1Si une des caractéristiques de la pensée contemporaine consiste en l’émergence d’une critique qui constitue le fond du sens ordinaire de la société (Derouet 2000, Boltanski 1990), peut-on légitimement penser que la culture scolaire, liée à la culture contemporaine, puisse demeurer inaltérée par la critique ? Celle-ci ne fait-elle pas partie des compétences professionnelles que les formations à l’enseignement cherchent à développer ? Ainsi, au Québec, le ministère de l’Éducation l’identifie comme la première de 12 compétences professionnelles des enseignants (MÉQ 2001). D’autres sociétés occidentales, sans toujours y faire référence, exigent des enseignants qu’ils soient réflexifs, ce qui suppose une capacité de distanciation et de critique dans l’action. Les enseignants disent-ils, alors, faire de la critique un des éléments centraux de leur enseignement et si oui, se réclament-ils de ses traditions sociologiques et philosophiques –celles des Lumières, de la déconstruction et de la Reproduction– lorsqu’ils veulent développer l’esprit critique de leurs élèves ? Ne s’inspirent-ils pas plutôt d’une nouvelle forme plus proche de la réflexivité inhérente à la modernité contemporaine (Beck 2001, Giddens 1987, Boltanski 1990) ?
2Cet article cherche à répondre à ces questions en montrant que la critique de référence des enseignants du cours d’Histoire et éducation à la citoyenneté au Québec s’avère plus cognitive, subjective et méthodologique que celle, dialogique, dialectique et éthique de la sociologie de la domination au XXe siècle, qui est prise comme figure exemplaire en raison de son influence déterminante sur les milieux d’éducation et les sociétés occidentales au cours des années 1960 et 1970.
La structure de la pensée critique : tension entre l’idéal et l’empirie
3Au cœur de toute critique, quel que soit son domaine –philosophie, sciences de la nature, sciences humaines, voire arts et littérature– il y a l’idée d’un réel à désocculter, car il échappe au sens commun. Ce dévoilement, dans le domaine du savoir, qu’il provienne de la spéculation, de l’expérimentation ou de l’interprétation (critique), présuppose l’existence d’une réalité échappant à la conscience coutumière du monde. Ce quelque chose qui nous échappe fait de nous des êtres n’ayant qu’une fausse conscience du monde naturel et social.
4Dans le domaine du social, la sociologie critique dénoncerait ainsi des rapports marqués par la domination, l’exploitation et l’illusion pour montrer que l’action humaine est conditionnée par des forces qui nous déterminent et que nous sommes victimes de duperie et d’aliénation. La prétention du sociologue consisterait alors à dire ce qui se passe à l’insu de l’acteur (Boltanski 2010). La sociologie critique contient toujours une dénonciation d’un monde de fausseté, d’aliénation, de rapports de domination et, en général, la critique sociale, même pessimiste comme celle de l’École de Francfort, présuppose une émancipation possible. L’existence d’un rapport dialectique entre l’institué et le possible semble caractéristique de toute critique. Martuccelli (2004) fait du dévoilement et de l’émancipation les deux attitudes de la critique. À l’identification et à la description des mécanismes de la domination sociale correspond une orientation prophétique de la critique, plus politique que scientifique ou analytique, qui fonde l’anticipation d’une société meilleure.
5Cette émancipation correspond-elle toujours à une transformation du réel, à l’établissement d’une société plus juste et plus libre ou prend-elle la forme de nouvelles illusions ? L’important ici consiste moins à statuer sur la réelle capacité de la critique d’engendrer le changement social que de montrer qu’une conception, dominante des années 1930 aux années 1970, comprend une démarche dialectique combinant l’analyse des principes de réalité ou de rendement des sociétés industrielles avancées à l’annonciation d’un monde éthiquement et socialement plus juste. Ces caractéristiques se retrouvent autant dans la pensée théorique de Marcuse, sur la neutralisation de la critique dans les sociétés industrielles avancées, que dans celle de Boltanski qui montre que les acteurs sociaux sont dotés de compétences critiques qui orientent leurs actions. Les caractéristiques dialectique et éthique qu’on croit déceler dans différentes occurrences sociales de la critique, celle de Francfort et celle de Boltanski, se retrouvent-elles dans l’idée de la critique des enseignants d’histoire au Québec ?
Marcuse et la neutralisation de la critique
6Il n’y a pas nécessairement d’incompatibilité entre le matérialisme marcusien hérité de Marx et l’idéalisme platonicien. L’un et l’autre sont fortement dialectiques et chacun donne à voir qu’il ne peut y avoir de critique sans théorie, sans concepts, sans idéal, qu’il appartienne à la connaissance et à la morale chez Platon ou relève du social et du politique pour Marx et l’École de Francfort. Selon Adorno, Horkheimer et Marcuse, la théorie peut recéler un potentiel critique, car elle permet d’anticiper un monde meilleur ou de juger de l’inadéquation du monde par rapport à un idéal de justice. Contrairement à leurs prédécesseurs marxistes dont la critique est plus économique, ils ont analysé les phénomènes culturels prédominants des sociétés industrielles avancées : la culture de masse, le positivisme comme mode de connaissance, la mainmise de l’industrie sur la science, les idéologies et la fausse conscience, le parachèvement de la métaphysique en rationalité instrumentale et la colonisation du monde social vécu par la technique (Habermas 1973). Mais de quelle manière la critique de la rationalité instrumentale, sans doute leur thème fondamental, peut-elle aider à comprendre la fonction de la critique, voire de la culture, dans nos sociétés contemporaines ?
7Pour Marcuse la caractéristique culturelle de notre époque est l’absorption de l’idéal par l’empirie, ici l’industrie et le capitalisme. Une connaissance qui se veut neutre, objective et méthodologique et qui se laisse récupérer par les impératifs d’efficacité, de rendement technique et industriel se trouve amputée de son potentiel émancipateur. La connaissance doit favoriser l’avènement d’un monde plus juste et éclairer, afin de l’éradiquer, toute forme de domination. Traditionnellement, la culture a pour fonction de se tenir à distance de la production. Elle fixe les finalités à atteindre en se référant “à un niveau supérieur de l’autonomie et de l’accomplissement humains” (Marcuse 1980, 313). Au contraire, le principe de rendement propre à la civilisation industrielle s’autonomise par rapport aux valeurs de la culture et au processus d’humanisation qui caractérise ces valeurs culturelles : “N’y a-t-il pas eu une assimilation ‘prématurée’, répressive et même violente, de la culture et de la civilisation qui a contribué à affaiblir les forces qui freinaient efficacement les tendances destructives ? Par cette intégration de la culture à la société, la société tend à devenir totalitaire même là où elle conserve des formes et des institutions démocratiques” (Marcuse 1980, 314). Une des thèses fortes de l’École de Francfort consiste alors à dénoncer la coupure, dans l’ordre de la vérité, entre un monde objectif, soumis au contrôle méthodologique ou scientifique, et un monde subjectif constitué de “vérités” sans consistance et sans réelle capacité d’opposition, de négation, voire d’émancipation face aux forces productives (Marcuse 1980, 318).
8De ces considérations de Marcuse, on pourrait conclure à un échec de la pensée critique. Lors des vives crises qu’il a subies, le capitalisme est parvenu à récupérer la critique qui lui était adressée et à en faire un vecteur de production. Boltanski & Chiapello (1999) mentionnent qu’à la suite des contestations de 1968, la critique artiste dénonçant l’impersonnalité du capitalisme l’a conduit à se réinventer en passant de la standardisation à une production plus diversifiée, la consommation d’objets devenant constitutive de l’affirmation identitaire des individus. Il apparaît, indépendamment de considérations sur sa force ou sa faiblesse, que la structure de la pensée critique repose sur l’opposition radicale entre un principe de réalité –que les représentants de l’École de Francfort ont assimilé au rendement et à la répression de la force du travail, voire à la surrépression des instincts– et l’avènement d’une société plus libre. La critique accède ainsi à un statut quasi ontologique en cherchant à identifier le principe de la civilisation occidentale et que l’École de Francfort ramène à la philosophie de la conscience, à la technocratie, à la rationalité instrumentale, à une épistémologie positiviste étroite, à une vision rationaliste du monde et à une pensée unitaire et identitaire éliminant et discréditant ce qui ne se laisse pas ramener à un principe d’équivalence premier (Horkheimer & Adorno 1996, 25-27). Cette critique s’inscrit donc dans la pensée de la civilisation occidentale. Or être critique, n’est-ce pas participer à ce débat, en reconnaître les manifestations dans la vie courante, en saisir les enjeux pour édifier un monde plus juste et moins aliénant ? Être critique, n’est-ce pas résister aux conséquences et même s’inquiéter de la tangente prise par la pensée et la civilisation occidentales ?
La posture critique en tant que “fond du sens ordinaire de la société” (Derouet 2000, 28)
9Il s’agit moins ici de statuer sur la capacité de la critique d’engendrer le changement social que de montrer que, dans ses différentes occurrences sociohistoriques, elle comprend une tension dialectique dont le maintien est à interroger dans l’enseignement de l’histoire au Québec.
10La critique qu’incarne la sociologie de la domination (et de l’émancipation), fondée sur les illusions et l’aliénation de l’individu, est contestée aujourd’hui, car elle présuppose l’existence d’un monde réel, unique, fixe devant être dévoilé afin de pouvoir juger des actions et des valeurs (Dodier 1991, 454). Point d’appui ultime de la critique classique où la réalité peut être dénoncée comme non conforme à ce qu’elle devrait être, au regard d’une réalité première dont le sociologue seul posséderait la clef (Boltanski 2010, 1990). La sociologie tend à montrer aujourd’hui que dans des sociétés plurielles la critique, plutôt que de s’exercer d’une position de surplomb, suppose la circulation des jugements, la confrontation d’une pluralité de principes de justice ou de mondes. Dans cette conjoncture, la science reste normative, elle produit une vérité se rapprochant du réel, mais les connaissances créées, éclairant les réalités du monde naturel et du monde social, nourrissent les jugements critiques et les dénonciations des acteurs qui en viennent à prendre la science et ses productions pour objet. La critique n’est plus la chasse gardée des experts, mais une compétence des acteurs sociaux ordinaires.
11Les expertises et les contre-expertises scientifiques favorisent la dissémination des connaissances. Les sciences humaines ont pris pour objet la science en tant qu’institution et démasqué les mécanismes par lesquels une théorie s’impose en tant que paradigme et disqualifie ainsi les autres dans le même espace institutionnel ou scientifique. La science quitterait alors graduellement le champ de l’épistémologie pour entrer dans celui de l’herméneutique, voire de la critique. Autrement dit, la connaissance ne résulterait pas d’une adéquation entre la science et le réel, postulat du positivisme, mais d’une interprétation scientifique du réel. Or une connaissance interprétative n’a pas le caractère absolu et définitif que confère à la connaissance le positivisme. En outre, la connaissance scientifique ne serait qu’une interprétation du monde parmi d’autres.
12Peut-on affirmer que la critique, dans les sociétés contemporaines, n’a jamais été aussi vive et qu’elle parvient à déboulonner les prétentions de la science à une vérité absolue. La critique prend d’autres formes par lesquelles on constate sa force et sa vigueur. Elle s’enracine au sein des sciences humaines contemporaines –psychologie, psychanalyse, économie, sociologie, anthropologie, philosophie même. Boltanski & Thévenot (1991) ont montré que les jugements et les critiques des acteurs en situation de conflit renvoient à des principes philosophiques généraux. Les acteurs sociaux, au travail ou dans la sphère publique, dénoncent les actions des autres souvent en prenant appui, sans toujours en avoir conscience, sur les connaissances des sciences humaines (Boltanski 1990, 128). Les acteurs s’accusent mutuellement d’agir dans un but stratégique à la manière de Marx dénonçant les intérêts particuliers se dissimulant sous les discours universels orientés vers le bien commun. Dans l’éventualité où un inconscient serait soupçonné de déterminer l’action, la psychanalyse freudienne interviendrait et colorerait les rapports sociaux, les contentieux et les disputes. Lorsque les acquis des sciences sociales nourrissent les acteurs sociaux dans leurs activités de critique et de justification, de construction et de reconstruction, d’interprétation et de réinterprétation des catégories générales du monde, on peut affirmer que la critique devient “le fond du sens ordinaire de la société” (Derouet, 28).
13Cette critique, celle des gens ordinaires, est plus arrimée à l’histoire de la pensée politique qu’à la métaphysique et orientée vers la dénonciation des situations d’injustice et la justification des actions et des discours des acteurs. Comme la critique de la sociologie de la domination, la critique analysée dans la sociologie dite pragmatique contient une dimension dialectique et éthique sans laquelle elle ne saurait exister.
14Conséquemment, si les acteurs sociaux ont développé des compétences critiques nourries des sciences humaines, si cette critique d’origine savante ou intellectuelle a déferlé sur les mondes sociaux ordinaires, ne peut-on faire l’hypothèse que cette double orientation de la critique (savante et ordinaire) a pu s’incorporer à la culture scolaire ces cinquante dernières années ? La critique des enseignants d’histoire conserve-t-elle les dimensions dialectique et éthique des deux formes, sociologique et pragmatique, examinées ?
La présence de la critique dans la culture scolaire
15La pensée critique des années 1960 a trouvé en éducation un objet où se déployer. Bourdieu a soutenu que la démocratisation de l’enseignement, en France au moins, a été un leurre, que l’origine sociale détermine des parcours scolaires : les enfants des milieux populaires ont moins de chance d’accéder aux grandes filières universitaires que les enfants des familles bourgeoises. La critique porte sur la fonction sociale de l’école, qui ne serait pas d’égalité des chances, mais de reproduction des écarts sociaux devant l’école et par l’école (Bourdieu 1984). Mais la fonction sociale de l’école peut être vue sous un autre angle que celui de l’égalité des chances. Dubet montre que la construction identitaire se fait, pour de plus en plus d’élèves, contre un modèle de socialisation dominant (Dubet & Martuccelli 1996). L’école encouragerait le conformisme des élèves et renforcerait les mécanismes d’exclusion et d’échec pour ceux qui peinent à intérioriser la norme qu’elle établit.
16L’analyse critique de la fonction sociale de l’école comprend, subsidiairement, celle de la fonction culturelle de l’école, car la pensée critique a eu un impact considérable sur les savoirs et la culture scolaires. Il convient momentanément de revenir à Bourdieu. Si la reproduction est possible, c’est que la culture scolaire, classique, savante et abstraite correspond à celle des milieux bourgeois dont les références seraient sensiblement les mêmes que celles de l’école. Mais la critique de la culture scolaire dépasse largement la reproduction (Bourdieu & Passeron 1970). Elle touche à la déconstruction de la pensée classique, celle de la modernité qui repose sur la conscience renvoyant elle-même aux thèmes de la liberté, de la rationalité, de la responsabilité et de la volonté, de transformer la nature et la société grâce au pouvoir de la raison. Jusque dans les années 1960, la culture transmise à l’école était composée de cet humanisme classique qui glorifie l’homme occidental (Foucault 1966, Derouet 2000). D’où, dans les années 1980, la vive réaction des études de cultures (cultural studies, Matelard & Neveu 2008) qui présupposent que l’humanisme opprime les minorités sociales, culturelles, ethniques, sexuelles, etc. (Hall 1990). Elles se déclinent sur de multiples aspects –féminisme, femmes, Noirs, Afro-Américains, Gais, Lesbiennes, genre, Juifs, Latinos, etc.– et s’inscrivent toutes en faux contre la vision du monde caractéristique de l’homme blanc, occidental, bourgeois, responsable, rationnel, compétent, etc.
17À leur origine se trouvent les efforts de courants des sciences humaines pour réhabiliter les cultures populaires par rapport à l’élitisme bourgeois. L’anthropologie n’est pas étrangère à une critique de l’ethnocentrisme occidental, car elle montre que la culture des sociétés dites froides est aussi riche, originale et complexe que la culture occidentale (Lévi-Strauss 1968). Plus fondamentalement, ces disciplines intellectuelles associées à la déconstruction visent une destitution de la métaphysique (Vattimo 1987) prenant la forme d’une Raison qui relie l’ensemble des phénomènes naturels et moraux à une Loi première. Celle-ci atteste d’une permanence et d’une stabilité du monde. Ce qui ne trouve pas à s’incorporer dans les lois ou catégories génériques n’est qu’apparence et sujet à la dégénérescence. Un modèle idéal, une quintessence de la morale s’oppose au désordre, à la dispersion, à la diversité, notamment culturelle et sociale, et son pouvoir normatif disqualifie ce qui ne lui est pas conforme. Un courant de la critique, qualifiable d’académique ou de savant, dirigé contre la culture occidentale, cherche à liquider la métaphysique (Habermas 1988). Cette critique n’est pas étrangère à la dissolution de l’idéal culturel de l’école centré sur la transmission de savoirs généraux ou constitués. De quelle manière cette culture critique a-t-elle influencé l’enseignement de l’histoire au Québec ? Si les enseignants insistent sur la nécessité de développer l’esprit critique de leurs élèves, en quoi consiste cette critique ? Quelles en seraient les sources ?
Programme de recherche sur les matières scolaires : problématique et méthodologie
18Si le Programme de formation de l’école québécoise (MELS 2007a) fait de la critique une compétence transversale à toutes les matières, les cours d’Éthique et culture religieuse et d’Histoire et éducation à la citoyenneté sont plus explicitement liés au développement de la pensée critique des élèves (LeVasseur 2013). Dans ce dernier cours, l’histoire est liée au développement d’une compétence citoyenne au cœur de laquelle se retrouve l’esprit critique de l’élève (MELS 2007b, 1). Les finalités annoncées dans ce programme se retrouvent-elles dans les pratiques ? Les enseignants, parlant des finalités éducatives qu’ils poursuivent, font-ils référence à une critique qui, sans être celle de la sociologie de la domination des années 1960, en reprend les éléments dialectiques et éthiques ? Leur conception de la critique ne renvoie-t-elle pas plutôt à celle du pragmatisme sociologique de Boltanski, car les compétences critiques des élèves s’apparentent à celles des gens ordinaires ?
19Cette recherche sur l’enseignement de l’histoire répond partiellement à ces questions. Elle contient des données qui éclairent la convocation même de l’idée de critique par les enseignants. Avant de présenter les extraits d’entrevues, un aperçu des objectifs et du protocole méthodologique de la recherche est utile.
20Depuis 2007, un programme de recherche en plusieurs phases examine comment l’enseignement des disciplines et des programmes scolaires s’arrime à la mission de socialisation de l’école québécoise. Une première hypothèse est que tout enseignement contient en creux une conception du lien social, surtout dans les cours à contenu axiologique abordant directement les questions de la construction identitaire, individuelle ou collective, comme la religion et l’histoire. Une seconde hypothèse est que ce lien social se construit moins par intériorisation des cadres sociaux que par distanciation et réflexivité, les compétences critiques des sujets jouant un rôle prédominant dans le lien qu’ils entretiennent au social (Dubet & Martuccelli 1995).
21Sont présentés ici les résultats concernant le cours “Histoire et éducation à la citoyenneté” (LeVasseur 2008, 2012). Il s’agit de déterminer si les enseignants ont pour but de transmettre une mémoire collective unitaire ou de laisser plus de latitude à l’élève dans sa propre construction identitaire. L’enseignement de l’histoire reproduit les modalités d’une socialisation par intériorisation ou par distanciation. Les premiers résultats attestent que la transmission de la mémoire unitaire, surtout dans la région de Montréal où l’essentiel de la recherche a eu lieu, cède le pas à un enseignement qualifiable de subjectivation du rapport au passé (LeVasseur & Cardin 2013, 2012). Au cours des entretiens, les enseignants ont souvent évoqué l’importance du développement de l’esprit critique des élèves comme capacité à se distancier des référents normatifs et identitaires d’une histoire nationale ou identitaire.
22En raison de contraintes administratives et matérielles, ont été rencontrés 15 hommes et 7 femmes, 22 enseignants au total, dont 20 travaillant dans des établissements situés dans la grande région de Montréal et 2 dans la ville de Québec, dans des milieux sociaux contrastés sur les plans économique et ethnique (clientèle monoethnique francophone, italophone, anglophone, pluriethnique avec les francophones de souche constituant une forte ou une faible majorité ou minorité). Ils accueillaient des élèves forts, moyens ou faibles sur le plan des apprentissages. Deux enseignants professaient dans des établissements anglophones de Montréal dans un programme d’immersion française. Quant aux années d’expérience, il y avait des enseignants en début (5 ans ou moins, en milieu de carrière (entre 6 et 15 ans) ou déjà avancés dans la carrière (15 années ou plus). L’échantillon se caractérise par un nombre important de variables que les analyses n’ont pas cherché à isoler, sauf la variable géographique et sociale montréalaise. À partir de la retranscription des entrevues, une analyse de contenu a été menée. Le codage des entrevues révèle que les enseignants ont abondamment parlé de construction identitaire des collectifs et des individus, de pluralisme en histoire, de méthode historique, d’enseignement dans une perspective critique et du développement de l’esprit critique des élèves. L’attention est centrée ici sur l’idée de critique.
Orientation critique des enseignants d’Histoire et éducation à la citoyenneté
23La recherche ne portait pas sur la critique, mais à l’analyse, ce thème s’est avéré récurrent, bien que les enseignants, en y faisant référence, n’ont rien dit d’explicite sur ce qu’elle est, ses origines, ses finalités, son inscription dans tels ou tels discipline, courant théorique ou tradition intellectuelle, susceptible de nourrir la pensée et le regard critiques.
24La critique apparaît souvent comme un donné, une référence obligée de l’enseignement, un acquis n’ayant pas à être explicité, mais dont la nécessité est continuellement affirmée. En exergue de la première compétence du programme, figure le mot d’un didacticien de l’histoire ayant influencé ses concepteurs et qui résume ce que la plupart des enseignants entendent par critique : “Apprendre à poser ses propres questions, plutôt que de simplement répondre aux questions posées par d’autres […] développe cette capacité d’éveil, de questionnement, de scepticisme si nécessaire au citoyen conscient, cet esprit critique qui précède et supporte l’exercice de la pensée critique […]” (MELS 2007b, 11). Il s’agit là d’une conception de la critique sans tradition, sans socle, sans source, coupée de son enracinement herméneutique, comme si un adolescent de quinze ans pouvait par lui-même poser la question qui atteint le cœur des contradictions de l’histoire et des sociétés occidentales. Mis à part ce flou du programme, la critique que parviennent à définir les enseignants renvoie le plus souvent à une conception pluraliste et à une vision méthodologique de l’histoire.
Une critique axée sur une vision pluraliste de l’histoire
25Pour certains enseignants, la justification de la critique comme finalité éducative se trouve en creux dans le rejet d’un récit national unique et des conceptions pluralistes du passé et méthodologique de l’histoire. Le discours postnational y est ancré et appuie ainsi la nécessité de développer chez l’élève un esprit critique par lequel il peut s’affranchir des injonctions identitaires reliées à des visions unitaires de l’histoire. Il s’agit d’éveiller la conscience de l’élève à la pluralité des discours sur le passé pour qu’il puisse résister ou échapper à un récit unique prédéfini. Les enseignants esquissent ce qui pourrait articuler une pensée postnationale autour de trois orientations : la subjectivité du rapport au passé par l’élève (LeVasseur & Cardin 2012), la reconnaissance des identités communautaires et des appartenances multiples, une conscience citoyenne et une modernité occidentale ayant l’individu comme valeur cardinale et soucieuse d’une société ouverte et fondée en droit. Seules des recherches subséquentes permettraient de vérifier empiriquement l’hypothèse. Un enseignant affirme que l’histoire comprend l’idée de conflit interprétatif à reprendre en situation d’intérêts divergents. Son rôle consiste à convoquer les conceptions de l’histoire étouffées par les visions dominantes et uniques : “Je ne crois pas à la neutralité et à l’objectivité dans l’enseignement et même dans l’histoire. Je pense qu’il est possible et même important de prendre une distance critique par rapport à ses propres idées et expériences. Il faut comprendre que le présent et l’histoire font l’objet de représentations diverses qui sont liées à des rapports de pouvoir. Certaines de ces interprétations se maintiennent facilement alors que d’autres sont réduites au silence” (Sujet 14, les codes sont ceux de la recherche).
26Un autre enseignant le rejoint dans sa conception en mentionnant qu’il n’y a pas de vérité absolue, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de vision de l’histoire documentée et éclairée : “C’est de poser des questions pour essayer de… non pas trouver LA bonne réponse, parce qu’il n’y en a pas, parce que chaque auteur, chaque source qu’ils vont prendre, il y a de la vraie vérité, mais il y a aussi de la subjectivité. Il faut être capable de reconnaître qui et pourquoi le texte a été écrit. Certains historiens sont capables de vulgariser sans se positionner ; d’autres, par leurs croyances, vont teinter leurs ouvrages de leurs croyances. Donc, je veux que les élèves, je pense faire ça… c’est vraiment de développer l’esprit critique” (Sujet 4).
27Les deux enseignants suivants adhèrent aussi à une vision plurielle présentée comme une condition d’accès à la pensée critique : “Je pense que la façon d’aborder l’histoire, la plus importante pour qu’ils [les élèves] soient des citoyens autonomes, justement, c’est plus en multipliant les perspectives qu’en allant dans un seul récit. Avec forcément des choix à faire” (Sujet 16). “Selon moi, tu ne peux pas aller juste dans le sens de ce que l’élève veut entendre, ou de ce que l’élève aime. Il faut qu’il se rende compte qu’il y a plein de points de vue différents” (Sujet 6).
28Les enseignants cités ont une approche plurielle du passé et de la pensée critique des aspects centraux de leur enseignement. Cette vision devient un lieu favorable à la dissémination des acquis de la critique : vision plurielle du monde, reconnaissance de la finitude humaine, refus d’un point de vue absolutiste de la connaissance, refus des jugements d’autorité, recours à l’impératif de justification, etc. On pourrait presque soutenir que ce pluralisme porte la trace d’un perspectivisme (néologisme nietzschéen auquel on peut associer les études des cultures (cultural studies) qui reconnaissent le principe d’identités culturelles multiples dans un même espace social, voire chez un même individu.
Une critique cognitive et méthodologique
29L’autre orientation de la critique s’inscrit dans une approche méthodologique de l’histoire. Sans entrer dans le détail, le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté comprend trois compétences : interroger le passé dans une perspective historique, “interpréter une réalité sociale à l’aide de la méthode historique” (MELS 2007b, 17), construire l’exercice de la citoyenneté à l’aide de l’histoire. Cependant, l’idée d’une méthode au fondement de la pensée des élèves traverse le programme, car cette approche méthodologique constituerait la modalité de développement de l’esprit critique des élèves : “Au cours de leurs recherches sur les réalités sociales, les élèves doivent recueillir des données provenant de différents documents qui présentent parfois des points de vue opposés ou une information orientée. Il leur faut alors exercer leur jugement critique afin de distinguer les faits des opinions et se construire une représentation nuancée des réalités sociales. Les compétences visées par le programme rejoignent ici l’intention éducative du domaine Médias en favorisant le développement d’une pensée critique et d’un regard éthique à leur endroit” (MELS 2007b, 6).
30La méthode historique conduit les élèves à interroger et interpréter le passé, à comprendre la genèse des phénomènes historiques. Elle les amène à investiguer le passé, à découvrir et interroger les faits historiques, à documenter les événements et à formuler des hypothèses. Des enseignants ont établi ce lien entre la critique à développer chez l’élève et la méthode historique et affirmé même que l’acquisition d’une méthode historique était la plus importante compétence du programme, car elle permet à l’élève de prendre ses distances face aux discours environnants ou parce qu’elle favorise le développement d’une méthode d’analyse applicable à l’étude de tous les phénomènes historiques : “On part des documents d’époque et l’élève doit se faire une idée de ce que ça veut dire. Donc, les interpréter. Pourquoi c’est la plus importante ? Parce que dans la vie de tous les jours, l’élève fait face à des documents –discours politiques, articles de journaux, agenda de son ami, courriel de son ami, n’importe quoi– et il doit les interpréter. Ça, c’est fondamental. C’est la compétence 2. Et d’ailleurs, en secondaire IV, ils ont changé les pondérations, donc la compétence 2 est rendue à 60%. Les deux autres à 20%” (Sujet 19). “C’est dans le raisonnement, l’esprit critique, ça les aide, je pense, à argumenter, à trouver des liens logiques […] des comparaisons, peut-être aussi” (Sujet 3).
31La méthode historique favoriserait le développement chez l’élève d’un esprit critique qui lui permet de se représenter l’histoire de manière distanciée, elle le prémunirait aussi contre les discours ambiants, réducteurs ou idéologiques et les visions du monde sans consistance. Le sujet 22 affirme que le but de ses cours consiste à amener les élèves à la pensée critique : “Un de nos buts, en histoire, c’est de développer le sens critique de nos élèves, parce que très souvent, ils vont lire quelque chose sur Internet ou dans le journal et paf ! C’est ça, c’est la vérité ! Nous, ce qu’on veut faire avec l’enseignement de l’histoire, la méthode historique, les travaux de recherche, c’est de développer cette idée-là, de dire : ‘Ce que je vois quelque part, je ne le prends pas pour acquis. Je vais chercher d’autres sources d’information’”.
32Une telle importance accordée aux procédures par rapport aux contenus caractérise fortement la culture scolaire au Québec depuis les années 1980 (LeVasseur 2002, 1999, 1997). Il s’agit d’une forme de neutralisation des contenus d’enseignement ou culturels qui sied dans une société pluralisme et individualiste. Montrer comment aborder ou résoudre un problème méthodologiquement évite l’imposition d’un contenu normatif, soit à une collectivité d’individus qui se définit par une croyance ou une vision du monde particulière, soit à l’individu dont on respecte la liberté de pensée. Mettre l’accent sur l’acquisition d’une méthode historique, sur le développement d’habiletés intellectuelles comme l’analyse, la problématisation, la comparaison, la critique et la synthèse évite d’avoir à transmettre aux élèves un sens a priori de l’histoire, de leur indiquer le développement souhaitable de la société ou encore, de leur imposer un idéal culturel ou politique soupçonné de tirer sa source des valeurs occidentales dominantes. Cela laisse aussi l’individu ou l’élève libre de sa propre lecture des choses. L’institution scolaire marque donc un retrait important par rapport à l’imposition normative de contenus culturels (LeVasseur 2003, 2002, 1999, 1998).
33L’enseignement de l’histoire s’insère lui-même dans une histoire. Des observateurs ont dénoncé l’actuel programme pour mettre sous le boisseau la dimension politique et conflictuelle de l’histoire nationale du Québec au profit d’un enseignement de la méthode historique, alors que depuis l’existence de ces cours au Canada français, l’enseignement est fortement nationaliste –nationalisme de survivance véhiculé dans les collèges classiques ou plus progressistes dans le secondaire au lendemain de la démocratisation du système éducatif québécois vers le milieu des années 1960. Dans les deux cas, l’enseignement présente le peuple canadien-français ou québécois en lutte contre l’envahisseur anglais qui le menace d’assimilation culturelle et de perte de son autonomie politique. Avec la modernisation de la société québécoise dans les années 1960, ces luttes identitaires et politiques se poursuivent en changeant de contenu et d’orientation. L’idéologie de survivance défendait une identité française, catholique et traditionnelle au Canada français, alors que le nationalisme des Québécois s’est transformé avec la modernisation de la société. Il affirme son caractère laïque, progressiste sur les plans social et économique et défend la langue française avec la même ardeur qu’à l’époque du Canada traditionnel (Dumont 1993, Rioux 1987, 1968).
34L’enseignement de l’histoire poursuit sa modernisation. D’un enseignement idéologique visant dans les années 1960 l’éveil de la fibre nationaliste, voire l’émancipation politique des Québécois, on passe aujourd’hui à un enseignement pluraliste, objectif et méthodologique où la critique a perdu son caractère collectif et s’est comme subjectivée. Un certain pluralisme conduit même à une désoccidentalisation de l’histoire, à une critique de l’ethnocentrisme occidental. Une telle critique passe sous silence la spécificité politique de la société québécoise : sa subordination dans le cadre fédéral canadien. En ce sens, les enjeux politiques et d’émancipation propres à la société québécoise se sont atténués au profit d’un enseignement plus objectif et méthodologique. Dans certains établissements de Montréal, l’enseignement est axé sur l’histoire des minorités culturelles, leur effort d’émancipation face à une société, ni québécoise ni canadienne, mais plus largement occidentale ayant dévalorisé et réduit au silence la culture et l’histoire des minorités culturelles. Seules des recherches poussées permettraient de déterminer l’ampleur d’une telle orientation à Montréal. La question de savoir si elle est présente ailleurs au Québec demeure entière. Quoi qu’il en soit, la spécificité politique de la société québécoise et la question du nationalisme ne semblent pas structurer l’enseignement de l’histoire autant que certains le souhaiteraient (Bédard 2011, Bouvier 2007, Seymour 2007).
Quelle figure de la critique pour la formation initiale des enseignants et les programmes de formation ?
35Différentes figures de la critique sont présentes. Une première, dialectique, s’inscrit dans une tradition intellectuelle dont la sociologie critique des années 1960 est une importante ramification. À partir d’une position de surplomb, d’extériorité, elle met en tension deux mondes, empirique et idéal, celui-ci montrant l’incomplétude du premier. Les classes dominées sont victimes d’aliénation et leur assujettissement appelle la justice et l’émancipation. Une deuxième figure, pluridialectique, est la sociologie pragmatique, celle de Boltanski entre autres. Contrairement à l’agent social que la sociologie critique des années 1960 présente comme l’objet de déterminismes sociaux ou englué dans une réalité à laquelle il ne peut échapper malgré l’horizon de l’émancipation, cette figure de la critique montre que l’acteur est capable d’engendrer le changement. Elle cherche à identifier les différents modes et registres de l’action sociale. Cependant, pour Boltanski, cette capacité à engendrer le changement est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur la connaissance des principes fondant les différents mondes qui structurent les sociétés contemporaines. Elle autorise l’acteur à critiquer un monde à partir d’un principe inhérent à un autre, d’où l’idée d’une critique pluridialectique. Celle-ci est toujours inscrite dans une pensée orientée vers l’établissement d’une société plus juste.
36D’autres figures de la critique, celles des enseignants d’histoire, contrairement aux précédentes, ne s’incarnent dans une histoire ni intellectuelle ni sociale, mais plutôt dans une attitude propre à l’élève de ne pas prendre pour argent comptant les discours ambiants. En histoire, cette attitude peut s’appuyer sur des procédures méthodologiques. D’où l’idée d’une critique non plus dialectique, mais subjective et méthodologique. Par subjectivité, il faut entendre ici, l’activité du sujet qui se situe et établit, sans autre médiation que la méthode, son rapport au monde. Si l’agent social de la sociologie de la domination est aveugle et que l’acteur de la sociologie pragmatique est capable de dénonciation, celui des enseignants d’histoire serait d’emblée omniscient et compétent. Ils parlent de la critique comme d’une volonté à éveiller, d’une lumière à allumer –par laquelle l’élève s’instituerait maître et possesseur de l’histoire, des problèmes sociaux, de la crise de la culture occidentale, de la mondialisation, des catastrophes environnementales, de la résurgence de l’intégrisme religieux– comme l’instance donnant une certaine unité à un monde d’une complexité grandissante. En revanche, ils hésitent à s’instituer comme instance donnant au monde son unité. On sent leur réticence à juger des choses, à imposer une vision unique du monde, à circonvenir la pensée et même la conscience des élèves. Ils hésitent même à ancrer la critique dans une tradition de pensée. La critique fonctionne ainsi sur le même principe, dans l’ordre de la morale, que la liberté négative qui ne souffre aucune entrave et se conçoit comme pure autoréalisation (Taylor 1997, 264). Elle s’apparente à une illusion du sujet moderne. Or la critique, pour exister, doit s’ancrer dans une tradition de questionnements (Dumont 1987, 230). Les conditions de son appropriation ne sont-elles pas les mêmes que celles de l’appropriation de la tradition métaphysique : “Quant à la métaphysique, ce qui la caractérise, c’est justement sa richissime histoire qui a porté toute notre civilisation occidentale […]. Ce n’est pas pour rien qu’elle forme le tronc commun de toute formation philosophique sérieuse. Cette histoire comprend pour nous les critiques de la métaphysique, car ses plus célèbres critiques sont souvent ses plus rigoureux praticiens, Aristote, Descartes, Kant, Heidegger. C’est pourquoi la métaphysique n’incarne pas pour moi un système intemporel, une affaire de manuel, elle est un entretien, de longue durée, sur le sens des choses” (Grondin 2014, 49).
37Ceci amène, en conclusion, à la question de la place de la critique dans la formation initiale des enseignants. Une telle formation sous forme de dialogue et de tradition existe-t-elle ? Comment expliquer que les enseignants élisent la critique comme valeur première de l’éducation, que le ministère de l’Éducation du Québec, dans son référentiel de compétences, en fasse la première de douze compétences à l’enseignement (MÉQ 2001) et qu’elle n’occupe qu’une part congrue de la formation initiale des enseignants en milieu universitaire, souvent réduite à une vague disposition intellectuelle sans assise ni affiliation intellectuelle ? La critique qu’on retrouve dans les discours officiels et institutionnels au Québec apparaît comme une valeur nominale de l’éducation, une référence obligée et convenue, une vague intention éducative, dont les assises demeurent trop imprécises pour qu’elle occupe dans les programmes de formation des enseignants et des élèves, la place légitime que les enseignants veulent lui conférer. Est-il possible d’être critique sans histoire, sans formation théorique, sans point d’appui normatif, sans position d’extériorité, de manière quasi immanente ? Une critique sans principe dialectique est-elle envisageable ? Désocialisée, désintéressée, ici extirpée d’une réflexion sur les intérêts sociaux et les structures sociales et politiques, sur les mécanismes de la domination, sur les contradictions du capitalisme, sur le sens de la justice demeure-t-elle une critique et son enseignement demeure-t-il souhaitable dans les milieux d’éducation ? La critique en facultés d’éducation conserve un statut indéterminé et plusieurs études concluent à la place marginale de la sociologie dans les programmes de formation des enseignants au Québec (Lessard 2004, Trottier & Lessard 2000). Tardif (2012, 66-68) critiquait pour des raisons semblables le paradigme du praticien réflexif, qui se passe de dédoublement, et militait en faveur d’une plus grande place aux sciences sociales dans la formation des enseignants. Il reste à montrer ce que la critique doit à l’herméneutique et l’impossibilité de déployer une pensée critique sans l’existence d’une culture de l’appropriation.
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