Si on peut aisément percevoir une solide base théorique dans le cadre de référence présenté, on regrette toutefois que l’articulation des trois paradigmes se limite à une demi-douzaine de pages. Même si la collection implique une certaine limite au jargon théorique, sa cible résolument grand public aurait pu justifier une présentation plus approfondie des concepts, permettant en cela une articulation plus claire. Néanmoins, il faut saluer les choix théoriques effectués. En plus d’ouvrir une voie tout à fait intéressante dans l’analyse des trajectoires déviantes –et sans doute des trajectoires au sens plus général–, ils participent du dépassement des clivages paradigmatiques en rassemblant des pans entiers de la sociologie contemporaine, preuve s’il en est qu’une telle perspective est possible.
6La large part faite à la carrière zonarde s’intéresse autant aux parcours des membres de La Family qu’à l’environnement plus général dans lequel ils évoluent. On peut ainsi comprendre l’origine du mouvement à la croisée des punks des années 1970 et 1980, des communautés “new age” mais aussi des revendications politiques qui sous-tendent ces groupes sociaux et leurs mouvements culturels d’appartenance, permettant ainsi une lecture de cette culture de la zone à l’aune des mouvements antérieurs.
7L’auteure présente le parcours des zonards comme une succession de rites de passage d’un état à un autre, en s’appuyant à la fois sur la dimension institutionnelle du rite que formule Bourdieu, mais aussi sur sa forme en empruntant son schéma à Van Gennep qui repère pour chaque rite un avant (préliminaire), un pendant (liminaire) et un après (post-liminaire). Ainsi, ce parcours comprend quatre séquences, chacune constituant une position sociale au sein de la zone et commence avant même l’intégration progressive dans la zone. Car, pour chaque membre de La Family, la carrière débute par une rupture dans leur rapport à l’école et avec leur famille. Ici, le poids du déterminisme social s’ajoute à celui de l’adolescence qui est pour les enquêtés le moment de la rupture avec la norme, puisque c’est précisément là que surviennent les premières pratiques déviantes. L’auteure se garde d’associer le décrochage scolaire à l’entrée dans la zone. Elle y fait cependant allusion à de nombreuses reprises en tant qu’expérience sociale. C’est d’ailleurs souvent en fin de scolarité obligatoire que ces jeunes ont intégré une carrière zonarde. Leur rencontre avec la zone commence avant tout par la participation aux “free parties”, qui constitue le premier rite de passage de l’“outgroup” que sont les “normaux” à la position de satellite. La seconde séquence, dans laquelle l’acteur alterne séquence “ingroup” et “outgroup”, correspond à l’hésitation, ce sont des “zonards intermittents”. La troisième séquence sous-tend un engagement complet dans la zone, c’est ce qui octroie le statut de “zonard expert”. L’ultime et dernière séquence est la sortie, soit en tant que “traveller” qui correspond en quelque sorte au Graal des zonards, soit par le retour à la vie normale, soit par l’errance institutionnelle ou encore par la mort, comme ce fut le cas pour certains membres de La Family.
8Chaque séquence est précisément présentée et analysée en tant que phase d’un processus linéaire, mais non irrémédiable. Chaque statut s’obtient par un rite qui institue l’appartenance au groupe, mais au contraire des rites de passage, ce statut peut être abandonné pour un retour au statut antérieur ou pour une sortie souhaitée comme définitive. Par ailleurs, l’auteure précise avec justesse que le processus n’est pas toujours complété, c’est-à-dire que tous les zonards ne parviennent pas nécessairement au statut d’Expert. Outre la grande précision de la présentation de ces séquences et des rites qui les entourent, où culture de rue, musique, éthique, hexis et drogues jouent un rôle important, on apprécie la qualité de l’approche ethnographique qui présente habilement les parcours individuels pour les agréger aux différentes phases de la carrière de zonard. En faisant le choix d’analyser la socialisation secondaire de ces jeunes à travers le modèle de l’alternation, que développent Berger et Luckmann, l’auteure donne à la famille de rue une place d’agent socialisateur et à ses membres experts, la place de “pourvoyeurs d’orientation”. Cela conduit à penser la rue non plus comme un espace anomique aux marges de la société, mais bien comme une part de la société qu’une autre part érige en jeunesse dangereuse, sorte d’antimodèle symbolisant l’exclusion. Ce processus d’étiquetage est tout aussi avéré dans la zone, ce qui permet d’une certaine façon d’en réifier les frontières et de les réaffirmer au besoin.
9L’intérêt de cette modélisation tient tout autant à sa dimension sociologique qu’anthropologique. Pourtant, si à plusieurs reprises l’auteure tente des analyses anthropologiques, on y perçoit une certaine retenue. Une timidité qu’on retrouve probante dans le troisième chapitre dévolu à l’identité zonarde.
10Dans ce dernier chapitre, la démarche ethnographique apporte une fois de plus un éclairage intéressant sur la zone vue de l’extérieur, c’est-à-dire ce que les normaux voient, comprennent et disent de la zone. On intègre le milieu professionnel sanitaire et social et celui des commerçants. Il y est tout à la fois question de politique sanitaire et sociale, mais aussi de politique urbaine et de leur intrication qui finit par donner raison aux entrepreneurs de morale. Ni SDF ni en errance ni toxicomanes à lourdes pathologies, les zonards constituent un groupe social où ces éléments font partie du quotidien sans pour autant être le fondement de celui-ci.
11Le cœur du chapitre forme en définitive un plaidoyer pour la reconnaissance de la culture zonarde et donc de l’identité de ses acteurs, tout en récusant fortement l’exonomination de “punk à chien”. En effet, cette terminologie renvoie à une violence symbolique qu’analyse très finement l’auteure, à partir de ce que Goffman appelle les stigmates (il est à ce sujet surprenant que soit utilisé dans le texte le signifiant de clochard, qui conduit peu ou prou aux mêmes travers). Dans ce tableau noirci à dessein, sont aussi présentées des formes positives d’interaction entre les “ingroup” et “outgroup”. Ainsi, certains commerçants, travailleurs sociaux de la rue et même des voisins du squat montrent que l’entente est possible et que, dans ces cas précis, cela repose de part et d’autre sur l’acceptation des codes de cet autrui non significatif qu’est l’“outgroup” et sur une forme de contrat tacite reposant sur le don et le contre-don.
12L’auteure tente à la fin de ce chapitre d’élargir son objet en passant du groupe à la communauté. C’est certainement la partie la plus intéressante du point de vue théorique, puisqu’y sont synthétisés les principaux résultats dans une perspective de généralisation. Si, comme dit plus haut, l’ensemble est riche, la dimension anthropologique reste timorée. L’objet autant que le groupe étudié se prêtent tout à fait à l’articulation de la sociologie et de l’anthropologie. En témoignent l’analyse de la carrière à l’aune des rites, mais aussi le recours à l’histoire des “Spiral Tribe” qui correspond en de nombreux points au mythe vivant du héros créateur, histoire sacrée quasiment cosmogonique, que les rites viennent sans cesse actualiser. On pourrait en outre signaler le primitivisme et la place faite au retour aux “roots”, le bannissement comme sanction ultime, le patriarcat qui dépasse le simple habitus populaire, la place du chien quasi totémique, le nomadisme ou encore l’identification à la forme tribale. Autant de thèmes qui relèvent davantage des modèles anthropologiques et ethnologiques que sociologiques et auraient à ce titre certainement permis un éclairage fécond sur les comportements, les codes et les rituels de cette culture zonarde. On ne peut dès lors que regretter et c’est sans doute la seule critique que l’auteure ne se soit pas déjà adressée dans sa conclusion, que ne soit mobilisée plus précisément l’idée d’une socio-anthropologie de la rue qui, si elle n’est pas l’objet de cet ouvrage grand public, s’invite en conclusion comme une ouverture épistémologique. Pour le chercheur, cela vient in fine réinterroger les clivages disciplinaires qui gouvernent les recherches en sciences humaines et sociales, particulièrement en France.
13James Masy,
14CREN, Université de Nantes
Choukri Ben Ayed, 2015, La mixité sociale à l’école. Tensions, enjeux, perspectives, Paris, Armand Colin, 224 pages
15Avec cet ouvrage composé de six chapitres, Choukri Ben Ayed nous invite dans les coulisses de la mixité sociale à l’école. Il s’agit tout d’abord de clarifier la notion de mixité sociale (chap. 1 et 2). Puis l’analyse, très concrète et très illustrée, permet de comprendre les différentes traductions données à la notion, tant sur le plan scientifique que sur le plan politique et institutionnel (chap. 3 et 4). Enfin, ce sont les conséquences des différentes mesures en faveur de la mixité sociale qui sont examinées (chap. 5 et 6), soulignant alors les décalages entre les intentions et les réalisations.
16L’intérêt global de cet ouvrage réside dans l’exposé clair de tout un ensemble de mécanismes institutionnels producteurs de ségrégation. Essentiellement, c’est l’absence d’une réelle politique de mixité sociale à l’école qui est dénoncée, contrairement à ce que laissent entendre les discours. Et lorsque des mesures sont mises en place, l’auteur montre en quoi elles sont parfois bien dérisoires, voire produisent les effets inverses de ceux souhaités. Tout au long de l’ouvrage, il soutient la thèse selon laquelle on ne peut construire une école “mixte” en dehors d’une configuration d’école unique et sans lutter contre l’entre-soi des classes supérieures et moyennes (27). La démonstration est assez convaincante notamment parce que des sources nombreuses et variées (travaux de recherche, littérature grise…) sont mises en lien. Elle mobilise l’histoire du système éducatif français autant que les comparaisons internationales, les recherches diachroniques et synchroniques, l’échelon national et local.
17Un premier intérêt de l’ouvrage est de poser clairement la mixité sociale à l’école comme une notion propre à l’institution scolaire. Elle relève du fonctionnement de l’école et son absence ne peut être présentée comme le simple reflet de phénomènes qui lui sont extérieurs. Ainsi inscrites dans l’histoire, les hiérarchies scolaires, fondées sur l’idéologie du mérite et des talents, sont présentées comme un obstacle à la constitution d’une école mixte, réellement unique et ouverte à tous. L’école n’étant pas étanche au reste de la société, l’auteur analyse également la mixité dans le cadre des politiques urbaines. Il resitue l’émergence de cette notion par rapport à la construction des premiers grands ensembles de l’après-guerre, censés accueillir cette mixité, non sans souligner la vision naïve de l’époque, ignorant la complexité des rapports sociaux. Dès le premier chapitre donc, l’auteur évacue la possibilité d’un discours selon lequel ségrégation urbaine et ségrégation scolaire vont de pair, la première étant d’ailleurs moins nette que la seconde.
18Le deuxième intérêt de l’ouvrage est de clarifier la notion de mixité sociale et surtout d’identifier les différentes conceptions et significations sous-jacentes. Structurées en six pôles (34), les différentes acceptions font l’objet d’une présentation claire. Elle permet au lecteur de saisir tout le flou de la notion et la difficulté à l’opérationnaliser dans les travaux de recherche ou à traduire les discours en actes. L’auteur parvient cependant à dresser un inventaire assez synthétique des différentes mesures et méthodologies retenues. Puis il dresse un panorama des traductions concrètes des discours sur la mixité sociale à l’école. Plus qu’une liste des possibilités, l’auteur aide à dégager deux logiques : l’une consiste à établir la mixité sociale à l’école en amont par une sectorisation des affectations, l’autre à lutter contre la ségrégation déjà établie, en organisant une déségrégation en aval par la mobilité de certains élèves.
19Enfin, troisième intérêt dont on peut rendre compte ici, l’ouvrage nous plonge au cœur de la politique française actuelle. Un premier temps est consacré à 2007-2012, période d’assouplissement de la carte scolaire. À travers l’analyse des nouveaux critères de dérogation, l’auteur montre le risque quasiment certain d’un accroissement de la ségrégation entre les établissements : “tout se passe comme si la réforme s’appuyait sur l’incitation à la mobilité des fractions les moins paupérisées des classes dominées, sur la légitimation des pratiques d’évitement des classes moyennes, mais en aucun cas sur la solidarité des populations dominantes dans la perspective de favoriser la mixité sociale” (107). En permettant à des élèves “méritants” de déroger à la carte scolaire, le danger pour les établissements situés en bas de la hiérarchie scolaire est de voir croître significativement les demandes de départ, accentuant les phénomènes de ségrégation et, à l’autre extrême de cette hiérarchie, l’attractivité des établissements les mieux dotés. La démonstration n’est pas que théorique. Elle est étayée par un ensemble de travaux empiriques, tant quantitatifs que qualitatifs, desquels ressortent les conséquences de l’assouplissement de la carte scolaire. On retiendra, d’un point de vue macroscopique, un consensus scientifique quant à la polarisation sociale plus forte du système éducatif depuis 2007 et à l’accroissement des ségrégations entre établissements. Mais l’analyse se situe également à une échelle plus locale et microscopique, cherchant à saisir les relations entre les acteurs concernés. L’auteur rend compte par exemple du travail d’interprétation et de hiérarchisation des demandes de dérogation, plus ou moins subjectif ou guidé par des priorités différentes selon les localités. Les tensions vécues localement aboutissent alors à un renforcement du sentiment de frustration, de relégation voire de discrimination de la part des populations qui, bien que constituant la cible de la politique d’assouplissement, sont de fait les plus concernées par les refus de dérogation. Un second temps est consacré à la période 2012-2015 et analyse les inflexions législatives consécutives à la réforme de 2007. Les conséquences négatives de cette réforme, amplement diffusées, ont-elles engendré une préoccupation plus forte de la mixité sociale à l’école ? Devant la modestie de ces inflexions à l’échelon ministériel, l’auteur invite à descendre à celui des politiques locales. Il en présente les mesures nouvelles, qui témoignent sans doute d’une réelle bonne volonté, mais il en souligne en même temps les limites à la mesure des potentielles inégalités entre des localités livrées à elles-mêmes en l’absence de cadrage national fort.
20L’inscription théorique de la thèse développée dans l’ouvrage est claire : l’école est décrite comme l’instrument de la reproduction et de la légitimation des rapports sociaux. L’auteur dénonce en effet une vision instrumentale de la mixité à l’école et servant de “prétexte à une dérégulation de la sphère éducative dont ont tiré bénéfice principalement les populations déjà adeptes du contournement de la carte scolaire avant la réforme” (150). Si les stratégies de distinction des familles sont mobilisées dans l’explication, l’auteur insiste particulièrement sur le rôle de l’autonomie acquise par les espaces locaux et en particulier sur la dissociation des pouvoirs entre sectorisation des établissements et affectation des élèves.
21Clair et convaincant, il faut néanmoins regretter que l’auteur laisse certains éléments dans l’ombre. C’est le cas par exemple du système d’enseignement privé. Bien sûr, celui-ci n’est pas absent. Il est convoqué, tout au long de l’ouvrage, pour dénoncer les stratégies des familles et la concurrence entre établissements. Mais l’enseignement privé n’est pas un tout homogène. Les tenants de la libéralisation du marché scolaire pourraient argumenter que dans les régions où l’enseignement privé est très implanté (Bretagne et Pays-de-la-Loire par exemple), il n’est pas démontré une ségrégation plus forte qu’ailleurs ou un affaiblissement des performances des élèves du public par rapport à ceux du privé. Sans doute donc aurait-il été nécessaire de développer une analyse spécifique de ces situations pour lever les oppositions.
22Par ailleurs, l’ouvrage est centré sur la genèse des situations de mixité/ségrégation dans les établissements davantage que sur leurs effets. Certes tout un ensemble de processus produit de la ségrégation. Mais que produit la ségrégation ? Et que produit la mixité ? L’auteur développe en effet une analyse qui oppose les extrêmes de la hiérarchie scolaire. Si on ne saisit pas suffisamment dans l’ouvrage ce que les parents pensent perdre en scolarisant leurs enfants dans certains établissements, on ne sait rien de ce qu’ils pourraient gagner dans des établissements mixtes. L’absence d’arguments en ce sens est sans doute liée à la faiblesse des travaux de recherche sur cette question qui portent davantage sur la ségrégation que sur la mixité. Cela étant, du point de vue des parcours et des performances scolaires des élèves, les travaux mettent en évidence le résultat qu’on pourrait résumer ainsi : les élèves des milieux socialement modestes ont beaucoup à gagner à être scolarisés dans des établissements mixtes et les élèves des milieux plus favorisés n’ont pas grand-chose à y perdre. En revanche, les résultats sont moins clairs dès lors qu’on s’intéresse à d’autres dimensions. Par exemple, plusieurs travaux assez récents sur le bien-être scolaire sont plus ambigus, aboutissant à la conclusion que pour certains élèves le bien-être scolaire tendrait à être plus élevé dans des situations ségréguées. On aurait pu s’attendre à une présentation plus argumentée des effets de la mixité, dans ses avantages comme dans ses inconvénients, ne serait-ce que pour mieux comprendre les processus évoqués et la difficulté de mettre en œuvre, en suscitant qui plus est l’adhésion, un principe collectif qui tiraille fortement les intérêts individuels des populations les plus à même de déroger à ce principe.
23Enfin, l’école primaire est absente du propos. On peut penser que la difficulté à obtenir des statistiques scolaires sur le 1er degré, en particulier concernant la composition sociale des établissements, n’est pas étrangère à ce manque. Mais tout se passe comme si la problématique de la mixité/ségrégation n’avait lieu d’être posée qu’à partir de l’enseignement secondaire. Or la plupart des communes ont organisé une sectorisation des écoles primaires tout en ménageant des possibilités de dérogation à la carte scolaire. La ségrégation est-elle moins forte ou plus forte que dans le second degré ? Qu’est-ce qui distingue le second du premier degré : l’homogénéité de l’offre scolaire, la visibilité de la hiérarchie entre établissements, la prégnance des enjeux scolaires ? Bref, une comparaison des processus à l’œuvre à ces deux échelons aurait sans doute beaucoup apporté.
24De la lecture de l’ouvrage de Choukri Ben Ayed, l’image de l’école ressort très écornée. Elle est a minima accusée d’un immobilisme conduisant à la perpétuation des situations de ségrégation. Mais l’auteur va plus loin en soutenant que, par cet immobilisme, par des mesures inappropriées, par l’idéologie sous-tendant l’organisation de l’école, c’est le fonctionnement de l’institution elle-même qui empêche la remise en cause des hiérarchies entre établissements tout comme des logiques de concurrence et de marché. Si l’auteur ne cherche absolument pas, bien au contraire, à déculpabiliser les familles adeptes de la liberté de choix et du contournement de la carte scolaire, il tend au moins à répartir les responsabilités. Et de ce point de vue la mise en exergue des responsabilités politiques et institutionnelles peut presque conduire à l’impossibilité désormais de mettre en cause les familles quand elles font ce que le système même les incite, si ce n’est les aide à faire : choisir leur établissement.
25Céline Piquée,
26CREAD, Université Rennes 2
Vincent Dupriez, Peut-on réformer l’école ? Approches organisationnelle et institutionnelle du changement pédagogique, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2015, 178 pages
27L’auteur présente clairement cet ouvrage comme un retour réflexif sur ses précédents travaux et ceux de son équipe, le Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation (GIRSEF) de l’Université catholique de Louvain. Le but est d’en tirer quelques considérations pratiques à l’usage des acteurs sociaux. Cette démarche appelle un rapprochement avec au moins deux autres ouvrages récents qui s’interrogent de même sur les difficultés rencontrées par le projet compréhensif et cherchent des voies de renouvellement du projet démocratique. Le livre de Bernard Delvaux Une tout autre école (2015 Bruxelles, De Boeck) s’appuie également sur les travaux du GIRSEF. Il s’interroge sur la manière de concilier un cursus commun et l’individualisation des apprentissages ; Vincent Dupriez centre plutôt son propos sur la tension entre égalité et performance ; François Dubet et Marie Duru avancent 10 propositions pour changer l’école (2015 Paris, Le Seuil) dans une optique et une collection plus ouvertement militante. L’exercice n’est pas totalement nouveau. François Dubet l’avait déjà tenté il y a quelques années avec Pourquoi faut-il changer l’école ? (1999 Paris, Textuel), mais cette convergence appelle une réflexion sur les évolutions du monde académique. Les spécialistes de sciences sociales ont souvent affirmé que leurs entreprises ne mériteraient pas une heure de peine si elles ne servaient pas à éclairer l’action, mais il était rare qu’ils se chargent eux-mêmes du travail de traduction. Dans les générations précédentes, un chercheur comme Antoine Prost, qui a occupé des positions de pouvoir non négligeables, n’a jamais expliqué en quoi ses travaux historiques avaient nourri son action politique. Pierre Bourdieu s’était laissé convaincre d’engager le Collège de France dans une série de rapports (en particulier Pour l’enseignement de l’avenir 1985), mais il n’a pas caché sa déception. Faut-il voir dans ces publications l’effet d’une nouvelle organisation qui invite les chercheurs à rendre compte de l’utilité sociale de leurs travaux ? On peut aussi supposer une continuité avec le programme Knowledge and Policy, où le GIRSEF a également joué un rôle important et qui a montré les insuffisances de la communication entre recherche et politique.
28La synthèse que présente Vincent Dupriez est parfaitement informée, solidement charpentée, rédigée dans un langage clair. La démarche s’enracine dans la crise ouverte au début des années 1980 avec le retour au pouvoir des conservateurs au Royaume-Uni et aux États-Unis. Depuis au moins les années 1960, les politiques étaient dominées par le projet compréhensif et la lutte contre les inégalités. Les “blacks papers” qui ont préparé le retour des Tories en Grande-Bretagne, le rapport A Nation at Risk commandé par le président Reagan aux États-Unis ont violemment remis en cause ces orientations au nom de la performance et de le formation des élites. Ces critiques, reprises par les organisations internationales, se sont répandues à la vitesse d’une flammèche dans une mine de soufre. Elles ont entraîné de profondes réorganisations, aussi bien dans le domaine politique que dans les problématiques scientifiques. Vincent Dupriez consacre un chapitre aux propositions de régulation marchande qui ont été avancées dans un premier temps : leurs limites sont vite apparues. Le marché creuse indubitablement les inégalités sociales sans pour autant garantir la qualité des formations. Très vite, les réflexions se sont centrées sur la recherche de nouveaux compromis : la Troisième voie théorisée par Giddens et mise en œuvre par Tony Blair ; des reformulations de l’État-providence comme celle proposée par Esping Andersen, etc. Vincent Dupriez connaît parfaitement ces débats. Il les analyse dans toutes leurs dimensions, ainsi que les dispositifs qui ont été proposés pour mettre en œuvre les nouveaux compromis. Son travail permet de prendre conscience de l’ampleur des résultats. Après la présentation des différents cadres théoriques avancés pour penser le changement, il met en évidence les orientations nouvelles qui apparaissent. La première est incontestablement le rôle du local, des établissements scolaires ou des territoires éducatifs. C’était le premier principe dégagé par le rapport Mc Kinsey : le progrès des systèmes éducatifs repose sur l’amélioration du fonctionnement de chaque établissement. Il y a donc une très large convergence sur ce point. Pour parvenir à cette amélioration, Vincent Dupriez propose des démarches qui reposent sur la confiance dans les acteurs locaux et spécialement les enseignants. Le but de la réflexion est d’établir les conditions du développement d’une intelligence collective. Il met bien en évidence le rôle ambigu de l’obligation de résultat. Telle qu’elle est mise en œuvre par les enquêtes de type PISA, la pression de l’évaluation, le caractère standardisé des cursus et des critères dépossèdent les enseignants de leur métier qui consiste justement à prendre en compte la variété des situations et des élèves. Contre cette entreprise de déprofessionnalisation, un moyen apparaît d’utiliser les différentes évaluations qui leur permet de se réapproprier leurs compétences. La démarche passe par une analyse collective de leurs résultats, le développement de la capacité d’enquêter sur sa propre pratique, d’identifier les défauts et de faire des propositions de remédiation. Cette confiance dans les capacités des enseignants n’a évidemment rien de naïf et de béat. Elle suppose un accompagnement du développement professionnel aux antipodes des formations normatives qui restent trop souvent de mise : des échanges avec la recherche qui repose sur des interventions in situ, soucieuses de comprendre les difficultés locales et d’entrer dans la logique des acteurs. Ces démarches ne sont évidemment pas enfermées dans le localisme. L’expansion du numérique permet d’envisager différentes procédures de généralisation, en particulier la création de lieux d’échanges d’expérience symétrique. De page en page, c’est la proposition d’un nouveau modèle d’école démocratique qui se profile, qui s’oppose à la fois aux traditions de centralisation, à une standardisation qui dépossède les enseignants de leur métier et aux solutions simplistes proposées par le marché.
29Il s’agit donc d’un ouvrage remarquable et à recommander. Quelques remarques pour l’inscrire dans plusieurs espaces de débat. À la racine de sa démarche, Vincent Dupriez prend peut-être un peu facilement pour argent comptant les critiques des années 1980. Il y a maintenant de bonnes raisons de croire que cette crise a été fabriquée et que l’école publique ne méritait pas tous les reproches qui lui ont été adressés (Berliner D. & Biddle B. 1995 The manufactured crisis. Myths, Frauds and the Attacks on the America’s Public School, New York, Addison-Wesley). Cela n’enlève évidemment rien à l’impact de ces critiques sur les politiques et le changement de référentiel qu’elles ont entraîné au plan international, mais, dans l’opposition qui a été dramatisée entre égalité et performance, il est important de distinguer une tension principielle aussi ancienne que la philosophie de l’éducation et des coups politiques, même lorsqu’ils réussissent. De manière plus fondamentale, Vincent Dupriez fonde les perspectives d’avenir sur la confiance dans le corps enseignant. Ce point de vue mériterait d’être mieux expliqué, car il n’est pas universellement partagé. Dans un ouvrage publié en 2002, François Dubet et Marie Duru-Bellat, L’hypocrisie scolaire : pour un collège enfin démocratique (Paris, Le Seuil) expliquent les difficultés de la mise en œuvre du projet compréhensif par les réticences, voire le double jeu, des enseignants. Ces analyses ont été souvent reprises, si ce n’est suscitées par les politiques : leurs décisions étaient excellentes, mais elles ont été mises en œuvre par des agents incompétents ou de mauvaise volonté. François Dubet et Marie Duru-Bellat reviennent sur cette question dans leur dernier ouvrage et expliquent que le progrès de la démocratisation repose sur la remise en cause du statut des enseignants et de leurs diplômes. Si Vincent Dupriez veut promouvoir une nouvelle organisation qui repose sur l’initiative des enseignants, il est indispensable de revenir sur leur capacité à incarner la morale de service public au plan local. Dans le même esprit, il serait peut-être aussi nécessaire de revenir sur le partage des responsabilités entre les différentes catégories : personnels d’inspection, personnels de direction, enseignants, personnels d’éducation… Cette question est aujourd’hui travaillée par la problématique du leadership. Éducation et Sociétés a été la première à présenter cette notion dans le domaine francophone (Spillane J., Halverson J. & Diamond B. 2008 “Théorisation du leadership en éducation : une analyse en termes de cognition située”, Éducation et Sociétés-21). Quelle dynamique est-il nécessaire d’établir entre les différentes catégories pour développer une intelligence collective ?
30La logique d’exposition, peut-être par souci de clarté, gomme la dynamique historique. Les pays anglo-saxons ont commencé par des politiques d’obligation de résultat très brutales (prime pour les enseignants qui réussissent, fermeture des établissements qui ont de mauvais résultats…). Celles-ci ont entraîné des comportements de fuite qui ont amené très vite un réajustement. Les responsables ont compris que l’efficacité impliquait de prendre en compte la conscience des acteurs et sont passés à ce qu’ils appellent une obligation de résultat intelligente. Il est très important de retracer cette histoire et de mettre en évidence les capacités de réajustement qu’elle suppose face à la rigidité de certaines prescriptions de ce côté de l’Atlantique. Surtout, cette dynamique historique ne s’arrête pas là. La tension entre égalité et efficacité est réelle, mais elle se situe dans le cadre défini par les Lumières. L’égalité des chances constituait déjà un compromis : ce n’est pas l’égalité des résultats, encore moins l’égalité des conditions. Les définitions de la justice qui se réclament de la reconnaissance des différences sortent de ce cadre : les Lumières s’adressent à un citoyen qui se libère de ses attaches particulières. Que faire quand celui-ci en fait un élément de sa liberté ? Les sciences sociales doivent refuser les formules sédatives qui aplatissent cette revendication. Elles doivent raisonner en cette matière comme elles l’ont fait pour les questions de genre. Il ne s’agit pas d’ajouter une variable supplémentaire a l’équipement statistique ordinaire. Il est nécessaire de repenser l’ensemble de la problématique éducative, les contenus, l’organisation des cursus, les références de l’évaluation. D’importantes démarches sont d’ailleurs en cours pour définir les conditions d’une ethnicité démocratique (Honneth A. 2015 Le droit de la liberté. Esquisse d’une ethnicité démocratique, Paris, Gallimard) ou la recherche d’un nouveau compromis qui intègre les objectifs de redistribution, de performance et de reconnaissance des différences (Fraser N. 2005 Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte).
31Au terme de ce parcours, deux questions paraissent essentielles. La première concerne la place à accorder à l’initiative locale et aux enseignants dans le nouveau projet démocratique. Deux positions s’affrontent : une méfiance vis-à-vis des corporatismes, des rigidités disciplinaires ou autres du corps enseignant ; une confiance dans ses capacités à incarner localement les valeurs du service public et à développer des initiatives démocratiques. Les politiques ont besoin d’être au clair sur cette question pour avancer. La seconde remet sur le métier la question des rapports entre science et politiques. Pourquoi des conclusions aussi claires tardent-elles à passer dans le domaine de la pratique ? Il faut sans doute approfondir l’analyse des conditions épistémologiques et sociales d’une dissémination réussie. La robustesse des résultats, la clarté de l’exposé ne suffisent pas. Il faut aussi que l’argumentation s’inscrive dans les enjeux des différentes catégories d’acteurs.
32Jean-Louis Derouet
33Triangle, ENS de Lyon-Institut Français de l’Éducation