1Lorsqu’ils évoquent la réforme des États providence, les protagonistes du débat public cèdent volontiers à l’illusion de la nouveauté : la globalisation serait un phénomène économique inédit faisant pression, de l’extérieur, sur les systèmes de protection sociale, les contraignant à se désenclaver et à converger. La diversité des compromis sociopolitiques ainsi réduite, les pays développés seraient forcés d’en rabattre sur la défense de leurs singularités nationales pour importer des recettes qui marchent. Depuis au moins trente ans, les modèles se succèdent : le néocorporatisme allemand à la fin des années 1970, le thatchérisme et le reaganisme des années 1980, la troisième voie blairiste de la seconde moitié des années 1990 et du début des années 2000, la social-démocratie scandinave et, dans la période post-crise financière, à nouveau le réalisme et la rigueur allemands. Tout projet de réforme est l’occasion pour les chercheurs, hommes politiques, experts et journalistes de regarder et de faire référence à ce que d’autres pays font pour résoudre le chômage, réduire les déficits publics, maîtriser et activer les dépenses sociales, etc. Le réflexe comparatiste bien ancré chez les protagonistes des politiques sociales, les processus d’import-export de principes, de recettes ou d’instruments d’action publique ont connu une accélération ces trente dernières années. Ce récit réformateur, faisant la part belle aux spécificités contemporaines, doit être amendé. Les travaux comparatifs d’inspiration néoinstitutionnaliste (Bezès & Pierru 2012) ont en partie invalidé l’hypothèse de la globalisation économique comme principale raison de la déstabilisation des États providence : des facteurs sociodémographiques et culturels auraient mis à mal les arrangements sociopolitiques hérités de l’après Deuxième Guerre mondiale. Surtout, le néoinstitutionnalisme a insisté sur la résistance de l’armature institutionnelle des systèmes de protection sociale aux brutales remises en cause néolibérales (Pierson 1994). Partis de l’hypothèse d’États providence prisonniers de leur chemin de dépendance historique –invalidant ainsi la thèse de la convergence inéluctable–, les travaux néoinstitutionnalistes ont peu à peu intégré une part de changement dans leurs modèles afin de rendre compte des remaniements impulsés par les réformes dites structurelles ou systémiques des années 1990. Ces changements, graduels, incrémentaux, en s’accumulant, ont progressivement sorti les États providence de leur sentier de dépendance. Les spécificités nationales restent pourtant fortes (Streeck & Thelen 2005).
Des dynamiques transnationales anciennes
2Les circulations transnationales ne sont pas chose inédite en matière de protection sociale. Si les États providence apparaissent prolonger les États nations par leur rôle en termes d’intégration et de citoyenneté nationales, les dynamiques sociopolitiques qui ont présidé à leur construction ont été, en partie, transnationales. Les travaux de Topalov sur les réseaux réformateurs à la fin du XIXe siècle sont éclairants. Les “laboratoires du nouveau siècle”, où a émergé un “sens commun de la réforme sociale” (Topalov 1999, 38), étaient extravertis, transcendant les frontières nationales. D’autres recherches historiques ont conforté cette thèse. Dans la première moitié du XXe siècle, les réformateurs nationaux comparent les mérites du social à la Bismarck et de la doctrine de Beveridge. Pierre Laroque, auteur du Plan français de Sécurité Sociale, rallié aux principes posés par Beveridge en 1942, parvient ainsi à un compromis jugé bancal aujourd’hui : réaliser les objectifs de Beveridge avec les moyens de Bismarck (Palier 2005). Dans le domaine de la santé, les dynamiques de circulation transnationale, notamment des transatlantiques des savoirs, sont chose commune et ancienne comme l’implication de la fondation Rockefeller dans la campagne anti-tuberculose dans la première moitié du XXe siècle ou le potlach des outils de la modernité biomédicale des années 1950 (Gaudillère 2002). Notre système de santé s’est historiquement construit au miroir de l’étranger, modèle ou repoussoir. La profession médicale française a ainsi construit et affirmé, dans les années 1920, son identité libérale –le médecin, entrepreneur indépendant, sans lien de subordination avec la sécurité sociale et l’État– contre la médecine de caisse allemande (Hassenteufel 1997). Penser l’édification de la Sécurité sociale en général, du système de santé français en particulier, comme prisonnière des frontières nationales serait erroné.
3Toutefois, le degré d’extraversion des débats sur les politiques sociales a varié. Le politiste Ferrera (2009) a montré qu’une fois posés les principes des systèmes de protection sociale, leur montée en puissance et leur âge d’or, durant les Trente glorieuses, se sont accompagnés d’une fermeture nationale. L’élargissement de la couverture sociale, la croissance des revenus de transfert, la diversification et l’amélioration des services rendus déploient une citoyenneté sociale enfermée dans les frontières nationales. La seconde moitié du XXe siècle marque l’apogée de la citoyenneté nationale “en tant que mécanique performante de production, distribution et préservation des droits, sans oublier le façonnage des identités nationales” (Ferrera 2009, 75). Les droits sociaux prolongent les droits civils et politiques et la montée en charge de la sécurité sociale en densifie et universalise l’accès. En France, le langage du droit social domine cette période et ce sont des juristes, issus du Conseil d’État, qui occupent les postes sociaux, notamment à la direction de la Sécurité sociale. Du fait des résistances opposées par certains groupes, des compromis passés entre la Sécurité sociale, l’État et des intérêts privés (mutualité, médecins libéraux, etc.), le droit social est souvent jugé complexe, baroque, voire impur tant les principes généraux y connaissent dérogations et aménagements. Complexité illustrée par la mosaïque des régimes, alors que la construction européenne n’affecte pas encore les politiques sociales, qui restent de la compétence des États membres dans des compromis keynésiano-fordistes consacrant la discrétion des politiques économiques et sociales des États nations. L’institution Sécurité sociale fait l’objet d’un consensus massif et les rares débats restent nationaux. La fermeture nationale s’impose aussi aux esprits : perçue comme l’expression du génie national et de l’histoire française, la Sécurité sociale est l’objet d’un certain chauvinisme. On s’intéresse peu et on connaît mal les autres, mais on est convaincu d’avoir le meilleur système de protection sociale du monde. Il est de fait difficile de comparer des systèmes juridiques si variés, faute de données internationales en dehors des chiffres agrégés de l’OIT et l’AISS. Surtout, pourquoi se comparer ? La Sécurité sociale n’est pas (encore) un problème, mais la solution : elle participe de la régulation sociale et politique de l’économie nationale. Objet d’un accord social large, elle consolide la demande intérieure grâce aux revenus de transfert, tout en favorisant la collaboration de classe –dans le cadre du paritarisme– en lieu et place de l’affrontement entre classes ouvrière et bourgeoise. Elle remplit ses missions jusque dans les années 1970. Les élites politiques et bureaucratiques n’ont aucune raison de s’intéresser aux systèmes étrangers.
La grande transformation sanitaire française au miroir de l’étranger
4La donne change au dernier quart du XXe siècle. La Sécurité sociale est problématisée en raison des anomalies qui fragilisent le paradigme keynésiano-fordiste. Les déficits financiers récurrents et le chômage de masse conduisent de hauts fonctionnaires à un retour réflexif sur les choix de 1945. L’accélération de la construction européenne (dès l’Acte unique européen de 1986 visant le grand marché intérieur) et la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, interpellant les obstacles à la libre circulation générés par les critères nationaux de différenciation, donnent du crédit aux revendications, patronales en particulier, de préserver la compétitivité des entreprises françaises, qu’amoindrirait un financement par cotisations sociales. De chance pour l’économie, la Sécurité sociale devient charge, poids, boulet… L’adoption de critères de convergence économique et monétaire accélère ce déclin de la souveraineté et de l’autonomie des systèmes des États membres. “À cause de ces changements, les entités souveraines qu’étaient les systèmes de protection sociale européens sont devenues des entités semi-souveraines, enchâssées irrémédiablement dans un cadre institutionnel que caractérisent un parti pris systématique à l’égard du marché et l’opacité d’un processus décisionnel guidé par la CJCE” (Ferrera 2009, 168-169). Dans la construction européenne, l’existence de systèmes nationaux de protection sociale ne saurait faire obstacle à la libre circulation des hommes, ce qui suppose une coordination des régimes nationaux. La réalisation du grand marché, puis de l’union économique et monétaire, met en concurrence les économies et les systèmes de protection sociale et les gouvernements s’intéressent à ce que font leurs partenaires-concurrents. Le travail politique de problématisation et de mise en discussion touche aussi le système de santé français, confronté à des scandales sanitaires –depuis l’affaire du sang contaminé. Ces derniers montrent la faiblesse de l’administration française, voire sa déliquescence pour la surveillance des maladies transmissibles. Le choix d’une assurance-maladie en 1945 puis l’entrée de la médecine française dans la modernité biomédicale ont précipité le déclin des réseaux hygiénistes. Favorisant l’hospitalocentrisme et le tout curatif, les politiques et administrateurs ont, délibérément ou non, délaissé les missions de police sanitaire. L’épidémie de sida révèle cet abandon, provoquant, à l’instar des déficits financiers et de la compétitivité économique, un retour réflexif des élites étatiques qui se tournent vers l’étranger pour identifier des pistes de réforme. Les deux problématiques sont liées : si la croissance des dépenses d’assurance-maladie menace l’équilibre financier et si les scandales sanitaires se succèdent, n’est-ce pas parce que l’État a laissé le champ libre à des groupes d’intérêt –syndicats de salariés, patronat, médecins libéraux et hospitaliers, élus locaux, industrie pharmaceutique ? La sous-administration de la santé en France ne serait ainsi que l’envers de la tutelle inversée de ces intérêts sur l’État. Se fondant sur ce diagnostic sévère, de hauts fonctionnaires s’emploient à convaincre les politiques de donner à l’État les moyens et les instruments de la régulation du secteur. Loin d’un quelconque retrait ou démembrement de l’État, la période récente voit son affirmation (Pierru 2007). Paradoxalement, le Nouveau Management Public, qui s’acclimate en France dans les années 1990, fournit l’arsenal du réarmement étatique (Bezès 2009). L’État sanitaire renforce ses capacités d’action et se centralise, comme ses homologues étrangers : création d’agences, recomposition des administrations centrales, rapprochement puis fusion des administrations déconcentrées, importation d’instruments d’action inventés à l’étranger (Benamouzig & Pierru 2011, Pierru 2007, 2012).
Dépasser le schéma diffusionniste
5Le surgissement de problèmes, inédits mais durables, donne l’occasion aux acteurs administratifs et politiques de problématiser les fondements de l’organisation sanitaire française, jusqu’alors objets d’un large consensus. Cela les pousse à s’intéresser aux expériences étrangères, parfois érigées en modèles. Le sociologue ne peut se contenter du récit officiel que les protagonistes des processus d’import-export en donnent. La notion indigène de modèle est peu satisfaisante pour analyser les circulations et les échanges. Des travaux récents sur la circulation des savoirs savants et de gouvernement (Bourdieu 2002, Saunier 2004), on retiendra ici plusieurs leçons.
6D’abord, les circulations transnationales au XXe siècle ne sont pas un objet neuf pour les sciences sociales. Saunier (2004) rappelle que seul le caractère presque exclusif de l’État-nation est inédit dans cet objet, les circulations et les échanges ayant depuis longtemps attiré l’attention des historiens médiévistes, modernistes et contemporanéistes (chez les spécialistes du mouvement ouvrier).
7Ensuite, il faut prêter attention à ce qui circule : les historiens des sciences sociales ont distingué les hommes (voyages, séjours), les œuvres (traductions, recensions, achats) et les modalités des rencontres (colloques, cours et formations), auxquels historiens et sociologues des sciences exactes, dont les sciences biomédicales, ont ajouté les objets, instruments et autres actants non-humains (isotopes, bactéries et virus, etc.).
8La méfiance à l’égard des explications toutes faites et l’impératif de description constituent une troisième leçon. Plutôt que poser un diagnostic brutal quant aux similitudes et différences des systèmes nationaux (pis, des cultures nationales) ou rechercher dans les échanges une structure universelle (domination d’un modèle) ou une loi tendancielle (de diffusion ou de convergence), il est sain d’observer d’abord les contenus des circulations, leurs porteurs et leurs usages.
9Enfin, l’analyse des circulations des contenus (savoirs, objets) doit leur reconnaître un pouvoir structurant sur les catégories de perception, les réseaux d’acteurs, les modalités d’organisation ou les lieux de production sans les doter d’une forte influence hors de leurs contextes de production, de circulation et de réception. Si Bourdieu rappelait la formule de Marx selon laquelle les textes circulent sans leur contexte, c’était pour marteler que “le sens et la fonction d’une œuvre étrangère sont déterminés au moins autant par le champ d’accueil que par le champ d’origine” (Bourdieu 2002, 4) et que tout transfert se traduit par des opérations sociales de sélection, de marquage et d’appropriation.
10S’il n’est pas question de discuter l’apport des courants –histoire croisée ou connectée à la sociologie de la mondialisation, histoire sociale des sciences– qui renouvellent un comparatisme surplombant, vide de donnée empirique de première main, qui fonde trop d’analyses paresseuses sur “les systèmes et les politiques de” santé (éducation, environnement, etc.), soulignons que nos préoccupations ne débouchent pas sur une nouvelle théorie de l’échange transnational, mais sur une pratique de recherche qui compte à parts égales les actes et discours de toutes les parties prenantes de son histoire, sans leur imposer une interprétation univoque.
La reconstruction de l’État sanitaire français au miroir de l’étranger
11L’administration de la santé est jusqu’aux années 1990 peu dotée en ressources budgétaires, humaines et d’expertise. Cette pauvreté est entretenue par le ministère des Finances soucieux de l’influence de ministères “sociaux” jugés trop perméables aux intérêts sectoriels. En outre, les hauts fonctionnaires l’évitent considérant qu’il ne s’agit pas d’un secteur propice à de brillantes carrières ni à une action publique volontariste. La faiblesse de l’administration va de pair avec l’omniprésence des cabinets ministériels et la politisation des décisions, y compris la nomination des praticiens hospitaliers. Les ministres, jugeant les médiocres les directeurs de l’administration centrale font appel à des compétences extérieures. Sous-administration de la santé, force des groupes d’intérêt et politisation des décisions font de l’État français, réputé fort et jacobin, un nain sanitaire. Confrontés à la récurrence des problèmes financiers et des scandales sanitaires, quelques rénovateurs administratifs entreprennent de réaffirmer le rôle de l’État dans l’assurance-maladie, relevant historiquement du paritarisme, et dans le dispositif français de santé publique.
La comparaison internationale, point de passage obligé du sens commun réformateur de l’assurance-maladie
12Pour l’assurance-maladie, aux finances cisaillées par des recettes amoindries par le ralentissement de la croissance et des dépenses croissantes, les acteurs budgétaires qui se mobilisèrent les premiers. Au milieu des années 1970, la direction du Budget, avec le cabinet de Raymond Barre, forge la doctrine pour vingt ans : instaurer une contrainte budgétaire –une enveloppe globale– impérative, adossée à des mécanismes de régulation quasi automatique des dépenses (le reversement par les médecins des honoraires ou du montant des prescriptions supérieures à l’enveloppe) (Pierru 2011). L’inspiration vient d’Allemagne (1977, l’“Action concertée pour la santé”) : à l’occasion d’un sommet franco-allemand avec Helmut Schmidt, des membres du cabinet de Raymond Barre découvrent cette innovation aussitôt relayée par la direction du Budget favorable à l’encadrement budgétaire de l’offre de soins. Face à l’opposition des médecins libéraux, il n’est mis en œuvre qu’à l’hôpital : la “dotation (ou budget) globale”, dès 1983, freine la progression des dépenses hospitalières. Cette doctrine devient le centre de gravité des réflexions administratives, y compris de la Direction de la Sécurité Sociale (DSS) du ministère des affaires sociales dont les agents, suivant Bercy, s’emploient à l’appliquer à tous les compartiments du système de santé. Cette focalisation sur l’outil budgétaire produit de la non-décision : l’urgence budgétaire aidant, les options de réforme non compatibles sont marginalisées ou ignorées, comme l’organisation des soins ou la régulation fine de la démographie médicale.
13Pourtant, toujours au début des années 1980, s’élabore, face à une planification en crise, une lecture alternative des problèmes sectoriels. Au sein du CGP, un groupe de travail initié et piloté par un haut fonctionnaire, doté de solides compétences en économie, réunit des représentants des administrations concernées, une poignée d’économistes et de gestionnaires de la santé et s’efforce de renouveler les concepts et les raisonnements prévalant dans l’action publique (Pierru 2007, 2008). Il opère une révolution paradigmatique, transférant les concepts et raisonnements de la science économique à la santé : là où le droit apparaît comme conservateur –construisant le secteur comme un empilement de règles juridiques et institutionnelles–, l’économie s’affranchit des pesanteurs historiques et des singularités nationales pour modéliser le secteur en “système de santé” défini par les relations liant de grandes fonctions “abstraites” : la “production”, le “financement” ou la “régulation” des soins (Pierru 2007, 181-196). Ce groupe forge et promeut une expression, alors inconnue et absconse, la “régulation du système de santé”. Ce lexique et ces raisonnements d’origine économique, devenus la linga franca des débats publics pour les hommes politiques, les hauts fonctionnaires ou les journalistes spécialisés, ont permis la structuration cognitive et normative d’un milieu d’experts. Ils balisent un “sens commun de la réforme” qui “définit les problèmes à résoudre, et du même coup, les phénomènes qui s’imposent à l’observation, les chaînes de causalité à privilégier, la famille des solutions concevables” (Topalov 1999, 40), avec la comparaison internationale comme point de passage obligé.
14Ce changement de regard sur le monde médical permet d’envisager une réforme systémique en identifiant des variables modifiables dans des scénarios types et constitue une condition nécessaire de la comparaison internationale : ce n’est qu’une fois modélisés –i.e. simplifiés et sans épaisseur historique– qu’ils deviennent commensurables. Les experts peuvent alors distinguer des types d’organisation sanitaire, définis par les relations entre grandes fonctions. Les premiers réflexes comparatistes et tentatives d’importation de recettes étrangères datent du milieu des années 1980. Dans ce sillage se tient, en 1985 le premier colloque de comparaison des systèmes de santé. Le principal artisan du développement de la comparaison internationale au Plan en explicite ainsi la double finalité intellectuelle et politique : “En 1985, j’ai organisé au Plan un colloque sur les politiques de santé étrangères. C’était le premier colloque de ce genre en France, à peu près la première fois depuis la guerre qu’on cherchait à se positionner de façon comparative sur le sujet santé sur une certaine échelle. Je sais bien pourquoi je l’ai organisé à ce moment-là. C’était aussi une nouveauté dans les moyens d’action du Plan –on n’avait jusqu’alors jamais organisé de colloque– C’était un bon moyen de faire passer en douceur un certain nombre de concepts ; mais ce que je ne sais pas, c’est si on peut analyser l’impact qu’a pu avoir cette initiative et d’autres qui l’ont suivie, et qu’il ne faudrait pas naturellement prendre de façon isolée mais comme un mouvement de regard soudain ‘centrifuge’. En gros, on peut prendre comme hypothèse que des gens ‘comme moi’ (si on peut les définir… attention, ce n’est pas exactement ‘la haute administration’ ou les technos du coin…), souhaitant s’attaquer aux règles du jeu mêmes d’un système (ici, de santé, mais ça doit pouvoir se voir ailleurs), et non plus à certains de ses paramètres, évaluent qu’ils n’ont aucune chance de trouver des alliés à l’intérieur de l’espace national parce que les acteurs s’arrangent au mieux de ces règles et craignent par-dessus tout de les changer” (entretien avec l’auteur).
15L’exercice comparatif fondé sur la modélisation économique ne sert pas que la connaissance ; il met en perspective organisation sanitaire nationale et en révèle la contingence, sinon l’arbitraire, contre le sentiment d’évidence inhérent à tout processus d’institutionnalisation. La comparaison internationale la problématise et définit des scénarios de transformation. Un économiste universitaire de la santé, parmi ces pionniers, a alors promu, allié à des intérêts économiques et des franges de la droite, une évolution à l’américaine de l’assurance-maladie française important le schéma des “Health Maintenance Organizations” sous l’appellation “réseaux de soins coordonnés” (Benamouzig 2005, Pierru 2007). D’autres défendirent des scénarios à l’anglaise ou à la scandinave ou se contentèrent d’importer des instruments spécifiques –systèmes d’information médico-économique, technologies de financement comme la tarification à l’activité. En général, ces économistes et gestionnaires de la santé sont prédisposés à l’extraversion : leur discipline, initiée et dominée par les Anglo-Saxons, est très internationalisée. L’économie médicale française, longtemps pratiquée par des médecins liés à la planification, se soumet aux critères anglo-saxons et au paradigme néoclassique qui l’autonomise de la tutelle médicale. Supplantant le droit, l’économie de la santé s’arroge le monopole des critiques jusque-là portées par la sociologie (Freidson 1970, Illich 1975) ou la philosophie (Foucault 1963) sur la médecine. Ces connexions transnationales savantes recoupent les réseaux d’experts des organisations internationales à vocation économique (Serré & Pierru 2001). Les années 1980 et 1990 ont vu leur irruption –Banque mondiale, OCDE– dans le secteur de l’organisation mondiale de la santé (OMS) ou des associations caritatives et humanitaires, dominées par l’expertise de la médecine et de la santé publique. Ces investissements, intellectuels et politiques, ont rendu plus économique le débat international face à l’augmentation des dépenses publiques de santé et ses conséquences sur la compétitivité des pays. L’OCDE a rapidement monopolisé la production de données statistiques comparatives des systèmes de santé des pays développés. Produites par un service dont les orientations ne sont pas particulièrement néolibérales, elles ont servi à d’autres départements, comme le PUMA, à crédibiliser les préconisations de libéralisation et de privatisation du financement et de l’offre de soins. Dès les années 1990, la concurrence encadrée et les mécanismes de quasi-marché, alors expérimentés en Grande-Bretagne ou en Hollande, sont présentés comme le remède à des problèmes aussi différents que la progression des coûts, les listes d’attente, la variation des pratiques médicales ou de la qualité des soins. L’OMS fut contrainte de se rallier à ce sens commun réformateur à dominante économique et gestionnaire. Le classement de 191 systèmes de santé, publié en 2000 par l’OMS, symbolise cette normalisation. Élaboré par des économistes venus de la Banque mondiale, fondé sur des méthodes économétriques sophistiquées et des données fragiles et lacunaires, ce classement de systèmes hétérogènes (allant des États-Unis à Malte) pousse à la limite la modélisation économique d’organisations sanitaires considérées comme incommensurables. De fait, il a servi à justifier les préconisations du rapport La santé dans le monde, reprenant des technologies de gestion des soins étasuniennes (managed care, managed competition) et diffusées dès les années 1990, transnationalement, par des économistes de la santé, des think tanks et des organisations internationales. Entre le début des années 1980 et les années 2000, le réflexe comparatif s’est banalisé. Les répertoires nationaux des réformes sont désormais en partie élaborés à l’échelon transnational où les technologies gestionnaires et les principes du Nouveau Management Public animent controverses savantes et débats politiques (Serré & Pierru 2001).
16La comparaison des dynamiques de libéralisation montre la diffusion généralisée d’éléments, en particulier la mise en concurrence entre caisses d’assurance-maladie, entre prestataires de soins (hôpitaux, médecins) et la mise en place d’instruments de mesure de la performance de soins. L’étude des modalités de circulation de principes, de recettes et d’outils d’action publique doit être complétée par celle de leurs modalités de traduction dans des politiques publiques nationales. Les modèles extérieurs sont réappropriés, réinterprétés et déviés. Les normes et les outils portés par des communautés épistémiques transnationales ne font pas l’objet d’une simple transposition, ils sont, au sens littéral et sociologique, traduits nationalement, devenant des construits hybrides. Ces variations nationales doivent être analysées à une échelle transnationale. Elles sont observables sous plusieurs angles, ceux des acteurs importateurs et traducteurs (les passeurs), du moment des réformes, des enjeux pour lesquels les réformes ont été introduites, de l’étendue de ces réformes, de leur contenu et de leur inscription dans le système de protection maladie préexistant. Si la distinction entre systèmes nationaux de santé et systèmes à assurance-maladie éclaire des différences de type de libéralisation (quasi-marchés dans les systèmes nationaux de santé, concurrence pour la couverture des soins et réseaux de soins dans les systèmes à assurance-maladie), l’intensité de la libéralisation paraît plus liée à des stratégies d’acteurs favorables à l’introduction de mécanismes de marché. Une attention particulière est à accorder aux économistes de la santé, acteurs clés de la diffusion des principes de la concurrence encadrée. Pour comprendre les variations nationales, il est nécessaire de prendre aussi en compte les processus décisionnels et les réseaux nationaux de la politique de protection maladie. La libéralisation s’inscrit à l’intérieur de systèmes différenciés : le changement s’opère sans transformation des institutions clefs, mais il est porté par des acteurs qui renforcent leurs positions au sein des réseaux de la politique de protection maladie. Elle est plus une transformation d’un système national de protection maladie qu’un changement convergent de systèmes. Cela explique que la libéralisation, en France, appuyée sur des experts et des hauts fonctionnaires liés à l’État, n’est pas antinomique de l’étatisation progressive du système de santé, dont sont expulsés les intérêts concurrents : partenaires sociaux ou élus locaux.
America, America : l’importation d’un savoir de gouvernement d’origine étasunienne, l’épidémiologie d’intervention
17La rénovation du dispositif de santé publique français, des années 1980 et 1990, s’est réalisée par le rétablissement et la transformation d’un savoir de gouvernement en lien avec un modèle équivalent, encore étasunien (Buton 2006, Buton & Pierru 2012a, 2012b). Ce savoir est une pratique de l’épidémiologie au service des politiques de santé publique (disease control and prevention), que recouvre la notion française de veille sanitaire (à distinguer de la sécurité sanitaire). Elle se définit comme la surveillance épidémiologique de routine, l’alerte et l’intervention –voire l’investigation en cas de crise– les recommandations aux pouvoirs publics et contribue à l’évaluation des politiques de santé. En France, elle est incarnée par l’Institut national de veille sanitaire (INVS) créé en 1998, à partir du Réseau national de la santé publique (RNSP). L’épidémiologie, comme statistique appliquée aux questions de santé, est aujourd’hui le principal savoir mobilisé dans la veille sanitaire. À l’INSERM en France, les épidémiologistes, souvent des ingénieurs, ont importé dans le champ de la recherche biomédicale le raisonnement probabiliste et la notion de risque sanitaire. Dans la veille sanitaire se mêlent aujourd’hui des registres d’intervention anciens, fondés sur des statistiques sanitaires –données de morbidité et de mortalité–, des registres éprouvés de police sanitaire (dépistage obligatoire, isolement des malades, cordon sanitaire) et des registres plus récents liés à la généralisation du raisonnement probabiliste. La veille sanitaire associant contrôle et prévention se présente comme une forme plus scientifique de la police sanitaire, enjeu régalien depuis le XVIIIe siècle (protection par l’État de ses populations), et de la santé publique (politiques de prévention). Il y a réinvestissement de l’État dans une activité ancienne –oubliée avec le déclin des maladies infectieuses du fait de la vaccinothérapie et de l’antibiothérapie–, et scientifisation statistique, avec l’introduction du raisonnement probabiliste (les risques sanitaires) et de modélisations mathématiques plus complexes.
18Un moment clé du renouveau de la santé publique française est la création, en 1992, du Réseau national de santé publique (RNSP), groupement d’intérêt public entre le ministère de la Santé (DGS-DH), l’INSERM et l’ENSP. Le discours des agences et des acteurs souligne que le RNSP externalise une activité jusqu’alors du ressort administratif (DGS, INSERM pour partie), dans une réforme de l’État (politique des agences, division du travail stratégie/expertise) ; le RNSP bénéficie à leurs yeux du retour des menaces épidémiques infectieuses non curables (sida, encéphalite spongiforme bovine) et des scandales politiques liés (sang contaminé, vache folle). Il est aussi présenté comme une création de l’administration, mais certains acteurs impliqués désignent le CDC (Center for Disease Control and Prevention) américains comme modèle et plusieurs font le voyage aux États-Unis (formation, visite). Fondamentalement, la création du RNSP est le produit d’évolutions structurelles et conjoncturelles s’inscrivant au sein et à l’articulation des deux champs : la recherche biomédicale –à l’intersection de l’académique et du médical– et l’administration. Elle est aussi le résultat de deux mobilisations à la fois liées et opposées, n’ayant pas le même objectif : une mobilisation centrale, interne à l’administration, pour la rénovation de la surveillance en France hors administration centrale, qui obtient la création du RNSP ; une mobilisation périphérique pour l’importation de l’épidémiologie d’intervention (Center for Disease Control and Prevention (CDC) américains), dont les acteurs peuplent le RNSP.
19Quand survient l’épidémie de sida, en 1981-1982, les cas de maladies à déclaration obligatoire (MDO) sont tout juste compilés par les services centraux, non valorisés et bien des registres des unités INSERM sont mal tenus (tuberculose, notamment). Mais dans une situation politique favorable à l’initiative, l’arrivée au bureau de la DGS chargé des maladies transmissibles –puis du dispositif de surveillance du sida– de médecins, dotés de propriétés universitaires ou politiques singulières, a entraîné une rénovation de la surveillance : refonte du calendrier vaccinal, relance d’un Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) nourri, refonte des MDO et création d’un dispositif nouveau (échantillon représentatif de médecins généralistes communiquant les maladies à déclaration obligatoire par minitel). Ces rénovateurs ont poussé à l’externalisation de la surveillance dès 1983, soutenus par le Directeur général de la santé nommé en 1986, Jean-François Girard. Ce dernier défend leur plaidoyer en faveur d’une surveillance mieux armée et extérieure à l’administration, travaillant discrètement au projet d’une agence avec les rénovateurs, des universitaires, le directeur de l’École nationale de santé publique (ENSP). Discrètement, c’est-à-dire sans en informer l’administration déconcentrée (les DDASS, les médecins inspecteurs de santé publique (MISP) ni une partie de la DGS elle-même, où les réticences étaient grandes face à toute perte supposée de compétences de l’État central.
20La mobilisation périphérique a débouché sur la structuration d’un milieu, support social de l’importation du savoir-faire épidémiologique étasunien et vivier de recrutement des agences de veille sanitaire (Buton & Pierru 2012a, 2012b). À son origine, le français Louis Massé, qui occupe une position en porte-à-faux le prédisposant au rôle de passeur. Sur une position nationale marginale, il détient des ressources importantes à l’international. Médecin qui n’a jamais exercé, titulaire d’un PhD obtenu à Harvard en 1966 –fait rarissime alors–, formé à l’INED par Stoetzel et Girard, sa carrière se déroule d’abord en Afrique, où il est assistant de recherche en sociologie à l’Orstorm (il appartient à l’Institut Français d’Afrique Noire dirigé par Théodore Monod). Au milieu des années 1950, à Dakar, il assiste Yves Biraud dans son enseignement d’épidémiologie dans un Cours international de pédiatrie sociale. Biraud, Français, médecin, élève de Léon Bernard, initiateur dans l’entre-deux-guerres du bureau des “renseignements épidémiologiques” de la SDN, est alors épidémiologiste en chef de l’OMS. Lui aussi formé aux États-Unis, il obtient en 1924, un “Master of Public Health” à la John Hopkins University de Baltimore où il reçoit l’enseignement d’une figure historique de l’épidémiologie, Wade Hampton Frost. Le retour en France, dans les années 1960, de ces deux agents très impliqués dans les réseaux de la santé internationale fut délicate : héritiers de façons de faire de l’épidémiologie et de la statistique disqualifiées par la modernité biostatistique, confrontés à la désagrégation du réseau hygiéniste, ils participent en 1963, à la délicate création de l’École nationale de santé publique destinée à former les cadres administratifs hospitaliers, tels les directeurs d’hôpital. Après la mort prématurée de Biraud (en 1965), Louis Massé et son épouse, épidémiologiste à l’ENSP, sont isolés : très éloignés de la recherche épidémiologique dominante, incarnée par l’École Schwartz de l’Inserm, ils sont, à l’École de Rennes, d’infatigables promoteurs de projets sans suite… L’un d’entre eux rencontre le succès : une série de séminaires, initiée en 1979 en hommage à Yves Biraud, avec l’aide de ses réseaux internationaux et de son beau-frère, président de la Tufts University. Ces rencontres franco-américaines abordent en 1982 l’épidémiologie des maladies transmissibles et en 1983 l’enseignement de l’épidémiologie dans les pays en voie de développement et en France ; à cette occasion, les Centers for Disease Control (CDC) ont l’occasion de mettre en valeur leur épidémiologie appliquée, les travaux utiles à la décision politique et de faire sentir les manques du système français.
21Charles Mérieux, propriétaire des laboratoires pharmaceutiques, est intéressé. Héritier de la tradition pastorienne, très impliqué dans des campagnes de vaccination dans les pays en voie de développement, il soutient Louis Massé qui parvient aussi à intéresser les CDC, agence fédérale située à Atlanta, organisation clé de la santé publique internationale et pilier de la politique de santé publique étasunienne. L’épidémiologie y a depuis les années 1950 le statut de savoir roi grâce au médecin Alex Langmuir qui a obtenu, en 1951, au moment de la guerre de Corée et de la guerre froide naissante, la création d’un corps d’épidémiologistes d’élite dont la mission est (déjà…) d’anticiper, de prévenir et de neutraliser les attaques biologiques et chimiques. D’inspiration militaire, l’Epidemic Intelligence Service, où passèrent la plupart des futurs directeurs des CDC exige de ses “officiers” des qualités opposées à celles des chercheurs des National Institutes for Health. Selon Langmuir, ils se définissent moins par leur maîtrise des outils sophistiqués de l’épidémiologie que par leurs qualités d’hommes d’action : mobiles, déterminés, astucieux, “dans le vrai monde” et d’abord utiles à la décision politique. Contre l’épidémiologie confinée, “propre”, des laboratoires, ils revendiquent une épidémiologie de plein air, “sale”, tournée vers la résolution rapide des problèmes de santé publique, en particulier les phénomènes épidémiques. Quelques outils de base et une méthode forgée et éprouvée au cours des investigations suffisent au travail au sein des CDC, des départements d’État à la santé ou dans les organisations internationales telles l’OMS. Le souci d’opérationnalité et d’utilité domine la formation des EIS Officers. Sélectionnés après une série d’entretiens, ils reçoivent un enseignement théorique très restreint (trois semaines sur deux ans). L’essentiel est leur formation de type pratique. Encadrés par un EIS officer senior, ils apprennent sur le tas, le sens pratique étant à la fois la marque de fabrique et le point d’honneur de ces détectives dont les interventions sont autant de faits d’armes qui alimentent leur légende héroïque accumulant récits journalistiques et historiographiques.
22Les CDCs, depuis les années 1970, exportent leur intelligence épidémiologique : Canada (1975), Asie (quatre pays avant 1987), Amérique du Sud (trois pays, Pérou 1989), Moyen-Orient (Égypte et Jordanie), Afrique du Sud 1989, Zimbabwe 1993 puis Ouganda, Côte d’Ivoire, Ghana et Europe. L’exportation prend la forme de “Field Epidemiology Training Programs” (FETP) : les CDC dépêchent un ou deux consultants pour créer avec les autorités sanitaires nationales (souvent le ministère) un programme calqué sur la formation EIS (jusqu’en 2001, 945 formés, 420 en cours de formation). Si cette exportation est motivée par des considérations, elle répond à des intérêts géopolitiques liés à la guerre froide : assurer la présence et renforcer le prestige et l’influence des États-Unis au détriment du bloc communiste. L’implication des agents des CDC dans la santé internationale (cf. la campagne d’éradication de la variole, avec l’OMS, à la fin des années 1950) recouvre la construction volontariste de réseaux transnationaux, une politique d’essaimage vers les institutions nationales et internationales de santé publique (cf. la forte présence des agents des CDC au sein de l’OMS). Les stagiaires et les diplômés forment des réseaux solides et accèdent à des postes à responsabilité, même si la formation ne donne pas toujours lieu à reconnaissance académique.
23Pour disposer de facilitateurs entre les États-Unis et la France, les CDC intègrent, au début des années 1980, des médecins français à la recherche d’une pratique de la médecine alternative à la médecine hospitalière ou libérale. En France, il existe peu d’opportunités de carrière pour des médecins intéressés par la prévention, la santé internationale, la santé des populations et la santé publique en général, hormis le champ de la santé internationale (humanitaire, coopération). Plusieurs médecins français ont découvert l’Amérique en Afrique, à l’occasion de missions humanitaires. Frappés par le professionnalisme (protocoles, guidelines, outils) qui contraste avec l’humanitaire médical français où engagement militant et bonne volonté valent présomption d’efficacité, ils décident, souvent hors de toute attache institutionnelle, de partir se former aux États-Unis dans une grande école de santé publique (Harvard, John Hopkins). Repérés par des formateurs-recruteurs des CDC, ils intègrent rapidement le programme de formation EIS d’Atlanta.
24Les EISO français ont été le noyau de l’Institut de Développement de l’Épidémiologie Appliquée (IDEA), créé en 1984, à la suite des séminaires Yves Biraud, grâce au soutien de la Fondation Mérieux. Charles Mérieux fournit locaux et financements et procure aussi des positions d’attente à certains officiers EIS à leur retour en France (mais tous ne rentrent pas). L’IDEA propose une formation de trois semaines calquée sur le volet théorique étasunien, à base d’études de cas ; d’abord destinée aux médecins humanitaires, aux coopérants, elle s’ouvre aux médecins inspecteurs de santé publique même si la DGS et l’ENSP ont pris leurs distances face à une initiative privée visant à importer un savoir-faire épidémiologique suspect puisqu’américain. Pourtant, il n’est pas pertinent de parler de diffusion du modèle. Buton & Pierru (2012a) montrent, en reprenant l’expression de Gaudillière (2002), que l’épidémiologie de veille sanitaire française se construit plus “au miroir” que “sous influence” de l’Amérique. Au sein même de ce petit milieu en formation, les rapports à ce modèle furent différenciés, voire ambivalents. Certains y adhèrent au point de rester aux États-Unis, d’autres s’en démarquent, comme Louis Massé lui-même. Les organisateurs francisent la formation et s’émancipent de la tutelle des CDC afin de faciliter le rapprochement avec la DGS et l’ENSP. Leur sens du jeu et la connexion avec le groupe des rénovateurs de l’administration centrale, réticents à l’égard du savoir-faire, étasunien, éloignent les animateurs de l’IDEA de l’importation pure et simple.
25À l’évidence, l’INVS d’aujourd’hui présente des similitudes frappantes avec les CDC américains. La mobilisation de médecins investis dans la santé publique internationale, liés à l’agence fédérale américaine et en partie “faits” par elle, soutenus par un puissant acteur privé, a réussi à diffuser l’épidémiologie d’intervention, à convaincre de sa légitimité et de sa pertinence des acteurs au sein de l’État (et de l’administration de la santé) et à se greffer, pour la défendre, sur la mobilisation qui se déroulait au sein même de l’État. Par leurs liens personnels ils ont constitué un réseau réformateur, solidaire et entreprenant, à la jonction de plusieurs champs et attentif aux processus d’intéressement d’acteurs et d’occupations de positions. Pourtant, leurs soutiens institutionnels, américains et français, étaient moins un atout qu’un handicap en France où les réticences, académiques et administratives, l’emportaient face à la solution clef en main. La création du RNSP fut une aubaine dont ils ont su profiter : une institution qui n’était pas “leur” solution, mais qu’ils ont su faire leur. La formation américaine (les EIS au sein des CDC) ne peut être seule une ressource pertinente dans le champ national ; elle s’avère inopérante tant que le champ du pouvoir ne s’est pas transformé et ne l’a pas rendu efficiente. L’idée d’américanisation de la santé publique fait obstacle à la compréhension de processus qui se jouent d’abord dans les transformations des champs sociaux, académique et étatique, seuls susceptibles de valoriser des ressources nouvelles, internationales.
L’État sanitaire, facteur d’individualisation du rapport à la médecine et à la santé
26Il ressort de ces analyses empiriques que la mise en circulation transnationale de nouveaux savoirs de gouvernement (économie et gestion de la santé, Nouveau Management Public, épidémiologie d’intervention ou de terrain) a servi, en France, la reconstruction de l’État sanitaire face à des intérêts sectoriels en recul dans les réseaux de la politique de santé. À travers l’assurance-maladie, pour la maîtrise des dépenses publiques, la santé publique, pour prévenir ou juguler d’éventuels scandales d’État, l’administration de la santé française s’est renforcée et centralisée. Même si la multiplication des agences laisse croire à une forme de démembrement de l’État, elles sont des prolongements de l’administration centrale, décrites comme des “bureaucraties techniques de second rang” (Benamouzig & Besançon 2005, 303). Les représentants des intérêts traditionnels du secteur ne s’y trompent pas : interrogés, les porte-parole des syndicats de salariés, du patronat, des médecins, des industries de santé évoquent l’étatisation du système de santé français, pour s’en féliciter ou le déplorer. Ces savoirs de gouvernement, pour partie transnationaux, ont permis à des groupes de hauts fonctionnaires de renforcer leur position dans les processus décisionnels. Les administrations, centrales et déconcentrées, de la santé ont été renforcées par des fusions et par le recours à des instruments d’action publique inédits.
27Le slogan dénonciateur de la marchandisation de la santé, sous l’effet de la diffusion des idées néolibérales et du Nouveau Management Public, est trompeur. Il ne raconte qu’une partie de l’histoire, celle qui voit les valeurs de concurrence et de responsabilité individuelle occuper une place grandissante dans les discours des pouvoirs publics et, dans une moindre mesure, dans les politiques publiques (Batifoulier, Domin & Gadreau 2007). Un tour d’horizon des pays développés montre qu’on n’est pas face à l’alternative : plus d’État ou plus de marché ; État et marché (ou plutôt concurrence) avancent de conserve. La transnationalisation (partielle) et l’étatisation (quasiment achevée) de la politique de santé française s’accompagnent de nouveaux principes de justice axés sur le choix et la responsabilité individuels. La privatisation du financement des soins courants et l’individualisation des problèmes de santé publique servent ici d’exemples, mais la prolifération des classements des structures hospitalières visant à donner aux “consommateurs de soins” les moyens de faire des choix “avisés” serait aussi parlante.
Dérive et empilement : la restructuration souterraine de la protection maladie
28Réticents à programmer une hausse régulière des ressources publiques pour maintenir le financement socialisé d’une dépense dynamique, dont la croissance, même en décélération, est toujours supérieure d’environ deux points à celle du PIB, les gouvernements depuis 2002 ont accepté le découplage de l’évolution des dépenses de santé et des dépenses d’assurance-maladie. Vue sous un autre angle, cette politique des caisses vides (Guex 2003) ne peut qu’accroître la part du financement privé, celle des assurances maladie complémentaires (AMC) ou des paiements directs par les malades. En renonçant, pour des raisons politiques, à contrarier les principaux syndicats de médecins libéraux et à augmenter les prélèvements obligatoires, la limitation des dépenses d’assurance-maladie déplace la frontière entre l’assurance-maladie obligatoire de base, les assurances complémentaires et les individus, donc entre dépense publique et privée. Depuis 2004, une série de mesures fait peser le redressement des comptes de l’assurance-maladie sur les assurés sociaux : franchises médicales, déremboursement de médicaments, hausse du forfait hospitalier, banalisation des dépassements d’honoraires pour éviter de revaloriser les tarifs des consultations : 3.2 milliards d’euros ont ainsi été transférés, entre 2004 et 2008, de la Sécurité sociale vers des sources de financement privées (231 millions d’euros vers les AMC et plus de 3.1 milliards d’euros vers les malades) (Geoffard 2006).
29Pour disqualifier les accusations de privatisation partielle, les politiques avancent l’argument de la stabilité relative du taux de couverture de la consommation des soins et biens médicaux (CSBM) par la Sécurité sociale, autour de 76%. Le taux de couverture publique des dépenses de santé s’est pourtant érodé avec l’introduction, dans le sillage de la réforme de 2004, de mesures de responsabilisation des assurés (franchises sur les visites médicales et les boîtes de médicament) : la part de la Sécurité sociale a diminué de 1.6 point entre 2004 et 2008. Cette très relative stabilité cache une évolution décisive : l’admission d’un nombre croissant d’assurés au régime des Affections de longue durée (ALD) bénéficiant d’une prise en charge à 100% et à l’assurance-maladie complémentaire gratuite compense le désengagement de la Sécurité sociale du financement des soins courants (hors ALD et hospitalisation) (Dormont 2009). Ceux-ci ne sont plus pris en charge qu’à 55% en raison de mesures récentes : franchises médicales et banalisation des dépassements d’honoraires. L’assurance-maladie obligatoire (AMO) silencieusement se recentre sur le financement des soins dispensés aux plus malades et aux plus démunis (Tabuteau 2010). C’est un cas exemplaire de “dérive” défini par Hacker : l’inaction ou la non-décision –ici le refus délibéré d’augmenter les ressources pour garantir le taux de couverture des dépenses par la sécurité sociale– peut être analysée comme une stratégie politique rendant un dispositif public incapable de faire face au changement de nature ou d’intensité du risque qu’il est censé couvrir (Hacker 2004a, 2004b). Il en résulte des évolutions souterraines, masquées par la stabilité apparente, qui vont vers la privatisation de risques jusqu’alors mutualisés. Le désengagement, progressif mais réel, de la Sécurité sociale du financement des soins courants se traduit par l’extension du périmètre d’intervention des assurances complémentaires et l’alourdissement des dépenses individuelles (Hacker 2006). Ce transfert de dépenses est parfois assumé politiquement, mais dans des termes généraux et abstraits : les prélèvements obligatoires “trop élevés” en France, l’ampleur des déficits et de la dette publics (Lemoine 2008, Lebaron et al. 2009), la “performance” et la forte “solidarité” du système de santé français sont convoqués pour justifier et dédramatiser la portée de l’évolution. Le Président Sarkozy en a appelé, au Congrès de la Mutualité en 2009, à un “partenariat nouveau” entre l’AMO et les AMC, estimant que “la Sécurité sociale ne peut pas tout faire”. Vu le soutien massif de la population à l’égard de l’assurance-maladie publique, cet argument est loin de suffire à légitimer ce recul. L’extension du champ des AMC demande des garde-fous “sociaux” mais leur inspiration néolibérale, celle des vouchers anglo-saxons, est manifeste (Gensburger 2010, 2011 ; Morgan & Campbell 2011). La mise en place de la CMU-C en 1999, puis, en 2004, de l’aide à l’achat d’une complémentaire santé (ACS) –programmes visant à donner accès à une assurance-maladie complémentaire aux plus démunis– et les timides mesures de régulation de ce marché, opaque car peu concurrentiel, sont présentées comme des contreparties à la menace d’aggravation des inégalités liée à la privatisation rampante du financement des soins courants. Le recentrage de l’AMO sur les plus malades et les plus démunis s’accompagne d’une stratégie dite d’empilement (Streeck & Thelen 2005), qui favorise, à côté du système public, l’essor d’un système privé –ici, les AMC– partiellement financé sur fonds publics –directement (CMU-C, ACS) ou indirectement (dépenses fiscales incitant les employeurs à fournir à leurs salariés une complémentaire d’entreprise)– et davantage “régulé” par les pouvoirs publics.
30La France ne se distingue guère des tendances internationales où sévit une érosion, modeste et inégale selon les pays, du taux de couverture publique des dépenses de santé, passé de 76% en 1980 à un peu moins de 74% en 2005. Les systèmes les plus publics (Royaume-Uni, Scandinavie) ont connu l’augmentation la plus forte du financement privé tandis que les plus privés et libéraux (États-Unis) socialisaient plus leurs dépenses de santé. Les systèmes bismarckiens (Allemagne, Pays-Bas, France) occupent une position intermédiaire : le financement public a régressé mais légèrement en raison des contraintes politiques liées à la préférence des populations. L’appel au financement privé s’accompagne souvent de la mise en concurrence organisée des financeurs (caisses, assureurs, instituts de prévoyance, mutuelles). Organisée car fortement encadrée par des pouvoirs publics plus interventionnistes car cherchant à éviter des pratiques criantes de sélection des risques et d’exclusion des plus démunis. La privatisation rampante du financement avance de conserve avec des formes plurielles d’étatisation, allant de mécanismes de prise en charge de segments de la population à des règles plus contraignantes pour les financeurs privés (Cacace et al. 2008).
31La privatisation du financement de l’assurance-maladie reste progressive et limitée en raison du soutien massif que recueille le principe de prise en charge solidaire des dépenses médicales. La sensibilité politique de l’enjeu engendre une certaine opacité (Weaver 1986) : soit en faisant jouer un mécanisme quasi-automatique du type procédure d’alerte ; soit, encore plus invisible, en déléguant les décisions d’autorisation de mise sur le marché et d’admission au remboursement des biens et services à des agences techniques chargées de distinguer entre l’essentiel, l’utile et l’accessoire : au lieu de retirer du périmètre de la Sécurité sociale –manœuvre politiquement risquée– des soins et biens médicaux, il s’agit de ne pas admettre au remboursement des innovations médicales ou pharmaceutiques. Les décisions politiquement sensibles de répartition du financement des dépenses entre l’assurance-maladie, les assurances complémentaires et les individus sont cantonnées dans des débats techniques, peu accessibles aux profanes (Benamouzig 2012). Ce processus de privatisation rencontre vite des limites liées aux spécificités du “bien santé” qui empêchent, selon les économistes le fonctionnement des mécanismes de marché : la mutualisation la plus large possible du risque maladie est en effet la solution la plus efficiente au regard des critères économiques standards et de la comparaison des systèmes de santé. La concurrence creuse les inégalités d’accès aux soins, quels que soient les outils de régulation, sans permettre une plus grande maîtrise des dépenses (Thomson & Mossialos 2006, Centre d’analyse stratégique 2009). Elle devient même inflationniste comme aux États-Unis avec la socialisation croissante des dépenses médicales. Évoquer, comme les adversaires du recul de l’assurance-maladie publique, une marchandisation de la santé est un abus de langage, voire une erreur de diagnostic car “non seulement le secteur de la santé n’est pas un marché, mais il ne comprend aucun marché. Lorsque l’on suggère qu’il serait utile de laisser jouer les ‘forces du marché’ pour réguler les prix et les quantités dans ce domaine, l’idée se heurte à la difficulté fondamentale qu’aucun marché de ce genre n’existe ou ne peut exister.” (Galbraith 2009, 228). La privatisation et la mise en concurrence s’accompagnent d’un interventionnisme étatique décuplé. La rhétorique sur les contraintes supposées objectives de la soutenabilité financière de l’assurance-maladie publique célébrant les vertus rationalisatrices du marché de l’assurance vise à faire légitimer par la science un agenda politique anti-redistributif privilégiant les intérêts des assureurs et des ménages les plus aisés. Une interprétation, complémentaire, moins cynique, peut être avancée. Si le taux de prélèvement obligatoire, l’ampleur des dépenses et des déficits publics –le “trop d’État”– deviennent des critères d’évaluation de la politique économique et sociale d’un pays. Dans une intensification de la concurrence interétatique pour attirer les entreprises et les investisseurs, les gouvernements dont les systèmes de santé sont les plus socialisés tentent de rendre moins visible une partie de leur politique sociale en finançant par des dépenses fiscales (exonérations fiscales ou sociales des contrats individuels ou collectifs en sus des prestations d’assistance type CMU-C et des vouchers comme les “chèques santé”) l’accès au marché de l’assurance d’une partie des ménages et des entreprises. Si les économies sur les deniers publics n’ont rien de certain, le profit est politique. Comme l’a montré Hacker (2002), une approche privative de la politique sociale présente des avantages sur sa concurrente publique : moins visible (par construction), plus complexe (intervention d’opérateurs multiples : entreprises, organismes d’assurance, etc.), donc moins “traçable” (les effets des restrictions sont moins identifiables par les électeurs), plus ambiguë (échecs ou succès –en termes d’accès aux soins par exemple– sont objets de stratégies d’imputation) et réversible (elle segmente, donc affaiblit, les publics bénéficiaires). L’État social n’intervient alors pas moins : il tente de se rendre partiellement invisible.
L’individualisation de la santé publique
32À l’individualisation du risque maladie fait écho celle du risque santé. Le renforcement de l’administration de la santé publique française depuis vingt ans n’a pas empêché la montée en puissance d’une lecture individualisante des problèmes de santé. On a assisté davantage à la réactivation de l’héritage pastorien, qu’à sa métamorphose, sous l’effet de la consécration de l’épidémiologie comme science de gouvernement. La veille sanitaire redécouvre la vieille police sanitaire et ses mesures collectives coercitives (quarantaine, etc.) et elle la transforme en même temps par la sollicitation intense des méthodes biostatistiques. Ainsi, la rénovation du dispositif française de santé publique a peu sorti de leur marginalité les travaux sur les inégalités sociales de santé. Si la question des écarts d’espérance de vie et de mortalité entre groupes sociaux ou entre sexes a bénéficié d’un peu d’écho dans le débat public, elle n’a pas débouché sur des politiques publiques volontaristes, à la différence de la Grande-Bretagne ou des pays scandinaves par exemple. Pis : ces inégalités sont vues comme un fatum qu’il convenait seulement de prendre en compte pour l’âge de départ à la retraite. Au sein du Haut comité de santé publique, les travaux du groupe dédié à ce thème ne rencontrent pas grand intérêt. L’épidémiologie sociale, qui s’alimente à la biostatistique et souvent aux sciences sociales, reste peu reconnue en regard de l’épidémiologie des facteurs de risque (riskfactoroly) qui inspire l’épidémiologie dominante (Peretti-Wattel & Moatti 2009). La catégorie du risque, désormais au cœur des institutions de la santé publique française, est souvent entendue dans son acception individualisante : la génétique ou les comportements dits “à risque” sont plus incriminés que les milieux. Ces connaissances sous-tendent des politiques de normalisation et de moralisation de comportements “individuels” au lieu d’aménager les environnements (Buton 2008). Des campagnes d’information censées inciter les individus à abandonner leurs inclinations ou leurs valeurs culturelles –la santé publique moderne penche vers le culturalisme– prônent l’adoption rationnelle des modes de vie jugés plus “sains”. La santé publique rénovée et outillée par l’épidémiologie accélère les transformations sociales et culturelles de long terme qui ont fait émerger la figure de l’individu rationnel et responsable, capable, grâce à une information adaptée, de modifier ses comportements et pratiques afin d’optimiser son capital santé et, s’il tombe malade, de se poser en auxiliaire utile de l’intervention médicale (Aiäch & Delanoë 1998, Pinell 1992). Cette individualisation, via la prolifération de la catégorie du risque, des questions de santé publique renforce, en retour, le désengagement de l’assurance-maladie du financement de soins et biens médicaux. Alors que les ressources publiques sont limitées, les besoins de santé potentiels illimités et le renchérissement du coût des techniques médicales constant, l’incrimination des comportements individuels peut justifier le refus de la prise en charge par la solidarité nationale de leurs conséquences financières. Pourquoi, à l’avenir, l’assurance-maladie continuerait-elle à financer les soins de fumeurs qui ont développé un cancer des poumons ? Ce type de refus semble encore peu envisageable, mais de récentes mesures différencient déjà le taux de remboursement des soins selon le comportement en matière de prévention des assurés sociaux pour les responsabiliser financièrement.
33Plus généralement, l’action étatique s’emploie à faire advenir la figure de l’individu rationnel et informé, responsable et capable de faire des choix avisés à partir des informations et des incitations économiques des pouvoirs publics. L’avènement –laborieux– du consumérisme médical (choix “avisé” de son médecin ou de sa structure hospitalière) ou assurantiel (choix de son assureur maladie) et de l’hygiénisme individualisé est indexé sur le processus d’étatisation et de centralisation de la santé, il n’en est pas le substitut. Aussi bien, la transnationalisation, partielle et sélective, du répertoire d’action publique, l’importation puis l’institutionnalisation de nouveaux savoirs de gouvernement, l’étatisation du monde de la santé et la montée en puissance de nouveaux principes de justice centrés sur la responsabilité et le choix individuels sont les facettes d’une même grande transformation sanitaire.
Bibliographie
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